Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 37b-51aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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SOUS LES EMPEREURS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN

 

Notes de lecture - II, p. 37b-51a - Ans 286-308

 


 

[Vers Texte et Traduction]

 


 

 

Plan des notes de lecture

 

A. L'Empire romain et les empereurs

1. Jean ne comprend pas la Tétrarchie conçue et installée par Dioclétien

2. Quelques observations générales sur les opérations militaires

3. Les persécutions

B. Les évêques Martin et Maximi(e)n, les fragments épiques et l’influence de la Geste de Liège

1. L’influence de la Geste de Liège

2. Martin et Maximien, évêques de Tongres : leur rapport à l’Histoire et l’évolution de leur légende

3. Saint Martin, évangélisateur de la Hesbaye

4. Saint Maximi(e)n, huitième évêque de Tongres

5.  Les deux grands récits de combats épiques (Myreur, II, 38-41 et II, 46b-50a)

C. Les papes

1. Le pape Caïus (283-296 de notre ère) (Myreur, II, p. 36, p. 43)

2. Le pape Marcellin (296-304 de notre ère) (Myreur, II, p. 43-44 ; p. 50)

3. Le pape Marcel Ier (308-309 de notre ère) (Myreur, II, p. 50 et 51)

D. Varia

1. Le Donatisme

2. Saint Georges

 


 

 

A. L’empire romain et les empereurs

 

 

1. Jean ne comprend pas la Tétrarchie conçue et installée par Dioclétien

Le récit de Jean, s’il fait une large place à Dioclétien et à Maximien, ne donne pas une idée juste de l’organisation du pouvoir impérial dans l’empire romain de leur époque.

Dans l’Histoire, ce pouvoir se présente comme une Tétrarchie, c’est-à-dire un gouvernement à quatre têtes. Dans sa forme définitive – car elle mit un certain temps à se mettre en place –, cette Tétrarchie se composait de deux Augustes (des empereurs en titre, si l’on veut) assistés chacun d’un César (des empereurs associés et néanmoins subordonnés). Il était prévu qu’en principe, après vingt ans de pouvoir, les deux Augustes abdiquent simultanément au profit des deux Césars, lesquels auraient désigné à leur tour deux remplaçants. Pareil système était censé, non seulement régler les problèmes, toujours délicats, de succession, mais aussi confier à quatre personnes les responsabilités territoriales de la défense de l’empire. Pour arriver plus rapidement sur place en cas de besoin, chacune d’elles résidait dans une ville différente, respectivement Nicomédie, Milan, Antioche et Trèves, qui devenaient ainsi de facto des capitales impériales.

*

Dioclétien, on vient de le dire, ne mit ce système en place que progressivement, sans plan préconçu, au gré des circonstances, essentiellement d’ailleurs pour mieux répondre aux besoins militaires. Voici comment les choses se déroulèrent.

Au moment de l’assassinat de Carus, en novembre 284 de notre ère, Dioclétien, qui n’était qu’un des officiers supérieurs de Carus, fut proclamé Auguste (= empereur) par ses soldats. Mais il y avait d’autres candidats déclarés à ce poste. Dioclétien dut d’abord s’en débarrasser. Quand ce fut fait, au printemps 285 il désigna Maximien, d’abord comme César et ensuite, au 1 avril 286 de notre ère, comme Auguste. Quelques années plus tard, en 293, chacun des Augustes reçut un adjoint avec le titre de César : ce furent Galère et Constance Chlore. Les quatre personnages restaient cependant étroitement liés les uns aux autres, et la terminologie même symbolisait cette hiérarchie : les Augustes étaient supérieurs aux Césars, et parmi les Augustes, Dioclétien, avec son qualificatif de "jupitérien", l’emportait sur Maximien, qui n’était que "herculéen".

Grâce à ce système à la fois ingénieux et empirique et grâce aussi à un règne de vingt années, Dioclétien réussit à sauver l’unité de l’empire. « Après avoir célébré en 303 leurs vingt ans de pouvoir, Dioclétien et Maximien, en partie pressés par Galère, abdiquèrent simultanément, le 1er mai 305. Dioclétien se retira dans son palais de Split » (M. Le Glay, Histoire romaine, 1991, p. 454). En réalité, on le verra dans l’introduction du fichier suivant, consacré à Constantin, le système tétrarchique ne résista pas totalement à cette abdication.

*

Jean d’Outremeuse n’a compris ni le système de la Tétrarchie, ni sa formation, ni ses composants, ni son fonctionnement : il ne donne même pas une idée précise et exacte des protagonistes.

Sans qu’il soit question d’analyser son texte en détail et pour ne parler que de Dioclétien et de Maximien, les deux « Augustes », on relèvera simplement, et entre beaucoup d’autres choses, que Maximien n’était pas « le frère de Dioclétien » (II, 37), et qu’ils n’étaient pas « les fils d’un puissant sénateur romain »; ni d’ailleurs « danois » d’origine (II, 37). C’étaient deux militaires de haut grade, très expérimentés, de naissance modeste et d’origine illyrienne. Ils font partie de ces empereurs romains que les Modernes appellent « illyriens ». Jean semble d’ailleurs confondre le Danemark avec la Dacie.

