FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 4 : Les listes de « merveilles virgiliennes »

 

Appendice. D'autres listes de merveilles virgiliennes

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Le chapitre ci-dessus n’a pas présenté toutes les listes (au sens précis du terme) de merveilles virgiliennes qui apparaissent dans les textes. Il n’a retenu que celles qui intégraient le motif des statues magiques, mais il en existe d’autres. La question des listes de merveilles sera traitée pour elle-même ailleurs, mais nous avons retenu les deux cas suivants parce qu’ils sont susceptibles d’ouvrir une perspective intéressante.

 

1. Le Cleomadés d’Adenet le Roi (vers 1285)

Le Cleomadés d’Adenet le Roi, écrit vers 1285, contient une liste de merveilles (cfr l’édition de A. Henry, Bruxelles, 1971, vers 1649-1812), que voici dans l’ordre de présentation :

 

* le Château de l’Œuf, à Naples (v. 1649-1662)

* les bains thérapeutiques, à Pouzzoles (v. 1663-1676)

* le cheval d’airain guérisseur, à Naples (v. 1677-1690)

* le miroir magique, à Rome (v. 1691-1696)

* à Naples, la mouche d’airain qui éloigne toutes les mouches (v. 1699-1706)

* à Rome, le feu inextinguible surveillé par un archer automatique qui l'éteindra (v. 1707-1722)

* à Rome, les automates sur les tours de l'enceinte se lançant une pomme de laiton à chaque changement de saison (v. 1723-1812).

 

Selon Adenet lui-même, la liste donnée n’est pas complète : « car si je disais tout ce qu’il [Virgile] a fait, cela me prendrait trop de temps » (car se tous ses fais vous disoie, / trop longuement i meteroie, vers 1815-1816). Sa liste est le résultat d'un choix qui privilégie les machines merveilleuses et les automates, un sujet qui passionnait les gens du moyen âge. « Les littératures médiévales, en latin et dans les langues vulgaires de l'Occident, sont remplies de descriptions de machines merveilleuses ou de dispositifs ingénieux » (A. Henry, p. 674). Pareille sélection correspondait bien au récit. Crompart, le roi de Bougie, avait en effet construit un mécanisme volant (un cheval de fust = de bois) qu’il avait offert au père de Cleomadés pour obtenir la main d'une de ses filles. La liste des réalisations virgiliennes permettait de « prouver » que la construction d’un tel objet était possible. Aucune autre liste d’ailleurs ne présente le même ensemble.

Mais ce que nous voudrions souligner, c’est que la liste d’Adenet le Roi cite le miroir magique, et non le complexe des statues magiques, qui aurait pourtant pu fournir un exemple bien plus convaincant encore. Voici la description du miroir magique :

 

Adenet, Cleomadès, v. 1690-98 (éd. A. Henry)

Traduction en français moderne

A Ronme fist, c'est verités,

Virgiles plus grant chose assez,

Car il i fist un mireoir,

Par quoi on povoit bien savoir,

Par ymage qu'il y avoit,                           1695   

Se nus vers Ronme pourchaçoit

Ne fausseté ne traÿson,

De ceaus de leur subjectïon.

À Rome Virgile fit, c’est la vérité,

Une plus grande chose encore,

Car il fit un miroir,

Qui permettait de savoir,

D’après l’image qu’on y voyait,            1695

Si quelqu’un cherchait

Par fausseté ou trahison

À se libérer de leur sujétion.

 

                       

2. Le Roman de Renart le Contrefait  en vers (début XIVe siècle)

Le miroir magique apparaît aussi dans la liste des merveilles virgiliennes du Roman de Renart le Contrefait (version en vers cette fois) (éd. G. Raynaud et H. Lemaître, t. II,  Paris, 1914, p. 71, vers 29391-29400).

 

Roman de Renart le Contrefait, v. 29391-29400 (éd. G.Raynaud - H. Lemaître)

Traduction en français moderne

En my Romme ung mirëor fist

Et tout en my Romme le mist,

Que tous ceulx qui le regardoient

D'une journée voir pouoient

Toute humaine creature                    29395

Qui avoit volenté ou cure

De Romme nuire ou de grever ;

La le porrent vir et trouver.

Illec vëoit on qui venoit

A Romme ou qui nuire y vouloit.    29400

Au centre de Rome il fit un miroir

Et il le plaça au centre de Rome pour

Que tous ceux qui regardaient en lui

Puissent voir à la distance d’un jour

De voyage tout être humain                    29395

Qui voulait ou se préoccupait

De nuire à Rome ou de lui faire du tort ;

Dans le miroir on pouvait le voir et le trouver.

Là on voyait tout qui venait

À Rome ou qui voulait y nuire.              29400

 

Ce miroir s’intègre dans la liste suivante :

 

* les conduites en pierre souterraines pour transporter le vin (Naples) (29372-29376)

* le pont aérien sur la rivière (Naples) (29377-29381)

* la mouche d’airain (Naples) (29382-29386)

* le cheval guérisseur (Naples) (29387-29390)

le miroir (Rome) (29391-29400)

laquelle liste se termine par les épisodes du panier et de la vengeance (Rome aussi), qui forment l’essentiel de l’exposé et donnent lieu à la leçon morale. Il en a été longuement question dans un de nos articles précédents consacré au « Virgile berné et vengé » (FEC 23, 2012). Le message du rédacteur, on s’en souviendra, était le suivant : « Virgile, tout savant qu’il fût, fut berné faute d’avoir bien glosé. » Toutes les réalisations citées avaient pour but de mettre en évidence la science de Virgile.

 

Les deux listes du Cleomadés et du Roman de Renart le Contrefait sont fort différentes entre elles ; elles le sont aussi de celles étudiées plus haut dans ce chapitre, qui ont été rassemblées parce qu’elles présentaient un rapport certain entre elles.

On se bornera pour le moment à relever un point curieux : les deux listes qui mentionnent le miroir n’accueillent pas les statues aux clochettes, tandis que celles qui avaient enregistré le complexe aux statues et que nous avons discutées dans le présent chapitre ne signalaient pas le miroir.

On pourrait se demander s’il n’existerait pas en la matière une exclusive : ce serait soit le miroir, soit les statues magiques, mais Jean d’Outremeuse – connu, il est vrai, pour « ratisser large »  – présentait les deux merveilles dans son Myreur des Histors. À cette étape de notre enquête, nous n’avons pas d’élément de solution à proposer. Mais on retrouvera la question du « miroir versus statues »  à la fin du sixième chapitre,  consacré à la tradition du Roman des Sept Sages de Rome.

 

(Précédent)

                                     (Suivant)


Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013