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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
(VIII, 23, 1) Nous nous éloignâmes au plus vite de ce détestable séjour, laissant les habitants plongés dans une profonde tristesse; et, après avoir cheminé tout un jour à travers un pays de plaines, nous arrivâmes rendus de fatigue à une cité notable et populeuse: (2) ce fut là que nos pâtres résolurent de prendre domicile et de fixer leurs pénates. Ils comptaient y trouver de sûres retraites, au cas où les recherches eussent été poussées si loin; et l'affluence des denrées dans cet heureux pays fut pour eux un attrait de plus. (3) On nous laissa à nous autres bêtes de somme trois jours de repos pour nous rendre de meilleure défaite, après quoi l'on nous conduisit au marché. Sur l'enchère ouverte par le crieur, les chevaux et les autres ânes furent adjugés à très haut prix: il n'y eut que moi de rebuté généralement; le premier coup d'oeil donné, on passait avec dédain. (4) Quelques-uns cependant maniaient et remaniaient mon râtelier, pour s'assurer de mon âge. Cette manoeuvre m'excéda, et, au moment où un connaisseur, aux mains sales, me grattait pour la vingtième fois la gencive de ses doigts infects, je les lui mordis à les broyer sous mes dents. (5) Cet échantillon de ma férocité ne contribua pas peu à dégoûter les amateurs qui en furent témoins. Cependant le crieur, las de s'enrouer et de s'époumoner avec si peu de chance, se mit à exercer son esprit à mes dépens. (6) Quand finirons-nous de chercher marchand pour une pareille rosse, vieille à ne pas se tenir sur ses jambes, sans corne aux pieds, dont le poil a perdu couleur, qui n'a de force que pour faire rage, qui n'a de bon que la peau, et encore pour servir de crible à passer des pierres, vrai cadeau à faire au premier qui aura du fourrage à perdre?
(VIII, 24, 1) Ces plaisanteries du crieur égayaient beaucoup l'assistance; mais cette Fortune impitoyable, que je ne pouvais éviter, où que j'allasse pour la fuir, ni adoucir en ma faveur, quoique j'eusse déjà souffert de ses coups, détourna encore sur moi ses yeux d'aveugle, et me suscita un acheteur de son choix. Sa malice vraiment ne pouvait mieux rencontrer. (2) Jugez-en par ce portrait. C'était un vieil infâme à tête chauve, mais qui ne laissait pas d'adoniser avec soin quelques mèches pendantes de cheveux grisonnants; un échappé de cette canaille de carrefour, qu'on voit courir les rues et les places publiques, armés de cistres et de cymbales, et promenant la déesse syrienne, qu'ils font mendier à leur profit. (3) Ce personnage parut tenté de moi au dernier point. Il demande au crieur de quel pays je venais. De Cappadoce, répondit l'autre. Bonne petite bête, sur ma parole. Vint la question de l'âge. Le crieur, toujours du même ton: Son thème de nativité, dit-il, a été établi par un astrologue, qui lui a donné cinq ans. Quant à la condition du sujet, l'homme des astres en sait plus que moi là-dessus. (4) Je sais bien que je risque d'avoir affaire à la loi Cornélia, si je vends comme esclave un citoyen romain; mais, bat! achetez toujours: c'est sobre, c'est vigoureux; à la ville comme au champ vous en tirerez bon service. Avec cet acheteur maudit, toujours une demande en amenait une autre. Est-il bien doux? dit-il, en appuyant sur la question.
