Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 244b-255a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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tongres, TONGRIS, Sédros et jules césar - Virgile et phébille (fin) - ROME ET LA JUDéE  [Myreur, p. 244b-255a]

Ans 544-550 de la transmigration = 45-39 a.C.n.

Après l'introduction générale, ce fichier comprend trois parties :

Myreur, p. 244b-247   (A. Tongres, Tongris, Sédros et Jules César)

Myreur, p. 247b-252a (B. Virgile et Phébille : suite et fin)

Myreur, p. 252b-255a (C. Divers à Rome et en Judée)

 


 

Introduction générale aux trois parties  [sommaire et texte]

 

Les affaires de Tongres, présentées d'une manière assez détaillée (p. 245-247), appartiennent entièrement à la fiction, qu'il s'agisse de la conquête de Tongres par Jules César à l'époque du troisième roi Tongris, des réalisations de son successeur, Sédros, du refus par celui-ci de payer le tribut aux Romains, des hostilités entre César et Sédros, du duel épique entre les deux adversaires, de la réconciliation des deux adversaires, de la construction à Tongres d'un palais de César et de la nomination de Sédros comme sénateur de Rome. Tous ces événements se retrouvent dans la Geste de Liege (aux vers 1213-1679) dont il a été fait mention précédemment à plusieurs reprises (par exemple dans l'introduction aux p. 211-226).

On retrouve aussi la suite de l'histoire de Virgile et de Phébille imaginée par le chroniqueur. César mort, c'est son cousin Octavien qui lui succède. Toutefois, le nouvel empereur, en dépit de ses qualités, de sa légitimité et de ses nombreux amis, rencontre une adversaire de taille, en la personne de la veuve de Jules César, nommée Énye à cet endroit du récit, ce qui pourrait être l’indice d’un changement de source. Jusqu’ici en effet, lorsqu’il était question de l’impératrice, mère de Phébille, celle-ci était appelée Marie (p. 238). Quoi qu’il en soit, la veuve de César revendique la succession, proclamant qu’elle cherchera, si on la lui refuse, à prendre un nouvel époux puissant, qui l’aidera à faire prévaloir ses droits. Comme Phébille, elle est farouchement hostile au nouvel empereur et à Virgile qui le soutient.

Usant de ses talents de magicien et d'enchanteur, Virgile va mettre au point un stratagème qui révélera au grand jour les intentions profondes de l'impératrice et de sa fille : les deux femmes veulent faire disparaître Virgile et Octavien. La mise en scène montée par Virgile, très spectaculaire, réussit ; les deux dames sont démasquées et emprisonnées, mais elles s'échappent. Virgile en est si irrité qu’il jure de quitter Rome et de ne plus jamais y habiter, et pour se venger, il éteint à nouveau tous les feux de Rome. La situation va durer trois mois, ce qui plonge la ville dans de grands embarras. Sollicité vivement de plusieurs côtés, Virgile ne consent à revenir sur sa décision que à ses propres conditions. Il veut en effet se venger de Phébille en l'humilant profondément, exigeant que chaque citoyen vienne chercher du feu dans l'entrejambe même de Phébille. Dans la littérature médiévale, l'histoire de cette vengeance connut un très vif succès que nous avons étudié ailleurs d'une manière approfondie [FEC 23-2012].

Avant de quitter Rome, il faut encore dire un mot de quelques protagonistes. Jean d'Outremeuse fait ici entrer en scène le seul Octave de l'histoire, celui qui deviendra plus tard Auguste, à savoir le vainqueur de Modène, de Pérouse et d'Actium. L’empereur Octavien, dont le chroniqueur fait état, censé faire honneur au nouveau venu et le retenir à ses côtés, n'a aucune existence historique, ou plus exactement Octavien et Octave sont une seule et même personne (cfr notre introduction des p. 236-244). Pour sa part, Cicéron est mort en 43 avant notre ère, une date relativement proche de celle donnée par Jean (40 a.C.n.). La date de la naissance d'Ovide (42 a.C.n.) également est très proche de la réalité (43 avant notre ère). Ce qui n'empêche pas notre chroniqueur de s'éloigner de l'histoire, quand il présente Cicéron et Ovide comme d'éminents biographes de Virgile.

À partir de la p. 254, Jean d'Outremeuse revient aux affaires de Judée, en introduisant un personnage dont il avait été question plus haut (p. 220) sans guère de détails, à savoir Caius Cassius Longinus. Quelques mots sur le personnage s'imposent. En 53 avant notre ère, ce Cassius était questeur auprès de Crassus dans sa campagne contre les Parthes et, après le désastre de Carrhes, il avait réussi à rassembler les débris de l'armée romaine en Syrie. Installé dans ce pays comme proquesteur, il était parvenu, en 52 et surtout en 51 avant notre ère, à contenir et à repousser des attaques parthes contre Antioche. Il y fit la preuve de ses excellentes qualités militaires mais y acquit aussi la réputation d'un homme cupide et avide. Rentré en Italie, il participe aux côtés de Pompée à des opérations contre César lors de la guerre civile. Il est battu, mais amnistié par César. Cela ne l'empêchera pas quelques années plus tard de faire partie des conjurés qui assassineront César aux ides de mars 44 avant notre ère. Comme le gouvernement de la Syrie lui avait été attribué un peu plus tôt pour l'année 43, il s'y rend, moins pour la gouverner que pour se préparer, en levant des hommes et des fonds, à la guerre qu'Antoine et Octave avaient déclarée à Rome contre les conjurés. On voit ici qu'en contact direct avec la Judée, il n'hésite pas à la rançonner. Il se suicidera en 42 lors de la bataille décisive de Philippes en Macédoine où Octave et Antoine écrasèrent les conjurés Brutus et Cassius. Quant au Cassius, tué en Judée à l'époque d'Auguste (p. 269), il doit s'agir d'un personnage homonyme.

Jean passe assez rapidement sur ce qu'on appellerait les levées de fonds. Mais quelques citations de Flavius Josèphe montreront leur importance. Une fois arrivé en Syrie, Cassius « parcourut les villes en levant des tributs avec des exigences qui dépassaient leurs ressources. Les Juifs reçurent l'ordre de fournir une somme de sept cents talents. Antipater, craignant les menaces de Cassius, chargea ses fils et quelques-uns de ses familiers, entre autres Malichos, qui le haïssait, de lever promptement cet argent, chacun pour sa position, - tant les talonnait la nécessité ! Ce fut Hérode qui, le premier, apaisa Cassius, en lui apportant de Galilée sa contribution, une somme de cent talents ; il devint par là son intime ami ; quant aux autres, Cassius leur reprocha leur lenteur et fit retomber sa colère sur les villes mêmes. Après avoir réduit en servitude [plusieurs d'entre elles], il s'avançait dans le dessein de mettre à mort Malichos pour sa négligence à fournir le tribut, mais Antipater prévint la perte de Malichos et la ruine des autres villes en calmant Cassius par le don de cent talents. » Pour tous les services qu'il avait rendus, Cassius nomma Hérode « procurateur de la Syrie entière en lui donnant de l'infanterie et de la cavalerie ; il lui promit même, une fois la guerre terminée, de le nommer roi de Judée. » Dans le pays, la réalité du pouvoir échappait complètement à Hyrcan ; elle était dans les mains d'Antipater et de ses fils, et Hérode devenait de plus en plus puissant.

Plus peut-être que la levée de fonds, l'affaire de Malichos retient l'attention de Jean d'Outremeuse. Elle s'intègre dans le mouvement d'opposition intérieure, toujours vive, qui contestait la légitimité d'Hyrcan, défendue par le clan d'Antipater et de ses fils. Dans son récit, Jean s'inspire évidemment de Flavius Josèphe (Antiquités judaïques, XIV, 11, 1-6, et Guerre des Juifs, I, 11, 1-8), mais une lecture attentive des pages de l'historien juif montrera au lecteur combien est simpliste et réductrice la vision que Jean se fait et donne de la situation. C'est là une question que nous ne pouvons examiner ici en détail.

On fera toutefois deux remarques ponctuelles concernant l'élimination de Malichos et les réactions d'Hyrcan. Selon Flavius, Malichos ne fut pas empoisonné mais criblé de coups par des militaires, lors d'une embuscade qui lui fut tendue sur les ordres d'Antipater avec l'aval de Cassius. Quant aux « bénédictions » enthousiastes d'Hyrcan à l'adresse de Cassius, elles ont tout d'une addition interprétative faite par Jean au texte de Flavius Josèphe qui dit simplement ceci : « Quand Hyrcan demanda à Hérode qui avait tué Malichos, un des tribuns lui répondit : " Ordre de Cassius ". ‒ " Alors, répondit-il, Cassius m'a sauvé ainsi que ma patrie, puisqu'il a mis à mort celui qui tramait notre perte ". Hyrcan parlait-il ainsi du fond du cœur, ou acceptait-il par crainte le fait accompli, c'est un point douteux. » (Flavius, Guerre des Juifs, I, 11, 8). On voit combien la version du chroniqueur liégeois doit être acceptée d'une manière très critique.

