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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

PLUTARQUE (c. 45 - 125 p.C.)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


« de tous les autheurs que je cognoisse, celuy qui a mieux meslé l'art à la nature, et le jugement à la science »

Montaigne

L'auteur

Plutarque est né à Chéronée, en Béotie, aux alentours de l'année 45 de notre ère. Il appartient à une famille honorable, aisée, dont plusieurs membres sont connus par leur nom, l'arrière-grand-père Nicarque (Antoine, 68, 7), le grand-père Lamprias (Antoine, 28, 3) ; le père de Plutarque s'appelait probablement Autobule. Notre auteur mentionne aussi l'existence de deux frères, Lamprias et Timon (Sur la disparition des oracles, 413 D - 438 D ; De l'amour fraternel, 487 D-E).

Plutarque a fait de solides études. A Athènes, il suit les leçons du philosophe platonicien Ammonios qui deviendra son ami et qui apparaît souvent dans les Œuvres Morales ; il s'adonne aussi aux mathématiques, avec passion, selon ses propres dires (Sur l'E de Delphes, 387 F). Dans sa jeunesse, Plutarque a également séjourné à Alexandrie où il s'est peut-être intéressé à la médecine, et sûrement à la religion égyptienne. Puis il est rentré à Chéronée où, malgré sa jeunesse, il est chargé d'une mission importante, aller voir le proconsul romain à Corinthe pour lui soumettre on ne sait quelle affaire locale (Préceptes politiques, 816 D).

Vers la fin du règne de Vespasien, Plutarque séjourne à Rome où il donne des cours de philosophie. Il a parmi ses auditeurs un personnage important, J. Arulenus Rusticus, philosophe stoïcien, consul en 92, condamné à mort par Domitien (De la curiosité, 522 D-E). Il a aussi des occupations d'ordre politique qui, ajoutées à ses leçons publiques, l'empêchent de consacrer un temps suffisant à l'apprentissage du latin (T 18). Il reviendra à Rome sous le règne de Domitien : c'est peut-être à ce moment qu'il voyage en Italie du nord avec son ami L. Mestrius Florus et qu'il visite le champ de bataille de Bédriac (Othon, 14, 2). Mestrius Florus, consul dans les années 70-75, proconsul d'Asie, fait accorder la citoyenneté romaine à Plutarque, lequel prendra le nom de son protecteur : une inscription de Delphes nous apprend qu'une statue d'Hadrien a été érigée par les amphictyons « alors que leur épimélète était le prêtre Mestrius Plutarchus » (Syll., 3e éd., 829 A). Mais, s'il est citoyen d'Athènes, de Rome et de Delphes, Plutarque est aussi resté citoyen de Chéronée (T 18) ; il s'y est marié avec Timoxéna et aura une nombreuse descendance : on connaît les noms de quatre fils et l'on sait que plusieurs enfants sont morts en bas âge. Il exerce aussi des charges publiques, archonte éponyme de Chéronée (Propos de table, 642 F) et peut-être béotarque (Si un vieillard doit s'occuper des affaires publiques, 785 C ; Préceptes politiques, 813 D). Il voyage en Grèce, notamment à Sparte (T 11), mais fréquente surtout le sanctuaire de Delphes en tant que prêtre d'Apollon. Et il compose une œuvre énorme, les Vies parallèles et les Œuvres morales. Plutarque meurt sous le règne d'Hadrien, vers l'an 125.

Les œuvres

Plutarque est un auteur très prolifique. Les Vies parallèles conservées comptent 24 couples et 4 vies isolées (Aratos, Artaxerxès, les empereurs Othon et Galba). Il faudrait y ajouter un certain nombre de biographies perdues (Épaminondas - Scipion, Néron, les poètes béotiens Pindare et Hésiode...). Quant aux Vies des dix orateurs, rangées parmi les Œuvres morales, elles ne sont pas de Plutarque.

Le genre biographique était pratiqué en Grèce depuis des siècles. D'abord sous la forme d'éloges, comme celui du roi de Chypre Évagoras par Isocrate, ou celui d'Agésilas par Xénophon (T 21). Puis sont venus les disciples d'Aristote qui se sont adonnés avec une certaine ferveur à ce genre littéraire : Aristoxène de Tarente, plus tard Hermippe de Smyrne, d'autres encore. Toutes ces biographies péripatéticiennes, consacrées à des hommes de lettres, des philosophes, des chefs politiques, ont malheureusement disparu, tout comme la vie de Philopoemen par Polybe. Il n'est donc pas facile de voir en quoi Plutarque se distingue ou se rapproche de ses prédécesseurs, si ce n'est que ses Vies sont « parallèles », qu'elles sont conçues pour la comparaison, d'un Grec et d'un Romain. Il lui faut donc d'abord trouver des personnages présentant certaines ressemblances comme il le dit très bien au début de la vie de Thésée, en invoquant Eschyle (T 1). Ayant tant bien que mal constitué ces couples, Plutarque rédige les deux vies (quatre dans l'assemblage Agis-Cléomène / T. et C. Gracchus) puis, normalement, conclut par une σύγκρισις où il compare les comportements des deux protagonistes, leurs qualités et leurs défauts. Et cela, dans un but pédagogique, moralisateur : Plutarque veut lui-même imiter les vertus de ces grands hommes et les proposer comme modèles à ses lecteurs (T 4) ;  inversement, la conduite détestable de Démétrius Poliorcète et d'Antoine devrait dissuader d'éventuels imitateurs (T 20).

La date de rédaction des Vies parallèles est impossible à fixer d'une manière satisfaisante. On admet qu'elles ont été écrites lorsque l'auteur était dans son âge mûr et qu'il était revenu à Chéronée. Il a commencé par les personnages « historiques », avant d'aborder ceux de la haute antiquité, comme il le dit au destinataire de l'œuvre, son ami Sossius Sénécion, plusieurs fois consul et familier de Trajan (T 1). Pour le reste, il faut se contenter d'indications sans grande portée : la vie de Lysandre précède celle de Nicias (Nicias, 28, 4) ; la vie de Marcellus est antérieure à celle de Crassus (Crassus, 11, 11) ; celle de Caton le Jeune est postérieure à celle de Caton l'Ancien (Caton le Jeune, 1, 1). On apprend aussi que le couple Démosthène - Cicéron constituait le cinquième tome des Vies parallèles (Démosthène, 3, 1). Une chronologie relative précise de la cinquantaine de Vies qui nous restent ne peut pas être établie sur des bases aussi maigres.

