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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


APULEE

L'Âne d'or ou les Métamorphoses

8. Chez le boulanger : histoires de femmes infidèles
(IX, 10, 5 - X, 31, 1)


(IX, 10, 5) Le boulanger d'un village voisin m'acheta sept deniers plus cher que Philèbe ne m'avait naguère payé. Tout aussitôt mon nouveau maître, qui venait de faire provision de grain, m'en mit sur le dos ma charge, et me mena, par un chemin plein de cailloux et de racines, au moulin qu'il exploitait.

Le travail au moulin

(IX, 11, 1) Là se trouvaient bon nombre de meules à mécanique, que mainte bête de somme faisait tourner en tous sens. Tant que durait le jour, même la nuit, nul relâche au mouvement de ces machines, et la farine se fabriquait au prix du sommeil. (2) Le patron, pour rendre mon noviciat moins rude, commença par me loger et traiter splendidement, et me laissa chômer le premier jour devant un râtelier copieusement garni; (3) mais cette heureuse faculté de bien manger et ne rien faire ne dura pas plus d'un jour. Le lendemain de grand matin, je fus attelé à la meule qui semblait la plus grande. On me couvre la face, et je me trouve poussé en avant dans une étroite rainure circulaire, contraint de décrire infiniment le même tour, passant et repassant sur mes propres traces, sans dévier ni arriver. (4) Je n'oubliai pas en cette occasion ma prudence et ma circonspection habituelles, et n'eus garde de montrer trop de docilité dans ce nouvel apprentissage. Je n'étais pas sans avoir vu fonctionner de ces machines, quand je faisais partie de l'espèce humaine. (5) Mais, tenant à passer pour gauche et pour neuf autant que possible, je demeurais en place, feignant un étonnement stupide. Je me flattais qu'une fois mon inaptitude reconnue en ce genre d'exercice, on me trouverait ailleurs une besogne plus facile, ou qu'on me laisserait tranquille au râtelier; (6) je fus détrompé à mes dépens: un rang de bras armés de bâtons s'établit autour de moi; et au moment où j'y pensais le moins, car je n'y voyais goutte, un cri donne le signal, et les coups de tomber comme grêle sur mon échine. Cette évolution déconcerta mes calculs au point qu'à l'instant j'étendis la corde de toute ma force comme si je n'eusse fait autre chose, et je fis lestement plusieurs tours de manège, aux grands éclats de rire des assistants que ce brusque changement d'allure ne divertit pas peu.

(IX, 12, 1) Le jour était presque écoulé, et je n'en pouvais plus, quand on me détela pour me ramener à l'écurie. (2) Bien que je fusse sur les dents et que je sentisse au dernier degré le besoin de me reposer; bien que la faim me dévorât, ma curiosité naturelle prit le dessus. Et, avant de toucher à l'abondante ration qu'on avait placée devant moi, je me mis à étudier avec intérêt la discipline intérieure de cette fatale usine. (3) Dieux! quelle population rachitique d'êtres humains, à la peau livide et marquetée de coups de fouet! quels misérables haillons couvrant, sans les cacher, des dos tout noirs de meurtrissures! Quelques-uns n'avaient pour tout voile qu'un bout de tablier jeté autour des reins. (4) Tous, à travers leurs vêtements, montraient le nu de toutes parts. Tous étaient marqués d'une lettre au front, avaient les cheveux rasés d'un côté, et portaient au pied un anneau. Rien de plus hideux à voir que ces spectres aux paupières rongées par la vapeur brûlante et la fumée, aux yeux presque privés de lumière. Ajoutez à cela une teinte blafarde et sale qu'ils devaient à la farine dont ils étaient saupoudrés, comme les athlètes qui s'inondent de poussière avant d'engager le combat.