On verra plus loin qu'après l'opposition de Malichos, une autre coalition était en train de s'organiser autour du seul fils survivant d'Aristobule II, à savoir Antigone.

 


A. Tongres, Tongris, Sédros et Jules César [Myreur, p. 244b-247a]

Ans 544-550 de la transmigration = 45-38 a.C.n.

 

Sommaire

* Tongres, conquise par César sous Tongris se développe : Le château de Chèvremont et de nombreuses cités fondées par Tongris II et son fils Sédros (vers 62 à 59 a.C.n.)

Sédros refusant de payer le tribut, Tongres est assiégée par César - Une bataille meurtrière et indécise entre Romains et Tongrois se termine par une proposition de duel de César à Sédros - Au cours du combat qui apparaît sans issue, les adversaires, de force égale, s'admirent mutuellement, se réconcilient et Tongres est dispensée du tribut - César fait construire un palais à Tongres et rentre à Rome - Sédros, élu sénateur, part à Rome, confiant Tongres à son fils (544 transmigration = 45 a.C.n.)

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Tongres, conquise par César sous Tongris se développe : Le château de Chèvremont et de nombreuses cités fondées par Tongris II et son fils Sédros (vers 62 à 59 a.C.n.)

 

[p. 244] Item, vos veulhe dire encors une mult grant nobleche de Julius Cesaire. Vos saveis qu'ilh conquist Tongre, et le mist en tregut des Romans al temps Tongris, le thier roy de Tongre.

[p. 244] Je tiens à vous signaler aussi une très grande et noble prouesse de Jules César. Sachez qu’il conquit Tongres et la soumit au tribut de Rome, sous Tongris, troisième roi de Tongres.

[De Sedros le IIII roi de Tongre - De Chievremont] Si vos diray de Sedros, qui en fut li quars roy, et de Julius Cesar, qui astoient les dois miedres chevaliers de monde. Chis Sedros, roy de Tongre, fut li fis Tongris, qui enssi fut mult bons chevalier, larges et plantiveux, et qui en sa terre fondat, l'an Vc et XXX, le casteal de Chievremont, qui fut mult fors ; mains ilh ne le parfist mie tout sus, anchois le parfist li roy Sedros, son fis, l'an XXXIII et XXXIIII ; si le nomat Chievremont, portant que hons ne biestes n'y poioit monteir par-devant, et li chievre y montoit bien, se ne poioit desquendre.

[Sédros quatrième roi de Tongres - Chèvremont] Je vais vous parler de Sédros, quatrième roi de Tongres, et de Jules César, les deux meilleurs chevaliers du monde. Ce Sédros était le fils de Tongris (p. 187-188, p. 215), excellent chevalier, généreux et riche, fondateur en son pays, en 530 [59 a.C.n.], du puissant château de Chèvremont. Il ne l’avait pas complètement achevé. Son fils, le roi Sédros, le termina en 533 et 534 [57 et 56 a.C.n.]. On l’appela Chèvremont, car précédemment ni les hommes ni les bêtes ne pouvaient y monter ; seules les chèvres y arrivaient, mais sans pouvoir en redescendre.

[p. 244] [Del fondation de pluseurs vilhes - Del batalhe à Milmort - De Namut et de pluseurs aultres] Apres fondat Tongris, nient apres mains devant l'an XXVII, XXVIII et XXIX, assavoir quant li roy Humbris, le peire Tongris, visquoit, ches vilhes : Hacure, Nyvelle, Lixhe, Votemme, Harens, Othey, Awans, Hutain, Wonch, Eurlemmes, Rokelenge, Milmort ; et celle fut apellée Milhemort, portant que en temps que ons le edifioit oit là I batalhe, où ilh oit milhe homme mort entres les parties : chu fut de Tongris à l'encontre de conte de Flandre.

[p. 244] [Fondation de plusieurs villes - Bataille à Milmort - Namur et autres cités] Après Chèvremont, dans les années 527, 528, et 529 [62-60 a.C.n.], c’est-à-dire toujours du vivant du roi Hongris son père, Tongris avait fondé les villes suivantes : Haccourt, Nivelles, Lixhe, Vottem, Hareng, Othée, Awans, Houtain, Wonck, Eure-le-Romain, Roclenge [sur-Geer], Milmort. Milmort reçut ce nom, parce que, à l'époque de sa construction, une grande bataille, qui opposa Tongris au comte de Flandre, fit mille morts dans les deux camps.

Et apres la promier année qu'ilh fut coroneis roy, si fondat Molins, enssi com dit est, et de Chievremont laissat l'ovraige de son greit ; et Sedros le parfist, vivant son peire ; puis fist Sedros Taxandrine, c'ons apelle Viseit, et fist sour II rivieres corantes, qui ont nom Mouse et Sambre, I vilhe qu'ilh apellat Sedros, qui puis fut nommée Namut ; et fist Seray sour Mouse, et Tuile et Meriwe sor Ourte, et Halois, la vilhe [p. 245] c'on nom ors Cynay, Thyhangne, Amaine, Fosse, Tuwien, Covien et Walecourt. Tout chu fondat-ilh à son temps, et encors pluseurs aultres que je ne sçay nomeir, car les croniques où nos les presiens astoient si vielhes et dilacereis, que nos ne les powissiens mie lire, car les pieches y faloient en pluseurs lieu.

Un an après son couronnement, Tongris fonda Molins, comme on l'a dit (p. 215), et il abandonna volontairement la construction de Chèvremont, que Sédros acheva, du vivant de son père. Sédros construisit alors Taxandrine, appelée Visé, et, sur deux cours d’eau, la Meuse et la Sambre, une ville nommée Sédros, qui devint ensuite Namur [Sédroch, p. 526ss]. Il bâtit aussi Seraing sur la Meuse, Tilff et Méry sur l’Ourthe, ainsi que Halois, la ville [p. 245] nommée maintenant Ciney (p. 528), Tihange, Amay, Fosses, Thuin, Couvin et Walcourt. Il fonda toutes ces cités durant sa vie et beaucoup d'autres encore que je ne puis nommer, car les chroniques où nous les avons prises étaient si vieilles et si délabrées que nous n'avons pu les lire : à plusieurs endroits des morceaux manquaient.

 

 Sédros refusant de payer le tribut, Tongres est assiégée par César - Une bataille meurtrière et indécise entre Romains et Tongrois se termine par une proposition de duel de César à Sédros - Au cours du combat qui apparaît sans issue, les adversaires, de force égale, s'admirent mutuellement, se réconcilient et Tongres est dispensée du tribut - César fait construire un palais à Tongres et rentre à Rome - Sédros élu sénateur part à Rome, confiant Tongres à son fils (544 transmigration = 45 a.C.n.)

 

[p. 245] [Tongre fut assegiet] Apres, assavoir sor l'an Vc et XLIIII, fut rebelle Sedros de paiier le tregut aux Romans que Julius Cesar avoit à son temps conquis al roy Tongris, le peire Sedros, et ne l'avoit oncques volut paiier à son temps. Portant Julius Cesaire vient assegier Tongre l'an deseurdit, et mandat al roy Sedros que de luy veulhe tenir sa terre : ilh est emperere et doit le monde tenir de li ; portant port-ilh en sa main tout le monde ; et ilh seit bien que li roy Sedros est bons chevalier ; se le veulh payer par amisteit, ou ilh le vengne defendre. Enssitost que Sedros veit chu, ilh fist son peuple armeir, et vient tous rengiés et se sont sus corus.

[p. 245] [Tongres est assiégée] En 544 [45 a.C.n.], Sédros se rebella, refusant de payer aux Romains le tribut que Jules César avait en son temps imposé à Tongris, père de Sédros, mais qu'il n’avait jamais voulu payer de son vivant. C’est pourquoi Jules César vint assiéger Tongres cette année-là. Il avait fait savoir au roi Sédros qu’il voulait reprendre sa terre, car il était l’empereur et le monde devait lui appartenir. Il savait aussi que Sédros était un preux chevalier : qu’il accepte donc de payer à l'amiable ou qu'il vienne se défendre. Dès que Sédros apprit cela, il fit armer son peuple et les deux troupes rangées en bataille s'affrontèrent.