Précisons encore que Maximien était non seulement un compatriote de Dioclétien, mais un ami de toujours et un compagnon d’armes, et que, contrairement à ce qu’affirme Jean (II, p. 41), il n’a pas été tué par Dioclétien. Le Maximien Hercule, évoqué par le chroniqueur et censé avoir remplacé le premier frère assassiné, est tout simplement le Maximien des débuts pourvu de l’épithète de « herculéen », dont le chroniqueur liégeois n’a manifestement pas compris le sens. On épinglera encore parmi les « fantaisies » de Jean la parenté qu’il établit entre Maximien, l’évêque de Tongres, et les deux empereurs. On sait le chroniqueur obsédé par la généalogie, comme il l’est pas les dates, mais c’est un peu fort. Il est vrai qu’il peut avoir été influencé par la proximité des noms : Maximin (Maximinus pour l’évêque) et Maximien (Maximianus) pour l’empereur.

Caractéristique aussi est l’absence totale dans le récit de Jean des deux Césars chargés d’aider les deux Augustes : Galère et Constance Chlore. Galère n’est cité par Jean qu’en II, p. 52, lorsqu’il sera vaincu par Constantin, après la fin de la Tétrarchie donc. Ly Myreur ne dit rien des importantes réalisations de ce Galère en tant que César de Dioclétien. Quant à Constance Chlore, son nom apparaît peut-être chez Jean comme un roi de la Grande-Bretagne, du nom de Constance (II, p. 195). Le Constance Chlore historique n’est pourtant pas un personnage insignifiant : non seulement il était un des quatre empereurs du moment, et ses activités sous la Tétrarchie furent importantes, mais il était l’époux d’Hélène et le père de Constantin, deux personnages dont il sera longuement question plus loin.

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2. Quelques observations générales sur les opérations militaires

Chez Jean, la répartition territoriale entre les deux Augustes est correcte : Dioclétien s’occupe de l’Orient, et Maximien de l’Occident. Il en sera de même des deux Césars désignés en 293 de notre ère : Galère assistera Dioclétien en Orient et Constance Chlore secondera Maximien en Occident. On vient toutefois de dire que Jean n'accorde pas à ce Constance Chlore l'importance qu'il mérite dans l'Histoire.

Et ce n'est pas le seul point sur lequel les récits de Jean ne correspondent pas aux documents historiques. Contrairement aux notices du chroniqueur (II, p. 38), la Gaule et la Bretagne ne sont pas des zones où Dioclétien est censé avoir évolué. Il ne pourrait donc pas y avoir connu les défaites que lui attribue Jean ! En effet, l’Occident est le « pré carré » de Maximien et de son César Constance Chlore. Pour n'envisager que l'Occident et la situation personnelle de Maximien, on ne lui connaît pas d'opérations militaires en Grande-Bretagne. Les combats et les victoires que Jean lui attribue (II, p. 45) sur le roi Henri le Blond  et sur saint Georges ne relèvent pas de l'histoire. Par contre nos sources signalent qu'en Petite-Bretagne, Maximien dut briser l’usurpateur Carausius qui s’était révolté en 286 de notre ère. Elles le mettent aussi en contact avec les Bagaudes, des paysans révoltés qui avaient ravagé la Gaule de 284 à 286 de notre ère et, plus tard, avec les Francs et avec les Alamans. Le récit de Jean ne connaît ni Carausius, ni les Bagaudes, ni les Francs, ni les Alamans.

L’Histoire ne connaît pas non plus d’opérations militaires communes aux deux Augustes (Dioclétien et Maximien). Sur ce point encore, les récits de Jean ne correspondent pas à nos informations et apparaissent comme des inventions. C’est le cas de la prétendue campagne de Dioclétien et de Maximien d’abord en Frise (II, p. 46), puis surtout autour de Tongres, où de terribles combats sont censés avoir opposé les deux empereurs romains aux Sicambres de Porus, aux Tongrois et à leurs alliés. Ces combats se termineront très mal pour les Romains et les deux empereurs, vaincus, devront rentrer à Rome. Selon Jean, c’est même dans un duel avec Gautier de Saint-Materne que Maximien sera blessé, et dans un duel avec Porus que Dioclétien perdra sa main (II, p. 46b-50a). Mais rien dans ce récit du combat autour de Tongres ne correspond à l’Histoire. Il fleure bon l’épopée et est sorti entièrement de l’imagination de l’auteur. Nous y reviendrons.

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3. Les persécutions

Le récit de Jean donnerait facilement l’impression que la mission essentielle des empereurs romains de l'époque est d’éliminer les chrétiens. Ce point de vue, lui non plus, ne correspond pas à l’histoire. En réalité, leurs préoccupations fondamentales, une fois installés au pouvoir, étaient de protéger l’Empire et d’assurer son unité. Territoriale d’abord : les Barbares tentaient de plusieurs côtés de pénétrer dans l’Empire ; certains chefs d’armées romaines essayaient de se détacher du pouvoir central pour se tailler un territoire à eux. Unité territoriale, unité idéologique aussi. Et c’est probablement ce souci qui explique, pour une bonne part, ce qui peut apparaître comme des persécutions, le refus obstiné de sacrifier manifesté par les chrétiens étant perçu comme une marque de trahison patriotique. On a déjà évoqué ce sujet en présentant le personnage de Dèce (supra, introd. de II, p. 21-26). La règle « un empereur, une religion » était censée assurer l’unité idéologique de l’Empire.