(VIII, 25, 1) Un vrai mouton plutôt qu'une âne, répondit l'autre. Jamais rétif, ne mord, ni ne rue; on dirait une personne raisonnable cachée sous cette peau d'âne: (2) voulez-vous en faire l'essai? Mettez un peu votre tête entre ses cuisses, et vous allez voir comme il est patient. (3) Le crieur continuait son persiflage; mais le vieux roquentin, s'apercevant qu'on le bafouait, sentit s'échauffer la bile. Vieille carcasse, s'écria-t-il, crieur maudit, puissent l'omnipotente et omnicréatrice déesse de Syrie, puisse le dieu Saba, Bellone et Cybèle, et la reine Vénus avec son Adonis, te rendre muet et aveugle, pour prix des sots quolibets dont tu m'étourdis depuis une heure! (4) Crois-tu, bâtard, que j'irai compromettre la déesse avec une monture indocile, pour voir au premier instant culbuter cette divine image, tandis que moi, misérable, il me faudra courir les cheveux épars, cherchant partout un médecin pour la divine estropiée? (5) En entendant ces mots, je me disposais à faire quelque gambade bien frénétique, afin que mon homme, sur cet essai de ma mansuétude, abandonnât l'acquisition. (6) Mais son impatience de conclure le marché ne m'en laissa pas le temps. Il paya comptant dix-sept deniers, prix que mon maître, enchanté d'être débarrassé de moi, accepta sur-le-champ. Il me passe au cou une petite corde de jonc, et me livre à Philèbe (c'était le nom de mon nouveau maître), qui, s'emparant de ma personne, se hâte de me conduire à son logis.
(VIII, 26, 1) Il n'en eut pas plutôt touché le seuil, qu'il s'écria: Mesdemoiselles, je vous amène un charmant petit sujet dont je viens de faire emplette. (2) Les demoiselles en question, qui n'étaient autres qu'une troupe d'efféminés voués au plus infâme libertinage, se mettent à danser de joie, et font entendre un charivari de voix cassées, rauques et discordantes, croyant trouver dans le nouveau venu quelque jouvenceau qui allait les relayer dans leur sale ministère. (3) Quand ils eurent vu qu'il s'agissait non pas d'une biche en guise de fille, mais d'un baudet en guise de garçon, voilà tous les nez qui se froncent par ironie, et les sarcasmes qui pleuvent sur le patron. Il s'était, disaient-ils, procuré ce luron-là, non pour le service du logis, mais pour son usage personnel. (4) Ah! n'allez pas l'absorber à vous tout seul, ajoutaient-ils: il faut bien que vos petites colombes puissent parfois en tâter à leur tour. (5) Tout en débitant ces sornettes, on m'attache à un râtelier près de là. Il y avait dans ce taudis un jeune gars de forte encolure, excellent joueur de flûte, que la communauté avait acquis du produit de ses quêtes. Son office était d'accompagner de son instrument les promenades de la déesse, et de servir à double fin aux plaisirs des maîtres du logis. (6) Le pauvre garçon salua cordialement ma bien venue, et mettant une large provende devant moi: Enfin, disait-il, tu vas me remplacer dans mon malheureux service. Puisses-tu vivre longtemps, être à leur goût longtemps, afin que je trouve, moi, le temps de me refaire un peu! Je n'en puis plus. Ainsi parla ce jeune homme. Et moi, de ruminer piteusement sur les épreuves d'un nouveau genre que l'avenir semblait me garder.
(VIII, 27, 1) Le lendemain, voilà tous mes gens qui sortent du logis dans le plus hideux travestissement, chamarrés de toutes couleurs, le visage barbouillé de glaise, et le tour des yeux peints s'étaient affublés de mitres, et de robes jaunes en lin ou en soie. (2) Quelques-uns portaient des tuniques blanches, bariolées de languettes flottantes d'étoffe rouge, et serrées avec une ceinture. Tous étaient chaussés de mules jaunâtres. (3) On me charge de porter la déesse, soigneusement enveloppée dans un voile de soie; mes gens retroussent leurs manches jusqu'à l'épaule, brandissent des coutelas et des haches, et s'élancent bondissant, vociférant au son de la flûte, qui exalte encore leurs frénétiques trépignements. (4) La bande passe sans s'arrêter devant quelques pauvres demeures, et arrive devant la maison de campagne d'un seigneur opulent. Dès l'entrée, ils débutent par une explosion de hurlements. (5) Puis ce sont des évolutions fanatiques, des renversements de tête, des contorsions du cou, qui impriment à leur chevelure un mouvement de rotation désordonnée. Leurs dents, par intervalle, vont chercher leurs membres, et avec leurs couteaux à deux tranchants ils se font aux bras mainte incision. (6) L'un d'eux l'emporta sur tout le reste par l'extravagance de ses transports. Tirant avec effort sa respiration du fond de sa poitrine, en homme que le souffle divin oppresse, il semblait en proie aux accès d'une sainte manie: comme si la présence d'un dieu ne devait pas fortifier l'homme, au lieu de lui apporter la souffrance et le délire!
