FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
À la différence de la Kaiserchronik, la Weltchronik de Jans Enikel est une chronique universelle. Son auteur vécut à Vienne au XIIIe siècle (entre 1230 et 1290), et son œuvre, longue de quelque 28.000 (30.000 ?) vers en moyen haut allemand et en couplets rimés, couvre toute l’histoire depuis la création du monde jusqu’à la mort de l’empereur Frédéric II (1194-1250). Elle nous est parvenue dans 39 manuscrits et fut probablement écrite dans le dernier quart du XIIIe siècle, bien après la Kaiserchronik, datée généralement de 1140-1150.
* Pour une vue
d’ensemble sur l’auteur et son œuvre, on verra K.-E. Geit, Enikel, Jans,
dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, Berlin,
t. 2, 1980, col. 565-570.
* La
Weltchronik se trouve aux pages 1 à 596 de la seule édition critique
existante, celle de Philipp Strauch, Jansen Enikels Werke, Hanovre, 1900,
c-819 p. (Monumenta Germaniae
historica. Scriptores 8, Deutsche Chroniken, tome 3), réimprimée chez
Weidmann en 1972.
* Des
versions numériques sont accessibles sous diverses formes. On trouvera une
version complète sur le site même des MGH ; des versions allégées
(c’est-à-dire sans apparat critique et sans notes), dans la Bibliotheca
Augustana de Ulrich Harsch (section
allemande) et sur le site de Graeme Dunphy qui contient
aussi une bibliographie choisie.
* À notre
connaissance, l’ensemble de la Weltchronik n’a bénéficié d’aucune
traduction, pas même en allemand moderne.
1. La
présentation commentée de la notice : la comparaison avec la
Kaiserchronik
Si la Kaiserchronik commençait son récit par l’histoire romaine, la Weltchronik, chronique universelle, ne l’aborde qu’à partir du vers 20021. Mais dès le début, il est clair que Jans Enikel s’est inspiré de la Kaiserchronik, écrite quelque 150 ans auparavant. Il le fait toutefois très librement, délayant avec beaucoup d’imagination une matière qu’il amplifie sans craindre les exagérations et les répétitions. Mais son plan, pour la section qui nous intéresse en tout cas, est très proche de celui de son modèle.
a.
l’introduction
Le rédacteur de la Kaiserchronik commençait l’histoire romaine par une très brève allusion de 4 vers (Kaiser., 51-54) à Romulus et Rémus. Il en faudra 145 à Jans Enikel pour raconter l’histoire des deux frères (Welt., 20031-20175). Dans la foulée l’auteur viennois évoquera même – un peu dans le désordre, il faut l’avouer – des rois dont son prédécesseur ne faisait pas du tout état, comme Tiberys (Welt., 20177-20194), Numa, Pompeius et Tarquinius (Welt., 20195-20199) sur lesquels il s’étendra quelque peu.
b. les
questions religieuses
Mais une transition de trois vers le ramène vite au plan de son prédécesseur, à savoir les questions religieuses :
Jans Enikel, Weltchronik,
20231-20133 |
Traduction
française |
Nû wil ich iuch
bescheiden : |
Maintenant je veux vous dire
ceci : |
die
Rœmer wâren heiden, |
Les Romains étaient
païens, |
wan si
wârn niht kristen. |
Quand ils n’étaient pas encore
chrétiens. |
Sur le modèle du rédacteur de la Kaiserchronik, Jans Enikel détaille alors les sept jours de la semaine en présentant, du dimanche au samedi, les dieux et les fêtes qui pouvaient leur être liés (Welt., 20234-20410) : cela lui prend 176 vers, là où son prédécesseur en utilisait 110. L’écart ici n’est pas considérable.
c.
Phocas
Jans Enikel se dégage alors de son modèle en bouleversant la chronologie. En effet il a fini de parler du samedi et du dieu Saturne, lorsque sans transition il transporte son lecteur au VIIe siècle après Jésus-Christ, avec l’empereur Phocas :
Jans Enikel, Weltchronik,
20411-20412 |
Traduction
française |
Dar nâch ein
künic ze Rôm was, |
Après il y eut à
Rome un roi, |
der was geheizen
Focas. |
Qui était appelé
Phocas. |
wan si
wârn niht kristen. |
Quand ils n’étaient pas encore
chrétiens. |
La présence de cette notice s’explique vraisemblablement par le fait que Phocas est l’empereur qui fit cadeau du Panthéon au pape Boniface IV. En tout cas les événements rapportés, qui voient défiler Phocas, Rompheâ et Héraclius, n’ont rien à voir avec notre sujet. Ils occuperont plus de 500 vers (Welt., 20411-20942).