À ce propos, Zosso-Zingg (Empereurs romains, 2009, p. 234) écrit : « Dans le domaine religieux, Dioclétien mène deux politiques opposées envers le christianisme. Pendant les dix-neuf premières années de son règne, Dioclétien laisse en paix les chrétiens. Mais en 303-304, il promulgue quatre édits visant à faire disparaître la religion chrétienne. Il veut obliger les chrétiens à abandonner leur foi et à pratiquer la religion impériale. Il détruit leurs églises et leurs livres sacrés. Il interdit leurs assemblées et il édicte une série de peines à l'encontre de ceux qui refuseraient de se soumettre. La persécution est générale, sévère, sanglante. Pourquoi un tel revirement ? On l'attribue à l'influence grandissante de Galère, son César qui hait passionnément les chrétiens. »

On notera aussi les précisions apportées par M. Le Glay (Histoire romaine, 1991, p. 451 et 453) : « on doit […] à Dioclétien la dernière grande persécution du christianisme. Les vrais auteurs furent en fait Maximien et, plus encore, Galère, Constance Chlore se montrant très modéré. D’abord des mesures isolées visèrent l’armée (affaire de la légion thébaine dès 285-286 ; martyrs isolés : recrue Maximilien, vétéran Typasius, centurion Marcellus). Les chrétiens ne furent pas seuls visés : en 297, en relation avec la guerre contre la Perse, et à nouveau en 302, l’État se retourna contre les manichéens. En 302, ordre fut donné aux soldats de sacrifier. En 303 surtout et 304, quatre édits furent promulgués : 1. confiscation des livres sacrés, destruction des églises ; 2. emprisonnement des chefs des communautés ; 3. libération des repentis ; 4. organisation de sacrifices dans tout l’empire. »

Quoi qu'il en soit, c'est Maximien Hercule que Jean rend directement  responsable des violences commises contre les chrétiens de Grande-Bretagne (II, p. 45). Il en est de même de Geoffroy de Monmouth (Histoire des Bretons, ch. 77, p. 114 de la trad. L. Mathey-Maille), plus détaillé en la matière : « l'empereur Dioclétien dirigea la persécution qui fit presque disparaître de l'île le christianisme, demeuré intact et sans atteinte depuis le temps du roi Lucius. Maximien Hercule, chef de la milice du tyran Dioclétien, arriva en Bretagne. Sur ses ordres, toutes les églises furent renversées et toutes les Saintes Ecritures que l'on put trouver, brûlées sur les places publiques ; l'élite des prêtres, avec les fidèles placés sous leur direction, fut massacrée et c'est en rangs serrés que tous se hâtaient vers le doux paradis céleste comme vers leur propre demeure. (etc. : suivent des noms de martyrs) ».

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B. Les évêques Martin et Maximi(e)n, les fragments épiques et l’influence de la Geste de Liège

 

 

1. L’influence de la Geste de Liège

Nous avons évoqué à plusieurs reprises le goût de Jean d’Outremeuse pour l’épopée et signalé à ce propos l'existence de l'énorme Geste de Liège qu'il avait écrite (quelque 50.000 vers). On sait qu’il arrivait au chroniqueur liégeois de reprendre dans Ly Myreur, en les dérimant, des passages de cette Geste. Un de nos articles, qui s’intéressait aux structures narratives du Myreur, a montré la place importante qu’y occupaient les fragments épiques, certains provenant directement de la Geste de Liège.

Les deux longs récits de batailles qui occupent une large part du présent fichier se trouvent également dans la Geste où ils occupent plus de 400 vers (vers 3836-4070 et 4218-4400). Ils mettent eux aussi en évidence Tongres et ses évêques (oserait-on parler déjà de princes-évêques ?). Ils contiennent notamment de multiples combats de type épique, parfois fort détaillés et mettant aux prises des combattants nommément désignés. On ne peut pas dire qu’ils sont construits exactement sur le même schéma que ceux du Myreur, mais ils ont de nombreux éléments en commun. Peut-être serait-il intéressant, sur le plan littéraire et narratif, de les comparer entre eux, mais cela dépasserait le cadre du présent travail. Limitons-nous à examiner la version du Myreur.

Dans le premier récit (II, p. 38-41, ans 291-292 de l’Incarnation), Tongres est en grand danger, attaquée qu'elle est par des Frisons, auxquels la Geste (vers 3836) ajoute des Germains. Son évêque Martin demande et reçoit l’aide du duc Porus de Gaule, pourtant païen. Dans les deux camps, des combats épiques opposent nombre de chevaliers, cités par leurs noms et qui rivalisent de prouesses. L’un d’entre eux, le Tongrois Gautier de Saint-Materne, est particulièrement mis en évidence. Les Frisons sont finalement défaits. Porus de Gaule, accueilli en sauveur à Tongres est, à sa demande, secrètement baptisé par l’évêque saint Martin, qui le charge d’amener les gens de Lutèce à croire en Dieu. Mais le duc, malgré ses efforts, échoue à convertir son peuple et en arrive à devoir protéger l’évêque Martin, qu’il avait fait venir lui-même prêcher la vraie foi dans la capitale de la Gaule.

