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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


APULEE

L'Âne d'or ou les Métamorphoses

9. Chez le jardinier : prodiges et combat entre propriétaires
(IX, 31, 3 - IX, 42, 4)


(IX, 31, 3) Un pauvre jardinier m'acheta cinquante deniers. C'était bien cher, disait-il; mais il comptait sur notre travail commun pour le faire vivre.

Le service chez le jardinier

(IX, 32, 1) Il est bon d'entrer ici dans les détails de ce nouveau service. Dès le matin, mon maître me chargeait de légumes de toute espèce qu'il allait livrer aux revendeurs de la ville voisine. Quand il en avait reçu le prix, il montait sur mon dos et revenait à son jardin. (2) Là, tandis que mon homme bêchait, arrosait, se livrait, le dos courbé, aux divers soins de son état, moi je prenais du bon temps, et me régalais de la douceur de ne rien faire: mais les astres n'en accomplissaient pas moins leur révolution; et jour par jour, mois par mois, se pressant à la file, l'année passa de la délicieuse époque des vendanges aux âpres rigueurs du Capricorne. (3) Plus de jour sans pluie, plus de nuit sans frimas. Il manquait un toit à mon étable; et, constamment exposé à la belle étoile, j'étais sans cesse aux prises avec le froid. Mon maître, par pauvreté, était hors d'état d'avoir pour lui-même, à plus forte raison pour moi, un toit de chaume ou la plus mince couverture. Il n'avait pour abri qu'une méchante hutte de ramée. (4) Chaque matin, il me fallait pétrir péniblement une fange glaciale, ou me briser les sabots contre les aspérités du sol durci par la gelée. Ajoutez que je n'avais plus comme auparavant de quoi me remplir le ventre. Mon maître et moi, nous n'avions plus qu'un seul et même ordinaire; et il était des plus chétifs. Quelques laitues amères qu'on avait laissé monter en graine en formaient le menu. Pour la saveur et la tendreté, autant aurait valu mâcher une poignée de verges.

Une visite qui s'accompagne de bien curieux prodiges

(IX, 33, 1) Il nous arriva un soir, par un ciel sans lune, un propriétaire d'un village des environs, qui avait perdu son chemin dans l'obscurité, et qu'une forte averse avait trempé jusqu'aux os. (2) Il fut cordialement accueilli, et trouva chez nous, sinon bon gîte, au moins un repos dont il avait grand besoin. Aussi promit-il à son bon hôte, en témoignage de sa gratitude, du blé et de l'huile de sa récolte, et, de plus, deux barils de son vin. (3) Mon maître n'eut rien de plus pressé que de se munir d'un sac et d'outres vides. Il monte à cru sur mon dos, et nous voilà tous deux en route. Nous franchissons la distance, qui était de soixante stades, et nous arrivons chez l'homme en question, qui reçoit au mieux mon maître, et l'invite à prendre sa part d'un excellent dîner. (4) Nos deux convives en étaient à se faire mutuellement raison le verre à la main, quand leur attention fut attirée par le plus étonnant phénomène.

Une des poules de la basse-cour se mit à courir çà et là, caquetant comme si elle avait envie de pondre. (5) Ce que voyant le patron: O ma cocotte, dit-il, que tu es de bon rapport! combien m'en as-tu fait gober de tes oeufs tous les jours de l'année! Allons, je vois que tu nous prépares un bon petit plat de ta façon. Holà! garçon, dit-il, vite la corbeille aux couveuses, et mets-la dans son coin ordinaire. (6) Le valet fit ainsi qu'il était enjoint; mais la poule ne veut pas de sa place accoutumée. Elle s'en vient déposer précisément aux pieds de son maître une ponte tant soit peu précoce, et de nature à lui mettre martel en tête. En effet, ce n'était pas un oeuf, c'était un petit poulet tout formé, emplumé, ergoté, qui se mit à glousser et à suivre sa mère.

(IX, 34, 1) Mais voici bien un autre prodige, un prodige à faire dresser les cheveux. Sous la table même où se trouvaient les restes du repas, la terre s'ouvre profondément, et livre passage à un énorme jet de sang qui retombe en larges gouttes sur tout le service.

(2) Tout à coup, au milieu de la stupeur et de l'effroi causés par ces événements surnaturels, un domestique arrive tout courant du cellier, annonçant que le vin qui s'y trouvait, et dont le dépôt était de longue date, bouillonnait dans les tonneaux, comme s il eût été soumis au feu le plus ardent. (3) En même temps, on vit des belettes traînant avec leurs dents un serpent mort. De la gueule d'un chien de berger sortit en sautillant une petite grenouille verte. Enfin, un bélier saisit le chien à la gorge, et l'étrangla d'un coup de dent. (4) À cette succession de sinistres présages, le maître du logis et ses gens furent frappés de stupeur. Que faire? Par où commencer pour apaiser le courroux des dieux? Quelle expiation sera plus efficace? Combien de victimes? Quelles victimes sacrifier?

