FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 11 - janvier-juin 2006


Vie religieuse en Gaule.
Héritage celtique et courants méditerranéens

Jean Loicq
Professeur honoraire de l’Université de Liège

 

Note liminaire de l'auteur. – L'article qu'on va lire déposé sur la Toile le 25 mai 2006 est issu d'un conférence faite en France, devant un large public, en décembre 2005. On y a joint quelques précisions indispensables et quelques éléments de bibliographie, mais on a cru pouvoir conserver quelque chose de sa liberté d'allure. La documentation du § 4 doit beaucoup à la complaisance de Mme Odile Cavalier, conservatrice du Musée Calvet d'Avignon, que je me plais à remercier ici.

 

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§ 1. Préambule

Quelle Gaule ? pré-romaine (c’est-à-dire celtique) ou romaine ? L’une et l’autre à la fois. En effet, l’étude de la religion celtique souffre d’un paradoxe. Ne faisant pas usage de l’écriture, qu’ils connaissaient pourtant par Marseille la grecque, les Celtes n’ont rien laissé de leurs savoirs traditionnels ni sur le continent ni en Grande-Bretagne. C'est la conquête romaine qui a apporté l'écriture en Gaule centrale et en Belgique. Quant à l'Irlande, où l’écriture a été apportée par le christianisme, elle a dû par là même abandonner ou travestir l'aspect religieux de ce savoir pour pouvoir en conserver une partie sous forme écrite. Gaule, Grande-Bretagne ou Irlande, écriture et religion traditionnelle sont, chez les Celtes, choses qui s'excluent mutuellement. Ce n’est donc qu’à l’aide de témoignages indirects qu’on peut arriver à entrevoir la personnalité de leurs dieux, de leurs croyances et des mythes qui les fondaient : données éparses livrées par les historiens grecs ou latins, survivances dans la pratique religieuse de l’époque romaine, fragments de mythologie enchâssés, souvent très déformés, dans l’épopée irlandaise et les vieux contes gallois. Il se trouve ainsi que, lorsque les pays celtiques nous livrent des documents, la vieille religion nationale, privée du contrôle des druides, et donc abandonnée aux pratiques populaires, était en voie de romanisation progressive ou, dans l’Irlande chrétienne du Moyen Age, réduite à de rares souvenirs rituels ou à une mythologie découronnée. Dans ces conditions, vouloir esquisser en un simple exposé les linéaments de la religion celtique telle que la reconstituent les spécialistes tiendrait de la gageure.

On a donc préféré choisir quelques thèmes montrant, à l’aide de documents iconographiques, comment se présentent concrètement certaines de ces survivances et de quelle manière la religion gauloise s’est laissé pénétrer et assimiler par une religion romaine elle-même en voie de profonde transformation dès l’époque de César : hellénisation, d’abord, favorisée en Gaule par la présence de colonies grecques sur son littoral méditerranéen (Marseille, Antibes, Nice), puis, au cours de l’époque impériale, pénétration par les cultes orientaux (Syrie, Iran) qui, par nombre de traits, annoncent le christianisme et lui fraient la voie.

Ces phénomènes d’assimilations successives, qu’on appelle le syncrétisme, se laissent saisir à plusieurs niveaux dans la ville de Glanum, dont le dieu-source, celto-ligure à l’origine, cède son nom Glan à son homologue gréco-romain Apollon, tandis que ses auxiliaires, les « mères » Glaniques, se métamorphosent aux temps romains en génies de la santé avant de s’effacer devant la syrienne Cybèle 3). D’un autre côté, la statuaire cultuelle de la Provence, qui s'épanouit à l'époque romaine mais demeure chargée d'antiques messages, se laisse suivre jusqu'en Belgique et en Rhénanie le long de la voie naturelle Rhône-Saône, la même qu’emprunteront aussi les cultes orientaux et le christianisme lui-même, avec pour étape commune Lyon : tel celui du « fauve androphage », symbole de la résorption de toute vie par la Terre 4). Également saisissante est, à Lyon encore, la « récupération » politique par le pouvoir romain de la fête celtique du 1er août, où Auguste se trouve implicitement assimilé au dieu « royal » Lugus, patron présumé de la colline de Fourvière, en même temps qu'à Mercure, successeur de Lugus en Gaule romaine : mais quel Mercure peut-il rendre compte de cette assimilation 5) ?  Enfin, et dans cette même perspective, on montrera le paganisme à son déclin élaborant ce curieux type de monuments, répandu surtout entre Meuse et Rhin : les colonnes dites « de Jupiter cavalier », où une réminiscence probable d’une gigantomachie celtique se combine avec une allégorie sculptée figurant l’empereur à cheval triomphant du barbare germanique, ou – c’est tout un – un Jupiter cosmique héritier du Taranis gaulois foulant les forces du mal 6).