Dans le second récit (II, p. 46b-50a), qui se déroule une dizaine d’années plus tard (301-302 de l’Incarnation), ce n’est plus l’évêque Martin qui est en charge à Tongres, mais son successeur, l’évêque Maximien. Les attaquants ne sont plus cette fois les Frisons, mais les deux empereurs romains, qui font campagne ensemble : ils reviennent de Frise où ils ont incendié une ville peuplée de chrétiens, convertis par l’évêque Maximien de Tongres – leur cousin, selon Jean, rappelons-le.

Sur le chemin du retour, les Romains décident d’aller attaquer les Tongrois, que viennent assister les Sicambres de Porus, lequel veut protéger Tongres, en souvenir de saint Martin, l’ancien évêque de la ville, qui l’avait naguère baptisé. Divers autres ducs et comtes, appelés à l’aide, se rangent aux côtés des Tongrois et des Sicambres. Des combats acharnés, des duels mêmes, opposent les adversaires, nommément cités et tous preux chevaliers. On retrouve en bonne place le Gautier de Saint-Materne qui s’était brillamment illustré dans le combat précédent et qui, ici, blessera Maximien. Dioclétien, lui, perdra une main dans un duel avec Porus, duc de Gaule.

L’affaire se termine mal pour les Romains. En effet une intervention miraculeuse met fin au combat. L’évêque Maximien s'est présenté sur le champ de bataille, portant « les armes de Dieu ». Nombre de Romains périssent aussitôt ; les survivants et les deux empereurs blessés rentrent à Rome.

L’influence de la Geste de Liège sur le Myreur ne se limite évidemment pas aux deux longs récits de combat que nous venons de citer. En réalité, pour les événements liés à l’histoire de Liège au sens large (en l’espèce Trèves, Tongres, Maastricht), une grande partie du présent fichier correspond étroitement à la Geste. La mésaventure des onze mille vierges de Cologne, l’histoire des Huns (leur origine, les noms de leurs rois), le baptême secret du duc de Gaule, l’épisode d’Horion et des Awirs dans l’histoire de l’évêque Martin, celui de l’évêque Maximien sortant de sa chapelle et anéantissant l’armée romaine avec les « armes de Dieu », les fondations religieuses de ces deux évêques, et bien d’autres détails encore du Myreur sont repris et retravaillés à partir de la Geste. Ici encore une comparaison précise portant non plus simplement sur les combats mais sur l'ensemble des deux versions, l’originale et la dérimée, ne manquerait pas d’intérêt. Mais pareil travail (redisons-le) échappe au présent propos et dépasserait (reconnaisons-le) nos compétences.

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2. Martin et Maximien, évêques de Tongres : leur rapport à l’Histoire et l’évolution de leur légende

Mais voir dans la Geste de Liège la source immédiate d’une bonne partie du présent fichier – ce qu’elle est – ne règle évidemment pas la question de l’historicité de ce qui y est raconté. Nous venons de dire que l’essentiel des événements liés aux activités des empereurs ne relevait pas de l’Histoire authentique. Qu’en est-il des réalisations, décrites avec beaucoup de détails, de saint Martin, septième évêque de Tongres, et de saint Maximien, huitième évêque ?

Ces deux personnages font partie de ces évêques censés avoir succédé à saint Materne et dont nous avons déjà évoqué le cas, en relevant notamment la pauvreté des sources les plus anciennes à leur sujet (cfr Notes II, p. 1-9a). Hériger de Lobbes, au Xe siècle, notait très honnêtement (Gesta episcoporum, ch. 15, p. 171, éd. R. Köpfe) qu’on ne pouvait rien dire de certain sur eux, la documentation faisant complètement défaut. La seule information qu’il estimait pouvoir livrer était une liste de huit noms, classés par ordre chronologique.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Gilles d’Orval avait repris cette liste, en la gonflant quelque peu, mais d’une manière très artificielle, sans ajouter le moindre détail précis.

Ainsi, à propos de Martin, qui occupait la septième place dans l’ordre chronologique, Gilles affirmait qu’il « combattait le pouvoir des démons, parce qu’il était ceint (entouré) par l’esprit septiforme de Dieu » (septiformi spiritu Dei redimitus, contra uim daemonum martem agebat). Huitième évêque dans la liste, Maximin, lui, se voyait gratifié d’un niveau élevé d’une sainteté liée aux huit béatitudes : magnaliter octo beatitudinum sanctitate perfectus « il illustrait parfaitement la sainteté des huit béatitudes ». Ces jeux de mots de type ecclésiastique n'ont évidemment aucun lien avec les éventuelles réalisations de leur épiscopat respectif, en ce compris leur rôle possible dans les guerres de Tongres.

En ce qui concerne la biographie de ces deux évêques, une différence énorme sépare les versions très détaillées de Jean, dans la Geste de Liège ou dans le Myreur des Histors, de la simple liste d'Hériger ou des quelques phrases creuses de Gilles d’Orval. Quelles sources aurait pu utiliser le chroniqueur liégeois ?