(IX, 13, 1) Que dire des animaux, mes compagnons d'infortune? Par où m'y prendre pour en tracer le tableau? Quel assortiment de vieux mulets et de chevaux éreintés, (2) plongeant la tête à plein dans leurs mangeoires, et triturant péniblement des monceaux de paille pour toute nourriture! Quelle collection de cous rongés d'ulcères purulents, de naseaux essoufflés, de flancs épuisés et battus par la toux, de poitrails excoriés par le tirage du manège, de côtes mises à nu par les coups, de sabots démesurément élargis par un piétinement continuel, de cuirs tout raboteux, couverts de croûtes invétérées! (3) Je fis alors un triste retour sur moi-même. Je me rappelai mon état de Lucius, et, me voyant descendu à cette condition désespérée, je baissai la tête et versai des larmes amères. Un attrait cependant m'attachait encore à la vie, en dépit de mes souffrances: ma curiosité trouvait à s'exercer au milieu de ce monde agissant et parlant devant moi sans tenir compte de ma présence. (4) Ce n'est pas sans raison que le père de l'antique poésie chez les Grecs, voulant mettre en scène un homme de grande prudence, nous dit que ce mérite lui venait d'avoir vu beaucoup de villes, et fait connaissance avec beaucoup de peuples. (5) Moi-même je ne me rappelle pas mon existence de baudet sans un sentiment de gratitude. J'ai, sous la peau d'âne, sinon beaucoup profité, du moins beaucoup appris.

La femme du boulanger, une personne peu recommandable

(IX, 14, 1) Je veux, à ce propos, vous conter une bonne histoire plus piquante encore que les autres, et, sans préambule, j'entre en matière. (2) À ce boulanger qui, pour son argent, était devenu mon maître, bon homme d'ailleurs et des plus rangés, le sort avait donné pour moitié la pire assurément de toutes les femelles. Elle ne lui épargnait rien de ce qui peut affliger un mari dans son honneur et dans son ménage: c'était au point que moi-même j'en gémissais intérieurement pour lui. (3) Pas un vice qui ne se trouvât chez cette détestable créature, véritable sentine d'impureté. (4) Humeur envieuse, querelleuse, bachique, lubrique, opiniâtre, acariâtre, avare jusqu'à la rapine en matière d'intérêts, prodigue dans ses jouissances, dénuée de toute bonne foi, ennemie de toute pudeur, (5) foulant aux pieds toute religion, elle prétendait avoir un autel à elle, pour un dieu unique; et, par de vaines pratiques extérieures, elle imposait au public et à son mari, tandis que du matin au soir l'hypocrite s'en donnait à boire ou à faire pis.

(IX, 15, 1) Cette digne personne m'avait pris tout particulièrement en aversion. Dès avant le jour, je l'entendais crier de son lit: À la meule l'âne nouveau venu! (2) Elle était à peine sortie de sa chambre, qu'elle me faisait appliquer en sa présence une volée de coups de bâton. Quand l'heure du repas était arrivée, tandis qu'on dételait les autres bêtes, elle prescrivait de ne me laisser approcher du râtelier qu'après tous les autres. (3) Ces persécutions excitèrent d'autant plus en moi l'instinct de la curiosité. J'étais certain que journellement un jeune homme s'introduisait dans sa chambre, et je mourais d'envie de voir sa figure; mais mes regards ne pouvaient percer au travers de mon capuchon. (4) Autrement, de façon ou d'autre, je serais parvenu à n'ignorer aucun des déportements de l'odieuse créature. Certaine vieille ne la quittait pas de tout le jour. C'était sa courtière de vice, l'entremetteuse de ses relations de galanterie. (5) On débutait par bien déjeuner ensemble, et puis, tout en sablant le vin sans eau à qui mieux mieux, on ourdissait quelque trame bien noire au préjudice de l'infortuné mari. (6) Quant à moi, malgré ma trop juste rancune contre cette maladroite Photis qui m'avait fait âne en voulant me faire oiseau, je me trouvais en un point dédommagé de l'extrême mortification de paraître sous cette grotesque figure; car avec cette grandissime paire d'oreilles dont elle m'avait doté, je pouvais entendre le mieux du monde ce qu'on disait même assez loin de moi.

Arété, Barbarus, Myrmex et Philésithère

(IX, 16, 1) Voici ce que je pus recueillir un jour du caquet de la vieille drôlesse. Triste galant que le vôtre! À vous, ma chère maîtresse, et à vous seule de voir quel parti en tirer. Je ne me suis pas mêlée d'un pareil choix. Une poule mouillée! un poltron! que votre butor de mari fait trembler comme la feuille rien qu'en fronçant le sourcil, et dont les languissantes ardeurs vous mettent chaque jour au supplice. (2) Parlez-moi de Philésitère; c'est là un joli cavalier, et qui est généreux, et qui est brave, et qui n'est jamais en défaut contre les vaines précautions des maris. (3) Voilà l'homme à qui les faveurs de toutes nos belles devraient être dévolues par privilège; l'homme dont il faudrait orner le front d'une couronne d'or, ne fût-ce que pour le tour sans pareil qu'il vient de jouer à un jaloux. Écoutez, et voyez combien il est vrai de dire qu'il y a galant et galant.

