FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 6 : Le Roman des Sept Sages de Rome

 

E. Les statues magiques dans les Gesta Romanorum allemands (p. 118 Keller)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Un chapitre précédent consacré à la tradition des listes de merveilles virgiliennes avait analysé une notice des Gesta Romanorum. Elle présentait, sous la garantie d’Alexander Neckam, le complexe des statues magiques aux clochettes qu’elle se bornait à décrire sans aborder la question de sa destruction.  Il s’agissait des Gesta Romanorum latins.

Mais les Gesta Romanorum latins ont été traduits dans diverses langues nationales et ces versions dérivées ne sont pas nécessairement des traductions fidèles du modèle. Ainsi la notice suivante tirée de la traduction allemande des Gesta Romanorum n’a pas de correspondant exact dans les Gesta Romanorum latins.

 

1. Le contexte de la notice

Intitulée Von Octauiano vnd von eym turn mit pilder (« Octavien et la tour aux statues ») et publiée dans l’édition d’Adelbert von Keller de 1841 (cfr encadré ci-dessous), la notice, qui s’étend sur trois pages (p. 118-121), traite de plusieurs sujets. Elle décrit (a) d’abord brièvement (17 lignes) le complexe aux statues magiques, créé par Virgile au sommet d’une tour, (b) mentionne ensuite, brièvement aussi (15 lignes), le « feu inextinguible », autre création virgilienne, (c) traite alors, cette fois plus longuement (65 lignes), de la tour aux statues, et (d) termine par une « moralisation » (36 lignes).

Le simple résumé trahit l’origine du texte. La présence de la tour, la description de deux merveilles virgiliennes, la différence de longueur entre la présentation du complexe et le récit de sa destruction, la moralisation, tout cela renvoie au discours de la reine dans la tradition des Sept Sages de Rome.

Le lecteur comprendra que notre intérêt va porter essentiellement sur la partie du texte qui concerne la description du complexe.

2. La notice elle-même : texte et traduction

L’édition d’Adelbert von Keller (Gesta Romanorum. Das ist der Römer Tat, Quedlinburg et Leipzig, 1841, 174 p. (Bibliothek der gesammten deutschen National-Literatur von den ältesten bis auf die neuere Zeit, 23), dont il existe une version numérique, n’est malheureusement pas une véritable édition critique ; l’éditeur moderne n’indique d’ailleurs pas quel(s) manuscrit(s) il a utilisé(s). Le texte qui va être présenté porte le n° 77 et se trouve aux p. 118-121. – Un autre texte a été fourni par H.F. Massmann, Kaiserchronik, 1854, III, p. 427-428 qui déclare l’avoir tiré du Cod. monac. germ. 54, membr., fol. 61 a. Nous le donnons plus loin dans un encadré spécifique. On observe beaucoup de variantes, essentiellement orthographiques, entre la lecture de A. Keller et celle de H.F. Massmann, mais on est en présence fondamentalement du même récit.

 

Le récit se passe à l’époque de l’empereur d’Octavien, puissant et riche, mais toujours désireux d’acquérir plus de richesses. Les Romains, entourés d’ennemis, demandent l’aide de Virgile, expert en magie noire (in der swartzen chunst), pour se protéger contre eux. Rien de surprenant dans ce début.

 

Texte de A. Keller, 1841, p. 118

Traduction française

(1) Octavianus reichnet ze rom gewaltichleich vnd reich . vnd doch zů vast girig auf golt . vnd auf silber dez er begert .

(1) Octavien puissant et riche régna sur Rome. Il était pourtant avide d’or et désirait l’argent.

(2) zů dem dritten waz ein maister ze Rom . der hiezz Virgilius . der waz volchomen in der swartzen chunst.

(2) À cette époque, il y avait à Rome un maître qui s’appelait Virgile et qui était expert en magie noire.

(3) Nu paten in dier römischen purger . daz er etwaz  macht da mit si erchennen ir feind . daz sie sich vo in bewarn möchten.

(3) Les citoyens romains lui demandèrent de faire quelque chose qui leur permettrait d’avoir connaissance de leur ennemi et de s’en protéger.

(4) Da pawet er einen hohen turn . vnd in der höch dez turns vmb vnd vmb so vil pild als vil der land warn . die rom vntertænig warn .

(4) Alors il construisit une haute tour et, au sommet de cette tour, il plaça en cercle autant de statues qu’il y avait de pays soumis à Rome.

(5) vnd in der mit dez turns Machet er ein pild . daz hiet ein guldein appfel in der hant

(5) Et au milieu de la tour, il en fit une qui avait une pomme d’or dans la main.

(6) Vnd ein yeglich pild chert sein antlütz gegen dem land . da ez hin gehört.