Nous avons déjà évoqué cette question en présentant la documentation ancienne disponible sur ces premiers évêques (cfr Introduction I, p. 450-457). On mentionnera aussi les Acta Sanctorum des Bollandistes (les pages 69-72 du tome IV de juin [Anvers 1707] consacrées à saint Martin, par exemple) ou encore le tome I des Acta sanctorum Belgii selecta [Bruxelles 1783] où Joseph Ghesquière (p. 172-178), traitait de l’ensemble des successeurs directs de saint Materne et où G. Henschen (Godefridus Henschenius ; XVIIe siècle) proposait (p. 221-313) une Exegesis historica de episcopatu Tungrensi et Trajectensi (avec des Appendices). Ces travaux font parfois allusion à des textes, notamment des Vitae anciennes, qui ne sont plus conservées mais dont ils citent des fragments. Montrons leur intérêt en commençant par l’exemple de saint Martin.

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3. Saint Martin, comme évangélisateur de la Hesbaye

Sur le septième évêque de Tongres, ces recueils fournissent au moins une information intéressante, qui ne figurait ni chez Hériger, ni chez Gilles d’Orval. C’est l’important rôle d’évangélisateur de la Hesbaye qu’est censé avoir joué ce Martin et qui lui vaudra merito, est-il précisé (p. 69 des Acta Sanctorum), le titre ou le surnom d’« apôtre de la Hesbaye » (Hasbanorum Apostolus).

C’est qu’une Vita ancienne, non datée avec précision malheureusement, raconte avec assez bien de détails (p. 70-71 des Acta Sanctorum) les difficultés que le saint aurait rencontrées à Horion (Horion-Hozémont, aujourdhui une section de la commune belge de Grâce-Hollogne). Les habitants en auraient très violemment expulsé Martin qui aurait finalement été réconforté par une intervention divine miraculeuse, sur laquelle s’étend le texte, qui contient explicitement l’expression Passus sive Transitus S. Martini. La Vita en question évoque également un séjour du saint dans un village voisin, appelé Aquiria (cfr les Awirs de Jean, aujourd’hui une section de la commune belge de Flémalle), où les résultats de son travail d’évangélisation auraient été plus encourageants. Cette Vita présente aussi des miracles qu’aurait accomplis Martin. Elle évoque encore, mais sans détails, le rituel suivi lors de la fête de saint Martin et notamment des lectures (lectiones) qui s’y faisaient. En d'autres termes, les prédécesseurs de Jean avaient déjà fait de Martin l’évangélisateur en titre de la Hesbaye.

Notre chroniqueur n’a donc pas inventé le personnage de Martin comme évêque de Tongres, ni son rôle d’évangélisateur, ni les difficultés inhérentes à ce travail (Horion), ni l’assistance divine fournie par les miracles, ni les lieux-dits qui ont conservé son souvenir. Ces motifs, présents dans la Vita ancienne, donnaient une belle « farine à moudre » à l’auteur de la Geste et du Myreur.

Jean toutefois ne les a pas recopiés textuellement, car ni le texte du Myreur, ni celui de la Geste de Liège, ne correspondent avec précision à celui de la Vita ancienne. Comme il le fait d’habitude, le chroniqueur utilise le matériel ancien en le retravaillant.

Mais ce matériel ne contenait rien qui orienterait vers le motif d'une intervention personnelle de Martin pour protéger Tongres contre des assaillants frisons ou pour convertir Porus et ses gens. La lecture de cette Vita ancienne ne répond donc qu'en partie à la question des sources.

 Ce qui par contre sort presque certainement de la féconde imagination épique de Jean, c’est le récit de son intervention auprès de Porus, duc de Gaule, pour libérer Tongres d’une attaque frisonne, avec tous les détails des combats qui en sont la conséquence. Son goût très marqué pour la généalogie ‒ souvent fantaisiste explique presque certainement aussi les précisions qu'il fournit sur les origines de l'évêque Martin. Nous les reprenons ici en détail. Elles devaient certainement ravir ses lecteurs :

[II, p. 29] [Martin, septième évêque de Tongres] En l’an 269, le 20 novembre, mourut saint Florentin, sixième évêque de Tongres. [...] Après sa mort fut élu et consacré Martin, un très saint homme, le fils de Martin, comte de Nammut, et de la fille du comte d’Arche, Hélène. Son oncle était Florentin, l’évêque cité ci-dessus, car il était le frère de Martin, le comte de Nammut, fils du vieux comte Étienne, et de la fille du comte de Looz, qu’on appelait alors Osterne.

Il est possible aussi qu'on puisse créditer Jean d'avoir inventé le rôle fort important que Martin est censé avoir joué lors du concile de Suessa, chargé de juger la conduite du pape Marcellin (II, p. 43-44 ; cfr infra le commentaire consacré aux papes de cette époque). Et pourquoi ne pas lui attribuer également le miracle de la résurrection (en l’an 306 de l’Incarnation) de ce pêcheur tongrois mort noyé, qu’on portait en terre et qui, le cortège funèbre passant devant la tombe de l'évêque Martin, sortit de son cercueil, fort et en pleine santé (II, p. 51) ?

On peut ainsi tenter de retracer, à très gros traits et sans certitude absolue, l’évolution de la légende de Martin, depuis Hériger de Lobbes, au Xe siècle, jusqu’à Jean d’Outremeuse, au XIVe siècle, voire d’identifier la part personnelle du chroniqueur liégeois dans cette évolution.