(IX, 17, 1) Vous connaissez Barbarus, le décurion de la ville, que son humeur acrimonieuse a fait surnommer le Scorpion. Il a pris une femme de bonne famille et d'une beauté rare, qu'il surveille avec un soin extrême, sans lui laisser mettre le pied dehors. (2) Oui, certes, je le connais, reprit vivement la boulangère. C'est Arété, ma camarade d'école. En ce cas, dit la vieille, vous connaissez tout au long l'aventure de Philésitère? Je n'en sais pas un mot, dit l'autre, et je désire vivement la connaître. Voyons, la mère, contez-moi, je vous prie, le tout de point en point. (3) Sans se faire presser, l'éternelle jaseuse reprit ainsi: Ce Barbarus, à la veille d'un voyage indispensable, voulut s'assurer le plus possible de la chasteté de sa femme, en son absence. Il avait un petit esclave nommé Myrmex, d'une fidélité reconnue. Il lui donna en secret ses instructions, avec plein pouvoir pour la garde de sa maîtresse. (4) De plus, il le menaça des fers et du cachot, jurant par toutes les divinités de l'y faire mourir de faim, au cas où il laisserait qui que ce fût toucher la belle, même en passant, ne fût-ce que du bout du doigt. (5) Cela fait, le mari part, certain d'avoir près de sa femme un gardien que la terreur attacherait à tous ses pas. Myrmex, en effet, n'a plus de repas, ne peut plus laisser sortir sa maîtresse; il s'assied près d'elle quand elle file; le soir, quand il faut aller au bain, il suit ses pas, se colle à ses côtés, tient un pan de sa robe; en un mot, il s'acquitte de sa mission avec la vigilance la plus inquiète.

(IX, 18, 1) Mais une aussi éclatante beauté ne put échapper longtemps à l'oeil d'Argus d'un amateur comme Philésitère. Le grand bruit qu'on faisait de la chasteté de la dame, de la surveillance extraordinaire dont elle était l'objet, ne servit qu'à le piquer et à irriter ses désirs. Il se fit un point d'honneur d'emporter coûte que coûte une place aussi bien gardée. (2) Il sait quelle est l'humaine fragilité, que l'argent aplanit bien des obstacles, et que les portes de diamant même ne résistent pas à l'or. Il profite d'un moment où il rencontre Myrmex seul; il lui déclare son amour, le suppliant de prendre en pitié ses tourments. (4) C'est un point résolu, il se donnera la mort, si bientôt il ne possède l'objet de tous ses vœux. Rien de plus facile d'ailleurs: il se glissera seul, sur le soir, ne restera qu'un moment, et les ténèbres couvriront sa venue et sa retraite. (4) Pour aider la persuasion, le séducteur fit jouer une machine contre laquelle le coeur de l'esclave se fût en vain cuirassé. Ouvrant la main toute grande, il la montre pleine de pièces d'or frappées à neuf, et de l'éclat le plus tentant. En voilà vingt pour ta jeune maîtresse, dit-il, et dix que je te donne pour toi de grand cœur.

(IX, 19, 1) Myrmex, à cette proposition inouïe, frissonne des pieds à la tête, et s'enfuit en se bouchant les oreilles. Vains efforts! le brillant du métal lui avait donné dans l'oeil. Il a beau se sauver, gagner la maison à toutes jambes, il a toujours devant lui ces espèces resplendissantes, il en rêve la possession; et voilà sa pauvre tête livrée à un flux et reflux d'images et de sentiments les plus opposés, les plus contradictoires. Il hésite entre le devoir, l'intérêt, l'effroi des tortures, l'appât des jouissances. (2) Enfin l'amour de l'or l'emporte sur la peur de mourir. Pour s'exercer de loin, la séduction ne perdait rien de sa force. Même pendant la nuit, l'aiguillon de la cupidité allait son train. En dépit des menaces qui devaient le clouer au logis, l'irrésistible attrait de l'or l'entraînait à franchir la porte. (3) Enfin, toute honte bue, il prend son parti de risquer l'ouverture près de sa maîtresse. Celle-ci, en vraie femme, n'eut garde de se montrer plus inaccessible au vil métal, et le marché de sa pudeur fut bientôt conclu. (4) Myrmex, au comble de la joie, précipite sa trahison. Il veut tenir, palper cet or qu'une fois il a vu pour son malheur. Il court chez Philésitère, et lui annonce avec transport qu'à la fin il a, non sans peine, obtenu pour lui l'objet de ses désirs. Aussitôt il réclame la récompense; et l'or sonne dans cette main qu'à peine jusqu'alors monnaie de cuivre avait touchée.