(6) Chaque statue tournait le visage vers la terre qui lui appartenait.

(7) Vnd wenn sich dann ein lant vmb chert daz ez wider streb waz . den Römærn . so laütet ez ein glogken

(7) Et quand un pays se détournait pour s’opposer aux Romains, alors sa cloche sonnait

(8) vnd da mit laütechten die andern auch.

(8) et avec elle toutes les autres.

(9) Ettleich sprechent daz der römer got Panteon seinen rugk chert dem pild dez landez .

(9) Et en conformité à cela, le dieu romain Panthéon tournait le dos à la statue du pays.

(10) wann dann die römer daz sahen . so besampten si sich mit hers chraft

(10) Quand les Romains voyaient cela, ils rassemblaient leurs forces

(11) vnd wider twuňgen si dann her wider.

(11) et ramenaient le pays à la soumission.

(12) Also mocht sich dann chain lant verpergen vor dern römern . von der pild wegen . die da warn.

(12) Ainsi aucun pays ne pouvait se cacher des Romains à cause des statues qui se trouvaient là.

 

 

Texte allemand de H.F. Massmann

   (2) Zuo den ziten was ein meister ze Rôme, der hiess Virgilius, der was volkomen in der schwarzen kunst. (3) Nû bâten in die rœmeschen burgær, dass er etwass machte, dâ mite sie erkennen ir vînt [= ennemi], dass sie sich vor in bewarn mühten. (4) Dô bûwet er einen hôhen turn und in der hœhe des turns umbe und umbe so vil bilde, als vil der lande wâren, diu Rôme undertænic wâren, (5) und in der mitte des turns machtet er ein bilde, dass hiet einen guldin apfel in der hant. (6) Und ein ieclich bilde kêrte sin antlütze gegen dem lande, dar czz hin gehôrte, (7) und wenne sich dan ein lant umbekêrte, dass ess widerstrebe was den Rômæren, so lûtet ezz ein glocken (8) vnd dâ mite lûteten die andern auch. (9) Etliche sprechent, dass der Rômære got Panteon sine rucke kêrte dem bilde des landes. (10) Wan dan die Rômær dass sähen, sô besamten sie sich mit hers kraft und wider twungen sie dan her wider. (11) Alsô mohte sich dan kein lant verbergen vor den Rômæren von der bilde wegen, diu dâ wâren. (H.F. Massmann, Kaiserchronik, III, 1854, p. 427-429)

  

3. L’analyse de la notice

Analysons la description de ces statues. Le récit est situé à l’époque d’Octavien (= Auguste).

Crea Magi Deno Loca Le créateur du complexe est Virgile, travaillant à la demande des Romains. C’est un expert en magie noire. Aucun nom particulier ne caractérise le complexe, qui n’est d’ailleurs pas localisé avec précision. On indique simplement qu’il est sur une haute tour, une indication très utile – nous l’avons vu – pour identifier l’origine du récit.

Stat Disp Il y a autant de statues que de pays soumis et chacune regarde la terre dont elle est chargée. On a l’impression qu’elles se ressemblent toutes et que chacune a reçu « un coin à surveiller ». Elles sont disposées en cercle autour d’une statue centrale qui porte en main une pomme d’or et qui est le dieu romain Panthéon. Cette dernière précision est originale et constitue même, à notre connaisance, un hapax.

Iden Cloc Le rédacteur ne mentionne aucun moyen d’identification, même pas une inscription. D’autre part, il attribue à chaque statue une clochette, sans toutefois préciser si elle est portée autour du cou ou tenue en main.

Mouv La gestuelle est intéressante. En cas de rébellion du pays qu’elle surveille, la statue ne se détourne pas. Elle agite sa clochette, geste suivi par toutes les autre statues. C’est un peu comme le tocsin ou les cloches d’église donnant l’alarme. Le dieu romain Panthéon tourne alors le dos à la statue du pays rebelle.

Surv Trans Exp Il n’est pas fait mention d’une quelconque surveillance du complexe. Aucun détail non plus n’est donné sur une éventuelle transmission de l’information aux autorités. Il est dit simplement que quand les Romains « voyaient cela », ils « ramenaient le pays à la soumission ». L’expression « voir cela » semble ne renvoyer qu’au mouvement de la statue centrale ; on aurait attendu un verbe du type « entendre », qui aurait fait référence au bruit de toutes les clochettes. Aucune précision n’est donnée non plus sur la nature de cette force d’intervention.