d. une
notice en prose
Au terme du long récit sur Phocas, le lecteur ne voit pas intervenir immédiatement les statues. Apparaissent quelques lignes en prose un peu surprenantes d’ailleurs. Selon l’éditeur moderne (Ph. Strauch, note ad locum), Jans Enikel pourrait les avoir reprises à Honorius, une de ses sources, et les aurait retranscrites telles quelles, sans se préoccuper de les intégrer soigneusement. Nous ne résistons pas au plaisir de les citer, non qu’elles intéressent directement notre sujet, mais parce qu’elles sont très révélatrices du faible niveau de connaissance historique de certains auteurs médiévaux. Tout lecteur moderne un peu introduit dans l’histoire de l’antiquité en savourera certainement la valeur :
Ze den selben zîten wârn ze Rôm zwelf râtman. Dannoch hêten di Rœmær ir rîche stæte. Dar nâch siben künigen hêten si aber râtliute, die wil ich iu nennen : Plato, Pompeius, Seneca, Sibilla, Aristotiles, Pitagoras, Demetricus, Ypocras Medicus, Esdras und ander mêr râtliut die dâ wârn.
En ce temps-là il y avait à Rome douze conseillers. Les Romains avaient encore leur état riche. Après sept rois, ils eurent des conseillers dont je veux vous donner les noms : Platon, Pompeius, Sénèque, Sibylle, Aristote, Pythagore, Démetrius, le médecin Hippocrate, Esdras et d’autres encore, qui étaient là comme conseillers.
e. la
description du complexe aux statues
Puis le texte en vers reprend par l’annonce (vers 20943-44) que « les Romains avaient trouvé un moyen de conserver leur pouvoir ». Ce sera le complexe aux statues.
Il n’apparaît toutefois pas immédiatement car, avant d’entrer dans le vif du sujet, Jans Enikel évoque en quelques mots le gouvernement de la Rome de cette époque : « 72 hommes de valeur » (zwên und sibenzic werde man, vers 20945) qui « étaient conseillers à Rome » (die ze Rôm râtgeben wâren, vers 20946). Le texte en prose mentionnait 12 conseillers qui auraient dirigé Rome après les sept rois. Jans Enikel multiplie ici par six le nombre des conseillers. Peu importe.
Quelques vers manquent ensuite dans la tradition manuscrite mais il est
clair que c’est à ces conseillers que Jans Enikel attribue la création d’un
riche palais avec des statues de bronze qu’ils avaient fait fondre – si l’on
comprend bien un texte difficile – « à l’image de chacun des seigneurs qui
appartenaient à Rome » (nâch ieglîchem herren giezen /, die
zuo Rôm gehôrten, vers 20957-8). Sans trop dire comment les fondeurs avaient
pu prendre les mesures de leurs modèles (« les seigneurs »), l’auteur
s’étend sur le réalisme des statues qui les
représentent :
Jans Enikel, Weltchronik,
20961-20967 |
Traduction
française |
was er dann kurz
oder lanc gestalt, |
S’il était de
petite ou de grande taille, |
dâ wart daz bilde manicvalt |
la statue était
différemment fondue |
reht nâch im
gegozzen, |
juste sur son
modèle, |
nâch
sîner leng geflozzen. |
fondue selon ses
mesures. |
was er kurz oder grôz, |
S’il était petit
ou grand, |
daz bild er aber nâch im gôz, |
la statue était
fondue d’après lui, |
und sazten in in daz palast wît. |
Et ils les
placèrent dans le large palais. |
On est revenu à Rome, sans marqueur chronologique précis, mais en terrain connu, car dans les vers qui suivent immédiatement, le chroniqueur continue à présenter le système :
Jans Enikel, Weltchronik,
20968-20973 |
Traduction
française |
in der selben zît |
En même
temps |
hiengen ob den bilden
schellen. |
ils suspendaient des clochettes
aux statues. |
swelich man dâ hôrte hellen |
À peine les entendait-on
sonner, |
sô west man an der selben zît, |
qu’on savait
immédiatement |
daz sich der herr in einen strît |
que le seigneur s’était
mis |
hêt gegen Rôm
gesetzet. |
en opposition à
Rome. |
Nous savons depuis longtemps qu’en pareil cas, on envoie une expédition
militaire pour rétablir l’ordre. C’est bien ce qui se passe ici aussi, mais avec
une finale surprenante :
Jans Enikel, Weltchronik,
20974-20978 |
Traduction
française |
der selb wart
geletzet |
Le seigneur était
éliminé |
an guot und an êren, |
en droit et en
justice, |
oder er muost zuo in kêren |
ou il devait revenir [à
Rome] |
und muost in gîsel setzen schôn. |
et servir à juste titre
d’otage. |
daz was des herren
lôn. |
C’était ce que méritait le
seigneur. |
Le système des otages était bien connu et utilisé à Rome, mais jamais
encore une notice traitant des statues – et certainement pas la
Kaiserchronik, modèle de Jans Enikel – ne l’avait mis en rapport avec les
statues aux clochettes. Le rédacteur de la Weltchronik persiste et signe,
si l’on peut dire, car il répète l’information en d’autres termes dans les vers
suivants (20979-20990) en insistant sur la maîtrise (la magie ?) et le
grand art (von meisterschaft / gemacht mit guoter kraft, vers 20989-90)
de l’ensemble du système, et en terminant avec l’exemple d’un otage célèbre,
Antiochus (vers 20990). Jans Enikel n’a pas peur d’adapter : il délaie,
innove, imagine, invente.