(VIII, 28, 1) Or, voyez comment le récompensa la céleste providence. Au milieu de son rôle d'inspiré, voilà qu'il s'accuse, qu'il invective contre lui-même comme coupable d'une révélation sacrilège, et veut, qui plus est, punir le forfait de ses propres mains. (2) Il s'arme d'un fouet d'une espèce particulière à cette race d'équivoques débauchés, et qui se composait de plusieurs cordelettes de laine avec des noeuds multipliés. Le bout était garni d'osselets de mouton. Il s'en frappe à coups redoublés, cuirassé contre la douleur de si rudes atteintes par une force de volonté incroyable. (3) Vous eussiez vu, sous le tranchant des couteaux et les flagellations de ces misérables, le sol se souiller, se détremper de leur sang. (4) Pour moi, témoin de tout ce sang répandu, je sentis naître dans mon esprit une supposition assez alarmante: s'il allait prendre fantaisie à cette déesse étrangère de goûter du sang d'âne, comme certaines personnes ont un caprice pour le lait d'ânesse? (5) Enfin, soit lassitude ou satiété, ils firent trêve un moment à cette boucherie, et tendirent les plis de leurs robes à la monnaie de cuivre et même d'argent dont chacun s'empressa de leur faire largesse. On y joignit un tonneau de vin, du lait, des fromages, du blé et de la fleur de farine, de l'orge enfin, donnée par quelques bonnes âmes à l'intention de la monture de la déesse. (6) Les drôles raflèrent le tout, en farcirent des sacs dont ils s'étaient pourvus pour cette aubaine, et qu'ils empilèrent sur mon dos. Grâce à ce surcroît de charge, j'étais à la fois temple et garde-manger ambulant.
(VIII, 29, 1) Voilà de quelle manière ces vagabonds exploitaient la contrée à la ronde. Arrivés à certain hameau, comme une collecte aussi copieuse les avait mis en belle humeur, ils se préparèrent à faire bombance. (2) Ils extorquent d'un habitant, sous je ne sais quel prétexte de cérémonie religieuse, le plus gras de ses béliers. La déesse syrienne avait faim, disaient-ils; il ne fallait pas une moindre offrande à son appétit. Leurs préparatifs terminés, mes gens se rendent aux bains, (3) après quoi ils reviennent souper, amenant avec eux, comme convive, un robuste villageois, râblu, et outillé d'en bas comme il leur fallait. Ils ont à peine goûté de quelques légumes, que cette canaille en rut s'abandonne là devant la table à toute la frénésie de ses monstrueux désirs. (4) On entoure le paysan, on le renverse tout nu sur le dos, et des bouches exécrables provoquent à l'envi sa lubricité par leurs immondes caresses. (5) Mes yeux ne purent tenir à ce spectacle d'abomination. Et je voulus crier: O citoyens! mais la voyelle O put seule franchir mon gosier, laissant tout son cortège de lettres et de syllabes en arrière. Ce fut, à la vérité, un O des plus sonores et des mieux conditionnés, qui certes n'avait rien que de naturel de la part d'un âne, mais qui ne pouvait se faire entendre plus mal à propos; (6) car la nuit d'avant, un âne avait été volé dans un hameau voisin; et plusieurs jeunes villageois, pour le retrouver, battaient le pays avec un soin extrême. Ils entendent braire dans notre maison, et, persuadés qu elle recèle en quelque coin le larcin qu'on leur a fait, ils veulent mettre la main sur leur propriété, et font irruption dans l'intérieur en nombre et à l'improviste. La tourbe détestable fut ainsi prise en flagrant délit d'infamie. Les voisins furent appelés; on leur expose en détail cette scène de turpitude; le tout assaisonné de malins compliments sur la pureté, la chasteté exemplaire des dignes ministres du culte divin.