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§ 2. Cadre historique et culturel

Les relations entre la frange méridionale du monde celtique et les grandes civilisations méditerranéennes (phénicienne, étrusque, grecque) remontent très haut, alors que l'Europe continentale, encore plongée dans la demi-obscurité de la protohistoire (Ier âge du Fer ou période dite de Hallstatt), n'avait encore transmis aux littératures antiques que le lointain souvenir du commerce de l'étain ou de l'ambre, des récits légendaires comme ceux qui nous content la fondation de Marseille ou les voyages d'Héraclès en Occident. L'archéologie recule jusqu'au VIIIe siècle av. J.-C. les premiers échanges commerciaux suivis avec les communautés du Languedoc (régions de Béziers et de Montpellier entre autres) ou de Provence (autour de l'étang de Berre). Qu'il suffise de rappeler les fouilles stratigraphiques menées en profondeur sur des sites privilégiés, tels ceux de Lattes près Montpellier, ou de Saint-Blaise, écart de Saint-Mitre-les-Remparts (Bouches-du-Rhône), qui ont livré de la céramique de toutes provenances, même de la lointaine Asie Mineure. L'archéologie sous-marine, depuis quarante ans l'une des disciplines majeures de l'archéologie militante, a confirmé toujours davantage l'importance du trafic reliant le littoral de la France à l'Étrurie, devenue puissance maritime vers la fin du VIIe siècle, puis à diverses parties du monde grec, en particulier avec les établissements du littoral occidental de l'Asie Mineure, actifs eux aussi et en quête de débouchés.

Lors de ces premières relations commerciales, la frange méditerranéenne de la France n'était pas encore, selon toute apparence, entièrement celtisée : la région de Béziers-Narbonne a livré des inscriptions en langue et écriture ibériques ; la Provence maritime, le Pays niçois et la Ligurie italienne, depuis l'embouchure du Rhône jusqu'à celle de l'Arno, révèlent dans leurs noms de lieux un fonds important d'éléments pré-celtiques qu'il est commode d'appeler « paléo-ligures » ; vers 500, le voyageur Hécatée de Milet ne parle encore que de Ligures, en effet, à propos de l'arrière-pays de Marseille ; et lorsque ces régions seront acquises à la culture celtique, vers le IVe siècle, ce sera sous une forme qui, en cette Provence maritime où l'empreinte gauloise est pourtant indéniable, ne permettra jamais de l'assimiler tout à fait au reste de la Gaule : aussi, les historiens grecs plus tardifs nommeront « Celto-Ligures » sa population mixte.

Les Grecs, disions-nous. Parmi les colonies entreprenantes du littoral asiatique se trouvait Phocée, dans un secteur de peuplement ionien (auj. Foça, à env. 50 km au nord d'Izmir). C'était un port très actif dès la fin du Ve siècle ; en Occident surtout, il devait devenir un concurrent redoutable des républiques marchandes d'Étrurie comme Caere ou Tarquinia. Aussi, vers 535, ces deux puissances se sont-elles affrontées au large d'Aléria, pour le contrôle de la côte occidentale de la Corse : bataille relativement indécise, faut-il croire, car les Phocéens s'y installeront à demeure, mais en tolérant une minorité étrusque dont l'existence a été révélée, lors des fouilles systématiques du site d'Aléria, par des témoignages écrits.