f. le motif
de l’intervention militaire appliqué trois fois -
César
Le chroniqueur vient donc de rattacher les statues magiques aux
clochettes au système romain des otages. Mais la suite immédiate du texte (vers
20991-21026) réintroduit le motif, plus courant dans la tradition, de
l’intervention militaire musclée. Il sera d’ailleurs utilisé plusieurs fois.
Reprenons le résumé.
La sonnerie signale cette fois des problèmes avec la Sicile. On envoie
Lépide qui, après avoir mis le pays « à feu et à sang » (mit roub
und mit brant, vers 21010), rentre à Rome. Mais le calme ne dure pas
longtemps. Les clochettes sonnent une nouvelle fois l’alarme, car « sur le
Rhin les Germains s’étaient également rebellés » (die Diutschen bî dem
Rîn / sazten sich gelîch wider, vers 21016-17). On envoie Crassus
(Grassus,vers 21041, 21061) qui est tué.
Jans Enikel, qui s’était éloigné de la Kaiserchronik, va y
revenir : Jules César va être envoyé à sa
place.
Jans Enikel, Weltchronik,
21069-21074 |
Traduction
française |
do erwelten si ze
houbtman |
Alors ils choisirent comme
commandant |
Julium und santen in dan |
Julius et
l’envoyèrent |
mit einem grôzen
her |
avec une grosse
armée |
zuo dem Rîn von dem
mer. |
de la mer au
Rhin. |
daz wart diu dritt hervart, |
C’était la troisième
expédition |
diu ûf di Diutschen gefüert wart. |
menée contre les
Germains. |
Nous passerons sur le récit (vers 21075-21175) de l’expédition de César
en Germanie, qui rapporte notamment (vers 21147-21151) que César a profité de
son passage pour repousser les « Cyclopes »
(die
einougen) et les
« Pieds-Plats » (die breitfüezen) « dans la lointaine Perse »
(in daz verr
Indiâ). On est en
pleine fantaisie. Le texte énumère aussi toute une série de villes que César est
censé avoir fondées en Germanie, la dernière citée étant
Trèves (ein stat diu hiez
Trier, vers 21174). Jans Eniken fait alors rentrer son héros à Rome et
poursuit le long récit de toutes les activités du premier
empereur.
2. La destruction du
complexe aux statues : un emprunt à la tradition des
Sept Sages de Rome
Et les statues dans tout cela ? On les croirait oubliées, mais elle
reviennent « par la bande » si l’on peut dire. À un certain moment en
effet, et sans transition, Jans Enikel entame le récit de leur destruction qui
occupera plus de deux cents vers (21311-21536). C’est là un motif totalement
étranger à la tradition des Miracula mundi et à celle des Mirabilia Romae, mais qui est bien connu. Il fait en effet partie
intégrante d’une tradition dont nous discuterons abondamment
ailleurs,
celle du Roman des
Sept Sages de Rome. Nous avons déjà raconté brièvement comment
cette tradition
envisageait la destruction des statues magiques aux clochettes. Nous n’y
reviendrons pas ici.
Ce récit n’a pas d’ancrage chronologique fixe et les textes médiévaux le
lient aussi à Octavien-Auguste. Pour sa part Jans Enikel l’introduit dans la
section consacrée à César, sans transition, avons-nous dit, et sans d’ailleurs
qu’apparaisse le nom de César dans l'histoire elle-même.
Jans Enikel parlera ensuite d’Auguste, de la naissance du Christ, de
Tibère, mais cela ne nous concerne plus directement. Nous le quitterons pour voir
comment la troisième des chroniques allemandes retenues, la
Sächsische
Weltchronik,
également du XIIIe siècle, présente le motif des statues magiques aux
clochettes.
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
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