[Grande batalhe Là commenchat batalhe qui fut à dobteir entre les Romans, qui sont Cm hommes, contre les Tongrois, qui sont LXm. Qui là veist Julius Cesar comment ilh ochioit les Tongrois et copoit en dois, ilh desist que c'estoit li miedre chevalier de monde, car ilh detrenchoit le fier com chu fust plonc. Mains Tongris le demontat dois fois, s'en avoit displaisanche ; et d'aultre costeit astoit Sedros, qui faisoit morir les Romans, com mult esmereit chevalier. Là fut mors Tygris, ly sires de Molins, et Arnars, le sires de Tuiles, et plus de XXIIII altres ; si les ochist Julius Cesaire. Et li roy Sedros ochist des senateurs Tybault et Fonqueris, Calasdrus et Ebroch, Gardiens, Engorans, et tout cargiet les preis des aultres, et feroit toudis aux plus hardis.

[Grande bataille] Là commença une redoutable bataille entre les Romains, au nombre de cent mille, et les Tongrois, qui étaient soixante mille. Qui aurait vu là Jules César tuant les Tongrois et les pourfendant, l'aurait jugé le meilleur chevalier du monde, car il taillait dans le fer comme si c’était du plomb. Mais comme Tongris l'avait désarçonné à deux reprises, César était mortifié. Sédros de son côté massacrait les Romains, se comportant en brillant chevalier. Jules César tua Tygris, le seigneur de Moulins (p. 215), Arnars, le seigneur de Tilff (p. 244), et plus de vingt-quatre autres guerriers. Le roi Sédros tua les sénateurs Tybault, Fonqueris, Calasdrus, Ebroch, Gordien, Enguerrand. Il chargeait tous les preux ennemis, et cherchait toujours à frapper les plus valeureux.

 [Grant debas entre Sedros et Julius] Julius Cesaire le voit, si prent une espier et broche à Sedros qui ne le dobte I denier ; mains ilh at pris une lanche, si at brochiet vers luy, et se soy donnarent des grans cops, si qu'ilhs se sont ambdois abatus. De quoy Julius fut corochiés, car oncques ne fut plus abatus par I seul homme ; mains ilh soy coroche sens raisons, car ilh al josteit à unc oussi fort de ly et oussi hardis ; et si avoit Julius adont LVIII [p. 246] ans d'eaige. Ilh ne regnat apres chu que III ans. Adont ilh vient mult yreis à Sedros et ly dest : « Dans roy, laisons celle contention, retraiheis vos gens et nos retraiherons les nostres ; si revenons de matien entre nos dois et nos combatons acerte par teile maniere : se je vos conquis, vos tenreis vostre terre de moy en tregut enssi qui font les aultres ; et se je suy conquis, nos le vos quittons. » « En nom de Dieu, dest Sedros, enssiment l'acordons. » Atant cornent la retraite les dois parties.

 [Grand affrontement entre Sédros et Jules] Jules César le voit, saisit une épée et pique vers Sédros. Celui-ci ne le craint pas du tout, il saisit lui aussi une lance et pique vers lui. Les coups échangés étaient si violents que les deux adversaires furent jetés à terre. Cela irrita vivement Jules, car jamais un homme seul ne l'avait davantage abattu. Mais son courroux était injustifié, car il avait à faire à un guerrier aussi fort et vaillant que lui. Jules avait alors cinquante-huit [p. 246] ans. Il ne régna plus que trois ans après cela. Alors très irrité César vint vers Sédros et dit : « Seigneur roi, laissons cette querelle, retirez vos hommes et nous les nôtres. Retrouvons-nous tous les deux demain matin et luttons entre nous aux conditions suivantes : si je gagne, vous tiendrez de moi votre terre moyennant tribut, comme les autres ; et si je suis vaincu, nous serons quittes. » Sédros dit : « Par Dieu, nous sommes d’accord ». Alors les deux camps sonnèrent la retraite.

[Sedros se combat à Julius Cesaire] En Tongre sont rentreis les Tongrois, et les Romans à leurs trefs ; si se sont repoiseis celle nuit, et lendemain se sont les II roys armeis, et se sont combatus mult fierement. A l'assembleir se sont ambdois abatus ; ilh sont resalhis sus, si ont sachiet leurs espéez ; li uns corut sus l'autre, et se sont donneis maintes cops d'estoch et de talhe, et sovent del esquermire. La bataille fut forte, car Julius astoit mult poisans, et Sedros astoit hardis, fiers et remuans. Ilh at ferut Julius si que ly hayme li trenchat ; se li espée ne fust tournée, ilh fust mors. Julius sentit le cops, si fut yreis, et ferit le roy Sedros amont son hayme ; se ly at trenchiet, et le habert fauseit et enporté tout jusqu'à terre. Et Sedros en alat chancelant, et fut pres engennelhiés ; mains ilh reprist cuer, et fiert Julius amont son hayme ; se li at trenchiet et le habier fendut et enporté tout jusqu'en terre, et vat trenchant les armes, et li talhat de la char, et des cheveals li sanc li court aval le fache.

[Sédros se bat contre Jules César] Les Tongrois rentrèrent à Tongres et les Romains dans leurs tentes. Ils se reposèrent cette nuit-là mais, le lendemain, les deux rois, ayant repris leurs armes, se battirent très vaillamment. Au premier contact, tous deux furent jetés à terre ; ils se relevèrent et tirèrent leur épée. Ils coururent l’un contre l’autre et frappèrent à l'envi d’estoc et de taille, recourant souvent à la ruse. La bataille fut acharnée, car Jules était très fort, et Sédros très courageux, fier et entreprenant. Il frappa Jules avec force et fendit son heaume ; si l'épée de Sédros n’avait pas été déviée, Jules serait mort. Il sentit le coup, et, déchaîné, frappa le casque du roi Sédros, qu'il fendit, déchira sa cotte de maille et le jeta à terre. Sédros était tout chancelant, presque sur les genoux ; mais il reprit courage et frappa le casque de Jules, le fendit, perça sa cotte de maille et l’entraîna à terre ; il brisa son armure, entailla sa chair, tandis que du sang coulait de ses cheveux sur son visage.

[p. 246] Et Julius s'enclinat vers terre ; si vat en son cuer fortement prisant le roy Sedros, et dist que oncques en sa vie ne trovat homs de si bonne convenanche en tous cas, mains, s'ilh puet, ilh ly ferat sentir son espée ; se li donne I cop, si qu'ilh ly at desquireit toutes ses armes desus l'espalle diestre. L'espée desquent, Sedros le sent, si est guenchis arire en costiant ; chu ly at gardeit que li bras ne fut trenchiés ; et rent l'emperere chu qu'ilh ly at presteit, car ilh l'at si bien asseneit de tout sa forche qu'ilh le fist [p. 247] engennulhier. Quant Sedros le voit enssi, se li demande : « Sire, comment vos est ? je vos prie que vos laisiés celle estour, car ilh poroit trop costeir, car se vos moy tueis, j'ay bien qui moy vengerat, et se je vos tue, jamais à moy ne faurat guere ; et enssi cascon de nos puet gangnier à lassier l'estour. Et por l'honeur de vos et del coronne que vos porteis, je moy reng à vous por conquis. » Atant li donne son espée.

[p. 246] Jules s’inclina alors vers le sol ; en son cœur il admirait beaucoup le roi Sédros et dit n'avoir jamais, de toute sa vie, rencontré un homme lui ressemblant autant en tous points ; mais s’il le pouvait, il lui ferait sentir la force de son épée. Il asséna un coup à Sédros et mit en pièces son armure au niveau de l'épaule droite. Sédros sentit l'épée s'abattre  et fit un pas de côté, évitant ainsi d’avoir le bras tranché. Il rendit à l'empereur le coup donné, lui en assénant un avec tellement de force que César tomba [p. 247] sur les genoux. Quand Sédros le vit ainsi, il lui dit : « Sire, comment allez-vous ? Je vous demande de renoncer à un combat qui pourrait coûter cher. Si vous me tuez, quelqu'un me vengera et, si je vous tue, jamais je ne cesserai d'être en guerre. Chacun y gagnera en cessant le combat. Par respect pour vous et pour votre couronne, je me rends à vous comme un vaincu ». Et il lui donna son épée.

[Julius fut conquis par Sedros - Tongre fut sens tregut] Ly emperere le voit, si le prent et dist : « Tu as le pris ; mains tu es proidhomme, se le seis bien monstreir la nobleche de ton estat, et tu gangneras asseis. Tongre tenras de moy, altrement ne sierat sens tregut ; car jà tregut ne paieras, ty ne tes heures perpetuelment, et de chu je toy donray lettres saieleez. » Quant Sedros l'entendit, se s'engenulhat, et li rendit de chu grant merchi, et li fist homage. Enssi fut fais li acors ; si sont tous entreis en Tongre, là furent-ilh mult fiestoiet, et ilhs demoront III jours à Tongre.

