FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (II)


Deux textes en guise d’introduction

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 

 

1. Une Chronique des Evesques de Liege d'un auteur anonyme, conservée dans un manuscrit du XVe siècle

            Notre sélection commencera par un extrait d’un manuscrit du XVe siècle conservé à la Bibliothèque de Berne (n° 491) et écrit en moyen français. Il y est question de Liège. Dans sa préface en effet l’auteur anonyme annonce :  Je vous pretens reciter en bref la vraie histoire & Chronique de Liege.

            Le catalographe J.R. Sinner (Catalogus codicum mss. bibliothecae Bernensis, annotationibus criticis illustratus, t. II, Berne, 1770, p. 148-153), auteur d’un résumé du manuscrit accompagné de citations, précise en latin que « le travail se termine en 1455 et que l’auteur, comme c’est généralement le cas des historiens du Moyen Âge, commence son récit à la Chute de Troie et raconte beaucoup de légendes ». Le manuscrit livrait donc une chronique universelle axée sur Liège, ce qui fait évidemment songer à l’oeuvre  de Jean d’Outremeuse.

            Toujours en latin, J.R. Skinner signale que l’auteur de la chronique situait la naissance du Christ à l’époque du Lothaire VI, roi des Tongres (Lotringi sexti Regis Tungrorum), et qu’il plaçait sub haec tempora « une histoire légendaire et puérile concernant la magie de Virgile ». Vient alors le passage qui nous intéresse :

 

A ce temps meme meit [= mit] Vergile Rome en grand danger, car il esteignit tout le feu a Rome, & tous ceulx qui voulerent en avoir il lui falloit y venir querir au cul de la fille Julius Cesar, pourtant quelle [= parce qu’elle] avoit pendu Vergille en sa corbeille aux Murs du chasteau de son Pere, pour lui faire honte villainie, dont Julius en fut tué en ung Temple des Payens a Rome par les parens & amis dudit Vergile. Ce fut sur l'an après la création de nostre premier Pere Adam 5157.

 

            Le texte évoque donc les deux épisodes centraux (corbeille et vengeance), en en modifiant la séquence et avec une concision extrême, preuve de la popularité de l’histoire. L’essentiel du récit reprend les motifs classés : l’héroïne a voulu se moquer de Virgile en le faisant entrer dans une corbeille qui reste suspendue sur un mur ; elle a payé très cher son geste : tout Rome est venu chercher dans son intimité de quoi rallumer les feux de la ville éteints par Virgile.

            Sur ces motifs classés sont greffés des variantes ou motifs libres : l’histoire se passe sous Jules César, et c’est la fille de celui-ci qui en est la protagoniste. Cet ancrage chronologique, qui n’est pas rare, est celui de Jean d’Outremeuse. Un autre motif libre, plus intéressant vu sa rareté d’apparition, concerne le meurtre de César : l’empereur aurait été assassiné, en ung Temple des Payens, par les parents et les amis de Virgile ; sa mort serait donc une conséquence secondaire de l’épisode du panier. Cette version aussi apparaît chez Jean d’Outremeuse (Myreur, p. 243, et, plus nettement, Geste de Liège, v. 1568-1574).

            Il n’y aurait évidemment rien d’étonnant qu’une chronique liégeoise du milieu du XVe siècle ait été influencée par celle de Jean d’Outremeuse, écrite dans la même région près d'un siècle plus tôt. Sans vouloir tirer ici de conclusion particulière, le fait est que le lien entre l’humiliation de Virgile et le meurtre de César n’est présent, à notre connaissance, qu’ici et chez Jean d’Outremeuse.

            Ce texte, très schématique, livre toutefois l’essentiel. Un de ses intérêts est d’avoir la même origine liégeoise que les œuvres de Jean d’Outremeuse et de renvoyer, au moins en filigrane, à cet auteur.

 

2. Un texte anonyme attribué aux Gesta Romanorum et conservé dans un manuscrit du XIIIe siècle

            Le texte suivant est un récit du XIIIe siècle, conservé dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris (MS lat. 6186, fol. 149 V) et signalé par A. Melot (Catalogus codicum manuscriptorum Bibliothecae Regiae. 4. Codices manuscriptos latinos, Paris, Imprimerie royale, 1744, p. 212). Ce catalographe, qui y recense vingt textes, donne au dix-huitième d’entre eux le titre Narratio, quomodo Virgilius fecit exire ignem de vulva filiae Neronis. Les premiers mots de ce récit (legitur in gestibus Romanorum) semblent l’attribuer aux Gesta Romanorum.

    On range habituellement sous le nom de Gesta Romanorum une collection de récits en latin, qui s'est constituée à la fin du XIIIe siècle ou dans la première moitié du XIVe, sans qu’on connaisse avec certitude le nom de son compilateur (on a parlé notamment d’Hélinand et de Pierre Bercheure) et son lieu d’origine (on a évoqué l’Angleterre, l’Allemagne, la France). En tout cas, elle semble avoir été conçue initialement comme un recueil de cas pouvant servir à la prédication (exempla) : « chaque récit y est accompagné d’une interprétation allégorique ou symbolique » (J. Berlioz, Virgile dans la littérature des « exempla », 1985, p. 95, pour qui le recueil fut « composé très probablement par un franciscain anglais peu avant 1342 »).