Les autres textes de Plutarque constituent ce qu'on appelle traditionnellement les Œuvres morales, environ quatre-vingt traités, de longueur variable et touchant les sujets les plus variés : philosophie, pédagogie, politique, théologie, littérature, sciences naturelles. Cette masse d'écrits occupe 16 volumes dans la collection Loeb ; le seizième et dernier volume, un index général, a paru en 2004. L'histoire comme telle est peu représentée dans cet ensemble. Il n'y a guère que la diatribe De la malignité d'Hérodote qui mérite ici de retenir l'attention. Plutarque s'en prend à la κακοήθεια du Père de l'histoire, méchanceté ou volonté de dénigrement qui l'amène à parsemer son récit de contrevérités, à salir la réputation de certains peuples grecs, Corinthiens et Béotiens en particulier. Et Plutarque de décrire les procédés mis en œuvre pour atteindre ce but (§ 2-9). Le premier relève de la forme : Hérodote choisit généralement  le terme le plus désobligeant pour désigner les choses ; le goût exagéré de Nicias pour la divination, par exemple, devient de la superstition. Mais la malignité de l'auteur se manifeste surtout dans le fond : il ajoute des digressions inutiles, mais défavorables à ses personnages, omet en revanche de belles actions dont ils sont les auteurs, choisit, quand plusieurs versions coexistent, la moins louable. Sa méchanceté apparaît enfin dans l'interprétation des événements, dans l'analyse des causes. S'il reconnaît l'existence de certains exploits, Hérodote leur trouve des motifs qui les rabaissent : le héros a agi par appât du gain plutôt que par vertu ; il doit son succès à la chance plutôt qu'à son intelligence. Et, comble de malignité aux yeux de Plutarque, Hérodote fait mine de ne pas croire à ces calomnies, ou les accompagne, d'éloges, pour paraître plus digne de foi. On voit que c'est surtout le caractère d'Hérodote qui est visé dans ce pamphlet, plus que sa méthode, celle-ci n'étant que le reflet de sa malignité fondamentale. Il est donc difficile de dégager de ces pages les règles de critique historique que Plutarque voudrait voir respectées, si ce n'est qu'il convient de se montrer honnête et bienveillant quand on se présente comme disciple de Clio.

Plutarque historien ?

Plutarque se défend d'avoir voulu écrire des histoires ; son objectif était de composer des biographies et, à ses yeux, les deux genres sont bien distincts, quant à leur contenu et à leur but (T 12). L'historien, estime-t-il, doit relater les actions d'éclat de ses personnages, et de manière détaillée. Dans quel but ? Plutarque ne le dit pas mais il précise ce qu'il vise en se faisant biographe : analyser le caractère de ses héros, montrer leurs vices et leurs vertus, ce qu'il faut imiter et ce qu'il convient d'éviter (voir aussi T 4). D'où cette différence de contenu : le biographe peut passer rapidement sur les exploits, peu révélateurs, et s'attacher à des détails, des bons mots, des anecdotes qui dévoilent l'âme des personnages.

Cette distinction histoire - biographie n'est pas neuve. Elle apparaît déjà chez Polybe qui avait commencé sa carrière d'écrivain en publiant une vie de Philopoemen en trois livres, qui ne nous est pas parvenue. Arrivé dans ses Histoires au chapitre où il devait traiter des affaires de la Grèce à la fin du IIIe siècle, l'auteur rappelle l'existence de cette biographie et indique comment il va maintenant parler de Philopoemen, « de façon à respecter ici comme là les règles du genre » (X, 21, 7 ; trad. D. Roussel). L'explication est d'abord assez embarrassée. Dans sa biographie, Polybe a parlé des parents de Philopoemen, de sa formation, de ses actions les plus mémorables. Il n'a pas l'intention, dit-il, de revenir là-dessus de façon détaillée (κατὰ μέρος) mais c'est de cette manière ‒ détaillée ‒ qu'il va rapporter les actes du héros à l'âge adulte, que la Vie avait présentés sommairement (κεφαλαιωδῶς). Pour Polybe, il y a bien une distinction à faire entre histoire et biographie, mais on avouera qu'elle n'est pas très claire, surtout si on se souvient de ce qu'il a affirmé un peu plus haut (T 11), que l'histoire ne doit pas se désintéresser des hommes, de leur formation, de leurs ambitions car c'est ce qu'il y a de plus instructif pour le lecteur. Histoire et biographie paraissent bien proches l'une de l'autre. La fin du chapitre (XI, 21, 8) apporte heureusement un éclaircissement d'importance. La vie de Philopoemen était un éloge du personnage : les faits pouvaient être présentés sommairement, mais avec amplification (μετ'αὐξήσεως). L'histoire, elle, mêle éloge et blâme, dans le respect de la vérité.

Le problème qui nous occupe est abordé également par Cornelius Nepos, au début de la vie de Pélopidas (T 8). Comment parler des hauts faits (de virtutibus) du personnage ? Les exposer en détail (explicare) ? Cela risque d'être pris pour de l'histoire, non pour de la biographie. Mais si l'auteur se montre plus concis, ceux qui ne connaissent guère la littérature grecque apprécieront mal la grandeur du héros thébain. Cornelius Nepos se trouve devant un dilemme dont il se tire assez maladroitement : il essayera de trouver un juste milieu. On constate en tout cas qu'aux yeux de Plutarque et de certains de ses prédécesseurs, histoire et biographie ne se confondent pas. S'ensuit-il que les méthodes de travail sont différentes selon qu'on s'adonne à l'un ou l'autre de ces genres littéraires ? Pas fondamentalement, semble-t-il, du moins chez Plutarque.

La question des sources utilisées dans les Vies parallèles a suscité bien des débats. On s'est demandé si Plutarque exploitait réellement tous les auteurs qu'il cite, ou s'il suivait d'ordinaire une source unique, ou du moins une source principale, qu'il complétait éventuellement par quelques informations puisées çà et là. Certains ont prétendu qu'il n'a pas lu directement ces innombrables auteurs mentionnés dans les Vies mais qu'il en trouvait des extraits dans des recueils préexistants, qu'il a donc exploité une Mittelquelle. On n'entrera pas ici dans ces discussions de spécialistes. Il suffira de noter ‒ et sur ce point tous les exégètes sont d'accord ‒ que la culture littéraire de Plutarque était immense. Bien que privé des ressources en livres  qu'aurait pu lui offrir une grande ville (T 18), il a lu énormément, des historiens, des philosophes, des poètes... Dans la seule vie de Thémistocle, il cite vingt-huit auteurs, une vingtaine dans celle d'Alcibiade. Ailleurs, les sources citées sont moins nombreuses, moins de dix dans la vie de Marcellus. Mais à ces textes littéraires, il faut ajouter les sources documentaires comme les monuments et les décrets utilisés dans la vie de Nicias (T 9) et dans celle d'Agésilas (T 11), la correspondance d'Alexandre (T 13, 14) et les Éphémérides royales (Alexandre, 23, 4 ; 77, 1). Il arrive à Plutarque de citer textuellement les documents qu'il invoque : le décret de Charinos contre Mégare (Périclès, 30, 3), les dédicaces de Flamininus à l'Apollon de Delphes (Flamininus, 12, 11-12), les inscriptions des Hermès consacrés par Cimon après sa victoire à Eion (Cimon, 7, 4-6), l'inscription gravée par Alexandre sur le tombeau de Cyrus (Alexandre, 69, 4). Il est indéniable que Plutarque s'est informé avec beaucoup de soin.