Le combat des trois fils contre le gros propriétaire

(IX, 35, 1) On était encore sous l'impression d'effroi que cause le sentiment d'une catastrophe imminente, quand un jeune esclave vint annoncer au malheureux père de famille que les dernières calamités venaient de fondre sur sa maison. (2) Le bon homme avait trois fils, parvenus à l'âge de raison, et dont les talents et la conduite faisaient l'orgueil de sa vieillesse. Une ancienne amitié liait ces jeunes gens avec un pauvre homme possesseur d'un modeste manoir. (3) Ce manoir touchait aux grands et magnifiques domaines d'un jeune seigneur riche et puissant, qui, héritier d'un nom antique et illustre, abusait de cet avantage pour se créer dans le pays une prépondérance factieuse, et y disposer de tout à son gré. (4) Il agissait avec son humble voisin tout à fait en puissance ennemie. Il égorgeait ses moutons, enlevait ses boeufs, foulait aux pieds ses blés en herbe. Enfin, après l'avoir privé de son revenu, il voulut un beau jour le chasser de sa propriété; et, soulevant une vaine dispute de bornage, il prétendit que tout le terrain était à lui. (5) Le campagnard, homme tranquille du reste, dépouillé par l'avarice du riche, voulut du moins garder du champ paternel la place de son tombeau, et, tout inquiet, fit prier plusieurs amis de venir rendre témoignage au sujet de ses limites. (6) Dans le nombre se trouvaient les trois frères, venus pour aider, selon leurs forces, leur ami persécuté.

(IX, 36, 1) La présence de tant d'adversaires n'intimida point ce furieux, ni même ne lui imposa le moins du monde. Il ne rabattit rien de ses prétentions non plus que de son insolence. On voulut le prendre par la douceur, et tenter sur son esprit turbulent des moyens de conciliation; mais il y coupa court, jurant, par sa tête et celle de tout ce qui lui était cher, qu'il se moquait de tous ces arpenteurs; qu'il dirait à ces gens de prendre le voisin par les oreilles et de le jeter hors de sa baraque. (2) Ce propos révolta tous les auditeurs. L'un des trois frères répliqua d'un ton ferme qu'il avait beau se prévaloir de son bien pour trancher ainsi du tyran et du superbe; que les pauvres, sous l'impartiale protection de la loi, savaient bien avoir raison des riches. (3) Jetez de l'huile sur un foyer, du soufre sur un incendie; armez du fouet les Euménides, et vous concevrez à quel degré la brutalité du personnage fut excitée par de telles paroles. (4) L'excès de sa fureur le fit extravaguer. Il les menaça de les faire pendre tous, et leurs lois avec eux. Il avait chez lui des chiens de berger et de garde, d'une taille et d'une férocité extraordinaire, nourris des charognes qu'ils rencontraient dans la campagne, et qui étaient dressés à se jeter sur les passants. Il ordonne qu'on les lâche, en les excitant contre les gens qui se trouvaient là. (5) Au son bien connu de la voix des bergers, la rage de ces animaux s'exalte, ils s'élancent sur les assistants, les mordent, les déchirent; si l'on fuit, ils n'en sont que plus acharnés.

(IX, 37, 1) Ce n'est bientôt plus qu'une boucherie de toute cette foule qui se presse. Au milieu de la mêlée, le plus jeune des trois frères heurte du pied contre une pierre, s'y meurtrit les doigts et tombe. Sa chute le livre en proie à ces monstres furieux. Ils ne l'ont pas plutôt vu à terre qu'ils le dépècent par lambeaux. (2) Aux cris déchirants qu'il jette dans son agonie, ses frères, le coeur navré, volent à son secours. Enveloppant leur bras gauche de leur manteau, ils essayent d'écarter les chiens de son corps à coups de pierres; (3) mais tous leurs efforts sont vains contre cette meute acharnée. Le malheureux jeune homme n'eut que le temps de leur crier: Vengez-moi de ce riche détestable. Et il expira tout déchiré. (4) Les deux autres, poussés par le désespoir, et au mépris de leur propre danger, s'avancent contre leur ennemi et font voler sur lui une grêle de pierres; (5) mais cet homme de sang, dont la main n'était pas novice en fait de meurtre, frappe l'un d'eux d'un javelot au milieu de la poitrine, et le perce d'outre en outre. (6) Déjà le sentiment et la vie ont abandonné la victime, et cependant le corps ne touche pas la terre; car le trait qui l'avait traversé, ressortant presque en entier derrière son dos, s'était fixé au sol par la force du coup, et les vibrations de la hampe se communiquaient au cadavre ainsi suspendu. (6) Un valet de l'assassin, homme grand et robuste, accourt alors au secours de son maître, et, d'une pierre lancée de fort loin, cherche à atteindre le bras du troisième frère. Mais, contre leur attente, la pierre, manquant le but, ne fit que raser l'extrémité des doigts, et tomba sans effet.