Comme dans les récits qui font partie intégrante à la tradition des Sept Sages de Rome (p. ex. L’Ystoire des Sept Sages étudiée plus haut), la description proprement dite est précédée d’une sorte d’introduction contenant quelques précisions : sur l’époque, sur le nom de l’empereur régnant, sur sa puissance et surtout sur sa soif de richesses. Comme on l’a déjà dit, ces précisions ne sont importantes que pour le récit de la destruction : l’arme magique qui protège Rome ne pourra être jetée à bas que parce que l’homme qui dirige Rome est un être cupide et avide.

Cette description se termine par une autre précision, courante elle aussi, rappelant que ce complexe aux statues magiques assurait la puissance de Rome : aucun peuple ne pouvait se soustraire à un État qui décelait à l’avance toute tentative de sécession. Ce détail aussi est exigé par le récit de la destruction qui va suivre et qui contient en définitive une leçon morale, finalité du récit : la cupidité de l’empereur a entraîné la ruine de l’état.

La nouveauté peut-être la plus frappante est de voir la statue centrale considérée comme le « dieu romain Panthéon », souvenir plus que probable des récits localisant le complexe des statues au Panthéon.

 

4. La suite de la notice

Dans les Gesta Romanorum, la description du complexe n’est que le début d’une notice, qui – on l’a précisé plus haut – fait la part belle au récit de la destruction de la tour. Nous dirons simplement que ce dernier est bâti sur le schéma déjà rencontré. En utilisant la ruse, le commando secret, envoyé par les ennemis, réussira à abattre la tour et le complexe aux statues qu’il porte. Il devra pour cela gagner la confiance des autorités romaines en jouant sur leur soif de l’or.

 

5. Comparaison de la notice des Gesta allemands avec celle des Gesta latins

Pour illustrer les différences qui peuvent exister entre les Gesta Romanorum selon qu’on utilise le texte latin ou la version allemande, nous avons cru intéressant de comparer, en traduction française, les deux présentations du complexe aux statues. L’une est tirée des Gesta latins, l’autre des Gesta allemands. Il saute aux yeux qu’elles n’ont pas puisé aux même sources.

Précisons toutefois que notre tableau ne retient que la description du complexe ; le récit de sa destruction ne figure pas dans les Gesta latins. 

 

Gesta Romanorum (latins)

Gesta Romanorum (allemands)

Alexander, le philosophe, rapporte dans son traité de naturis rerum que…

À cette époque [Octavien], il y avait un maître à Rome qui s’appelait Virgile et était expert en magie noire. Les citoyens romains lui demandèrent de faire quelque chose qui leur permettrait d’avoir connaissance de leur ennemi et de s’en protéger.

Virgile construisit dans la ville de Rome un palais célèbre, au milieu duquel se trouvait une statue qui était appelée la déesse Rome. Elle tenait en effet une pomme d’or dans sa main.

Alors il construisit une haute tour et, au sommet de cette tour, en cercle autant de statues qu’il y avait de pays soumis à Rome. Et au milieu de la tour, il plaça une statue qui avait une pomme d’or dans la main.

En cercle, dans le palais, il y avait les statues de toutes les régions soumises à l’empire romain. Chaque statue avait dans sa main une cloche en bois. Lorsqu’une région tentait de créer des ennuis aux Romains, aussitôt sa statue sonnait de sa clochette ;

Chaque statue tournait le visage vers la terre qui lui était attribuée. Si alors un pays se détournait pour s’opposer aux Romains, alors sa cloche sonnait et avec elle toutes les autres.

un soldat sortait sur un cheval de bronze au sommet du dit palais, agitait sa lance et regardait dans la direction de la dite région.

Et en conformité à cela, le dieu romain Panthéon tournait le dos à la statue du pays.

Et immédiatement les Romains, voyant cela, s’armaient et portaient combattre la dite région

Quand les Romains voyaient cela, ils rassemblaient leurs forces et ramenaient le pays à la soumission.

 

Ainsi aucun pays ne pouvait se cacher des Romains à cause des statues qui se trouvaient là

 

La notice latine utilise Alexander Neckam, tandis que la version allemande recourt à la tradition des Sept Sages de Rome.

Nous en resterons là sans rassembler et discuter les reprises de ce texte que l’acribie de H.F. Massmann (Kaiserchronik, III, 1854, p. 428, n. 1) a repérées dans la littérature allemande. Nous n’explorerons pas non plus les autres littératures occidentales à la recherche des descriptions du complexe aux statues qui doivent y figurer dans les nombreuses traductions tardives du Roman des Sept Sages de Rome, issues de l’Historia Septem Sapientum, la version H dont il a été question plus haut. Pareille enquête nous entraînerait beaucoup trop loin.

Nous ne voudrions cependant pas passer sous silence une œuvre comme les Faictz merveilleux de Virgille. Quelle vision ce petit roman, entièrement consacré aux « merveilles virgiliennes », donne-t-il du complexe aux statues magiques ?

 

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