(IX, 20, 1) Quand la nuit fut assez sombre, Myrmex introduisit le hardi galant, seul et les yeux bandés, jusqu'à la chambre à coucher de sa maîtresse. (2) À peine les deux amants avaient-ils goûté les prémices d'un amour de fraîche date, et fait essai de leurs forces dans l'amoureux conflit, tous deux dans le déshabillé convenable à ce genre d'exercice; voilà le mari qui revient contre toute attente, ayant avec intention choisi le retour de la nuit. (3) Mon homme frappe, crie, heurte à la porte avec une pierre. Cette lenteur à lui ouvrir accroît ses soupçons, et déjà il menace Myrmex du dernier supplice. Le malheureux, dans l'excès de son trouble et ne sachant où donner de la tête, s'excuse, en désespoir de cause, sur l'obscurité qui l'empêche de trouver la clef, tant il l'a bien cachée. (4) Cependant Philésitère, devinant bien la cause du vacarme, se rhabille à la hâte et quitte sa maîtresse. Malheureusement, dans sa précipitation, il oublia de se chausser. Myrmex s'était enfin décidé à mettre la clef dans la serrure et à ouvrir. Le maître entre, jurant par tous les dieux, et va droit à la chambre à coucher. Le valet prend son temps, fait évader Philésitère; et, rassuré sur son propre compte, une fois que l'amant a franchi le seuil, il ferme la maison et va tranquillement se recoucher.

(IX, 21, 1) Au point du jour Barbarus se lève, et que voit-il sous le lit? des sandales inconnues, celles que Philésitère a laissées. Il devine tout; (2) mais, dévorant son chagrin, sans dire mot à sa femme, à ses amis, il cache les sandales dans son sein; seulement il commande à ses gens de garrotter Myrmex et de le traîner vers la place. Lui-même, rugissant à part soi, les suit à pas pressés, bien convaincu que les sandales le mettront sur les traces du galant. (3) Le voilà sur la place, se promenant en long et en large, le sourcil froncé, les traits gonflés par la rage. Derrière lui, Myrmex étroitement garrotté, Myrmex, qui, bien que non pris sur le fait, se sent condamné par sa conscience, et cherche vainement à exciter l'intérêt en fondant en larmes. (4) Philésitère vient à passer. Il allait à d'autres affaires. Ce spectacle l'émeut sans le déconcerter. (5) Il ne songe qu'à réparer son étourderie, dont il voit toutes les conséquences; et, avec cette présence d'esprit qui lui est habituelle, il écarte les esclaves, s'élance sur Myrmex et le soufflette à belles mains, tout en ayant soin de ne pas frapper trop fort. (6) Ah! drôle, disait-il, ah! gibier de potence! Puisse ton maître que voilà, puissent tous les dieux que tu as outragés par tes parjures, te traiter comme tu le mérites, pour m'avoir hier volé mes sandales au bain! On devrait te laisser ces liens jusqu'à ce qu'ils tombent d'eux-mêmes; te faire pourrir au fond d'un cachot. (7) Cette diversion adroite, l'air d'assurance du jeune homme, en imposèrent à Barbarus, qui donna en plein dans le panneau. De retour chez lui, il fait appeler Myrmex, lui remet ses sandales, et d'un ton radouci: Va, dit-il, les rendre à leur maître, à qui tu les as volées.