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4. Saint Maximin ou Maximien, huitième évêque de Tongres

Un travail de ce genre pourrait-il se faire pour le successeur de saint Martin, le huitième évêque de Tongres, qui, dans les témoignages les plus anciens (Hériger de Lobbes et Gilles d’Orval), porte le nom de Maximinus, c’est-à-dire, en traduction française, « Maximin ». Mais dès qu'il parle du nouvel évêque (en II, p. 44), notre chroniqueur l'appelle Maximien : sains Maximien, qui avoit esteit disciple à sains Martin. L'évêque Maximin « ancien » est donc devenu l’évêque Maximien.

Les deux noms, Maximin et Maximien, existent. On se souviendra de Maximin le Thrace. Dans l’Histoire, il fut en grande partie responsable de la mort de Sévère Alexandre, gouverna l’Empire de 235 à 238 de notre ère et fut assassiné par ses soldats en même temps que son jeune fils. On le retrouve dans le Myreur (II, p. 16 et p. 19-20), sérieusement transformé par les soins de Jean qui en fait le frère de l’empereur Gordien et lui attribue un rôle de persécuteur des chrétiens et de conquérant de la Germanie.

Le nom de Maximien est certainement plus répandu et mieux connu. Jean (en  II, p. 10) signale un Maximien, martyrisé en même temps que le pape saint Urbain et d’autres chrétiens. Mais Maximien est surtout célèbre dans l’Histoire comme un des deux Augustes de la Tétrarchie, l’autre étant Dioclétien. Au mépris des données historiques, on l'a vu, Jean (II, p. 41) les présentait comme deux frères, et faisait d'ailleurs assassiner Maximien par Dioclétien.

Une originalité du chroniqueur liégeois, plus frappante encore peut-être, est de faire du huitième évêque de Tongres, sous le nom de Maximien (au lieu de Maximin), un proche parent – en l’occurrence un cousin – du couple impérial.

[II, p. 44] [Saint Maximien, huitième évêque de Tongres] Après la mort [de Martin] lui succéda comme huitième évêque saint Maximien, qui avait été son disciple. Il occupa le siège seize ans et fit beaucoup de bien dans son évêché. C’était un homme très noble, maître en théologie. Né de père et de mère païens, originaire du Danemark, c’était un cousin des empereurs Dioclétien et Maximien. Il portait le nom de son père Maximien, qui était le fils du duc de Bulgarie; sa mère qui s’appelait Hélène était la sœur de Dioclétien.

Avec cette parenté très forte entre le huitième évêque et les deux empereurs persécuteurs, Jean introduit sur le plan narratif un motif intéressant. Le fait qu'il le développe en précisant que la mère de l’évêque (Hélène) était une sœur des empereurs montre que cette addition était voulue. Le goût de notre chroniqueur pour la fantaisie généalogique est connue et caractéristique. De Martin déjà, le prédécesseur de Maximien sur le trône de Tongres, Jean avait tenu à retracer la généalogie, plus simple, plus locale et plus modeste. Dans les deux cas, on peut être sûr que ces remarques généalogiques ne figuraient pas dans les sources de Jean, elles représentent certainement des apports personnels du chroniqueur liégeois.

Mais restons avec le huitième évêque et concentrons-nous sur ses réalisations.

Dans les listes anciennes des successeurs de saint Materne (Gesta Pontificum Tungrensium, etc.), le huitième évêque n’est crédité d’aucune réalisation particulière. Hériger de Lobbes (fin Xe siècle) ne donne que son nom. Quant à l’addition apportée par Gilles d’Orval, deux siècles plus tard, on l'a vu plus haut, elle se borne, comme pour Martin, à des interprétations ecclésiastiques et à des jeux de mots.

Sur l'évêque Maximin, l’auteur des Acta Sanctorum Belgii selecta n’est guère prolixe. À la p. 175, après avoir cité le bref jugement de Gilles d’Orval repris plus haut, il se borne à reproduire le texte d’un certain Fifenius (ou Fifebius, ou Phifenius) que nous avouons ne pas connaître et qui, se greffant sur le jugement de Gilles, déclare en substance : « Tout ce que la postérité peut dire, c’est que Tongres a pu profiter de la sainteté de cet évêque. Certains pensent qu’il a été martyrisé, ce dont il n’est pas difficile de se convaincre. Car les luttes presque quotidiennes qu’on devait mener à l’époque pour défendre la foi vous amenaient fréquemment ce genre de palme » (Huius episcopi sanctitate frui Tungris olim concessum. Solis illius honoribus posteritas gaudet. Sunt qui fuisse martyrem opinentur, nec persuasu difficile est. Nam crebras eiusmodi palmas illis temporibus peperunt quotidiana paene certamina).

Il ajoutait une phrase assez savoureuse et bien révélatrice de l’ignorance qui entourait ce personnage : Caeterum quas a Maximino gestas res ignoramus, novit Deus et aeternā gloriā coronat « Pour le reste, nous ignorons tout des réalisations de Maximin [on notera l’orthographe], seul Dieu les connaît et les a couronnées d’une gloire éternelle ». En d’autres termes, à l’évêque Martin on pouvait au moins attribuer, détails à l’appui, l’évangélisation des Hesbignons. Pour Maximin, on devait se borner à reconnaître que Dieu seul connaissait ses réalisations et ses mérites.