[Jules fut vaincu par Sédros - Tongres ne paye pas tribut] L’empereur voit l’épée, la prend et dit : « Tu as remporté le prix ; tu es sage, tu sais montrer la noblesse de ta nature et tu y gagneras beaucoup. Tu tiendras de moi la cité de Tongres, qui, sinon, ne serait pas dispensée de tribut. Désormais et pour toujours, ni toi, ni tes héritiers ne paierez de tribut ; à ce sujet, je te donnerai des lettres scellées. » Sédros, entendant cela, s’agenouilla, le remercia vivement et fit acte d’allégeance. Ainsi fut conclu leur accord. Rentrés à Tongres, ils y furent beaucoup fêtés trois jours durant.

p. 247] [Li emperere fist I palais à Tongre] Dedens cel termes at ordineit de faire I palais à ses despens, et fist finanche del argent à I sien chevalier, qui demorat là tant que ilh fut parfais, et puis retournat à Romme. Chis palais fut mult grans, ilh n'avoit à Romme nulle plus grans ; et le fist Sedros faire si que la riviere del Jeire coroit tout entour. Sedros fut mult valhans hons, qui governat son pays mult noblement, et astoit grans à tous, se chu fust son enfant propre.

[p. 247] [L’empereur construit un palais à Tongres] Durant ce séjour, l’empereur ordonna de construire un palais à ses frais, et procura l'argent nécessaire à un de ses chevaliers qui resta à Tongres et ne rentra à Rome qu’à la fin des travaux. Ce palais était très grand, plus grand que tous ceux de Rome, et Sédros le fit construire complètement entouré par le Geer. Le roi était très vaillant. Il gouverna son peuple avec noblesse ; il était bon pour chacun, comme si il était son propre enfant.

[Sedros fut eslu senateur] Ors deveis savoir comment, quant Julius l'emperere vient à Romme, devant les senateurs ilh at mult prisiet Sedros, et les at compteit la batalhe, en jurant Mars et Jupiter que, s'ilh ne fust acordeis, ilh l'euwist conquis. Quant les senateurs l'oyerent enssi prisier, si l'enlisirent à senateur de Romme soverain, et le mandarent. Et ilh s'en alat vers Romme ; si laisat son regne à Lotringe, son fis, tant qu'ilh revenrat. Quant ly roy Sedros vient à Romme, ilh fut fais senateur ; mains Julius Cesaire fut tantoist apres mors, com nos vos avons dit desus.

[Sédros est élu sénateur] Maintenant vous devez savoir que l’empereur Jules, une fois rentré à Rome, fit un très vif éloge de Sédros devant les sénateurs. Il leur raconta leur combat, en jurant par Mars et Jupiter que Sédros, en l'absence de cet accord, l’aurait emporté. Quand les sénateurs entendirent ces paroles, ils élurent Sédros sénateur souverain et le firent venir à Rome. Sédros partit à Rome, confiant son trône à son fils Lotringe jusqu’à son retour. Arrivé à Rome, Sédros fut nommé sénateur ; mais Jules César mourut aussitôt après, comme nous l’avons dit ci-dessus.

 


 

B. Virgile et Phébille : Suite et fin [Myreur, p. 247b-252a]

Dates imprécises

 

Sommaire

Retour à Virgile et Phébille : Octavien, cousin et successeur légitime de César, est contesté par sa veuve, l'impératrice Énye, mère de Phébille - Virgile le magicien et Octavien mettent en oeuvre un plan et bernent la naïve Énye, intransigeante et dure - Énye et Phébille, prisonnières de Virgile, tuent deux chiens qui ont l'apparence de Virgile et d'Octavien, mais des sénateurs les aident à s'échapper (vers 42 a.C.n.) 

* Vengeance définitive de Virgile : Virgile irrité quitte Rome, emportant avec lui le feu, qu'il consent à rendre à des conditions si humiliantes pour Phébille qu'elle en meurt de chagrin

 

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Retour à Virgile et Phébille :  Octavien, cousin et successeur légitime de César, est contesté par sa veuve, l'impératrice Énye, mère de Phébille - Virgile le magicien et Octavien mettent en oeuvre un plan et bernent la naïve Énye, intransigeante et dure - Énye et Phébille, prisonnières de Virgile, tuent deux chiens qui ont l'apparence de Virgile et d'Octavien, mais des sénateurs les aident à s'échapper (vers 42 a.C.n.) 

 

 [De Octovien le II emperer] Apres sa mort, enlisirent les senateurs I valhans jovenecheal qui fut nomeis Octoviain, qui fut li fis Galant le senateur, de Helain le soreur Julius Cesaire, si qu'ilh astoit cusin à Julius ; si li devoit succedeir sique plus prochain ; et enssi Julius li avoit donneit son empire, [p. 248] en cas où ses enfans seroient ochis en la batalhe deseurdite, où ilhs furent ochis. Et se fut esluis par tous les senateurs sens debas : enssi par trois maniers ilh fut emperere. Chis fut proidhoms et loiais, large et plantiveux, et regnat LVI ans.

 [Octavien le deuxième empereur] Après la mort de César, les sénateurs élurent un vaillant jeune homme, Octavien, fils du sénateur Galant et d'Hélène, sœur de Jules César, dont il était ainsi le cousin. Il devait lui succéder, étant son plus proche parent. En outre Jules lui avait légué son empire, [p. 248] au cas où ses enfants périraient dans la bataille mentionnée plus haut, et où ils trouvèrent la mort (p. 241). Octavien fut élu sans débats par tous les sénateurs : ainsi il devint empereur pour trois raisons. Homme sage, loyal, généreux et riche, il régna durant cinquante-six ans ans.

[Del proieche Octoviain] Chis Octoviain fut li secons emperere de Romme ; si oit nom Octoviain Cesaire, et apres chu oit-ilh à nom Octoviain August, por une victoir qu'ilh oit enssi com vos oreis chi-apres. Chis Octoviain fut mult preux aux armes, car ilh n'avoit en monde nacion de gens, s'ilh astoit rebelles aux Romans, qu'ilh ne l'assalhe tantoist. Ilh conquist Cornialhe, et la Grande-Bretangne et bien VI royalme en son promier année. Oncques ne travelhat ses gens de piet, mains toudis menoit gens d'armes et estrangnes sodoiers et lassoit ses gens gangnier à leurs labeurs, les proidhommes amoit et honneroit ; ilh portat le roy Sedros de Tongre grant faveur, et toudis l'avoit deleis luy et l'amoit mult fort.

[Les exploits d’Octavien] Cet Octavien fut le second empereur de Rome ; nommé Octavien César, il s’appela plus tard Octavien Auguste, après avoir remporté une victoire, comme vous l’apprendrez plus tard (p. 265). Il fut un très vaillant guerrier : aucune nation au monde ne se rebellait contre les Romains sans être aussitôt attaquée. Durant la première année de son règne, il conquit la Cornouaille, la Grande-Bretagne et six royaumes au moins. Jamais il ne fit participer son entourage à des actions pénibles : il emmenait toujours des gens d'armes et des soldats étrangers, laissant ses citoyens à leurs travaux ; il aimait et honorait les gens honnêtes ; il estimait beaucoup le roi Sédros de Tongres, toujours près de lui, et très apprécié.

[Comment l’emperres voloit contralier Octoviain] Item, quant Enye l'emperres, la femme Julius Cesaire, veit que Octoviain astoit coroneis, si s'oppoisat al encontre, et dest qu'elle devoit regneir et governeir l'empire tant com elle viveroit, ne li election de Octoviain ne devoit valoir ne lée porteir prejudisse ; se dest qu'elle soy marierat à I poissans hons, s'elh le puet troveir, qui bien li garderat son droit.

[L’impératrice veut s'opposer à Octavien] Quand l’impératrice Énye, la femme de Jules César, vit qu’Octavien portait la couronne, elle s’opposa d’emblée à lui, disant que, tant qu’elle vivrait, elle devait régner et gouverner l’empire, et que l’élection d’Octavien ne devait ni être valable ni lui porter préjudice. Elle ajouta que, si elle pouvait le trouver, elle épouserait un homme puissant qui défendrait son droit.