(IX, 38, 1) Le jeune homme à l'instant fit, avec une présence d'esprit singulière, tourner l'incident au profit de sa vengeance. Il feignit d'avoir le poignet rompu, et s'adressant à son barbare adversaire: (2) Jouis, lui dit-il, de la destruction de toute une famille; repais du sang de trois frères ton insatiable cruauté; triomphe à ton aise du massacre de tes concitoyens: (3) mais sache-le bien, tu auras beau usurper l'héritage du pauvre, reculer les bornes de ton domaine en tous sens, tu auras toujours des voisins. (4) Ah! faut-il que cette main, dont j'aurais abattu ta tête coupable, soit mise si fatalement hors de combat! (5) Cette apostrophe exaspéra le brigand, qui saisit son glaive et se précipita avec furie sur le jeune homme pour l'égorger de sa propre main; mais il avait affaire à forte partie. (6) Avec une énergie qu'on était loin de lui supposer, le blessé prétendu arrête le bras de l'assaillant d'une étreinte vigoureuse, et, brandissant lui-même le fer d'une main assurée, frappe à coups pressés le riche odieux, et lui fait rendre son âme impure. (7) Cette exécution terminée, et pour se soustraire aux mains des domestiques qui accouraient, le vainqueur tourne contre lui-même le fer teint de sang de son ennemi, et se l'enfonce dans la gorge.

(8) Voilà ce qu'annonçaient tant de sinistres présages, dont il fallut au malheureux père essuyer le récit. Assailli de tant de coups à la fois, il ne proféra pas un mot, ne versa pas une larme; (9) mais saisissant le couteau dont il venait de se servir à table, pour faire les parts du repas, (10) il s'en perce la gorge de plusieurs coups, à l'exemple de son infortuné fils. Son corps roule inanimé sous la table, et lave d'un sang nouveau les taches prophétiques dont elle était souillée.

La rencontre avec le soldat

(IX, 39, 1) Ainsi, dans l'espace d'un moment, s'anéantit cette famille entière. Le jardinier, touché de tant de désastres, non sans retour sur ce qu'il y perdait lui-même, donne à son hôte des larmes pour son dîner, et, frappant itérativement l'une contre l'autre ses deux mains qu'il avait compté rapporter pleines, il monte sur mon dos, et s'en retourne comme il était venu; (2) mais il ne devait pas revenir lui-même sans malencontre. En effet, nous vîmes venir à nous un quidam de haute stature, soldat d'une légion, à en juger par ses dehors et ses manières, qui, d'un ton d'arrogance, demande à mon maître où il menait cet âne à vide. (3) Celui-ci, encore tout troublé, et d'ailleurs n'entendant pas le latin, ne répond point, et passe. L'autre prit sa taciturnité pour une insulte, et, avec toute l'insolence militaire, le jeta de mon dos à bas, d'un coup de cep de vigne qu'il tenait à la main. (4) Le pauvre jardinier lui expose humblement qu'il ignore sa langue. Eh bien! dit alors en grec le soldat, où mènes-tu cet âne? Le jardinier répond: À la ville voisine. (5) Mais j'ai besoin, moi, de son service, reprend l'homme de guerre; il faut qu'il vienne avec moi à la citadelle pour transporter, avec d'autres bêtes de somme, les effets du commandant. Cela dit, il met la main sur mon licou et me tire à lui. (6) Le jardinier alors, essuyant le sang du coup qu'il avait reçu à la tête, le supplie d'en agir moins rudement et de façon plus humaine avec un homme qui a servi comme lui; et cela, au nom de tout ce qu'il espère de mieux. (7) Je vous jure, dit-il, que cet âne n'a pas la moindre vigueur, et que, de plus, il a le mal caduc. Rien que pour porter quelques bottes de légumes de mon jardin à deux pas, l'haleine lui manque. Jugez s'il est propre à un service plus fatigant.