Et il ne manque pas d'esprit critique. On peut certes le trouver un peu naïf quand il raconte l'histoire du roi Poros soigné par son éléphant (T 15), ou la chute des oiseaux provoquée par la clameur des Grecs apprenant que Flamininus leur accordait la liberté (T 7 ; voir un cas semblable mentionné par Coelius Antipater : Annalistes, T 6). On peut s'étonner de voir Plutarque prêter autant d'attention aux présages, même les plus invraisemblables (T 16, 22). Il n'empêche qu'il se montre souvent capable d'évaluer les témoignages qu'il a recueillis et d'en rejeter certains qu'il juge, en soi, inacceptables (T 3, 21), ou contredits par d'autres sources. Lorsqu'il se trouve devant des versions discordantes, Plutarque réagit de diverses façons. Il préfère le témoin direct, ou l'acteur lui-même, aux historiens qui ont parlé d'Alexandre (T 13, 14). Souvent, il se rallie, ou semble se rallier, à l'avis de la majorité (T 6, 10 ;  voir aussi Démosthène, 23, 4 ; Démétrius, 2, 1 ; Antoine, 53, 1). Ailleurs, il ne dit pas sa préférence : il ne se prononce pas, par exemple, sur la participation de César à la bataille de Thapsus (César, 53, 5-6), ni sur les différents récits de la mort de Cléopâtre (Antoine, 86, 1-6). Il y a donc du tâtonnement dans son attitude mais il y a au moins un domaine où il paraît mieux assuré, celui de la chronologie, dont il connaît le subtilités (T 5). Il sait ce que valent, pour les temps anciens, les listes d'Olympioniques dressées par Hippias d'Élis (T 2), et que d'autres listes sont plus fiables, ce qui lui permet de corriger la date de l'archontat d'Aristide proposée par Démétrius de Phalères : c'était après la bataille de Marathon, non après celle de Platées (Aristide, 5, 9-10).

Plutarque examine volontiers ‒ et quasi scientifiquement ‒ les causes des phénomènes naturels : la chute des oiseaux quand les bruits venus du sol sont trop forts (T 7), l'éclipse de lune qui a poussé Nicias à refuser de quitter Syracuse à temps (Nicias, 23), les propriétés et l'origine du naphte découvert par Alexandre en Babylonie (Alexandre, 35). En revanche, lorsqu'il s'agit d'événements humains, sa piété et ses conceptions philosophiques le poussent souvent à proposer des explications moins rationnelles. La fin tragique de Nicias en Sicile peut être attribuée à la malchance, car les choses auraient pu se passer autrement (T 10) ; l'assassinat de César à la curie de Pompée n'est pas un effet du hasard, mais de la volonté divine (T 17), laquelle a pu se manifester aussi dans la mort de Démosthène (T 19). S'inspirant peut-être d'une formule de ce même Démosthène (Sur la couronne, § 271), Plutarque ne trouve pas d'autre explication que la fatalité pour expliquer la défaite des Grecs à Chéronée : « Il semble qu'une sorte de destin surnaturel ou le cours même des événements ait fixé à ce moment-là le terme de la liberté des Grecs et se soit opposé à leurs efforts, l'avenir étant annoncé par de nombreux signes, notamment pas de terribles oracles de la Pythie » (Démosthène, 19, 1). On le voit, dans les Vies parallèles, la volonté humaine a bien peu de poids face à ces puissances supérieures que sont les Dieux, la Fortune ou la Destinée.

Réception

La survie de l'œuvre de Plutarque ne pourrait pas être correctement présentée en quelque dizaines de lignes. Cet auteur a si profondément imprégné la culture européenne qu'il faudrait sans doute plusieurs livres pour dresser la liste de tout ce qu'on lui doit. Il semble donc préférable de renvoyer le lecteur à un ouvrage qui, quoiqu'ancien, reste d'un grand intérêt sur cette question, le Plutarch de R. Hirzel (1912), ouvrage dont l'essentiel se retrouve dans l'article de la R.E. (XXI, 1) Plutarch von Chaironeia par K. Ziegler : VIII. Nachleben und Textegeschichte P.s, col. 947 et sv. On se bornera ici à quelques informations qui devraient au moins donner une idée de l'ampleur du sujet.

L'œuvre de Plutarque a connu une diffusion très rapide, même dans le monde romain. On voit déjà apparaître son nom dans les Nuits attiques d'Aulu-Gelle (c. 130-180), dès les premières lignes de l'ouvrage, à propos du calcul de la taille d'Hercule par Pythagore. Un peu plus loin (I, 26, 4-9), le philosophe Taurus, interrogé sur la colère, ne se contente pas de donner son avis, il y ajoute celui de « notre Plutarque, homme très savant et très sage » (Plutarchus noster, vir doctissimus ac prudentissimus). Au livre IV (11, 11), de nouveau à propos de Pythagore, Aulu-Gelle cite encore Plutarque « homme d'une grande autorité dans les sciences » (homo in disciplinis gravi auctoritate). Environ deux siècles plus tard, dans les Saturnales de Macrobe, le nom de Plutarque n'apparaît peut-être pas mais une dizaine de questions traitées dans le livre VII proviennent manifestement des Propos de table du philosophe de Chéronée. Du côté grec, on a cru percevoir l'influence de Plutarque chez Arrien qui aurait lu la Vie d'Alexandre, chez Pausanias, Aelius Aristide, de même que chez l'empereur Julien (Les Césars, 320 et sv. ; Misopogon, 359a . Contre les cyniques ignorants, 200b). Les auteurs chrétiens n'ont pas tardé non plus à exploiter Plutarque, qu'Origène rangeait parmi les « vrais philosophes, amoureux de la vérité » (Contre Celse, V, 57). Eusèbe de Césarée le cite à plusieurs reprises dans sa Préparation évangélique, soit que Plutarque lui fournisse des arguments contre le polythéisme et sa mythologie (III, 1 ; V, 16), soit au contraire qu'il développe des idées paraissant s'accorder avec la doctrine chrétienne (XI, 11). Au Ve siècle, l'évêque de Cyr (près d'Antioche), Théodoret va plus loin encore dans cette seconde direction : il croit que Plutarque et Plotin, « ont entendu la voix des divins Évangiles » (Thérapeutique des maladies helléniques, II, 87).

Au Moyen-âge, du moins en Occident, Plutarque tombe dans un oubli total. Ce n'est pas le cas à Constantinople où, au IXe siècle, Photius recopie dans sa Bibliothèque de vastes extraits d'une vingtaine de Vies parallèles. Quant à la survie des Moralia, c'est surtout aux travaux de Maxime Planude (XIIIe siècle) qu'on la doit.