[p. 248] [Virgile envoiat à l’emperres] Quant Virgile soit qu'elle avoit chu dit, se dest que ons le laisse convenir. Si apellat Poytain, son messagier, et ly tyndit et cangat sa figure d'altre coleur, et l'enfourmat de chu qu'ilh devoit dire à Enye, où ilh l'envoioit. Poytain alat à Enye, et ly dest son message tout de mensongnes, en teile manere qu'ilh le fait toute tressalhir de la joie qu'elle at ; car ilh ly dest : « Damme, monsaingnour ly roy Mabal de Caldée at oyt dire que Julius vostre maris est trespasseis de chi siecle, et que ons vos fait gran tors de la terre, et que vos n'aveis nul aidans ; ilh soy paroffre à vous ; mains que le weulhiés ameir et prendre à marit, ilh vos aiderat, et ilh est bien tant poissans de corps que X hommes n'averoient jà poioir encontre ly seul, et at grant peuple desous luy. » 

[p. 248] [Virgile envoie un messager à l’impératrice] Quand il sut ce qu'elle avait dit, Virgile proposa qu’on lui laisse arranger les choses. Il appela Poitain, son messager, le maquilla, changea la couleur de son visage et lui expliqua ce qu’il devait dire à Enye, chez qui il l’envoyait. Poitain alla donc chez Énye et lui fit part de son message tissé de mensonges, au point de la faire tressaillir de joie. Il lui dit en effet : « Madame, mon maître, le roi Mabal de Chaldée, a entendu dire que Jules votre époux avait quitté ce monde, qu'on vous fait grand tort à propos de votre terre et que vous êtes sans soutien. Il vous fait une offre : si vous voulez l'aimer et le prendre pour mari, il vous aidera ; il est si fort que dix hommes ne l'emporteraient pas contre lui, et il règne sur un grand peuple. »

[Le royne presentat à messagier I coursier et I aneal] Quant la damme l'entent, si fut mult joieux et presentat à messagier I mult noble coursier, et vat deffermeir I coffre plains d'ors et l'en donnat asseis, et chis l'en remerchiat ; et envoiat I aneal d'or en signe de druerie à son sangnour. [p. 249] Enssi soy partit Poitain de Enye, et vient à Virgile qui astoit al court deleis Octoviain, se li donnat l'aneal et li comptat tout chu qu'ilh avoit fait ; de quoy ilhs ont asseis ris.

[La reine présente au messager un coursier et un anneau] Quand la dame entendit cela, elle se réjouit beaucoup : elle offrit au messager un noble coursier et une grande quantité d'or, tirée d'un coffre rempli qu'elle avait ouvert. Le messager la remercia ; elle lui remit aussi un anneau d’or pour son seigneur en signe d’amour. [p. 249] Poitain prit congé d’Énye et retrouva Virgile à la cour d’Octavien. Il lui donna l’anneau et lui raconta tout ce qu’il avait fait ; ils en rirent beaucoup.

[De l’espir que Virgile envoiat à la reine] Adont at Virgile I espir priveit pris, et l'envoiat en la chambre Enye où ons ne le poioit veir ; et ilh voit et oit bien chu que la damme et sa filhe font et dient. Si dest la royne : « Enssi je metteray mon corps à estre drue à unc gentilh homme dont j'ay oyt novelles, qui tenrat Virgile et Octoviain si à point qu'ilh en moront. » Et li espir soy departit atant et reyient à Virgile, et li comptat tout chu que la royne avoit dit, qui tantoist y tramist Poytain, et li dest chu qu'ilh doit faire. Et chis s'en vat. Mains Virgile envoie l'espir apres por escuteir comment ly parlemens soy prenderat. Tant fist Poytain que la royne Enye ist fours de son sens, et li dest que ly roy Mabal vengne awec ses oust por ochier Virgile et l'emperreur. Et tout chu fut racompteit à Virgile. Et Virgile dest à l'emperreur : « Par ma foid je vos mostreray le grant merchi que Enye auroit de nos, s'elle en astoit al deseur. » 

[L’esprit que Virgile envoie à la reine] Alors Virgile prit un de ses esprits familiers et l’envoya dans la chambre d’Énye. Cet esprit était invisible, mais voyait et entendait tout ce que faisaient et disaient la mère et la fille. La reine dit alors : « Ainsi, je suis disposée à épouser un gentilhomme dont j’ai entendu parler ; il s'emparera de Virgile et d'Octavien, qui seront mis à mort. » Alors l’esprit s’en retourna auprès de Virgile et lui raconta tout ce que la reine avait dit. Virgile aussitôt dit à Poitain ce qu'il devait faire. Poitain se mit en route. Mais derrière lui Virgile envoya l’esprit chargé d’écouter le déroulement de l'entretien. Poitain joua si bien son rôle que la reine Énye perdit son bon sens et lui dit de faire venir le roi Mabal avec ses armées pour tuer Virgile et l’empereur. Tout cela fut rapporté à Virgile, qui dit à l’empereur : « Foi de moi, je vous montrerai la grande compassion qu’Enye aurait pour nous, si elle avait le dessus. »

[p. 249] [Virgile fist mervelhe] Adont at revoiet Poytain à la royne, et dest que demain al soir sierat li roy Mabal à grant gens devant Romme. Celle fut mult lie et joiante et orgulheux . Le lendemain envoie Virgile jusquen à X chevalier awec Poytain tous batans, et dire à Enye et à sa filhe que elles vestent draps royals ; elles le fisent.

[p. 249] [Virgile fait un prodige] Alors Virgile renvoie Poitain dire à la reine que le lendemain soir, le roi Mabal avec une foule de gens serait devant Rome. Enye en fut très heureuse, remplie de joie et d'orgueil. Le lendemain, Virgile envoie en hâte Poitain et dix chevaliers dire à Enye et à sa fille de revêtir des vêtements royaux, ce qu’elles firent.

[Virgile et Octoviain chevalchent vers la royne] Adont vient Virgile et Octoviain, et chevalchent vers la royne, et dest Virgile à Octoviain : « N'aiiés dobte de chouses que vos veieez, je diray à la royne que je suy ly roy Mabal, et ly remosteray l'aneal que elle m'envoiat par Poytain. » Les dames astoient au temple, et Virgile fist une vois venir en temple, qui dest aux dammes : « Que oreis chi ? por quoy n'aleis encontre le roy Mabal, qui est chi dehours por parleir à vos ? » Celles sont tantoist levées, et s'en veulent aleir ; si ont encontreit Virgile et l'emperere ; et fist là apparoir Virgile si grans oust de gens que ch'astoit mervelhe.

[Virgile et Octavien chevauchent vers la reine] Ensuite Virgile et Octavien arrivent et chevauchent vers la reine. Virgile dit à Octavien : « Ne vous inquiétez pas de ce que vous allez voir ; je dirai à la reine que je suis le roi Mabal, et lui montrerai l’anneau qu’elle m’a envoyé par Poitain. » Les dames au temple entendirent une voix envoyée par Virgile qui disait : « Que faites-vous ici à prier ? Allez plutôt rencontrer dehors le roi Mabal qui veut vous parler. » Aussitôt elles se lèvent et veulent s’en aller. Elles rencontrent Virgile et l’empereur ; et là, Virgile fit apparaître une armée si grande que c' était prodigieux.

Atant parlat Virgile, se dest : « A markin linet et madrinek jus et dyneth. » Quant la royne l'oyt, si fut mult resjoie, si respondit : « Parleis nostre lengaige ; nos ne vos entendons point ; que vos soiiés ly bien venus. » Virgile entent la damme, se dest : « Madamme, je parleray en vostre lengaige puisque vos le voleis, car vostre volenteit veulhe-je faire del [p. 250] tout ; si vos reng promiers merchi del grant honneur que vos m'aveis fait. Sy suy chi venus por vos forfais amendeir, et faire venir à merchi vos grevans partout ; mains regardeis promiers se nos poiens avoir une bonne pais, s'ilh vos plairoit mies, sens combatre ; car se nos no combatons et ilhs aient victoir, ilh n'aront de vos point de merchi. » La royne respondit : « Sires, que ch'est-à-dire ? Que chevalier preux et hardis, et qui at si valhant amie, ne doit mie parleir si cohardement : vengiés-moy, car tout Romme serat vostre. Si m'ochiés Octoviain l'emperere et Virgile awec, car por tout l'avoir de monde ne les lairoy venir à pais ; et weulhe-je que vos me presenteis leur II chief ; et aleis faire tendre vostre trefs, car je vos envoray vitalhe asseis. »

Virgile parla et dit : « A markin linet et madrinek jus et dyneth. » Quand la reine l’entendit, elle fut très amusée et répondit : « Parlez notre langue ; nous ne vous comprenons pas ; soyez les bienvenus. » Virgile entend la dame et dit : « Madame, je parlerai dans votre langue puisque vous le voulez, car je veux faire votre volonté [p. 250] en tout. Je vous remercie d’abord pour le grand honneur que vous m’avez fait. Je suis aussi venu ici pour remédier aux torts que vous subissez, et réduire à merci ceux qui partout vous accablent. Mais voyez d’abord si nous ne pouvons pas faire la paix, si ce ne serait pas mieux sans combattre ; car si nous nous battons et s'ils sont vainqueurs, ils n’auront de vous aucune pitié. » La reine répondit : « Sire, qu’est-ce à dire ? Un chevalier preux et hardi, ayant une amie si vaillante, ne doit pas parler aussi lâchement : vengez-moi, et Rome sera toute à vous. Tuez pour moi l’empereur Octavien et Virgile avec lui. Pour tout l'or du monde, je ne les laisserai faire la paix. Je veux que vous me présentiez leurs deux têtes. Allez dresser vos tentes, et je vous enverrai des ressources en suffisance ».