Deux femmes infidèles, celle du boulanger et celle du foulon

(IX, 22, 1) La vieille n'avait pas achevé ce bavardage, que la boulangère s'écria: Ah! qu'une femme est heureuse d'avoir un amant si ferme et si sûr de lui! Quant à celui qui m'est tombé pour mon malheur, tout l'effraye, rien que le bruit de la meule, et jusqu'à ce museau d'âne galeux là-bas. (2) Eh bien! dit la vieille, je me fais fort de vous arranger un rendez-vous avec l'autre. Il a du coeur et de la tête celui-là! Et là-dessus elle se retire, promettant de revenir le soir. (3) Tout aussitôt la pudique épouse prépare un vrai repas de Saliens, vins fins bien clarifiés, plats recherchés et bien relevés, en un mot chère exquise de tous points. Puis la voilà attendant son complice, comme elle eût fait quelque dieu. Ce jour-là, fort à propos, son mari soupait en ville chez un voisin, foulon de son métier. (4) Quant à moi, vers midi on m'avait dételé, et laissé tranquillement discuter ma pitance. J'étais heureux, non pas tant de ce moment de relâche, que parce qu'on m'avait débandé les yeux, et que je pourrais enfin ne rien perdre des faits et gestes de ma scélérate de maîtresse. (5) Le soleil avait enfin disparu sous les flots pour éclairer les régions souterraines du globe, lorsqu'arrivent côte à côte la vieille et le blondin. (6) C'était un tout jeune homme, à peine hors de l'enfance, et bien fait, par la fraîcheur et l'éclat de son teint, pour tenter lui-même les galants. On lui prodigue les baisers.

(IX, 23, 1) Mais à peine la coupe de bienvenue a-t-elle effleuré ses lèvres, à peine a-t-il senti quel goût a le vin, que survient le mari, que l'on n'attendait guère. (2) La chaste moitié se répand en imprécations, lui souhaite une jambe cassée. L'amant n'a pas une goutte de sang dans les veines. Il se trouvait là un van de bois servant à nettoyer le grain: elle le fait cacher dessous; (3) puis la madrée, de ce ton d'imperturbable assurance, qui était inné en elle, demande à son mari ce qui le ramène si tôt et d'où vient cette brusque désertion de la table d'un ami. (4) Ah! dit le mari soupirant profondément à plusieurs reprises, en homme sérieusement affligé, c'est que la maîtresse du logis a une abominable conduite, et que je n'ai pu y tenir. Une mère de famille, si vertueuse naguère et si rangée, se déshonorer ainsi! Je le jure par cette divine image de Cérès, j'ai tout vu, et j'ai peine à le croire. (5) La curiosité de sa femme s'allume à ces mots, et l'effrontée n'a de cesse qu'elle ne sache tout le détail de l'affaire. L'époux se rend, et le voilà contant les disgrâces du ménage voisin, sans se douter de ce qui se passe chez lui.

(IX, 24, 1) Oui, dit-il, la femme de mon ami le foulon, avec sa vertu sans tache jusqu'à ce jour, et la réputation si bien établie de femme sage et bonne ménagère, n'a-t-elle pas été s'éprendre de je ne sais quel godelureau? On avait journellement des rendez-vous en cachette. Aujourd'hui même, au moment où, après le bain, nous revenions nous mettre à table, madame était à s'ébattre avec son amoureux. (2) Grande confusion à notre arrivée; mais elle eut bientôt pris son parti; et, trouvant une cage d'osier cintrée par le haut, qui servait à étendre le linge pour le blanchir à la fumée du soufre elle fait blottir le godelureau dessous. Puis, le croyant bien caché, elle vient prendre sa place auprès de nous en toute sécurité. (3) Cependant l'incommode vapeur prend mon gaillard à la gorge; il respire à peine, il suffoque, et, par l'effet naturel de cette substance pénétrante, il éternue à chaque instant.

(IX, 25, 1) Le mari, qui entend éternuer du coté de sa femme, car le son partait de derrière elle, la salue du souhait d'usage en pareil cas, et le répète, et le réitère à chaque éternuement; tant qu'enfin cette fréquence insolite l'étonne; il se doute de l'affaire. (2) Repoussant aussitôt la table, il renverse la cage, et en tire le galant presque asphyxié. Son courroux s'enflamme à cette vue. Il demande à grands cris une épée, pour achever le traître. (3) J'eus grand-peine à le contenir, en lui représentant à quel danger il nous exposait tous deux. La violence était d'ailleurs superflue; infailliblement son homme allait périr, suffoqué par le soufre. (4) La peur plus que mes raisons l'ont fait rentrer en lui-même, et il est allé déposer le moribond au premier coin de rue. (4) J'ai alors insinué à sa femme, et j'ai fini par la persuader de quitter momentanément la boutique, et d'aller chez quelque amie attendre que la fureur du mari ait eu le temps de s'apaiser. (5) Celui-ci était dans un transport de rage à faire trembler pour sa femme ou pour lui-même. Cette scène m'a ôté l'appétit. J'ai laissé le souper de mon hôte et regagné le logis.