Plutarque réapparaît en Occident à la fin du XIVe siècle. On retrouve ses traces en Avignon où Simon Atemanus traduit, dans un latin assez laborieux, le traité Du contrôle de la colère, traduction qui sera revue un peu plus tard par le chancelier de Florence Coluccio Salutati (cf. M. Pade, Translations of Plutarch, p. 53-54). Celui-ci s'intéressait apparemment beaucoup à Plutarque. Dans une lettre de 1396, il  presse son correspondant J. da Scarperia, alors à Constantinople, de revenir au plus tôt, chargé de livres : « Voici maintenant ce qu'il faut que tu fasses... apporter autant de livres que tu peux... Je voudrais que tu apportes avec toi tout Platon... Achète-moi un Plutarque, tous les écrits possibles de Plutarque et un Homère... » (Ch.-M. de La Roncière e.a., L'Europe au Moyen âge. Documents expliqués, t. III : fin XIIIe siècle - fin XVe siècle, Paris, 1971, p. 360). A partir des années 1400, les versions latines d'œuvres de Plutarque se multiplient, dues à des humanistes comme L. Bruni puis, plus tard, G. Budé, Érasme et bien d'autres. Et on se remet à apprendre le grec, comme Gargantua le dit dans une lettre à son fils : « Tant y a  qu'en l'âge où je suis, j'ai été contraint d'apprendre les lettres grecques, lesquelles je n'avais contemné comme Caton, mais je n'avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge, et volontiers me délecte à lire les Moraux de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon... » (Rabelais, II. Pantagruel, Ch. 8 Comment Pantagruel, étant à Paris, reçut lettres de son père Gargantua et la copie d'icelles). Jodelle aussi, dont la Cléopâtre captive est entièrement tirée de la Vie d'Antoine, a peut-être lu Plutarque en grec. Il n'empêche que les traductions restent nécessaires. En 1572, H. Estienne publie les œuvres complètes de Plutarque, avec une traduction latine et une longue épître dédicatoire où l'éditeur dit toute son admiration pour l'historien-philosophe de Chéronée (cf. J. Céard e.a., La France des Humanistes. Henri Estienne, éditeur et écrivain, Turnhout, 2003, p. 281-284). La même année, Amyot achève sa traduction de Plutarque, mission que lui avait confiée François Ier, en publiant les Œuvres morales ; les Vies parallèles avaient paru dès 1559. Le succès fut énorme, Amyot, immédiatement considéré comme un des meilleurs écrivains français (cf. Montaigne, Essais, coll. La Pléiade, p. 382). Mais son influence s'étendit bien vite au-delà des frontières nationales : dès 1579, sa traduction des Vies était mise en anglais par Sir Thomas North, version qui allait devenir source d'inspiration pour plusieurs pièces de Shakespeare (Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan, Timon d'Athènes). On ne quittera cependant pas le XVIe siècle sans avoir signalé les pages très élogieuses de Bodin (La méthode de l'histoire, p. 49-50) et la vénération de Montaigne pour Plutarque, cité environ quatre cents fois dans les Essais.

Les lecteurs ‒ et admirateurs ‒ de Plutarque sont toujours très nombreux au Grand siècle. Bossuet, Boileau, La Fontaine, Racine l'apprécient beaucoup (cf. O. Gréard, De la morale de Plutarque, 7e éd., Paris, 1912, p. 322-323). Plutarque obtient même les suffrages d'un épicurien comme Saint-Évremond (Sur Sénèque, Plutarque et Pétrone, dans Œuvres en prose, éd. R. Ternois, t. I, Paris, 1962, p. 159-164). Ce gentilhomme ne connaît pas le grec et goûte assez peu les Moralia ; ce sont les Vies parallèles qui suscitent son admiration : « A dire vray, les Vies des Hommes illustres sont le Chef d'œuvre de Plutarque, et à mon jugement un des plus beaux ouvrages du monde » (p. 161).

Le succès de Plutarque est encore très vif à l'âge des Lumières. Un nouvel outil est mis à la disposition des « Philosophes », la traduction des Vies parallèles par Dacier (1721) qui, entre autres, séduit la future Madame Roland : « Je goûtai ce dernier ouvrage plus qu'aucune chose que j'eusse encore vue ». Et de poursuivre : « Plutarque semblait être la véritable pâture qui me convînt ; je n'oublierai jamais le carême de 1763 (j'avais alors neuf ans), où je l'emportais à l'église en guise de Semaine-sainte. C'est de ce moment que datent les impressions et les idées qui me rendaient républicaine sans que je songeasse à le devenir » (Mémoires de Madame Roland, éd. Cl. Perroud, t. II, Paris, 1905, p. 22 ; voir aussi p. 285). Trente ans plus tard, arrêtée après la chute des Girondins, elle parlait encore, du fond de sa prison, de son « bon Plutarque » dont elle amusait ses loisirs (Mémoires, p. 337). J.-J. Rousseau était lui aussi un fervent lecteur de Plutarque, dans la traduction d'Amyot. Il s'en est  nourri toute sa vie, comme il le dira dans les Rêveries du promeneur solitaire, son dernier ouvrage : « Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m'attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse ; c'est presque le seul auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer quelque fruit » (Quatrième promenade, dans Œuvres complètes, t. I, éd. B. Gagnebin - M. Raymond, La Pléiade, p. 1024). Rousseau meurt en 1778, à la veille de la Révolution, événement où le rôle de Plutarque, parmi d'autres auteurs anciens, mérite d'être noté. Comme on sait, la plupart des acteurs de 1789, formés aux lettres classiques, voyaient dans la République romaine, dans les institutions d'Athènes, mais surtout de Sparte, des modèles à imiter. Le patriotisme, l'amour de la liberté, le courage militaire leur paraissaient être des valeurs à réintroduire dans une France transformée, régénérée. Or cette antiquité idéale, c'est par l'intermédiaire de Cicéron, de Tite-Live, d'autres encore et, du côté grec, de Plutarque surtout, et de ses Vies parallèles, qu'ils la connaissaient (cf. Cl. Mossé, L'Antiquité et la Révolution, Paris, 1989, p. 61-62). Ce sont les vies de Lycurgue de Solon, de Phocion, de Démosthène qui les inspirent. Sans doute cette « anticomanie » ne touche-t-elle pas tout le monde, un Barnave, par exemple, y échappe et bientôt, une réaction plus vive se manifeste. « Aucun peuple ne nous a laissé des modèles que puisse adopter la République française », proclame Marie-Joseph Chénier à la Convention en l'an II, soit en 1793 (cf. Cl. Mossé, p. 114). « Cessons d'admirer ces Anciens qui n'eurent pour constitution que des oligarchies, pour politique que des droits exclusifs de cité, pour morale que la loi du plus fort et la haine de tout étranger », enseigne Volney dans son cours d'histoire à l'École normale inaugurée en l'an III (cf. P. Vidal-Naquet, La démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, 1990, p. 231). Quelques années plus tard, en 1819, B. Constant prononce cette conférence qui deviendra célèbre sur la liberté des Anciens comparée, et opposée, à la liberté des Modernes (Écrits politiques, éd. M. Gauchet, Paris, Folio-Essais, 1997, p. 589-627). Mais revenons à Plutarque. Dans les années 1809-1810, P.-L. Courier, « vigneron, ancien canonnier à cheval », ainsi qu'il se définit lui-même, et helléniste distingué, le trouve bien mauvais historien : « son mérite est tout dans le style. Il se moque des faits, et n'en prend que ce qui lui plaît, n'ayant souci que de paraître habile écrivain. Il ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale, si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase » (Œuvres complètes, éd. M. Allem, La Pléiade, 1951, p. 788-789). Dans une autre lettre, il a cette expression, plus martiale : « Plutarque à présent me fait crever de rire. Je ne crois plus aux grands hommes » (p. 834)*. Un contemporain, Chateaubriand, était moins sévère. Si, dans le Génie du christianisme (1802), il avait traité Plutarque d'« agréable imposteur » (éd. M. Regard, La Pléiade, p. 845), il est nettement plus aimable à son égard dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem. Naviguant dans le golfe de Damiette, l'ancienne Péluse, le voyageur remue des souvenirs : « je commençai par remonter en pensée jusqu'aux premiers Pharaons, et je finis pas ne pouvoir plus songer qu'à la mort de Pompée ; c'est selon moi le plus beau morceau de Plutarque et d'Amyot son traducteur » (Œuvres romanesques et voyages, t. II, éd. M. Regard, La Pléiade, p. 1133). Quelques années plus tard (1819), le jeune Michelet ‒ il va avoir vingt et un ans ‒ soutient ses thèses de doctorat en Sorbonne. Sa thèse principale, en français, est un Examen des Vies des hommes illustres de Plutarque (Œuvres complètes, éd. P. Viallaneix, t. I, 1971, p. 21-43), véritable catalogue des qualités du philosophe, de l'écrivain, de l'historien, même si, concède Michelet, certaines de ses digressions peuvent paraître ennuyeuses et si ses Vies contiennent quelques inexactitudes. « Il n'est point d'auteur aussi plein, aussi substantiel », affirme le récipiendaire (p. 34). On soumettra au lecteur une dernière citation pour clôturer cet aperçu. Tirée des Considérations inactuelles de Nietzsche, elle pourrait susciter un vaste débat : « Rassasiez vos âmes de Plutarque et, en croyant à ses héros, osez croire en vous-mêmes. Une centaine d'individus éduqués de façon non moderne, c'est-à-dire mûris et habitués à respirer un air héroïque, suffiraient à réduire au silence toute la bruyante pseudo-culture de notre temps » (Nietzsche, Œuvres, I. La naissance de la tragédie. Considérations inactuelles, éd. M. De Launay, La Pléiade, p. 541).