[Virgile fist mervelhe] [Enye fut mult lie]Atant fait Virgile tendre trefs par semblant, et fait II oust de gens : li uns astoit Virgile et Octoviain awec les Romans, chu sembloit à la royne, et li allre astoit ly roy Mabal ; finablement ilh se sont sus corus. Si furent les Romans desconfis, et Octoviain et Virgile pris et loiiés. De quoy Enye fut mult lie, et criat aux barons : « Trenchiés leurs chiefs. » Et Virgile dest : « A vostre commandement. »

[Virgile fait un prodige] [Joie d'Énye] Alors Virgile fait semblant d’installer des tentes et répartit les hommes en deux armées. La reine crut voir d’un côté, Virgile et Octavien avec les Romains, et de l’autre le roi Mabal. Finalement tous s'affrontèrent. Les Romains furent défaits, Octavien et Virgile pris et enchaînés. Énye fut très heureuse de tout cela. Elle cria aux barons : « Tranchez leurs têtes. » Et Virgile dit : « À vos ordres. »

[p. 250] Enye quidoit parleir al roi Mabal ; si parloit à Virgile qui li dest : « Damme, veneis awec nos. » Et celles s'en vont tantoist de rue en rue parmy Romme, si pensent alleir parmy les champs, et vinent à Cassedrue. Là fist Virgile ses gens aleir à nient, car ch'astoient tous espirs. Puis demandat Virgile aux dammes se ches prisonniers moront ou auront resplis, et Enye dest qu'ilh moront tout maintenant ; por milh libres ne les garderoie jusques al demain.

[p. 250] Énye qui, pensant parler au roi Mabal, s'adressait en fait à Virgile, qui lui dit : « Madame, venez avec nous. » Et aussitôt les dames partent, passant de rue en rue, à travers Rome. Croyant aller à la campagne, elles arrivent en fait à Cassedrue. Virgile fit disparaître ses gens, qui étaient tous des esprits. Il demanda aux dames si les prisonniers allaient mourir ou avoir un répit. Énye répondit qu’ils devaient mourir sur le champ : pour mille livres, elle ne les garderait pas jusqu’au lendemain.

[Mervelhe des II mastiens] Et Virgile prent I espée, se le sache tout nue, si le donne à Enye. Celle le prent et dist à Virgile : « Faux leire, vos honiste ma filhe. » Adont fiert I grant cop sour I gran mastien que Virgile avoit transmueit à sa semblanche, si l'abatit mort ; chu fut Phebilhe qui quidoit avoir ochis Virgile ; et puis donnat l'espée à sa mere qui quidat ferir Octoviain, si ochist I mastien. Et tantoist qu'elles orent chu fait, si at defait Virgile son sort. Là veirent les dammes partis del poioir Virgile les II mastiens qui sont mors. Adont ont fait mult de proiers les senateurs et les barons qui sont là por les dammes, dont Octoviain li roy soy corochat ; et Virgile fist sonneir [p. 251] son disnier, et li barnaige s'aseit en palais, si disnarent là. Apres disneir demandat Virgile al emperere et aux barons conselhe qu'ilh devoit faire de ches dammes, qui avoient esteit de teiIe nature et tant felles qui avoient ochis Virgile et l'emperere si outrageusement. car elles quidarent que ilh fussent chu.

[Prodige des deux chiens] Virgile alors prend une épée, la dégaine entièrement et la tend à Énye. Celle-ci la prend et dit à Virgile : « Fieffée canaille, vous avez déshonoré ma fille. » Alors Phébille asséna un coup sur un grand chien que Virgile avait transformé à sa ressemblance, et elle l’abattit raide mort ; Phébille crut avoir tué Virgile. Elle tendit alors l’épée à sa mère, qui, croyant frapper Octavien, abattit aussi un chien. Aussitôt après, Virgile mit fin au sortilège. Et là les dames, une fois soustraites au pouvoir de Virgile, virent deux mâtins morts. Les sénateurs et les barons présents firent moult prières pour les dames, ce qui irrita le roi Octavien. Virgile fit alors sonner [p. 251] le dîner. Les barons assemblés s’attablèrent au palais et mangèrent. Après le repas, Virgile demanda à l’empereur et aux barons ce qu’il devait faire de ces dames, qui avaient révélé leur vraie nature et leur déloyauté : n'avaient-elles pas outrageusement tué Virgile et l’empereur, ne sachant pas qu'il ne s'agissait que de chiens.

 [Coment les damme furent perdues] Atant vient uns Romans qui dest à Virgile que les dammes sont emblées et perdues ; de chu fut Virgile si corochiés qu'ilh dest et jurat qu'ilh vuiderat Romme, ne mais n'y demoirat. Et laissat à son cusien Pymatin Cassedrue, et tout chu qu'ilh avoit à Romme. Octoviain li priat mult et les senateurs del demoreir, et ilhs li liveroient les dammes ; mains ilh dest qu'ilh at jureit chu qu'ilh tenrat.

 [Les dames disparaissent] Alors un Romain vint annoncer à Virgile l'enlèvement et la disparition des dames. Virgile en fut si irrité qu’il jura de quitter Rome et de ne plus jamais y habiter. Il laissa à son cousin Pymalatin [orthographe uniformisée avec celle de la p. 240] Cassedrue et toutes ses possessions romaines. Octavien et les sénateurs le prièrent instamment de rester, proposant de lui livrer les dames, mais Virgile dit qu’il s'en tiendrait à ce qu'il avait juré.

 

Vengeance définitive de Virgile : Virgile irrité quitte Rome, emportant avec lui le feu, qu'il consent à rendre à des conditions si humiliantes pour Phébille qu'elle en meurt de chagrin

 

[p. 251] [Virgile s’en vat fours de Romme] Atant est monteis et departis de Rome, et les dus, contes, chevaliers et barons les plus nobles sont monteis awec luy, qui sont dolans de sa departie ; et disoient entre eaux que le feu de Romme oisterat. Et Virgile araisonnat les senateurs et leurs dist : « Sangnours, jugiés à point solonc la loy de point en point : vous m'avez tollues les dammes contre raison, ons le sceit bien, et m'aveis trop meffait ; d'ors en avant vos gardeis del meffaire, droture jugier deveis, et ne deveis hommes forjugier, s'ilh n'at contre la loy meffait. » Atant s'en est tourneis et s'en vat.

[p. 251] [Virgile quitte Rome] Virgile alors prit sa monture et quitta Rome. Les plus nobles ducs, comtes, chevaliers et barons l’accompagnèrent, car ils étaient affligés de son départ et se disaient entre eux que Rome serait privée de feu. Alors Virgile s’adressa aux sénateurs et leur dit : « Messieurs, jugez exactement, en tous points, selon la loi : vous m’avez enlevé les dames, contre toute raison, on le sait bien, et vous m’avez fait trop de tort ; dorénavant, gardez-vous de mal agir ; vous devez juger avec droiture et ne condamner personne s'il n’a pas enfreint la loi. » Et se détournant, il s’en alla.

[Virgile refusat les dammes] Les senateurs sont tourmenteis, et li dessent que li renderoient les dammes volentiers, mains reprendre ne les veult. L'emperere chevalcat apres, et li alat encors proier del retourneir ; et ilh li dest que jamais ne rentrat à Romme : « Car je me veulhe vengier de Phebilhe del despit qu'elle m'at meffait ; et portant je moy part de Romme que je ne veulhe avoir tant de proiers que je aroie, se je demoroie ».

[Virgile refuse les dames] Les sénateurs, inquiets, lui disent qu’ils lui livreront volontiers les dames, mais lui ne veut pas les reprendre. L’empereur le poursuit à cheval pour le prier encore de revenir, mais Virgile lui répond que jamais il ne rentrera à Rome : « Car je veux me venger de Phébille, de l’humiliation qu’elle m’a infligée ; c'est pourquoi je quitte Rome, car je ne veux pas entendre toutes les prières que j’entendrais, si je demeurais. »

[Virgile emportat ly feu fours de Romme] « Ors est enssi que j'enporte le feu de Romme, que ons ne rarat jamais s'ilh n'est reprise à ku Phebilhe ; mains aleis fours de Romme I pou de temps demoreir. »

[Virgile emporte avec lui le feu de Rome] « C’est maintenant aussi que j’emporte le feu de Rome, feu qui ne sera jamais récupéré s’il n’est repris au derrière de Phébille ; maintenant allez passer quelque temps hors de Rome. »

[Virgile s'en alat Agensi] Atant s'en vat Virgile, et l'emperere retourne à Romme et prent sa femme et ses enfans et tout son estat ; si est aleis demoreir à Jubelin, une belle maison qu'ilh avoit fours de Romme, car Virgile at tout subitement privée Romme de feu, et se le tient trois mois ; et alat demoreir à unc sien casteal qu'ilh avoit devant edifyet, qu'ilh apellat Agensi. Là demorat Virgile à grant solas.