(VIII, 30, 1) Consternés d'un tel scandale, dont le prompt retentissement allait les mettre en horreur et en exécration aux yeux de la population tout entière, mes coquins se hâtent de rassembler leurs effets, et vers minuit décampent sans bruit de la bourgade. (2) Ils étaient loin avant le lever du soleil, et quand il eut paru sur l'horizon, la troupe avait déjà gagné une solitude écartée. Là, après avoir longtemps conféré entre eux, ils se disposent à me mettre à mort. Ils me dépouillent de tout harnois, m'attachent à un arbre, et me sanglent de leurs fouets à mollettes d'os de mouton, presque jusqu'à me laisser sur la place. (3) Il y en eut un qui fit mine de me trancher sans pitié les jarrets de sa hache, en réparation, disait-il, de l'esclandre où j'avais exposé sa pudeur; mais le reste, moins par égard pour ma peau que par considération pour l'image gisante à terre, préféra me laisser la vie. (4) On replace donc l'image sur mon dos, et, me menaçant du glaive, on arrive à certaine ville de renom. (5) L'un de ses plus notables habitants, grand dévot d'ailleurs et zélateur du culte des dieux, averti de notre approche par le bruit des tambours et le cliquetis des cymbales, qui contrastait avec la mollesse du mode phrygien, accourt à notre rencontre, et réclame l'honneur d'héberger la déesse. C'est, dit-il, l'accomplissement d'un voeu. Sa maison était très spacieuse; il s'empresse de nous y installer. Et le voilà prodiguant les adorations et les grasses offrandes, pour se rendre la divinité propice.
(VIII, 31, 1) Dans cette maison, il m'en souvient, je courus le plus grand danger qui ait jamais menacé ma vie. Un fermier de notre hôte lui avait envoyé, comme hommage de sa chasse, un magnifique quartier de chevreuil. On avait accroché cette venaison derrière la porte de la cuisine, mais sans prendre la précaution de l'élever hors de portée. Il arriva qu'un chien, chasseur aussi de son métier, s'en saisit furtivement et l'emporta, pour faire curée bien loin de l'oeil des surveillants. (2) Quand le cuisinier s'aperçut de la soustraction, ce furent des lamentations aussi interminables que superflues. Déjà le patron avait demandé son souper. O désespoir! ô terreur! Le pauvre homme embrasse son fils au berceau, s'empare d'une corde, et va terminer ses jours par un noeud coulant; (3) mais sa femme a surpris le secret de sa résolution. De ses deux mains à la fois elle arrête d'autorité l'instrument du trépas. Eh quoi! dit-elle, pour un pareil accident, tu te troubles au point d'en perdre la tête, et tu ne vois pas que précisément la Providence t'envoie un moyen d'y remédier. (4) Voyons: pour peu que ce malheur t'ait laissé de présence d'esprit, écoute bien ce que je te vais dire. Mène-moi cet âne étranger dans quelque coin à l'écart, et coupe-lui le cou. Tu lui enlèveras une cuisse, qui passera aisément pour celle qui nous manque. Tu n'as qu'à la farcir, y mettre une sauce un peu relevée, et la servir au maître en guise de chevreuil. (5) Le pendard sourit à l'idée de sauver sa peau aux dépens de la mienne; et, tout en complimentant sa moitié sur son invention, il aiguise ses couteaux pour cette boucherie.
[LIVRE NEUVIEME]
(IX, 1, 1) Le bourreau armait donc contre moi ses mains impitoyables. Le péril était trop grand, trop imminent, pour délibérer: il fallait agir. Je résolus d'échapper à la dissection par la fuite. (2) En un clin d'oeil ma longe est rompue, et je prends mes jambes à mon cou, non sans m'escrimer prudemment des pieds de derrière, pour protéger ma retraite. Je traverse un portique, et, prompt comme l'éclair, je me lance intrépidement dans une salle où le maître du logis se régalait des viandes d'un sacrifice avec les prêtres de la déesse, culbutant par mon irruption soudaine une partie du buffet et des tables, et bouleversant toute l'économie du service. (3) Le patron, courroucé de cette hideuse débâcle, me remit à l'un de ses gens, avec injonction d'avoir l'oeil sur l'incommode et fougueux animal, et de le tenir enfermé de manière à ce qu'il ne pût à l'avenir troubler les repas par de semblables incartades. (4) Grâce à cette diversion assez adroitement combinée, mes membres furent sauvés du couteau, et je bénis une captivité qui devenait ma sauvegarde.