Les Phocéens, on l'aura compris, étaient des marins intrépides : leur poterie est présente à Saint-Blaise dès une époque reculée ; c'étaient aussi des maîtres en ingénierie navale : leurs bateaux, dit-on, pouvaient transporter jusqu'à 500 personnes. Disposaient-ils déjà de tels mastodontes lorsqu'ils sillonnaient les mers d'Occident à la recherche d'un site propice à une place de commerce ? Non, sans doute. Mais l'intérêt du delta du Rhône et de la voie royale que constitue sa vallée, ou du moins les chemins de hauteur qui la suivent, dans sa pénétration vers le centre de la Gaule, ont tôt fait de retenir leur vigilance : si le site d'Arles, qui en commande l'entrée, n'a pas été colonisé avant le Ve siècle, c'est peu après 600 que le choix des Phocéens s'est porté sur un endroit à l'abri des crues, au fond d'une vaste calanque séparée de l'intérieur du pays par la petite chaîne de l'Estaque et, un peu plus loin, par les Alpilles : Massaliè en grec d'Ionie, un nom d'origine pré-celtique de signification incertaine et dont les Romains ont fait Massilia.

La fondation de Marseille a été, avant la conquête romaine, l'événement capital de l'histoire de la Gaule. Loin jusqu'en Bourgogne et aux confins du Jura, le pays entre désormais, par le port phocéen et la voie rhodanienne, dans l'orbite du monde méditerranéen. Ici encore, l'archéologie, relayant l'historiographie défaillante, est éloquente : une fois dégagés des broussailles qui les étouffaient, les remparts de Saint-Blaise ont été reconnus comme étant de technique grecque par un éminent connaisseur de Delphes et de Délos, Émile Bourguet ; et il n'est pas jusqu'aux Celtes du lointain Wurtemberg qui, en recourant pour la reconstruction de leur antique Heuneburg au savoir-faire de contremaîtres grecs ou hellénisés, ne portent indirectement témoignage du rayonnement de Marseille : car de la poterie massaliote et provençale a été recueillie sur le site, avec de la poterie étrusque en bucchero nero. La découverte archéologique illustrant le mieux le rôle de l'axe Rhône-Saône et du seuil de Bourgogne, clé vers le bassin de la Seine ou les vallées de la Meuse et de la Moselle, reste sans doute celle, intervenue il y a un demi-siècle, de la tombe princière de Vix, près de Châtillon-sur-Seine, au pied du mont Lassois qui domine la Seine naissante. À n'en pas douter, une tribu celte prélevait là une sorte de péage sur cette grande voie de commerce (qui, par la Seine, était aussi la route de la Manche et donc de l'étain), et s'était vu offrir ce cratère monumental venu de Grande-Grèce, qu'avec d'autres objets de luxe on avait déposé dans une sépulture princière : parmi eux, des coupes attiques sans doute réexportées depuis Marseille (carte de la fig. 1). D'une manière générale, les contacts répétés avec les foyers méditerranéens ont profondément transformé le monde celtique. C'est, en quelques décennies à la charnière du VIe et du Ve siècles, le passage, en Europe continentale, du Ier au IIe âge du Fer, soit de la période de Hallstatt, à laquelle appartient encore la tombe de Vix (vers 500), à celle dite de La Tène : structures sociales, économie, habitat, univers décoratif, tout a été bouleversé, et ce choc a été le signal des grandes migrations qui ont porté les Celtes là où l'histoire les saisit (carte de la fig. 2).