On peut dès lors penser que les réalisations de Maximi(e)n, rapportées en détail par Jean, tant dans la Geste que dans Ly Myreur, ne sont pas des données anciennes, mais probablement des créations du chroniqueur. Cela doit être en particulier le cas, dans le combat avec les empereurs romains, du récit de la brillante et efficace intervention de l’évêque sur le champ de bataille, lorsque, portant avec lui « les armes de Dieu », il est censé mettre en fuite l’armée des Augustes et assurer la victoire des Tongrois et de leurs alliés. Ce grand récit épique, dont Maximien occupe le centre, comme le précédent récit, où ce rôle est joué par Martin, doivent sortir de l'imagination épique de Jean d'Outremeuse.

Cela dit, à propos précisément de Maximin, on notera la remarque de G. Henschius, dans les A.A.S.S., de juin, t. IV, p. 7 (De sancto Maximino), évoquant nomina octo Episcoporum Tungrensium interque eos S. Maximini, perperam intrusa Catalogo Episcoporum Trevirensium, ex quodam Chronico Trevirensi circa initium fabuloso, ce qu'on pourrait traduire par : « les noms des huit évêques de Tongres, parmi lesquels celui de saint Maximin, ajoutés par erreur au Catalogue des évêques de Tongres, à partir d’une Chronique de Trèves, légendaire en ce qui concerne ses débuts. » Nous renonçons à pousser plus loin notre analyse !

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5. Les deux grands récits de combats épiques (Myreur, II, 38-41 et II, 46b-50a - Geste, vers 3836-4070 et 4218-4400)

Nous terminerons par une remarque générale sur ces deux grands récits de combats épiques qui occupent une bonne partie de ce fichier. Il sont manifestement en rapports étroits entre eux. Dans les deux cas, les Tongrois et les Sicambres sont alliés. Dans le premier, ils luttent contre les Frisons, dans le second, contre les empereurs romains, Dioclétien et Maximien. Dans les deux cas, l’évêque du lieu joue un grand rôle : saint Martin (septième évêque) d’un côté, saint Maximien (huitième évêque) de l’autre ; dans les deux cas aussi, la question de l’évangélisation des Sicambres est en cause. Les deux récits font intervenir de nombreux personnages, nommément cités, se livrant à des prouesses guerrières. L’un d’entre eux joue un rôle de protagoniste qui le fait sortir du lot, c’est Gautier de Saint-Materne.

Ils sont présents tous les deux dans Ly Myreur des Histors et dans la Geste de Liège. Ce sont des compositions personnelles de Jean d'Outremeuse. Peut-être serait-il intéressant, sur le plan littéraire et narratif, de les comparer entre eux. Mais cela dépasse le cadre du présent travail.

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C. les papes 

 

 

1. Le pape Caïus (283-296 de notre ère) (Myreur, II, p. 36, p. 43)

Il avait déjà été question de lui dans le fichier précédent (II, p. 36), à propos de son élection et de sa parenté avec Dioclétien. On trouve en II, p. 42-43, la suite de sa biographie : ses diverses ordonnances (notamment le renvoi à la cour de Rome de toutes les questions difficiles, engagées dans n’importe quelle province) - ses démêlés avec Dioclétien - son martyre ordonné par l'empereur, grand persécuteur des chrétiens à la fin de son règne.

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2. Le pape Marcellin (296-304 de notre ère) (Myreur, II, p. 43-44 ; p. 50)

Le pape Marcellin (296-304 de notre ère) a connu la période où Dioclétien persécuta les chrétiens. La tradition la plus ancienne lui attribue la faute d’avoir accepté d’offrir de l’encens aux idoles, mais le crédite de s’être rapidement repenti de son geste, de l’avoir fait savoir et d’avoir été décapité par Dioclétien en même temps que d’autres chrétiens : Ipse Marcellinus ad sacrificium ductus est, ut turificaret, quod et fecit. Et post paucos dies paenitentiam ductus ab eodem Diocletiano pro fide Christi cum Claudio et Cyrino et Antonino capite sunt truncati et martyrio coronantur (Liber Pontificalis, p. 41, éd. Th. Mommsen).

Il n'est pas question ici d'examiner le détail de cette affaire, mais pour comprendre les notices de Jean, il faut au minimum savoir que la tradition s’est développée en se complexifiant et en intégrant des données juridico-institutionnelles, en l’occurrence l’article 1404 du Code du Droit canonique, posant le principe que le pape ne peut être jugé par personne.