(IX, 26, 1) À ce récit du boulanger, sa femme, passée maîtresse en fait d'impudence et d'effronterie, se répandait en exécrations contre sa voisine, la traita de déloyale, d'infâme, d'opprobre du sexe entier. Sacrifier ainsi son honneur! Fouler aux pieds la foi jurée! faire du toit conjugal un repaire de vice! changer son noble nom de mère de famille pour celui de vile prostituée! Oui, ajoutait-elle, on devrait brûler vives de pareilles créatures. (2) Inquiète cependant, et la conscience bourrelée, impatiente d'ailleurs de tirer de gêne son complice, elle engage son mari à aller se coucher de bonne heure; (3) mais lui, qui s'était sauvé de cet esclandre l'estomac vide, insistait gaiement pour avoir à souper. On se dépêche donc de servir, tout en rechignant et pour cause; ce n'était pas pour lui que la table était mise. (4) Quant à moi, le coeur me saignait de voir la conduite de cette femme et son impudence; et je me demandais comment venir en aide à mon maître pour démasquer sa perfide moitié; s'il n'y avait pas moyen d'écarter le van, et mettre à découvert l'enfant caché sous cette tortue de nouvelle fabrique.

(IX, 27, 1) La Providence enfin daigna seconder ma fidèle sollicitude. C'était l'heure de faire boire les bêtes de l'écurie. Un vieux boiteux qui en avait la charge vint nous prendre pour nous mener pêle-mêle à l'abreuvoir voisin. Ce fut pour moi l'occasion d'une vengeance tant désirée. (2) En longeant la cachette, j'aperçus le bout des pieds du galant qui passait dessous: j'y appuyai mon sabot en travers, et les lui aplatis sans miséricorde, tant et si bien qu'il ne put retenir un cri douloureux. Il culbute alors le van, se montre aux yeux profanes, et voilà l'infamie de la dame au grand jour. (3) Le boulanger toutefois ne s'émut pas autrement de l'affront fait à son honneur. Au contraire, d'un front serein et d'un ton caressant, il rassure le pâle et tremblant jeune homme. (4) Mon garçon, dit-il, tu n'as rien de fâcheux à redouter de moi: tu n'as pas affaire à un barbare, à un de ces hommes qui ne savent pas vivre. Je n'irai pas, comme ce brutal de foulon, t'asphyxier par la vapeur meurtrière du soufre, ni même, comme j'en aurais le droit, appeler sur la tête d'un si gentil mignon les sévérités de la loi d'adultère. Je veux être avec ma femme de compte à demi; voilà tout. (5) Et point de séparation de biens. J'entends que nous vivions sous le régime de communauté, et que, sans débat, sans tracasseries, nous n'ayons qu'un lit pour trois. Ma femme et moi, nous avons toujours vécu d'accord à ce point que rien ne lui plaît qui ne me plaît pas; mais c'est raison que la femme ne soit pas mieux traitée que le mari.

(IX, 28, 1) Tout en l'amadouant ainsi, le narquois menait à sa chambre le jouvenceau, qui ne s'en souciait pas trop, mais n'osait regimber. Il met ailleurs sous clef sa chaste épouse, et, se couchant seul avec son Ganymède, exerce d'assez douces représailles de l'affront fait à son lit. (2) Mais sitôt que le char brillant du soleil eut ramené le jour, le boulanger appela deux de ses plus robustes valets, et se faisant tenir en l'air le jeune homme en posture, il vous le fustigea vertement avec une férule. (3) Ah! disait-il, avec cette peau si fine et si jeune tu t'avises de frauder les amateurs, pour courir après les belles! Et il t'en faut de condition libre encore! Tu te mêles de troubler les ménages, et de faire des cocus, avant d'avoir barbe au menton! (4) Après ces propos et d'autres semblables, assaisonnés d'une fessée nouvelle, il fait jeter à la porte mon Adonis Callipyge. Ainsi s'en tira la fleur des galants, la vie sauve contre son attente; mais tout contrit, et au grand détriment de son train de derrière, qui, tant de jour que de nuit, avait pâti de plus d'une façon. Ce qui n'empêcha pas le boulanger de faire au plus vite déguerpir du logis sa digne compagne.