[Virgile s'en va à Agensi] Alors Virgile s'en alla et l’empereur retourna à Rome, prenant sa femme, ses enfants et toute sa maison. Il alla s’installer à Jubelin, en une belle demeure qu’il avait hors de Rome. Virgile de façon soudaine priva Rome de feu, décision qu'il maintint trois mois. Il alla s’installer dans un château qu'il s'était construit précédemment et qu'il appela Agensi. Il y vécut très agréablement.

De chu fut li peuple de Romme desconforteis, si vinrent criant merchi à l'emperere, et suppliant qu'ilh vosist mettre remede à chu qu'ilhs [p. 252] rawissent le feu, et envoier la clergerie et les senateurs à Virgile, qu'ilh li plaisist tant faire por vos et le peuple de Romme, qu'ilh rendist le feu parmy amende à son plaisier. Ly emperere le fist, et envoiat à Virgile Milotin leur evesques et Cyceron le philosophe, qui fisent le messaige en teile manere que le peuple le requeroit, et li dessent siqu'en manechant. De quoy Virgile le prist en despit, pour l'orguelhe de maneche. Si leur dest Virgile : « Saingnour, por manechier ne poreis faire vostre besongne, car vos maneches me sont asseguranches ; je vos puy tous mettre en dangier, ochier et tempesteir à I seul mot. »

Cela abattit le peuple de Rome, qui vint crier pitié à l’empereur, le supplier de trouver un remède [p. 252] pour récupérer le feu. « Qu'on envoie les clercs et les sénateurs à Virgile, demander qu’il consente, tant pour vous que pour le peuple de Rome, de rendre le feu, contre une réparation fixée selon son bon plaisir. » L’empereur s'exécuta et envoya à Virgile leur évêque Milotin et Cicéron le philosophe, chargés de transmettre la demande du peuple et de lui adresser des menaces. Virgile fut dépité par l’arrogance de cette menace. Il leur dit : « Seigneurs, avec des menaces, vous n’obtiendrez rien ; vos menaces sont pour moi des encouragements ; d’un seul mot, je puis vous mettre tous en danger, vous tuer et vous secouer. »

[Virgile soi vengat de Phebilhe]« Mains je vos veulhe faire grasce et rendre bien por mal, et encontre orguelhe mettre humiliteit ; si vos dis : prendeis de II chouses la milhour et vos aureis le feu. Promiers, vos mettereis Phebilh en la thour halt à la fenestre, à laqueile ma figure fut sachié à la corbilhe, le cuel defour tout descovierle jusques à la chinture, si c'on veirat tout son eistre et la feniestre qui oevre sens braire, si que les gens poront clerement veioir le croissant, et à celle croissant covenrat prendre le feu à chandelle ; et ne le poirat li uns prendre à l'autre ne rendre, mains tous cascons venrat por ly à la feneistre del ventre prendre feu qui le voirat avoir, et aultrement ne l'aront. Et cascon jour fereis enssi II fois. Et cheaux qui demorront à Cassedrue aront de feu asseis sens prendre là, mains ilhs n'en poiront reporteir aux aultres. Et li secons poins, si est que, se vos ne voleis faire chu que je ay dit, si soiiés conforteis de jamais à Romme à avoir feu. » Cheaux dient qu'ilhs veulent le promier.

[Virgile se venge de Phébille] Mais je veux vous pardonner et rendre le bien pour le mal, répondre à l’orgueil par l’humilité. Aussi je vous dis ceci : de deux choses, prenez la meilleure et vous aurez du feu. D’abord, vous mettrez Phébille en haut de la tour, à la fenêtre où mon mannequin fut hissé dans une corbeille ; elle aura le postérieur exposé, découvert jusqu’à la ceinture, de façon que tout son corps soit visible et que la fenêtre s’ouvre sans grincer ; ainsi tous pourront voir sa lune. C'est là qu'il faudra venir chercher du feu avec une chandelle. Personne ne pourra recevoir le feu d' un autre ni lui en donner ; chacun viendra en personne à la fenêtre prendre à son ventre le feu qu’il voudra ; sinon, personne n’en aura. Et vous ferez cela deux fois par jour. Ceux qui resteront à Cassedrue auront assez de feu sans passer par là, mais ils ne pourront en donner à d’autres. Et, en second lieu, si vous ne voulez pas faire ce que j’ai dit, soyez sûrs de ne jamais revoir de feu à Rome. » Ils déclarèrent choisir la première possibilité.

[p. 252] [Virgile fist prendre feu à ku Phebilh] Si ont pris le congiet et se sont partis, et l'ont fait enssi com dist est ; car elle fut mise à la fenestre, enssi com Virgile avoit dit. Là prist de feu qui le voloit avoir, dont li peuple at fait si grant fieste en disant que oncques à teile lieu ne vinrent prendre le feu. Phebilhe dest qu'elle s'ochirat, et sa mere fut mult perturbée. Et Fanie, qui astoit royne des Latins, oiit la novelle ; se vint à l'emperere, et li dest : « Sire, je suy la filhe Julius Cesaire, vostre oncle, et soreur à Phebilhe, à cuy ons faite teile honte, dont vos n'aveis point d'honeur ; si vos prie que vos aidiés à chu qu'elle soit ostée. »

[p. 252] [Virgile fait prendre le feu au cul de Phébille] Prenant congé de Virgile, ils s’en allèrent et firent comme cela avait été dit. Phébille fut mise à la fenêtre, comme l'avait demandé Virgile. Celui qui voulut du feu le prit là, ce dont le peuple s'amusa beaucoup en disant que jamais ils n’étaient allés prendre du feu en pareil endroit. Phébille dit qu’elle se tuerait et sa mère fut très inquiète. Quand Fanie, la reine des Latins, apprit la nouvelle, elle alla trouver l’empereur et lui dit : « Je suis fille de votre oncle Jules César, et sœur de Phébille, victime d'un outrage tel qu'il n'est pas à votre honneur ; aussi je vous prie de l'enlever [de la fenêtre]. 

[Phebilh morit de duelh] Et l'emperere appellat Frosse l'emperres, et l'envoiat reconforteir Phebilbe, mains elle astoit mor de duelh. Adont ont tant fait à Enye et à chu menée, qu'ilh l'ont meneit devant l'emperere crieir merchi, et apres à Virgile qui astoit en son casteal Agensi, où ilh demorat VII ans : enssi fut la pais confirmée.

[Phébille meurt de chagrin] L’empereur appela alors Frosse, l’impératrice, et l’envoya réconforter Phébille, mais celle-ci était morte de douleur. Alors Énye fut si maltraitée qu’elle se mit à crier pitié à l’empereur, et aussi à Virgile qui était dans son château d’Agensi, où il resta sept ans. Ainsi la paix fut confirmée.

 


 

 C. Divers à Rome et en Judée [Myreur, p. 252b-255a]

Ans 544-550 de la transmigration = 45-39 a.C.n.

 

Sommaire

Divers : Naissance d'Ovide et de Pollux de Grèce, empereur de Constantinople - Présentation de l'Octave 'historique', illustré dans les guerres civiles - Mort de Cicéron - Ovide, biographe de Virgile (42-40 a.C.n.)

*Cassius, un des conjurés, gouverneur de Syrie, rançonne les Juifs - Hérode cède et Cassius lui promet la terre de Judée - Opposition juive autour de Malichos contre Antipater et Hyrcan - Malichos réussit à empoisonner Antipater - Hérode veut venger son père et, avec l'approbation de Cassius, empoisonne à son tour Malichos, sauvant du même coup la vie d'Hyrcan, qui bénit les Romains (40-39 a.C.n.)

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Divers : Naissance d'Ovide et de Pollux de Grèce, empereur de Constantinople - Présentation de l'Octave 'historique', illustré dans les guerres civiles - Mort de Cicéron - Ovide, biographe de Virgile (42-40 a.C.n.)

 

[De Ovidiens] Item, en cel an meismes, le XIIe [p. 253] jour de jenvier, fut neis I gran poete qui oit nom Ovidius, qui fist mult de mervelhes à son temps.

[Ovide] Le 12 janvier de cette même année 547 [42 a.C.n.], [p. 253] naquit un grand poète, nommé Ovide, qui accomplit beaucoup de merveilles durant sa vie.

Item, l'an Vc et XLVIII, fist Virgile une mult belle estude à Agensi. En cel an meismes fut fais emperere de Constantinoble, assavoir de Greche, Pollux le fis le roy d'Athennes.