(5) Mais il est trop vrai, rien ne tourne à bien pour l'homme né sous une mauvaise étoile. Où la divine Providence a disposé, il n'est prudence humaine ou dextérité qui serve. (6) L'expédient même qui semblait mon ancre de salut me compromit de la manière la plus grave, que dis-je! me mit à deux doigts de ma perte.
(IX, 2, 1) On causait tranquillement dans la salle du festin, quand un jeune esclave entre précipitamment, l'oeil effaré, les traits bouleversés, et annonce qu'un chien enragé est entré de la rue, comme un trait, par la porte de derrière; (2) que sa fureur s'est jetée d'abord sur les chiens de chasse; qu'il a gagné de là l'écurie, où il a également assailli la plupart des bêtes de somme; qu'enfin les gens eux-mêmes ne sont pas épargnés; (3) que Myrtile le muletier, Héphestion le cuisinier, Hypnophile le valet de chambre, Apollonius le médecin, et d'autres officiers de service de la maison, en essayant de le chasser, ont tous été plus ou moins mordus; que l'animal sans doute a communiqué son venin à plusieurs des bêtes de l'écurie, chez lesquelles on remarque déjà des symptômes de rage. (4) Cette nouvelle jette l'effroi dans tous les esprits. On se persuade que la contagion m'a gagné; et l'on explique ainsi ma férocité récente. Aussitôt chacun de s'armer de ce qui se trouve sous sa main; et tous, à coup sûr, non moins enragés que moi, s'exhortent mutuellement à se prêter main-forte contre le péril commun. (5) Avec leurs lances, leurs épieux, et surtout avec leurs haches, car les gens de la maison en distribuaient à tout venant, ces furieux allaient me mettre en pièces, si, voyant se former l'orage, je ne me fusse soudain lancé dans la chambre même où mes maîtres étaient logés. (6) À l'instant la porte est fermée, barricadée; et l'on en forme le blocus, pour laisser l'ennemi se consumer peu à peu, et succomber sans danger pour les assiégeants, par le seul effet de l'incurable maladie. Je gagnais à ce parti une sorte de liberté, et l'avantage précieux d'être livré à moi-même. Aussi, trouvant un lit tout fait, je m'y jetai, et goûtai la douceur, depuis longtemps inconnue, de dormir à la mode des humains.
(IX, 3, 1) Il était grand jour, quand, bien refait par cette bonne nuit passée sur le duvet, je me levai frais et dispos. J'entendis alors mes gens, qui avaient fait faction toute la nuit, s'entretenir ainsi sur mon compte: Ce misérable animal est-il encore dans ses accès? La force du venin ne s'est-elle pas épuisée plutôt par son intensité même? (2) On hésite; on ne sait que croire. Enfin on se décide à vérifier le fait. Par une fente de la porte on me vit mollement étendu, et ne donnant signe quelconque d'inquiétude ou de maladie. On ouvre alors, pour s'assurer de plus près de ma parfaite tranquillité. (3) En ce moment, l'un des curieux, vrai sauveur que le ciel m'envoyait, indiqua un moyen de vérification infaillible; c'était de me présenter un seau d'eau fraîche: si j'en approchais sans hésitation, si je buvais comme à l'ordinaire, j'étais bien portant, et n'avais nulle atteinte de ce mal funeste. (4) Si, au contraire, la vue de l'eau me faisait frissonner, montrer de l'horreur, il fallait bien se garder de moi; indubitablement j'étais enragé. C'était une pratique recommandée par d'anciens auteurs, et dont l'expérience chaque jour confirmait l'efficacité.
(IX, 4, 1) L'avis est trouvé bon: on se procure un baquet d'eau fraîche à la fontaine voisine, puis on le pose devant moi. Je m'avance avec empressement, en âne fort altéré; et, plongeant la tête entière dans le vase, je m'abreuve à longs traits de l'onde salutaire; salutaire est bien le mot. (2) On me passe la main sur le cou, sur les oreilles, on me tire par mon licol; je me laisse faire: si bien que mes gens restent convaincus par l'évidence que leur frayeur était absurde, et qu'il n'y a pas animal au monde plus bénin que moi. (3) Échappé à ce double péril, il me fallut le jour suivant, toute la sainte défroque sur le dos, avec clochettes et cymbales, recommencer ma course mendiante et vagabonde.