(IX, 29, 1) C'était justice assurément; mais la dame en fut outrée, et le ressentiment exalta sa perversité naturelle. La voilà qui s'ingénie, et, pour se venger, remue tout l'arsenal de la méchanceté féminine. (2) Elle parvint, après bien des recherches, à déterrer certaine devineresse passant pour faire ce qu'elle voulait par ses sortilèges et ses maléfices. (3) La dame, à force de prières et de cadeaux, l'amène à lui promettre de deux choses l'une: ou d'adoucir son mari, et de la faire rentrer en grâce; ou, si elle ne peut y réussir, de détacher contre lui quelque spectre ou larve qui le mette à mort. (4) La toute-puissante magicienne est bientôt à l'oeuvre. Elle essaye d'abord les premiers secrets de sa détestable science, ceux qui excitent la passion de l'amour, et elle s'efforce d'agir sur le cœur si violemment outragé de l'époux. Le résultat ne répond point à son attente; alors elle se dépite et s'en prend à ses intelligences. Stimulée cependant par la récompense promise, et d'ailleurs piquée au vif par la résistance qu'elle rencontre, elle se résout à menacer la tête du malheureux mari, en suscitant contre lui l'ombre d'une femme morte du dernier supplice.

La mort mystérieuse du boulanger

(IX, 30, 1) Mais j'entends d'ici quelque lecteur pointilleux m'arrêter tout court, et me dire: Comment donc as-tu fait, ô des bourriquets le plus subtil, confiné comme tu l'étais dans le fond de ton moulin, pour savoir ce qui se passait très mystérieusement, d'après ton dire, dans la confidence de ces deux femelles? (2) Écoutez, et vous allez comprendre comment moi, qui restais homme, et homme très curieux, sous cette figure de bête, j'ai pu arriver à la connaissance des manoeuvres ourdies pour la perte de mon boulanger.

(3) Il était midi environ, quand une femme, dans l'appareil lugubre des accusés, portant au front l'empreinte d'une tristesse profonde, apparut tout à coup au milieu du moulin. Comme pour faire appel à la pitié, des haillons la couvraient à peine. Elle marchait nu-pieds. Des mèches éparses de cheveux gris, souillés de cendre, voilaient en partie des traits déjà défigurés par une pâleur cadavéreuse. (4) Cette étrange figure s'adresse au boulanger, lui met familièrement la main sur l'épaule, et l'emmenant dans sa chambre, comme pour lui communiquer un secret, s'y enferme avec lui. La conférence se prolongeait indéfiniment. (5) Tout le grain livré aux ouvriers avait passé sous la meule, et un supplément devenait nécessaire. De petits esclaves sont dépêchés au maître pour lui demander de la mouture. (6) Vainement viennent-ils crier à tue-tête à travers la porte; point de réponse. On frappe plus fort. Les verrous étaient tirés au dedans. On s'inquiète, on s'alarme; on a recours à la force. Les gonds cèdent, volent en éclats, et livrent enfin passage aux assaillants. (7) La femme avait disparu; mais ils trouvent pendu à une poutre le corps déjà sans vie de leur maître. Ils éclatent en sanglots et en lamentations, le détachent, ôtent la corde qui lui serrait le cou, et lavent le cadavre. Ce premier devoir accompli, un nombreux cortège suit le défunt à la sépulture.

(IX, 31, 1) Le jour suivant, sa fille, qui était mariée dans un bourg voisin, accourt tout éplorée, s'arrachant les cheveux, et, de ses deux mains, frappant sa poitrine. Aucun message n'était venu lui apprendre la catastrophe de sa famille, et l'infortunée savait tout. L'ombre lamentable de son père lui était apparue dans son sommeil, ayant encore au cou le lien funeste. Ainsi lui avaient été révélés tous les crimes de sa marâtre, ses adultères, ses maléfices; et comment, tombé lui-même en la puissance d'un spectre, il était descendu aux sombres bords. (2) La fille du boulanger resta longtemps livrée aux angoisses du désespoir. Enfin, les représentations empressées de sa famille mirent un terme à son deuil extérieur. Le neuvième jour, elle accomplit les solennités d'usage auprès du tombeau, (3) puis elle mit en vente les biens de la succession, mobilier, esclaves et bêtes de somme, et tout le ménage se dispersa de côté et d'autre, suivant les chances de l'adjudication. Un pauvre jardinier m'acheta cinquante deniers. C'était bien cher, disait-il; mais il comptait sur notre travail commun pour le faire vivre.

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