* Un bon siècle plus tard, un autre militaire, Jean de Pierrefeu rejettera lui aussi le culte des héros, en l'occurrence les grands chefs de l'armée française en 1914-18, dans un pamphlet intitulé « Plutarque a menti » (1923).

 

Bibliographie

 

Éditions, traductions, commentaires

Vies, éd., trad. R. Flacelière - E. Chambry - M. Juneaux (pour les vol. I et II), 16 vol. Paris, 1957-1983 (C.U.F.).

Vies parallèles, trad. A.-M. Ozanam, Paris, 2001 (Coll. Quarto).

Les Vies des hommes illustres, trad. de Jacques Amyot, éd. G. Walter, 2 vol., Paris, 1951 (Coll. La Pléiade).

De la malignité d'Hérodote, éd., trad. G. Lachenaud, dans Œuvres morales, t. XII, 1, Paris, 1981 (C.U.F).

À signaler aussi un certain nombre de Vies publiées dans la Collection Scrittori greci e latini de la Fondazione Lorenzo Valla (Milan), texte, traduction et commentaire.

Études

– Barrow R.H., Plutarch and his Times, Bloomington - Londres, 1967.

– Boulogne J., Plutarque. Un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Lille, 1994.

– Frazier Fr., Histoire et morale dans les Vies parallèles de Plutarque, Paris, 1996.

‒ Jones C.P., Plutarch and Rome, Oxford, 1971.

‒ Marcovich M. (ed.), Plutarch [Papers presented at the Conference of the International Plutarch Society. Athens, 1987], Illinois Classical Studies, 13.2, 1988.

‒ Pelling C.B.R., Plutarch's Method of Work in the Roman Lives, dans Journal of Hellenic Studies, 99, 1979, p. 74-96.

‒ Pérez Jiménez A. - Titchener F. (ed.), Historical and Biographical Value of Plutarch's Works. Studies devoted to Professor Philipp A. Stadter by the International Plutarch Society, Malaga, 2005.

– Sirinelli J., Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle, Paris, 2000.

‒ Sirinelli J., Plutarque biographe : de l'évocation des morts aux héros de roman, dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 52, 2000, p. 142-152.

Réception

‒ Aulotte R., Plutarque et l'humanisme en France et en Italie, dans M. Ishigami-Iagolnitzer (ed.), Les humanistes et l'antiquité grecque, Paris, 1989, p. 99-104.

‒ Cazals R., Plutarque a-t-il menti ? dans S. Caucanas - R. Cazals - P. Payen (dir.), Retrouver, imaginer, utiliser l'antiquité. Actes du Colloque international tenu à Carcassonne les 19 et 20 mai 2000, Toulouse, 2001, p. 141-146.

Delcourt M., Jodelle et Plutarque, dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 42, 1934, p. 36-52.

‒ Fernández-Ardanaz S., Plutarchus christianus e il suo influsso in alcuni autori cristiani latini, dans Cristianesimo latino e cultura Greca sino al sec. IV. XXI. Incontro di studiosi dell'antichità cristiana Roma, 7-9 maggio 1992, Rome, 1993, p. 51-79.

‒ Geiger J., Nachleben of the Classics: the Case of Plutarch, dans Scripta Classica Israelica, 21, 2002, p. 267-273.

‒ Guerrier O. (éd.), Moralia et Œuvres morales à la Renaissance, Paris, 2008.

‒ Guerrier O. (éd.), Plutarque de l'âge classique au XIXe siècle : présences, interférences et dynamique, Grenoble, 2012.

‒ Hirzel R., Plutarch, Leipzig, 1912 (Das Erbe der Alten, 4).

‒ Konstantinovic I., Montaigne et Plutarque, Genève, 1989.

‒ Michelet J., Examen des Vies des hommes illustres de Plutarque, thèse principale pour le doctorat ès lettres, Paris, 28 juillet 1819, dans Œuvres complètes de Michelet, I. 1798-1827, éd. P. Viallaneix, Paris, 1971.

‒ Morlet S., Plutarque et l'apologétique chrétienne : la place de la Préparation évangélique d'Eusèbe de Césarée, dans Pallas, 67, 2005, p. 115-138.

‒ Pade M., Translations of Plutarch in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, dans P. Andersen (ed.), Pratiques de Traduction au Moyen Age, Copenhague, 2004, p. 52-64.

‒ Pade M., The Reception of Plutarch's Lives in Fifth-Century Italy, 2 vol., Copenhague, 2007 [BMCR 2008.06.25]

‒ Sturel R., Jacques Amyot traducteur des Vies parallèles de Plutarque, réimpr. Genève, 1974 [Paris, 1918]

 

Textes choisis

 

Vies parallèles (trad. Flacelière - Chambry - Juneaux)

T 1 - Thésée, 1  Dans leurs atlas, Sossius Sénécion, les géographes relèguent les pays qui échappent à leur connaissance aux extrémités de leurs cartes et inscrivent  à côté de certains d'entre eux : « au delà, il n'y a que sables arides, infestés de bêtes fauves », ou bien « de sombres marais », ou « la Scythie glacée », ou « une mer gelée. » De même moi, après avoir, en écrivant ces Vies parallèles, parcouru les époques accessibles à la vraisemblance et le terrain solide de l'histoire qui s'appuie sur des faits, je pourrais à bon droit dire des âges plus reculés : « au delà, c'est le pays des prodiges et des légendes tragiques, habité par les poètes et les mythologues, et l'on n'y trouve plus aucune preuve, aucune certitude ». Toutefois, nous avons cru, publiant le récit consacré au législateur Lycurgue et au roi Numa, qu''il ne serait pas déplacé de remonter jusqu'à Romulus, puisque nos recherches nous avaient amené à une époque voisine de la sienne ; et alors, comme je me demandais, selon les vers d'Eschyle :
                                                        « Contre un pareil mortel, qui donc s'avancera ?
                                                         Qui ranger contre lui ? Qui donc est assez sûr? »,
il m'a paru que le fondateur de la belle et illustre Athènes pouvait être opposé et comparé au père de l'invincible et glorieuse Rome.
Puissions-nous obliger la fable, épurée par la raison, à se soumettre à elle et à prendre l'aspect de l'histoire  ! Mais, quand elle dédaignera audacieusement la crédibilité et n'admettre aucun accord avec la vraisemblance, nous demanderons aux lecteurs d'être indulgents et d'accueillir avec patience ces vieilles histoires.

