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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


APULEE

L'Âne d'or ou les Métamorphoses

6. Le périlleux voyage avec les esclaves
(VIII, 15, 1 - VIII, 22,7)


Les esclaves décident imprudemment de partir

(VIII, 15, 1) Tel fut le récit du jeune homme, récit fréquemment interrompu par ses soupirs, et dont son rustique auditoire se montra très affecté. Leurs coeurs se serrent à ce désastre de la famille de leurs maîtres. Mais comme la propriété va passer dans d'autres mains, et qu'ils appréhendent pour eux les suites d'un tel changement, ils se préparent à prendre la fuite. (2) Le chef du haras, l'honnête homme à qui l'on m'avait tant recommandé, fut le plus habile. Il fit rafle de tout ce qui avait quelque valeur dans le logis confié à sa garde, en chargea mon dos et celui des autres bêtes de somme, et déménagea sans tarder. (3) Les femmes, les enfants, les poules, les oies, les chevreaux, et jusqu'à de petits chiens, en un mot tout ce qui eût pu retarder le convoi par une allure peu expéditive, cheminait par la voiture de nos jambes. (4) Quant à moi, bien que chargé outre mesure, je ne m'en plaignais pas autrement: je ne pensais qu'au bonheur de laisser loin derrière moi le bourreau de ma virilité.

(5) Après avoir gravi un coteau boisé d'un passage difficile, nous traversâmes une plaine unie, et le crépuscule rendait déjà le chemin fort obscur, quand nous atteignîmes un bourg très riche et très peuplé. Les habitants nous engagèrent à ne pas aller plus loin avant le jour, et même à attendre qu'il fût très avancé. (6) Une multitude de loups de la grande espèce, et non moins redoutables par leur férocité que par leur taille, battait le pas, portant partout leurs ravages. Les routes en étaient infestées, et ils se réunissaient, comme les voleurs, pour fondre sur les passants. On disait même que la faim avait poussé ces animaux furieux à des attaques de vive force contre des métairies écartées. Leur rage, d'abord assouvie sur les timides troupeaux, cherchait maintenant des victimes humaines. (7) On ajoutait que sur le chemin qu'il nous fallait suivre nous ne trouverions que cadavres d'hommes à demi dévorés, et dont les squelettes blanchissaient déjà le sol à la ronde; que les plus grandes précautions étaient à prendre pour nous remettre en route; (8) qu'au jour seulement, au grand jour, quand le soleil donne en plein, les bêtes vivant de proie perdent de leur férocité; que nous aurions même encore à nous défier à chaque pas de quelque embuscade, à prendre garde de nous disséminer, à marcher constamment en colonne serrée, jusqu'à ce qu'enfin nous eussions franchi les endroits dangereux.

(VIII, 16, 1) Mais ces coquins de fugitifs qui composaient la caravane, soit précipitation aveugle, soit crainte d'être poursuivis, ce qui n'était guère probable, ne tinrent aucun compte de ces salutaires conseils. Et, sans attendre le jour déjà proche, les voilà, vers la troisième veille, qui nous rechargent et nous poussent devant eux. (2) Moi, qui n'avais rien perdu de l'avertissement formidable, je gardais autant que possible le centre du convoi, me cachant de mon mieux dans le gros de mes compagnons de charge, pour couvrir mes parties postérieures de l'agression des dents carnassières. On s'émerveillait de me voir prendre le pas sur toute la cavalcade. (3) Ce n'était pas par légèreté, c'était par peur. Sur quoi je fis cette réflexion: Il se pourrait que le fameux Pégase n'ait dû qu'à semblable cause les attributs d'oiseau qu'on lui a prêtés, et que la tradition de ses ailes, et de son essor prodigieux jusqu'à la voûte éthérée, n'exprimât autre chose que la crainte des morsures enflammées de la Chimère. (4) Mes conducteurs, au surplus, s'étaient armés, dans l'attente d'un combat. L'un tenait une lance, l'autre une épée, celui-ci des javelots, celui-là un bâton. Tous avaient fait provision de cailloux, que nous fournissait en abondance le sentier pierreux où nous marchions. (5) On voyait dans quelques mains des morceaux de bois pointus par un bout; mais on comptait principalement sur des torches allumées, dont on s'était pourvu pour tenir les loups à distance. (6) Enfin, nous étions, à une trompette près, en complet équipage de bataille. Nous en fûmes cependant quittes pour la peur; mais nous n'évitâmes ce danger que pour tomber dans un autre bien autrement redoutable. (7) Les loups, intimidés par ce vacarme de gens armés, ou écartés par la lumière des flambeaux, ou peut-être occupés sur un autre point, ne tentèrent pas d'incursion contre nous. Aucun ne se montra même de loin.