(4) Après avoir bien rôdé de cabane en cabane, de maison en maison, nous rencontrâmes une bourgade bâtie, suivant la tradition du lieu, sur les ruines d'une opulente cité. Nous prîmes gîte à la première auberge, où l'on nous conta une historiette assez drôle arrivée dans un petit ménage. Je veux vous en faire part.
(IX, 5, 1) Un pauvre hère, forgeron de son métier, et vivotant de son mince salaire, avait pris une femme non moins pauvre que lui, mais à qui sa galanterie fit bientôt une sorte de célébrité. (2) Un jour que le mari était allé de grand matin à l'ouvrage, un certain amoureux prit son temps pour se glisser chez lui: et les joyeux ébats d'aller leur train en toute sécurité. Tout à coup le mari rentre à l'improviste. Jamais soupçon ne lui était venu à l'esprit, loin qu'il se doutât de la chose. (3) Porte close, verrous tirés; mon homme est ravi de la vertu de sa femme. Il frappe, il siffle, pour annoncer qu'il est là. (4) L'amant ne se dérangeait pas; mais la rusée, experte s'il en fut en cette pratique, se dégage de ses bras. Un cuvier se trouvait là, presque enterré dans un coin: elle y fait tapir le galant, et va ensuite ouvrir la porte. Son mari n'avait pas franchi le seuil, qu'elle l'apostrophe aigrement. (5) Hé bien! dit-elle, c'est ainsi que tu vas musardant, les bras croisés et les mains vides, plantant là ta besogne, sans te soucier du ménage, sans rapporter de quoi mettre sous la dent! et il faut que ta pauvre femme jour et nuit se torde les bras à filer de la laine pour entretenir du moins une lampe dans notre taudis! (6) Que la voisine Daphné est heureuse! elle boit et mange tout son soûl, et se donne encore du bon temps avec ses amoureux.
(IX, 6, 1) À cet accueil, le mari reprend tout penaud: Allons, quelle mouche te pique? Le patron est en procès, et l'ouvrier chôme; hé! au moins, nous aurons de quoi dîner aujourd'hui. (2) Tu vois bien ce cuvier toujours vide, qui tient tant de place ici, et ne fait qu'embarras dans notre logis? (3) je l'ai vendu cinq deniers, et l'acheteur me suit avec son argent pour emporter son meuble. Ainsi à l'ouvrage! donne-moi un coup de main pour le mettre sur pied et en état. (4) La gaillarde avait trouvé son thème. Elle part d'un grand éclat de rire. Le joli mari que j'ai là, dit-elle, et l'habile homme en affaires! ce que moi, simple femme, sans bouger du logis, j'ai vendu sept deniers, le nigaud va le laisser pour cinq. (5) Ravi de cette surenchère, le mari demande qui est l'acheteur. Mais elle: Hé! je te dis, benêt, qu'il est entré dans le cuvier pour s'assurer s'il est solide.
(IX, 7, 1) L'autre prit la balle au bond et se relevant alerte: Tout franc, bonne femme, dit-il, votre cuvier n'est guère eu bon état; il est tout à jour et ne tient à rien. Puis se tournant du côté du mari, sans avoir l'air de le connaître: (2) Et toi, l'ami, qui que tu sois, apporte-moi vite une lumière. Quand j'aurai gratté les ordures à l'intérieur, je verrai s'il peut faire encore du service. Ah! c'est que je ne paye pas en argent volé. (3) Tout aussitôt, et sans ombre de soupçon, le subtil mari, l'aigle des maris, allume sa lanterne. Otez-vous de là, camarade, dit-il, et laissez-moi faire. Vous l'allez avoir tout à l'heure nettoyé comme il faut. (4) Mon homme met habit bas, et le voilà dans le cuvier, lanterne en main, raclant de son mieux l'épaisse moisissure dont le temps l'avait comme incrusté. (5) De son côté, le jeune drôle, qui n'est pas endormi, tandis que la dame se penche en avant, met à profit cette posture déclive, pour travailler à sa façon. (6) L'effrontée coquine s'amusait à prolonger l'ouvrage aux dépens du pauvre homme, lui montrant du doigt une place à gratter, puis une autre, puis encore une autre. La double besogne mise à fin, et les sept deniers comptés, le chanceux forgeron eut encore le plaisir de porter le cuvier sur ses épaules jusqu'au logis de son substitut.