T 2 - Numa, 1  Sur le temps où vécut le roi Numa, les opinions sont aussi très divergentes, malgré l'apparente exactitude des tables généalogiques qui descendent de l'origine jusqu'à lui. Mais un certain Clodius affirme, dans ses Recherches chronologiques (c'est ainsi, en effet, qu'il a intitulé son petit ouvrage), que ces anciens documents disparurent dans les ruines de Rome, lors de l'invasion des Gaulois, et que ceux que l'on montre aujourd'hui ont été falsifiés pour complaire à certains citoyens qui voulaient se glisser de force, sans y avoir aucun titre, dans les premières familles et les plus illustres maisons de la ville. Quant à la tradition qui fait de Numa un disciple de Pythagore, les uns soutiennent formellement qu'en réalité il n'eut aucun connaissance de la culture grecque et qu'il était capable d'arriver à la vertu par ses propres moyens ou que c'est à un barbare supérieur à Pythagore qu'il faut attribuer la formation du roi ; les autres affirment que Pythagore est postérieur à Numa et naquit seulement près de cinq générations après lui, mais qu'un autre Pythagore, qui était de Sparte et qui avait remporté le prix du stade aux jeux Olympiques, dans la seizième Olympiade, dont la troisième année coïncide avec le début du règne de Numa, voyageant en Italie, se rencontra avec Numa et l'aida à organiser la cité, et que c'est par suite des leçons de ce Pythagore que parmi les coutumes romaines se trouvent en assez grand nombre des usages lacédémoniens. D'ailleurs, Numa était de race sabine et les Sabins prétendent descendre de colons lacédémoniens. Il est donc difficile de préciser le temps où vécut Numa, particulièrement si l'on remonte pour cela aux Olympioniques, dont la liste, publiée, dit-on, par Hippias d'Élis à une époque tardive, n'inspire aucune confiance, faute d'un point de départ incontestable. Pour nous, tout ce que nous avons recueilli au sujet de Numa et qui nous a paru digne de mémoire, nous allons l'exposer, en commençant par un préambule approprié à notre sujet.

T 3 - Coriolan, 38  On raconte même que cette voix [de la statue érigée par les femmes romaines après le départ des Volsques] se fit entendre deux fois. C'est vouloir nous faire croire des choses qui ont bien l'air de n'être jamais arrivées, et difficiles à admettre. Que l'on ait vu des statues suer, verser des larmes et laisser échapper des gouttes de sang, cela n'est pas impossible. Le bois et la pierre contractent souvent une moisissure, génératrice d'humidité, prennent ainsi d'eux-mêmes plusieurs couleurs et reçoivent aussi des teintes de l'atmosphère qui les environne. Rien n'empêche de croire que la divinité se sert de ces phénomènes pour signifier certains événements. Il est possible encore qu'une statue émette un bruit qui ressemble à un grognement ou à un gémissement, causé par une rupture ou une dislocation un peu violente de ses éléments intérieurs. Mais qu'une voix articulée, une parole si claire, si remarquable et si nettement prononcée se produise dans un objet inanimé, c'est absolument impossible, puisque même notre âme et la divinité elle-même ne se font pas entendre ni ne parlent sans l'aide d'un corps qui leur sert d'instrument et qui est pourvu des organes du langage.

T 4 - Timoléon, Préface, 1-2  Si moi, j'ai commencé à écrire ces biographies, ce fut d'abord pour faire plaisir à d'autres, mais c'est maintenant pour moi-même que je persévère dans ce dessein et m'y complais : l'histoire des grands hommes est comme un miroir que je regarde pour tâcher en quelque mesure de régler ma vie et de la conformer à l'image de leurs vertus. M'occuper d'eux, c'est, ce me semble, comme si j'habitais et vivais avec eux, lorsque grâce à l'histoire recevant pour ainsi dire sous mon toit chacun d'eux tour à tour et le gardant chez moi,  je considère « comme il fut grand et beau » [Il., 24, 630] et lorsque je choisis parmi ses actions  les plus importantes et les plus belles à connaître. « Oh ! est-il un plaisir plus grand que celui-là » [Sophocle, fr. 579], plus efficace pour réformer les mœurs ?

T 5 - Aristide, 19, 8-9  Cette bataille [Platées : a. 479] eut lieu le quatre du mois de Boédromion , selon le calendrier athénien, le vingt-sept du mois de Panémos, suivant le calendrier béotien, jour où, de notre temps encore, le Conseil hellénique se réunit à Platées et où les Platéens sacrifient à Zeus Libérateur en action de grâces pour cette victoire. Cette divergence entre les dates n'a rien d'extraordinaire, puisque même aujourd'hui, où l'astronomie est devenue une science plus exacte, le commencement et la fin des mois diffèrent suivant les pays.

T 6 - Aristide, 26  Les uns prétendent qu'Aristide mourut dans le Pont, où il s'était rendu pour les affaires de l'État ; les autres affirment qu'il mourut de vieillesse à Athènes, honoré et admiré par ses concitoyens. Voici ce que le Macédonien Cratère dit de la fin de ce grand homme. Après l'exil de Thémistocle, prétend-il, le peuple, pour ainsi dire, déborda d'insolence et il s'éleva de son sein une multitude de sycophantes, qui poursuivirent les meilleurs et les plus influents des citoyens et les livrèrent à l'envie de la foule exaltée par sa prospérité et sa puissance. Parmi ceux-ci, Aristide lui-même aurait été condamné pour vénalité, sur l'accusation de Diophantos d'Amphitropè, qui soutint qu'en faisant payer les tributs, il avait reçu de l'argent des Ioniens. Aristide, ne pouvant acquitter l'amende, qui se montait à cinquante mines, serait alors embarqué pour aller mourir en Ionie. Mais Cratère n'a fourni de ce fait aucun témoignage écrit, ni jugement, ni décret, lui qui d'ordinaire cite exactement les documents de ce genre et indique les historiens qu'il suit. Tous les autres auteurs, ou à peu près, qui rapportent tout au long les injustices du peuple à l'égard de ses stratèges, l'exil de Thémistocle, l'emprisonnement de Miltiade, l'amende de Périclès, la mort de Pachès, qui se tua en plein tribunal, à son banc, en se voyant condamné, et beaucoup de faits analogues qu'ils compilent et ressassent, citent bien l'ostracisme d'Aristide, mais ne font aucune mention d'une telle condamnation.

T 7 - Flamininus, 10, 7-10  Le silence à nouveau établi, le héraut, élevant la voix avec plus de force, s'empressa de crier à tous les assistants la proclamation [de la libération de la Grèce] qu'il répéta d'un bout à l'autre. Alors une clameur de joie d'une ampleur incroyable se répercuta jusqu'à la mer ; toute l'assemblée se leva ; il n'était plus question des concurrents [des jeux isthmiques] ; tous bondirent d'un seul élan vers Titus [Flamininus] pour lui prendre les mains et le saluer comme le défenseur et le sauveur de la Grèce. On vit alors se produire l'effet, que l'on cite souvent, d'un cri extraordinairement fort : des corbeaux qui volaient par hasard au-dessus de l'assemblée tombèrent dans le stade. La cause en est une rupture de l'air ; car, lorsque des voix nombreuses et puissantes s'élèvent, l'air, déchiré par elles, n'offre plus de support aux ailes des oiseaux ; ils glissent comme s'ils se mouvaient dans le vide. Peut-être cependant serait-il plus juste de dire qu'ils tombent et meurent comme s'ils avaient été frappés et transpercés par une flèche. La cause peut être aussi un tournoiement de l'air pareil aux tourbillons marins et aux remous des flots profondément agités.