Pour un récit un peu différent de celui de Jean, on se reportera à la version de Jacques de Voragine, La légende dorée (Ch. 58 : Saint Marcellin, p. 327-328). Les notes d’A. Boureau (p. 1214-1215), dont voici quelques extraits, présentent aussi de l’intérêt :

« […] Ce pape [= Marcellin] a joui d’une certaine notoriété au Moyen Âge, parce qu’il offrait le cas d’un pontife qui, régulièrement élu et admis dans le catalogue des papes, avait commis une faute grave, voisine de l’hérésie, en acceptant de sacrifier aux dieux païens par peur du martyre. »

« Le récit de [s]a trahison […] fut exploité au début du Ve siècle par les donatistes (cfr infra) et notamment par Pétilien de Constantine. Puis le thème fut repris au début du VIe siècle, lors du concile schismatique de Sinuessa organisé par les adversaires du pape Symmaque. Une Passio, aujourd’hui perdue, rectifia ce récit, en prêtant à Marcellin la sainteté du pénitent : il aurait donné l’ordre de ne pas l’ensevelir. »

 « Son cas fut encore discuté dans les grandes controverses du début du XIVe siècle sur le pouvoir pontifical et sur la possibilité de déposer un pape hérétique. […] »

« Le Liber pontificalis […], chronique officielle de la papauté, rapporte que Marcellin consentit à sacrifier, mais fut exécuté quelques jours plus tard […]. Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique, VII, 32) ne mentionne pas d’exécution. De fait la Depositio martyrum de 354 ne le mentionne pas comme martyr. L’affaire dut causer un certain trouble, puisque son successeur, Marcel, ne fut élu qu’en 308. »

Comme on possède les Actes du synode de Suessa (cfr Ch.-J. Héfélé, Histoire des conciles d'après les documents originaux, I, Paris, 1869, p. 126-127. Accessible sur la Toile], on peut se faire une idée de l’originalité de la version de Jean. Dans son Myreur, il a d’abord valorisé, d’une manière totalement contraire à l’histoire, l’importance des évêques de Tongres, en introduisant saint Martin, évêque de Tongres, parmi les participants et en le présentant comme le porte-parole de tous les évêques du concile. Il semble aussi qu’on puisse lui attribuer l’argumentaire qui fait référence « au triple reniement de Pierre ». On ne connaît en tout cas pas de textes anciens mentionnant que Pierre, après sa faute, aurait demandé pardon aux autres apôtres et que ceux-ci lui auraient répondu comme le prétend Jean d’Outremeuse dans sa notice.

Par contre le motif du pape Marcellin laissé sans sépulture et celui de l'intervention de Marcel suite à l'apparition de saint Pierre ne sont pas des innovations de Jean d'Outremeuse. On les trouve dans la littérature antérieure, avec des différences parfois importantes : cfr la Chronique de Martin d'Opava (p. 414-415, éd. L. Weiland, s.v° Marcellinus et Marcellus) et surtout La légende dorée de Jacques de Voragine (surtout ch. 58, Saint Marcellin, éd. A. Boureau, p. 327-328).

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3. Le pape Marcel Ier (308-309 de notre ère) (Myreur, II, p. 50 et 51)

Le Liber Pontificalis (p. 43-44, éd. Th. Mommsen) fait bien état d’une vive tension entre ce pape et l’empereur Maxence, qui l’aurait condamné au catabulum, c’est-à-dire à l’entretien des écuries du service public. Il n’y est toutefois pas question de décapitation. Ce châtiment ne figure pas non plus dans le récit de Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. 20, Saint Marcel, p. 127, éd. A. Boureau), ni dans la notice de Martin d’Opava (p. 415, éd. L. Weiland). Au début du fichier suivant, Jean fera une allusion très nette (II, p. 52) à la tension entre l'empereur Maxence et le pape Marcel : « La première chose que fit Maxence fut de transformer certaines églises de Rome en étables pour les animaux  et d’installer des chrétiens pour les garder. Comme le pape avait protesté, il fut décapité, comme on l’a dit ».

La mention de la création de cardinaux pourrait provenir de Martin : Hic constituit 15 cardinalatus in urbe Roma propter baptismum et sepulturas hominum mais, si c’est le cas, elle a été transformée. Une Passio Marcelli fut rédigée sur ce pape au Ve siècle (cfr Acta Sanctorum, Janvier, vol. II, p. 3-14).

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D. VARIA 

 

1. Le Donatisme

Le donatisme, auquel il a été fait allusion plus haut à propos d'un texte de Jacques de Voragine, est un mouvement initié par Donat, un évêque de Numidie, qui refusait toute indulgence aux lapsi, c’est-à-dire aux chrétiens qui avaient renié leur foi lors de la persécution de Dioclétien et qui souhaitaient rentrer dans l’Église. Ce mouvement fut combattu par saint Augustin, condamné officiellement par l’Église au synode d’Arles en 314, où intervint Constantin, et aboutit à un schisme en Afrique du Nord. Ly Myreur ne parle pas du Donatisme.

 

2. Saint Georges

Le combat entre l'empereur Maximien et saint Georges dont parle Jean en II, p. 45, n'a rien d'historique. On trouvera, sous la plume de Jacques de Voragine, au chapitre 56 de La Légende dorée un très long et fort intéressant récit (p. 312-318, avec les notes p. 1208-1210 de l'éd. A. Boureau) sur ce personnage qui, au départ, n'avait rien à voir avec l'Angleterre, dont il est devenu un saint national. Ce que raconte Voragine combine « un récit ancien de martyre en Perse et l'épisode, d'une diffusion plus récente, de sa victoire sur un dragon » (p. 1208). La tradition place généralement son martyre par décapitation sous les empereurs Dioclétien et Maximien, en 303.

 

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