L'attaque des villageois

(VIII, 17, 1) Mais comme nous passions devant une grosse ferme, les gens qui l'exploitaient nous prirent pour une troupe de voleurs. Inquiets pour leur propriété, et aussi peu rassurés pour leurs personnes, les voilà qui lancent contre nous, avec les cris et excitations d'usage en pareil cas, une bande furieuse d'énormes chiens, dressés par eux à faire bonne garde, et bien autrement acharnés que loups ni ours ne furent jamais. (2) Les éclats de voix de leurs maîtres irritant leur férocité naturelle, ils se ruent sur nous en bondissant de tous côtés à la fois, déchirent sans distinction bêtes et gens, et finissent par mettre par terre une bonne partie de notre monde. (3) C'était vraiment une curieuse et non moins lamentable scène, de voir ces dogues monstrueux, ici happant un fuyard avec fureur, là luttant avec rage contre qui résiste, plus loin s'acharnant sur les corps gisants, et bouleversant tout notre pauvre convoi par leur rage et leurs morsures.

(4) Au milieu de ce désarroi, un mal encore plus terrible vient fondre sur nos têtes. Grimpés sur leurs toits ou sur les hauteurs voisines, les paysans nous accablent tout à coup d'une grêle de pierres; si bien qu'il n'y avait plus pour nous que l'alternative d'être déchirés de près ou lapidés de loin. (5) Un de ces projectiles vint frapper à la tête une femme qui était assise sur mon dos; c'était précisément celle du chef de la caravane. Aux cris et aux sanglots que lui arrache la douleur, son mari accourt à son aide.

(VIII, 18, 1) Et voilà cet homme qui, tout en essuyant le sang dont sa femme est couverte, prend tous les dieux à témoins, et se met à crier plus haut qu'elle. Pourquoi cette barbare agression, ces atroces violences, contre de pauvres voyageurs accablés de fatigues? (2) quelles déprédations avez-vous à repousser? Quelles représailles à exercer? Vous n'habitez pas les repaires des bêtes fauves ou les rocs inhospitaliers des peuplades sauvages, pour verser ainsi le sang de gaieté de coeur. (3) Ce peu de mots arrêta soudain la grêle de pierres, et mit fin aux incursions forcenées des chiens, qui furent rappelés. (4) L'un des habitants parla ainsi du haut d'un cyprès: Nous ne sommes pas des brigands, nous n'en voulons pas à vos dépouilles. Nous ne songions qu'à repousser de votre part l'espèce d'agression dont vous vous plaignez. La paix est faite; vous pouvez tranquillement continuer votre voyage. (5) Il dit, et nous nous remettons en route, les uns se plaignant de coups de pierre, les autres de coups de dents; et tous plus ou moins éclopés. (6) Après avoir cheminé quelque temps, nous atteignîmes un bois de haute futaie, entremêlé de riantes clairières tapissées de gazon. Là nos conducteurs jugèrent à propos de faire halte pour prendre quelque repos et donner les soins nécessaires à leurs membres diversement maléficiés. (7) Chacun, de son côté, s'étend sur l'herbe, et, après avoir repris haleine, procède à la hâte à diverses sortes de pansements. Celui-ci se sert, pour étancher son sang, de l'eau d'un ruisseau voisin; celui-là bassine ses contusions avec des compresses mouillées; un autre rapproche avec des bandes les lèvres de ses plaies béantes. En un mot, chacun se fait lui-même son médecin.

Le dragon

(VIII, 19, 1) Cependant, du haut d'un monticule voisin, un vieillard suivait des yeux cette scène. Un troupeau de chèvres paissant autour de lui indiquait assez sa profession. Un des nôtres lui demande s'il avait du lait ou des fromages à vendre; (2) mais cet homme se met à branler la tête, et dit: Ah! vous pensez à boire et à manger, vous autres, et à vous donner du bon temps. Vous ne savez donc, personne de vous; en quel lieu vous êtes? Cela dit, il rassemble son troupeau et se hâte de décamper. Ce propos, cette brusque retraite n'inquiétèrent pas médiocrement nos pâtres, (3) très empressés de savoir à quoi s'en tenir, et ne trouvant là personne à qui demander explication, quand survint un autre vieillard chargé d'années, et de grande taille, mais plié en deux sur un bâton, et semblant se traîner avec peine. Il pleurait à chaudes larmes, et sanglota de plus belle en nous voyant. Touchant tour à tour les genoux de chaque homme de la troupe:

(VIII, 20, 1) Au nom de la Fortune secourable, leur dit-il, au nom de votre bon génie (et puissiez-vous arriver tous en santé, comme en joie, à l'âge où vous me voyez!), secourez un vieillard au désespoir; arrachez mon enfant au trépas, et rendez-le à mes cheveux blancs. (2) Je me promenais avec mon petit-fils, doux compagnon de ma vieillesse. Il a vu un oiseau qui chantait sur une haie, et, en cherchant à s'en emparer, il a soudain disparu dans le fossé qui la borde, et dont les broussailles nous cachaient la vue. Il y a de quoi le tuer. (3) Il n'est pas mort cependant, car je l'ai entendu se plaindre, et crier: Au secours, grand-père! mais, faible et décrépit comme vous me voyez, que puis-je faire pour lui? (4) À vous qui êtes jeunes et vigoureux, il est si facile de prêter assistance à un pauvre vieillard! Cet enfant est fils unique; c'est le dernier espoir de ma famille. Ah! rendez-le-moi.

(VIII, 21, 1) Ses instantes prières, ses cheveux blancs qu'il arrachait, tout cela émut de compassion la troupe. Un jeune gaillard plus hardi, plus dispos que le reste, et qui seul était sorti sans blessure de l'assaut que nous venions d'essuyer, saute à l'instant sur ses pieds, demande où est tombé l'enfant, et suit résolument le vieillard vers un buisson qu'il lui désigne assez près de là.

(2) Dans l'intervalle, bêtes et gens s'étaient rafraîchis, celles-ci en broutant l'herbe, ceux-là en soignant leurs blessures: on songe à recharger les bagages, on appelle le jeune homme par son nom; on crie plus fort: point de nouvelles. Ce retard inquiète: on lui dépêche un exprès pour l'avertir du départ et le ramener. (3) L'exprès ne tarde pas à revenir tout pâle, tout effaré, et il fait sur son camarade le plus merveilleux des récits. Il l'a vu étendu sur le dos, plus qu'à moitié dévoré par un énorme dragon qui se tenait sur son corps, achevant sa curée. Quant au misérable vieillard, il avait disparu. (4) À ce récit, qu'ils rapprochèrent bien vite du langage du gardeur de chèvres, nos gens comprirent, à n'en pas douter, que c'était là l'habitant des lieux désigné par cette allusion menaçante. Et vite ils s'éloignent de cette contrée meurtrière, nous chassant devant eux à grands coups de bâton.

L'esclave, le miel et les fourmis

(VIII, 22, 1) En moins de rien nous eûmes franchi une distance considérable, et arrivâmes à une bourgade où nous nous reposâmes toute la nuit. Elle venait d'être le théâtre d'une étrange aventure, que je ne résiste pas au désir de vous raconter.

(2) Il y avait un esclave en qui son maître se reposait de la gestion universelle de ses biens, et qui affermait pour son propre compte un domaine considérable, où précisément nous venions de prendre nos quartiers. Cet individu avait pris femme parmi les domestiques de la famille; mais il avait conçu au dehors une passion violente pour une personne de condition libre. (3) Sa femme, exaspérée de cette intrigue, brûla, pour s'en venger, les registres de son mari, et mit le feu à ses magasins, dont tout le contenu devint la proie des flammes. (4) Mais n'estimant pas que l'outrage fait à la couche nuptiale fût suffisamment puni par un tel désastre, elle s'en prend à son propre sang: se passant une corde au cou, elle y attache un enfant qu'elle avait eu de ce même homme, et se précipite dans un puits très profond, entraînant avec elle l'innocente créature. (5) Le maître, vivement touché de la catastrophe, fit saisir l'esclave qui avait, par sa conduite, poussé sa femme à cette horrible extrémité. Il ordonna de le lier nu à un figuier, enduit de miel des pieds à la tête. (6) Le tronc vermoulu de cet arbre était exploité par toute une population de fourmis qui le minaient dessus et dessous, et faisaient éruption de toutes parts. (7) Les fourmis n'eurent pas plutôt senti l'odeur du miel, que les voilà qui s'acharnent par myriades sur le corps de ce malheureux, et le déchiquettent à l'envi d'imperceptibles, mais innombrables, mais incessantes morsures. Il se sentit ainsi, dans une longue agonie, ronger petit à petit jusqu'au fond des entrailles. Ses chairs disparurent, ses os furent mis à nu ; et finalement de l'homme il ne resta que le squelette, étalant sa hideuse blancheur au pied de l'arbre funeste où il demeurait attaché.

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