T 8 - Cimon, 2, 3-5  Aux peintres qui représentent de belles et très gracieuses figures comportant un petit défaut, on demande de ne pas supprimer complètement ce défaut, ni, non plus, de le faire ressortir, sous peine, soit d'enlaidir le portrait, soit de le rendre différent du modèle. De même, puisqu'il est difficile, peut-être même impossible de montrer une vie humaine irréprochable et pure, il faut, comme pour un portrait, en retracer avec vérité les belles parties ; quant aux erreurs ou aux vices qui entachent les actions par suite d'une passion ou d'une nécessité politique, il faut les considérer comme les défaillances d'une vertu plutôt que comme les effets de la perversité. Il ne convient pas de les faire apparaître dans le récit avec complaisance et insistance, mais, si l'on peut dire, de rougir pour la nature humaine de ce qu'elle ne nous présente aucun caractère entièrement noble ou dont on ne puisse contester la vertu.

T 9 - Nicias, 1, 5  Cela étant, en ce qui concerne les actions racontées par Thucydide et Philistos, ne pouvant les omettre, alors surtout qu'elles impliquent le caractère et les dispositions du personnage, dissimulés sous le nombre et la grandeur de ses malheurs, je mentionnerai brièvement celles qui sont essentielles, afin de ne pas paraître tout à fait négligent et paresseux ; mais ce qui est ignoré de presque tout le monde et se trouve épars chez d'autres écrivains ou que l'on découvre sur des monuments consacrés et d'anciens décrets, voilà ce que je me suis efforcé de rassembler, non pas pour en composer une histoire inutile, mais pour offrir celle qui fait comprendre un caractère et une conduite.

T 10 - Nicias, 11, 9-10  La Fortune est chose qui échappe à toute prévision et à tout calcul : si Nicias avait assumé le risque d'affronter l'ostracisme contre Alcibiade, ou bien il aurait eu le dessus et il serait demeuré en sûreté dans la ville après en avoir chassé son rival, ou bien il aurait eu le dessous, et alors, parti pour l'exil, il n'aurait pas eu à subir une fin si malheureuse [en Sicile], et il aurait conservé sa réputation d'excellent général. Je n'ignore pas que, suivant Théophraste, Hyperbolos fut banni à la suite du conflit engagé contre Alcibiade par Phéax, et non pas par Nicias ; mais la plupart des historiens rapportent les faits comme je viens de les exposer.

T 11 - Agésilas, 19, 9-10  Xénophon ne mentionne pas le nom de la fille d'Agésilas, et Dicéarque s'indigne que nous ne sachions rien de la fille d'Agésilas et de la mère d'Épaminondas. Mais moi, j'ai trouvé dans les documents de Lacédémone que la femme d'Agésilas s'appelait Cléora et ses filles Eupolia et Proauga.

T 12 - Alexandre, 1  Écrivant dans ce livre la vie du roi Alexandre et celle de César, qui abattit Pompée, nous ne ferons d'autre préambule, en raison du grand nombre de faits que comporte le sujet, que d'adresser une prière à nos lecteurs : nous leur demandons de ne pas nous chercher chicane si, loin de rapporter en détail et minutieusement toutes les actions célèbres de ces deux hommes, nous abrégeons le récit de la plupart d'entre elles. En effet nous n'écrivons pas des Histoires, mais des biographies, et ce n'est pas surtout dans les actions les plus éclatantes que se manifeste la vertu ou le vice. Souvent, au contraire, un petit fait, un mot, une plaisanterie montrent mieux le caractère que des combats qui font des milliers de morts, que les batailles rangées et les sièges les plus importants. Aussi, comme les peintres saisissent la ressemblance à partir du visage et des traits de la physionomie, qui révèlent le caractère, et se préoccupent fort peu des autres parties du corps, de même il faut nous permettre de pénétrer de préférence dans les signes distinctifs de l'âme et de représenter à l'aide de ces signes la vie de chaque homme, en laissant à d'autres l'aspect grandiose des événements et des guerres.

T 13 - Alexandre, 17, 6  La rapidité de sa course le long de la côte de Pamphylie a fourni à beaucoup d'historiens l'occasion de récits emphatiques, destinés à frapper l'imagination : selon eux, par l'effet d'une faveur divine, la mer se retira devant Alexandre, bien que la houle venue du large atteigne toujours ce rivage et ne découvre que rarement des petits chemins continus au pied des falaises escarpées de cette région montagneuse...
8  Mais Alexandre lui-même, dans ses lettres, ne mentionne aucune merveille de ce genre : il dit seulement qu'il s'est frayé une route à travers ce qu'on appelle l'Échelle et l'a parcourue au départ de Phasélis.

T 14 - Alexandre, 46  C'est là que l'Amazone vint le trouver, au dire de nombreux auteurs, parmi lesquels Cleitarchos, Polycleitos, Onésicrite, Antigénès et Istros ; mais Aristoboulos, Charès le chambellan, Ptolémée, Anticleidès, Philon de Thèbes, Philippe de Théangéla, et en outre Hécatée d'Érétrie, Philippe de Chalcis,  et Douris de Samos disent que c'est là pure invention. Alexandre semble témoigner en faveur de ces derniers : en effet, dans une lettre adressée à Antipatros, où il fait un récit circonstancié de tout ce qui s'était passé, il écrit que le roi des Scythes lui offrit sa fille en mariage, mais il ne parle pas de l'Amazone. On dit que, longtemps après, Onésicrite lut à Lysimaque, devenu roi, son quatrième livre, où il était question de l'Amazone, et que Lysimaque, en souriant doucement, lui demanda : « Et moi, où étais-je alors ? » Du reste, que l'on ajoute foi ou non à ce récit, l'admiration pour Alexandre n'en sera ni diminuée ni accrue.

T 15 - Alexandre, 60, 12-13  La plupart des historiens s'accordent pour dire que Poros avait quatre coudées et un empan de haut [environ 2 m.] et que, en raison de sa taille et de sa corpulence, il était aussi bien proportionné par rapport à l'éléphant qui le portait qu'un cavalier par rapport à son cheval. Et cependant cet éléphant était énorme. La bête montra une sollicitude pour le roi et une intelligence merveilleuses : tant que son maître fut en pleine possession de ses forces, elle le défendit vaillamment et repoussa les assaillants, puis, dès qu'elle le sentit faiblir sous l'avalanche des traits qui le blessaient, craignant qu'il ne tombât, elle s'agenouilla lentement sur le sol et, saisissant avec sa trompe les javelots l'un après l'autre, elle les retira doucement de son corps.