 La civilisation de La Tène se prolongera jusqu'à la romanisation dans les pays celtiques annexés à l'Empire, et jusqu'à la christianisation dans ceux qu'a épargnés la conquête : haute Écosse et Irlande. Plus précoce en Gaule, ce processus ne commence en Europe centrale qu'après le milieu du Ier siècle de notre ère, et en Grande-Bretagne au cours du siècle suivant. Encore, à l'intérieur même des pays annexés, le degré de fusion entre survivances celtiques et modèles romains varie-t-il très sensiblement entre les villes (surtout les colonies romaines) et les régions rurales (surtout montagneuses), entre l'ancienne classe dirigeante gauloise, ouverte de bonne heure aux sollicitations du monde méditerranéen et au commerce avec Rome, et le reste du peuple, resté longtemps fidèle aux croyances et aux parlers ancestraux. Entre beaucoup d'autres facteurs favorisant l'intégration, il convient sans doute de mettre en avant l'admirable réseau routier, dont les axes majeurs sont dès le temps d'Auguste tracés, aménagés et pourvus de mansiones par les soins de son ministre et bientôt gendre Agrippa, – mais aussi la présence de troupes regroupées le long du limes rhénan, lequel s'étend sur des centaines de kilomètres entre les rives de la mer du Nord et l'Alsace, dispositif défensif mis en place au lendemain de l'échec des campagnes de Germanie. Il s'est créé dans ces régions, restées marches de l'Empire jusqu'au règne d'Aurélien, un long ruban de camps militaires échelonnés à courtes distances, occupés par des garnisons où le recrutement étranger est allé croissant, mais où la langue du commandement restait le latin, et qui ont été pour les pays situés en retrait, comme le sud des actuels Pays-Bas, la Belgique orientale, l'Alsace et le Palatinat, d'intenses foyers de romanisation et d'urbanisation. Des villes telles que Nimègue, Cologne, Mayence ou Strasbourg n'ont pas d'autre origine.

Europe proto-celtique (Hallstatt)

Europe celtique (La Tène)

Fig. 1.-  L'Europe proto-celtique (civil. de Hallstatt) vers 500 av. J.-C.
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Fig. 2. - L'Europe celtique (civil. de La Tène) vers 60 av. J.-C.
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Au sein de cet ensemble complexe, la Provence rhodanienne et la côte du Languedoc tiendront toujours une place à part à tous égards. Un riche terreau d'hellénisation fécondé par Marseille, puis par d'autres établissements maritimes devenus tous en apparence ses filiales (Agde, sans parler de la catalane Empuries, à l'ouest du Rhône ; Olbia, près d'Hyères, Antibes et Nice à l'Est ; Arles-Trinquetaille et Glanum vers l'intérieur), a fait de ce cordon littoral, appelé dans l'Antiquité la chôra massaliote, un substrat sur lequel la romanisation et l'urbanisation devaient se développer avec une intensité singulière. Créée vers -120 à l'appel même de Marseille, alliée de Rome, et qui voulait se protéger contre les incursions des montagnards celto-ligures (appelés Salyens chez les historiens romains), une nouvelle province devait assurer à Rome le contrôle des régions littorales, doublant ainsi la voie maritime en direction de l'Espagne, pays soustrait quelques décennies plus tôt aux ambitions de Carthage. Mais, pénétrée elle aussi de l'importance de l'axe rhodanien, Rome l'occupe jusqu'au-delà de son confluent avec l'Isère, où débouche une voie transalpine venue d'Italie. L'ensemble, appelé Gaule transalpine, est ainsi formé du territoire compris entre Cévennes, Alpes et la mer, figuré en vert sur la carte de la fig. 3). Sitôt après leur victoire sur les Salyens (-123), les Romains fondent Aix, clé de la haute Provence, puis, à l'autre extrémité du pays, Narbonne (-118), qui donnera plus tard son nom à la province et dont ils entendent faire la rivale de Marseille. C'est pour la métropole phocéenne, qui avec sa chôra conservera son autonomie nominale jusqu'aux Guerres civiles, le début d'un inévitable déclin, d'ailleurs amorcé depuis que l'actif commerce d'Étrurie padane utilise l'itinéraire des Alpes dans ses relations avec l'Europe centrale. Mais son rayonnement culturel dans l'immédiat arrière-pays demeure intact. On verra ci-après 3) qu'au IIe siècle av. J.-C. Glanum a vu se développer au pied de son sanctuaire une cité hellénistique, où la marque de Marseille est matérialisée par la monnaie d'argent frappée (en grec) au nom des « Glaniques » sur le modèle des drachmes massaliotes ; et ce n'est qu'un cas parmi d'autres. Non moins frappant est le fait que seules de toute la Provence les populations de l'arrière-pays marseillais ont adopté l'écriture, bravant l'usage traditionnel. Les autres foyers d'hellénisation (Antibes, Nice, etc.) n'ont pas eu ce même pouvoir de suggestion ; au début de l'époque romaine seulement, avant que ne s'imposent langue et écriture latines, on verra l'alphabet grec noter le gaulois dans des inscriptions votives disséminées le long de l'axe Rhône-Saône jusqu'aux sources de la Seine.