En l’an 548 [41 a.C.n.], Virgile fit un très beau cabinet d'études à Agensi (p. 252). Cette même année, Pollux, le fils du roi d’Athènes, devint empereur de Constantinople, c’est-à-dire de Grèce.

[p. 253] [Des batalhes civilhes] Item en cel an vient à Romme I jovene hons, qui de sa jovente avoit exerciet V batalhes civile : l'une contre les Mutinens, l'atre contre les Philippiens, la tirche contre Parasiens, la quarte contre Syculiens, et la Ve contre les Atriliens, assavoir la promier et la derain encontre Marche Antoine, la seconde contre Bruciens et Cassiens, la tirche awec Luques Anthoine et la quarte contre Sixte Pompée. Et partout avoit meneit les batalhes civieles affin encontre les chevaliers deseurdis, qui guoient les parties deseurs nomées. Ons apelle batalhes civiles, quant les citains d'onne citeit soy combatent ly uns contre les aultres. Ly emperere Octoviain fist à cel enfant mult grant fieste et honneur, et le retient deleis.

[p. 253] [Les guerres civiles] Cette année-là arriva aussi à Rome un jeune homme, qui, à la fleur de l'âge, avait mené cinq guerres civiles : l’une à Modène, une autre à Philippe, la troisième à Pérouse, la quatrième en Sicile, et la cinquième à Actium ; la première et la dernière l'opposèrent à Marc-Antoine, la seconde à Brutus et Cassius, la troisième à Lucius Antoine et la quatrième à Sextus Pompée. Partout il avait mené des guerres civiles contre les chevaliers mentionnés ci-dessus, qui commandaient les régions nommées plus haut. On parle de guerres civiles, quand les citoyens d’une cité se battent les uns contre les autres. L’empereur Octavien fit très grande fête et très grand honneur à ce jeune homme et le retint à ses côtés.

Item, l'an Vc et XLIX, morut Cycerons, li gran philosophe de Romme, qui astoit ly uns des senateurs de Romme, qui mult traitiat de la pais Julien Cesaire et de Virgile et de ses antecesseurs ; car ch'astoit I vies hons. Si escript tout jusqu'à sa mort, et de sa mort en avant les escript Ovides le philosophe, qui viscat plus avant que Virgile. Enssi fut ly histoire de Virgile de l'unc chief jusqu'à l'autre, c'est assavoir jusques [p. 254] à sa mort, mise en escript par II valhans maistres autentiques.

 En 549 [40 a.C.n.] mourut Cicéron, le grand philosophe de Rome, un des sénateurs romains. Il traita beaucoup de la paix, de Jules César, de Virgile et de ses prédécesseurs. C'était un vieil homme qui ne cessa d’écrire jusqu’à sa mort. Après, c’est Ovide le philosophe qui écrivit sur Virgile, ayant vécu plus longtemps que lui. Ainsi l’histoire de Virgile, d’un bout à l’autre, c’est-à-dire [p. 254] jusqu’à sa mort, fut mise par écrit par deux maîtres de grande valeur et dignes de foi.

 

Cassius, un des conjurés, gouverneur de Syrie, rançonne les Juifs - Hérode cède et Cassius lui promet la terre de Judée - Opposition juive autour de Malichos contre Antipater et Hyrcan - Malichos réussit à empoisonner Antipater - Hérode veut venger son père et, avec l'approbation de Cassius, empoisonne à son tour Malichos, sauvant du même coup la vie d'Hyrcan, qui bénit les Romains (40-39 a.C.n.)

 

[p. 254] [De Herode et de Cassiens] En cel an meismes vient en Surie Cassiens, qui en avoit esteit sires. Sy amynat awec luy tout son poioir. Si commenchat le pays à gasteir et guerroyer, en disant qu'ilh ne s'en partiroit jusqu'à tant que les Juys ly auroient donneit IIIc besans d'or. Et quant Herode entendit la novelle, si alat encontre luy, et li portat C besans d'or et ly presentat, dont Cassiens mult l'en remerchiat ; et manechat les aultres, qui ne ly astoient venus presenteir de leur avoir. Adont emynat awec luy Herode, et li promist la terre de Judée, quant ilh l'auroit conquise ; de quoy Herode l'en remerchiat grandement.

[p. 254] [Hérode et Cassius] Cette même année 549 [40 a.C.n.], Cassius se rendit en Syrie, dont il avait été nommé précédemment gouverneur, amenant avec lui toutes ses forces. Il commença à dévaster le pays et à y faire la guerre, disant qu’il ne le quitterait que quand les Juifs lui auraient donné trois cents besants d’or. Quand Hérode apprit cela, il alla à sa rencontre et lui offrit cent besants d’or. Cassius l'en remercia beaucoup et menaça ceux qui n’étaient pas venus lui présenter leur contribution. Il emmena alors avec lui Hérode et promit qu'il lui attribuerait la terre de Judée quand il l’aurait conquise. Hérode lui en exprima ses vifs remerciements.

 [De Malices] Apres avient que Hircain, qui astoit sires de Judée, avoit demorant awec luy I sien priveit amis qui fut nomeis Malices, en queile ilh se fioit mult, et chis li procuroit sa mort, car ilh avoit esperanche de avoir alcuns de ses honneurs apres luy ; et pluseurs foit le voult ochire, quant ilh li sovenoit que chu seroit maul fait tant que Antipater visquoit.

 [Malichos] Plus tard, Hyrcan, le seigneur de Judée, avait un ami proche, qui demeurait chez lui et portait le nom de Malichos. Il avait pleine confiance en lui, alors que ce Malichos tramait sa mort, espérant qu'après lui il détiendrait certains de ses titres. Plusieurs fois il avait voulu le tuer, mais il songeait que ce serait maladroit de le faire du vivant d'Antipater.

[Antipater et Hircain furent empotioneit] Puis s'apensat qu'ilh donroit promier Antipater boire de venyn, et puis Hircain. Et apres chu le fist, car ilh empuisonat le bon Antipater, dont ilh morit. Quant Herode le soit, si en fut mult dolans de la mort son pere, et alat où ilh avoit esteit ochis. Si n'en mescreioit aultre personne que Malices ; mains ilh s'en excusoit mult fortement, et disoit se nuls l'en voloit amettre, ilh soy defenderoit. Et portant ne le voult point ochire Herode sens jugement, se l'escript à Cassien. Herode at mandeit à Cassien que ilh ferat de cheluy qui son pere avoit enpusonneit et ochis ; et Cassien li remandat qu'ilh soy vengast del trahitour par trahison.

[Du poison pour Antipater et Hyrcan] Il envisagea de faire boire du poison d'abord à Antipater et ensuite à Hyrcan. C'est ce qu'il fit. Il empoisonna le brave Antipater qui mourut. Quand Hérode apprit cela, il fut très affecté par la mort de son père et se rendit à l’endroit du meurtre. Il ne soupçonnait personne d'autre que Malichos. Mais ce dernier clama très fort son innocence, disant que si on voulait l’accuser, il défendrait sa cause. Aussi Hérode ne voulut pas le mettre à mort sans jugement. Il écrivit à Cassius, lui demandant ce qu'il fallait faire de l'homme qui avait empoisonné et tué son père. Cassius lui répondit de se venger du traître par la trahison.

[p. 254] [Del mort Malices] Adont ne passat gaire, assavoir le XXe jour de octembre, sor l'an Vc et L, que Herode mandat à mangier Hircain et Malices ; et ilhs vinrent. Mains enssi que Hircain seioit à tauble, si regardat deleis luy, et voit que Malices astoit mors ; de quoy ilh fut si enbahis, que ilh ne pot parIeir en grant pieche. Et puis mandat Hircain à Herode porquoy ilh l'avoit faire ochire ; ilh ly respondit que Cassien l'avoit enssi commandeit, por son pere Antipater que ilh avoit ochis par puison. Adont dest Hircain : « Benois [p. 255] soit Cassiens, car je voy bien qu'ilh m'at ma vie respiteit ; je suy certain et ay bien pluseurs fois apercheut qu'ilh me voloit enpuisoneir. »

[p. 254] [Mort de Malichos] Alors, peu de temps après, exactement le 20 octobre de l’an 550 [40 a.C.n.], Hyrcan et Malichos, invités par Hérode, s’amenèrent à un repas. Tandis qu’Hyrcan était à table, il vit à côté de lui que Malichos était mort ; il en fut si abasourdi qu’il fut incapable de parler pendant quelque temps. Hyrcan demanda alors à Hérode pourquoi il l’avait fait mourir ; il lui répondit que c’était sur ordre de Cassius, à cause de son père Antipater que Malichos avait empoisonné. Alors Hyrcan dit : « Béni [p. 255] soit Cassius, car je vois bien qu’il m’a sauvé la vie ; j'en suis certain. À plusieurs reprises je me suis aperçu que Malichos voulait m’empoisonner. »

 

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