T 16 - César, 47  Parmi les nombreux prodiges qui avaient annoncé la victoire [de Pharsale], le plus remarquable est celui dont on raconte qu'il se produisit à Tralles [Asie Mineure]. Il y avait là, au sanctuaire de la Victoire, une statue de César ; le sol d'alentour était naturellement ferme, et, de plus, il était dallé en pierre dure ; il en sortit, dit-on, un palmier près du piédestal de la statue. A Padoue, Caius Cornelius, devin réputé, compatriote et familier de l'historien Tite-Live, était par hasard assis ce jour-là pour observer le vol des oiseaux. Tout d'abord, au dire de Tite-Live, il connut l'instant de la bataille et dit à ceux qui se trouvaient là que juste à ce moment l'affaire était en train et que les hommes en venaient aux mains. Il se remit ensuite en observation et, ayant vu les signes, il bondit de sa place et s'écria dans un transport d'enthousiasme : « Tu es vainqueur, César. » En voyant la surprise de ceux qui étaient près de lui, il ôta la couronne de sa tête et jura qu'il ne la remettrait pas avant que l'événement eût porté témoignage en faveur de son art. En tout cas Tite-Live affirme que les choses se passèrent ainsi.

T 17 - César, 66, 1  Ce que j'ai rapporté jusqu'ici peut être l'effet du hasard ; mais la salle où eut lieu la scène du meurtre, celle où le Sénat se réunit ce jour-là, contenait une statue de Pompée, qui avait dédié cet édifice comme un ornement ajouté à son théâtre : cette circonstance prouve manifestement que l'action fut conduite par un dieu qui avait assigné et marqué ce lieu pour un tel événement.

T 18 - Démosthène, 2, 1-2  Cependant, quand on a entrepris de composer un ouvrage historique d'après des textes que l'on n'a pas à sa portée chez soi, mais dont la plupart se trouvent à l'extérieur et dispersés en divers endroits, il serait alors réellement nécessaire, d'abord et avant tout, d'habiter « une ville célèbre », amie du beau et très peuplée, afin d'avoir en abondance des livres de toute sorte et aussi de recueillir en écoutant et en questionnant tous les détails qui ont échappé aux écrivains et qui, conservés dans la mémoire des hommes, ont une autorité plus manifeste ; on pourrait ainsi publier une œuvre où rien d'essentiel ne manquerait. Pour moi, j'habite une petite ville et je me plais à y demeurer pour qu'elle ne devienne pas encore plus petite, mais, étant à Rome et lors de mes séjours en Italie, je n'ai pas eu le loisir de m'appliquer à apprendre le latin, à cause de mes occupations d'ordre politique et des auditeurs qui suivaient mes leçons de philosophie ; ce n'est donc que tardivement, et déjà avancé en âge, que j'ai commencé à lire des ouvrages rédigés en latin.

T 19 - Démosthène, 30  Ariston rapporte que le poison qu'il prit se trouvait dans son calame, comme il a été dit. Mais un certain Pappos, chez qui Hermippe a pris ce qu'il raconte, dit que, lorsqu'il fut tombé près de l'autel, on trouva écrit sur la feuille de papyrus ce début de lettre : « Démosthène à Antipatros », et rien de plus ; que, comme on s'étonnait de la soudaineté de sa mort, les Thraces qui étaient à la porte prétendirent qu'il avait pris dans sa main le poison renfermé dans un petit linge, l'avait porté à sa bouche et l'avait avalé, et qu'ils avaient supposé que ce qu'il avait ainsi absorbé était de l'or ; qu'enfin la jeune esclave qui le servait, interrogée par Archias, dit que depuis longtemps déjà Démosthène portait ce linge noué comme sauvegarde. Ératosthène lui-même rapporte qu'il conservait le poison dans un anneau creux et qu'il portait cet anneau en guise de bracelet. Mais il n'est pas nécessaire d'exposer les différentes versions de tous ceux (et ils sont très nombreux) qui ont écrit sur Démosthène. Je fais une exception pour Démocharès, parent de Démosthène, qui déclare qu'à son avis il fut arraché à la cruauté des Macédoniens, non par le poison, mais par la Providence des dieux qui l'honorèrent en lui procurant une mort rapide et sans douleur. Il mourut le seize du mois de Pyanepsion, au jour le plus triste des Thesmophories, celui que les femmes célèbrent en jeûnant auprès de la déesse [Déméter].

T 20 - Démétrios, I, 5-6  Voilà pourquoi les anciens Spartiates, aux jours de fête, contraignaient les hilotes à boire beaucoup de vin pur et les menaient ensuite aux repas pris en commun, pour faire voir à leurs jeunes ce que c'est que l'ivresse. Si, quant à nous, nous regardons cette manière de corriger les uns en corrompant les autres comme contraire aux principes de l'humanité et de la politique, nous pensons qu'il n'est peut-être pas plus mauvais d'introduire parmi les modèles exemplaires que présentent nos biographies une ou deux paires de ces hommes qui se sont conduits de façon trop inconsidérée et dont les vices ont été rendus éclatants par la grandeur du pouvoir qu'ils ont exercé et des affaires qu'ils ont dirigées. Ce n'est point, par Zeus ! que nous voulions charmer et distraire nos lecteurs par la variété de nos récits, mais nous imitons Isménias de Thèbes montrant à ses élèves de bons et de mauvais flûtistes et ayant coutume de leur dire : «Voilà comme il faut jouer », puis « Voilà comme il ne faut pas jouer. »

T 21 - Antoine, 5, 9-10 ‒ 6, 1-2  En sortant, Antoine accabla de ses imprécations les sénateurs, puis il prit un habit d'esclave, loua une voiture avec Quintus Cassius et partit rejoindre César. Tous deux, arrivés à la vue de l'armée, se mirent à crier que tout ordre public avait cessé d'exister à Rome, puisque les tribuns eux-mêmes n'y avaient plus le droit de parler, et que l'on chassait et menaçait quiconque se déclarait pour la justice.

Là-dessus César se mit en marche avec son armée et entra en Italie. Voilà pourquoi Cicéron a écrit dans ses Philippiques que, comme Hélène avait été la cause de la guerre de Troie, Antoine fut la cause de la guerre civile. Mais cela est manifestement faux. Caïus César n'était pas si influençable ni si prompt à dévier de ses plans dans un mouvement de colère : si son dessein n'avait pas été formé depuis longtemps, il n'aurait pas subitement porté la guerre contre sa patrie, pour avoir vu Antoine et Cassius se réfugier auprès de lui pauvrement vêtus et dans une voiture de louage. Mais cela lui fournit un prétexte spécieux et un motif décent, qu'il cherchait depuis longtemps, d'entamer les hostilités.

T 22 - Antoine, 60, 2-7  On dit qu'avant la guerre [bataille d'Actium] se produisirent les présages suivants. La vile de Pisaure, colonie fondée par Antoine sur les bords de l'Adriatique, fut engloutie dans une déchirure de la terre. A Albe, une de ses statues de marbre fut pendant plusieurs jours couverte d'une sueur que l'on s'efforça en vain d'essuyer. Pendant qu'Antoine séjournait à Patras, la foudre mit le feu au sanctuaire d'Héraclès, et, à Athènes, la statue de Dionysos fut arrachée de la Gigantomachie par un tourbillon de vent et tomba sur le théâtre : or Antoine rapportait l'origine de sa race à Héraclès, et, se proposant d'imiter dans la conduite de sa vie Dionysos, comme je l'ai dit, se faisait appeler le Nouveau Dionysos. Le même ouragan, tombant à Athènes sur les colosses d'Eumène et d'Attale, sur lesquels était inscrit le nom d'Antoine, les renversa seuls entre plusieurs autres. La navire amiral de Cléopâtre s'appelait Antonias, et un signe effrayant y apparut : des hirondelles ayant fait leur nid sous la poupe, il en survint d'autres, qui chassèrent les premières et tuèrent les petits.


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.

[6 décembre 2012]


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