La future Narbonnaise conservera durant le IIe siècle, et jusqu'à la fin de la période républicaine au moins, son empreinte hellénique, associée à de fortes réminiscences celto-ligures auxquelles, précisément, les techniques venues de Méditerranée apportent des moyens d'expression : c'est cette période qu'on appelle « romaine précoce » ou « proto-romaine ».

Les choses vont toutefois changer peu après les campagnes de César dans le reste de la Gaule, campagnes qui prennent fin en -51 et qu'avait justifiées la menace germanique sur la Narbonnaise. Déjà des incursions s'étaient produites aux confins du Jura, puis d'autres en Belgique. Aussi, c'est jusqu'aux bouches du Rhin que César, avec une étonnante vision de l'Europe occidentale, recule vers le Nord les frontières d'un empire dont le regard ne s'était guère porté jusqu'alors au-delà de la Méditerranée. L'organisation de cette « Gaule chevelue », nouvellement annexée, sera mise en veilleuse durant les Guerres civiles qui ont mis fin au régime républicain. Mais déjà des importations venues d'Italie, l'extension à toutes les régions de l'économie monétaire – beaucoup de monnaies de types gaulois sont en réalité d'époque romaine précoce −, sont les premiers signes d'une romanisation qui va s'affirmer avec les premières décennies de l'Empire, sous Auguste et surtout les Julio-Claudiens. Des pas décisifs en ce sens sont la création définitive des trois provinces de Lyonnaise, d'Aquitaine et de Belgique, ainsi que l'aménagement du réseau routier, confié, on l'a vu, à Agrippa, responsable aussi d'un recensement général de l'Empire (carte de la fig. 3). Le pivot de cette organisation routière et administrative est Lyon, capitale de sa propre province, mais en outre siège du légat de l'empereur et de l'assemblée gauloise : c'est à tous égards la métropole des Trois Gaules, prééminence qu'elle a conservée jusqu'à nos jours dans l'administration ecclésiastique de la France.

Gaule romaine au Haut-Empire

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Fig. 3. - La Gaule romaine sous le Haut-Empire : convergence des frontières provinciales sur Lyon, en éventail

Le confluent de la Saône et du Rhône, d'où partent des itinéraires naturels en plusieurs directions (Italie, Loire, Seine, etc.), avait été, dès la protohistoire, une étape du trafic Méditerranée-Europe : les récentes fouilles de Lyon-Vaise ont révélé l'existence d'un habitat hallstattien final (VIe-Ve siècles) qui importait de la poterie étrangère. Un pareil site ne pouvait manquer d'attirer l'attention de César. C'est là que, selon l'intuition de C. Jullian, il voulut installer l'une des toutes premières colonies de la nouvelle Gaule, élément essentiel d'un dispositif devant protéger jusqu'à Nyon, sur le lac Léman, ces marches orientales de la Gaule où, en 58, s'était concrétisé le danger germanique. En fait, Lyon sera officiellement fondée en -43, l'année suivant la mort de César, par l'un de ses généraux, L. Munatius Plancus, à qui il avait confié le gouvernement des nouvelles provinces. A-t-on voulu flatter l'amour-propre des élites gauloises ? Le nom de la colonie rappelle celui du grand dieu celte à qui était vouée la colline de Fourvière (comme on donnera un jour le nom de Mercure à la colline de Montmartre) : Lugudūnum, c'est-à-dire « colline » ou « enclos (sacré) de Lugus ». Les Anciens et plusieurs Modernes ont eu sur la signification du nom de Lyon d'autres théories ; l'évocation du dieu y est pourtant garantie par sa graphie en quatre syllabes, constante sur le monnayage de la colonie romaine et d'ailleurs confirmée par la forme romane ; cette dernière suppose en effet que le -d- intérieur est intervocalique, excluant donc la prononciation négligée Lugdūnum qui s'est imposée dans des villes homonymes et qui est à l'origine de  Loudon, p. ex., qui suppose un -d- appuyé. Détails d'érudits, diront certains. Détail d'importance, en tout cas, pour notre propos du § 5, en l'absence de tout témoin direct d'un culte de Lugus, par exemple sur le plateau de Fourvière, bouleversé dès le temps d'Auguste, il est vrai, par les grands édifices romains : car seule une forme comportant un thème en -u-, rare en celtique comme en latin, peut garantir qu'il s'agit bien de lui ; or, sans sortir du gaulois, le pluriel Lugoues (car ce dieu multiple s'est multiplié dans la dévotion populaire) atteste formellement un thème en -u-. À lui seul, Lugdunum peut reposer sur *lugo- ou *lugi-, c'est-à-dire tout autre chose : les corbeaux de la légende antique, faisant de Lyon une nouvelle Rome ? qui sait. Cas exemplaire, en tout cas, du service que peut quelquefois rendre à l'histoire l'analyse philologique apparemment bien vétilleuse !