(IX, 40, 1) Mais le jardinier s'aperçoit que, loin de s'adoucir, la férocité du soldat s'irrite encore de ses prières, et que même il en veut à sa vie; car il avait retourné le cep, et, le frappant du gros bout, allait lui briser le crâne. Alors il a recours à un parti extrême. (2) Feignant de vouloir toucher les genoux de son ennemi, par un geste de suppliant il s'incline et se baisse bien bas; puis tirant soudain les deux pieds à lui, il fait perdre terre à son homme et le laisse retomber lourdement. Et tout aussitôt de lui labourer, de ses poings, de ses coudes, de ses dents, et même des pierres qu'il trouve sous sa main, le visage, les bras et les côtes. (3) L'autre, étendu sur le dos, hors d'état de résister ou de se garantir des coups, n'épargne pas du moins les menaces. Une fois debout, il va hacher mon maître par morceaux avec sa bonne lame. L'avis ne fut pas perdu. Le jardinier s'empare aussitôt de l'épée, la jette le plus loin qu'il peut, et le voilà étrillant de plus belle son ennemi terrassé. (4) Le soldat, roué de coups, ne voit qu'un moyen de salut: il fait le mort.

Le sort du jardinier et de son âne

Alors le jardinier, emportant l'arme avec lui, remonte sur mon dos, et, grand train, se rend droit à la ville. Il ne se souciait pas de revenir chez lui. Il va donc trouver un ami, lui conte son aventure, et le prie de l'assister dans cette position critique. Il ne s'agit que de le cacher, son âne et lui, pour deux ou trois jours. C'est assez pour dérouter l'accusation et sauver sa tête. (5) L'ami se montra vraiment ami, et ne se fit pas prier. On me fait plier les jambes, et l'on me hisse, à l'aide d'une échelle, dans une pièce au-dessus. Le jardinier reste en bas dans la boutique, et se blottit dans un panier dont on ferme le couvercle sur lui.

(IX, 41, 1) Cependant mon légionnaire, ainsi que je l'appris plus tard, avait fini par se mettre sur ses pieds. Mais en homme qui sort d'un long état d'ivresse, moulu, chancelant, et s'appuyant sur son bâton, il avait à grand-peine gagné la ville. Bien confus d'avoir eu le dessous, et de s'être ainsi laissé battre, il aimait mieux dévorer son dépit que de mettre aucun habitant dans la confidence de sa défaite; mais ayant rencontré quelques-uns de ses camarades, il leur conta son piteux cas. (2) On convint qu'il resterait au quartier quelque temps sans se faire voir; car, outre le déshonneur, il appréhendait, en raison de la perte de son épée, les peines sacramentelles de la loi militaire. Les autres, dans l'intervalle, devaient, munis de notre signalement, s'occuper activement de nous découvrir et de le venger. (3) Un traître de voisin nous vendit, et indiqua notre cachette. La justice est appelée: fausse déposition des soldats, qui prétendent avoir perdu en route un petit vase d'argent appartenant à leur général. L'objet aurait été trouvé par un jardinier qui refusait de le rendre, et qui s'était allé cacher dans la maison d'un ami. (4) Les magistrats s'étant fait décliner et le nom du général et le prix de l'objet perdu, arrivent à la porte de la maison de refuge, et là somment notre hôte à haute voix de livrer ceux qu'il recélait, sous peine d'encourir personnellement une action capitale. (5) Le maître du logis ne sourcilla pas. Occupé uniquement de sauver l'ami qui s'est confié à lui, il se renferme dans une dénégation absolue, et même il soutient qu'il n'a pas vu le jardinier depuis plusieurs jours. (6) Les soldats, de leur côté, de jurer par le bon génie du prince que le voleur est bien là, et non ailleurs. Les magistrats ordonnent la perquisition. (7) Des licteurs et autres officiers publics y procèdent, fouillent la maison dans tous les coins. Homme ni baudet n'est apparu, suivant leur dire.

(IX, 42, 1) L'altercation s'échauffe. Les soldats soutiennent que l'homme et l'âne sont là cachés, et jurent par l'empereur. Le patron ne cesse de nier, et de prendre tout l'Olympe à témoin. (2) Pendant qu'on disputait et qu'on vociférait en bas, n'allai-je pas m'aviser, âne indiscret autant que curieux, de fourrer de côté mon museau par une lucarne, pour voir un peu ce que signifiait ce vacarme? Or, le hasard voulut que l'oeil d'un soldat, tourné de ce côté, saisit mon ombre au passage. Aussitôt il fait part aux autres de sa découverte. (3) Grande rumeur. Vite on applique une échelle; me voilà appréhendé au corps, et emmené prisonnier. (4) Plus de doute. Les recherches sont reprises avec plus de soin. On finit par découvrir le panier, le jardinier est tiré de sa cachette et traduit devant les magistrats. On traîna en prison le pauvre homme, qui dut payer de sa tête les frais de cette aventure. Du reste, ce furent des éclats de rire et des plaisanteries sans fin sur mon apparition à la fenêtre. De là le proverbe si connu: Qui voit l'ombre, voit l'âne.

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