(IX, 8, 1) La très sainte compagnie passa là quelques jours à s'engraisser de la dévotion publique, sans compter ce qu'ils empochèrent à dire à tout venant la bonne aventure. La bande, à ce propos, s'avisa d'un curieux procédé pour attraper l'argent des pratiques. (2) Mes gens avaient combiné un sort unique s'adaptant à presque tous les cas, et qu'ils vous débitaient gravement, sur quoi que l'on vînt les consulter. L'oracle était ainsi conçu:
Qui, ses boeufs sous le joug, sillonne au loin la plaine,
Voit joyeuse moisson le payer de sa peine.(3) Venait-on interroger le sort à propos de mariage? la réponse, disaient-ils, cadrait à merveille. Le joug désignait l'union projetée, et les moissons la progéniture qui devait en sortir. Le consultant voulait-il acquérir une propriété? les boeufs la plaine, les moissons, tout cela parlait de soi-même. (4) Avait-on un voyage à faire, dont l'issue inquiétait? les boeufs étaient là pour toute bête à quatre pieds. On aurait le plus doux des attelages; et les moissons présageaient profit. (5) S'agissait-il de combat à livrer, de voleurs à poursuivre? la victoire, d'après l'oracle, était infaillible. Le joug menaçait les bêtes ennemies; on allait s'enrichir d'un immense butin. (6) Le tour leur réussit. Ils exploitèrent assez longtemps avec profit cette captieuse prophétie.
(IX, 9, 1) Toutefois, les questions se multipliant, on finit par se trouver à bout de commentaires. Il fallut alors quitter le pays: nous nous remîmes en route; et quelle route! Pire cent fois que toutes celles que nous avions parcourues. À chaque pas des rigoles, des crevasses, des fondrières. (2) Tantôt plongeant dans un marais d'eau stagnante, tantôt glissant sur un bourbier fangeux, je commençais enfin, non sans mainte chute fatale à mes pauvres jambes, à gagner un terrain uni, (3) quand tout à coup nous sommes assaillis en queue par un gros de cavaliers armés, qui, maîtrisant à grand-peine l'élan de leurs montures, se précipitent sur Philèbe et les siens, (4) les saisissent à la gorge, les traitent d'infâmes et de sacrilèges, entremêlant ces épithètes par de fréquents coups de poing. On leur passe à tous les menottes, en leur adressant cette sommation: (5) Çà, qu'on nous rende cette coupe d'or qui tenta votre cupidité profane. Oui, sous couleur d'un rite sacré, dont la célébration voulait du mystère, vous l'avez volée jusque sous les coussins de la mère des dieux; et, comme si pareil crime pouvait rester impuni, vous vous êtes esquivés de nos murs avant le jour.
(IX, 10, 1) Là-dessus, l'un des assaillants me mit la main sur la croupe, et fouillant sans façon jusque dans le giron de la déesse syrienne, en tira la coupe au vu de tous. (2) Les misérables, loin d'être confondus par l'évidence, osent d'un ris forcé tourner la chose en plaisanterie. Quelle indigne violence! que l'innocence court de dangers! (3) Une accusation capitale à des ministres du culte des dieux! Et cela, pour un mince gobelet, cadeau d'hospitalité, fait par la mère des dieux à sa soeur de Syrie! (4) Mais ils eurent beau débiter ces sornettes, les paysans leur firent rebrousser chemin. On les jeta, chargés de chaînes, dans le Tullianum du pays. La coupe et même la statue dont j'étais porteur furent, comme objets sacrés, portés au temple et déposés dans le trésor des offrandes. Quant à moi, le lendemain je fus mené au marché et vendu à la criée.
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