De même que le latin apporté par les colons italiens, et qui finira par supplanter le gaulois, n'était pas identique à la langue de la société cultivée de Rome, les formes de la religion romaine qui ont absorbé les cultes et les pratiques de la religion gauloise, en en laissant transparaître bien des traits, étaient le plus souvent des formes populaires, plus perméables aux influences extérieures que la religion officielle, qui perpétuait de vieux rites peu à peu dépouillés de leur sens auprès des élites, mais auxquels le pouvoir, non sans raison, sentait l'État romain, la res publica, consubstantiellement attaché. On n'a pas à rappeler ici combien Octave-Auguste, qui se donnait pour le restaurateur de l'ancien ordre établi, s'est efforcé de ranimer l'antique religiosité : sa victoire sur Antoine, compromis par son aventure égyptienne, n'était-elle pas aussi le triomphe des vertus romaines sur un orientalisme de douteux aloi ? Vaine entreprise, au demeurant, et fidélité de façade à la tradition : Octave, comme son oncle César, était ce que nous appellerions un agnostique ; et le régime que mettait en place le nouveau maître de l'Empire, et auquel César avait peut-être rêvé, était bien une monarchie, d'abord déguisée (princeps senatus), mais qui devait s'affirmer toujours davantage. D'ailleurs, les forces qui entraînaient la vieille religion étaient à l'œuvre depuis le IIIe siècle av. J.-C., sous l'action conjuguée de l'hellénisme, qui véhiculait des courants mystiques multiples, et de l'enseignement philosophique, en particulier le stoïcisme.

 L'hellénisme lui-même, auquel la religion romaine s'était ouverte de bonne heure, comme avant elle la religion étrusque, s'était orientalisé. Car si la conquête d'Alexandre avait hellénisé l'Orient, elle a aussi orientalisé l'hellénisme ; et cet hellénisme cosmopolite des IIIe et IIe siècles av. J.-C. est celui-là même que l'annexion successive des pays grecs ou hellénisés a répandu à travers l'Empire romain. Dès les temps républicains, des couches souvent modestes, mais nombreuses, de la société se laissaient séduire par des cultes venus d'Orient, cultes souvent organisés en religions particulières, avec leurs prêtres, leurs mythes et leur liturgie : d'Asie Mineure avec Cybèle et Attis (Syrus in Tiberim defluxit Orontes), de Perse et d'Asie antérieure avec Mithra, de Commagène avec Jupiter Dolichenus, etc. C'étaient là autant de manifestations d'un appel auquel les vieux cultes grecs ou italiques ne répondaient pas : espérance en une vie meilleure dans l'au-delà, gagnée par un salut, révélations par des cérémonies d'initiation, repas communiels et sentiment de fraternité entre initiés. Les cultes grecs à mystères n'avaient guère pénétré à Rome hormis ceux de Dionysos-Bacchus, dont la dévotion s'était chargée d'éléments orientaux (il y a une geste indienne de Dionysos) qui lui conféraient le pouvoir d'assurer l'immortalité. À la différence du Sénat républicain, traditionnellement hostile à ces manifestations exotiques, le pouvoir impérial s'est montré de plus en plus sensible au prestige des monarchies hellénistico-orientales dont il était l'héritier en Macédoine, en Syrie, en Perse, en Égypte ; et c'est souvent en s'inspirant de ces modèles que s'est renforcé au IIe et surtout au IIIe siècle ap. J.-C. l'absolutisme des empereurs. Dans ce qu'on appelle le culte impérial, déjà en germe dans la divinisation de César défunt (divus Julius), l'idée fondamentale qui fait de l'empereur l'émanation terrestre de la divinité est d'essence orientale. La fête qui s'est déroulée le 1er août à Lyon, à partir de -12, s'inscrit dans cette perspective et montre comment l'entourage d'Auguste, en quête de crédibilité dans cette Gaule encore fraîchement annexée, a exploité la coïncidence avec le huitième mois du nouveau calendrier romain, auquel l'empereur a laissé son nom (augustus), en même temps qu'elle faisait de lui un Mercure successeur du Lug celtique, mais un Mercure devenu royal par un héritage gréco-égyptien 5).

C'est d'un ressort idéologique identique que procède le type monumental évoqué à la fin de cet article 6), mais adapté aux circonstances que traverse l'Empire vers la fin du IIe siècle et surtout durant le IIIe, où s'installe une crise grave, on le sait, à la fois intérieure et extérieure. À l'intérieur, l'unité de cet immense organisme, qui s'étire des côtes atlantiques à l'Euphrate et des bouches du Rhin aux confins du Sahara, se fissure sous l'action de forces diverses : économiques, sociales, spirituelles ; politiques aussi : l'instabilité du pouvoir est permanente après les Antonins, et l'idée de Rome perd peu à peu sa force de cohésion et de foi ; les deux langues de culture (sauf dans le commandement militaire où règne seul le latin) cachent mal la diversité persistante des langues parlées : indo-européennes, berbères, sémitiques ; en Gaule, si la langue nationale ne s'écrit plus depuis longtemps, on sait aujourd'hui qu'elle est restée vivante dans l'usage oral de mainte région jusqu'aux invasions germaniques ; les usages nationaux reviennent d'ailleurs en force, et il est significatif que dès le temps de Caracalla (début du IIIe siècle) les distances routières s'expriment en lieues gauloises et non plus en milles romains. Ces tendances décentralisatrices aboutissent à des réformes comme celles de Dioclétien (285) et Théodose Ier (395), qui consacrent la fracture de l'Empire en une pars Occidentalis et une pars Orientalis dont les destinées ultérieures devaient diverger radicalement. À présent, cependant, chacune d'elles voit ses frontières extrêmes menacées : à l'Est par les Parthes, puis par les Perses sassanides ; à l'Ouest par les Germains, dont quelques peuples (Bataves, Ubiens, Texandres et tant d'autres) sont d'ailleurs installés dès longtemps à l'intérieur du limes. De part et d'autre, des provinces sont perdues ou abandonnées. L'Empire prend un caractère de plus en plus militaire, et il se crée une mystique de l'invincibilité impériale : conviction affirmée avec d'autant plus d'insistance que depuis Marc Aurèle les faits la démentent souvent. L'empereur, qui de princeps est devenu dominus, sera invictus comme le sont Sol, réplique orientalisante d'Apollon, et surtout ce dieu militant qu'est Mithra auquel le monarque s'identifiera plus ou moins. Le curieux type de monuments qu'étudie notre § 6 montre à quelle diversité de ressources le pouvoir provincial a su ou dû faire appel dans les provinces proches du limes. Les réminiscences celtiques s'y associent en effet à un panthéon dont l'organisation septénaire est issue des conceptions babyloniennes de l'Univers et du Temps, sans exclure les promesses d'immortalité parfois suggérées par un décor bachique ou mithriaque. Rien peut-être n'illustre de façon plus émouvante à la fois les angoisses du temps et l'éclectisme un peu confus où le polythéisme à son déclin essayait de se rénover.

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[Suite § 3. Des cultes celto-ligures aux religions orientales en Provence : le cas de Glanum


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