    L’expression Gesta Romanorum qui désigne cette collection n’est que partiellement adéquate. En effet, à côté de récits liés au monde gréco-romain, elle en comporte un certain nombre d’autres d’origine différente (européenne et asiatique). C’est en tout cas un ouvrage très populaire, qui a connu des traductions en plusieurs langues (français, allemand, anglais) et qui a beaucoup inspiré les littératures modernes.

    La seule édition critique existante est celle de Hermann Oesterley (Berlin, 1872, 755 p. ; anastatique, Hildesheim, 1963) : elle rassemble 280 récits qu’il a édités avec leurs moralisations en tentant de mettre de l’ordre dans une tradition très compliquée, voire labyrinthique. Brigitte Weiske s’est penchée récemment (1992, 2 vol., Tübingen) sur la question, et a proposé l’édition critique et l’analyse approfondie de quelques morceaux seulement.

    Une version française des Gesta Romanorum est apparue au début du XVIe siècle. Son édition par G. Brunet, « Le Violier des histoires romaines » : ancienne traduction française des « Gesta Romanorum », Paris, 1858, 439 p., est aujourd'hui remplacée par celle de G. Hope, Le Violier des Histoires Rommaines, Genève, Droz, 2002, 677 p. (Textes littéraires français). Il en existe aussi des traductions, notamment allemandes (cfr A. Keller, Gesta Romanorum. Das ist der Römer Tat, Quedlinburg et Leipzig, 1841, 174 p.) et anglaises (cfr S.J.H. Herrtage, The Early  English Versions of the Gesta Romanorum, Londres, 1879, 563 p.). Elles ne reprennent pas nécessairement tous les textes présents dans la collection latine originale.

            Le récit qui nous intéresse n’apparaît toutefois ni dans les éditions modernes des Gesta Romanorum, ni dans Le Violier des histories romaines. Voici le texte latin que fournit The Virgilian Tradition (2008, p. 876-877) :

 

     Legitur in gestibus Romanorum quod mirabilis prerogative specialis Virgilius, magice facultatis scientia circumspectus, Neronis tunc imperatoris Romane urbis familiaris extitit ; cujus filiam elegantis forme titulo resplendentem, sicut assolet, carnali concupiscentie stimulo precordialiter adamavit, qui, sine precibus inducens, ab ipsa diligentis instantie articulis impetravit ut prefata Neronis filia ei locum atque tempus prefigeret oportunum, in quo prefatus magister virginis prescripte amplo desiderio fungeretur. Cumque ferventi desiderio concitatus, tempore noctis ad ipsius virginis habitaculum accessisset, accidit quod ipsa virgo, muliebris astutie imbuta maliciis, nobilem magistrum suis vestimentis omnibus denudatum admitteret in cophino, ipsum in medio turris altissime usque ad effusionem solis detinuit in suspenso ; ita arte positus desistebat quod ascendere vel descendere sine mortis periculo non valeret.

     Cujus facti per civitatem Romanam publica fama volans, fuit usque ad imperatoris noticiam ventilata. Qui, ad iracundiam facto tam detestabili provocatus intra se, quod facti malicia mortis sententia[m] merebatur, secundum approbatas consuetudines temporis et imperii, legaliter circumspexit. Qui licet in multis et experimentissimis esset culpis suis exigentibus affligendus, ab ipso imperatore gratiam optinuit specialem, ut quo mortis genere mallet mori sibi eidem contulit eligendum. Qui, minus grave mortis periculum sibi eligendo assumens, in balneo tepentis aque sibi minui postulans [lire postulavit]. Quod [lire cum] secundum sue electionis sententiam in balneo constitutus [esset], magicis artibus suffragantibus, apud civitatem Neapolitanam est translatus.

    Vbi, ab angustia Neronis imperatoris libere conservatus, infra [lire intra] civitatem Romanam duxit ignem taliter extinguendum, quod nisi in inferioribus virginis Neroniane reperiretur. Nullatenus valeret ignis remedium in civitate Romana aliter obtineri. Qui, videns summam maliciam super hoc i[m]minere, verecundiam filialem duxit generaliter promulgandam ut ex communis necessitatis redimeretur incursu, et, vocatis populis universis, eisdem generaliter intimabat ut quilibet ad filiam imperatoris accederet, ignem in ejus inferioribus optenturas [lire obtenturus]. Qui per fallacia hominis incantantis ignem in illis partibus invenerunt.

 

Traduction française :

 

     On lit dans les Gesta Romanorum  que Virgile, admiré pour son talent particulier, reconnu de tous pour sa science de la magie, était un familier de Néron, alors empereur de la ville de Rome ; il s’éprit de la fille de ce dernier, qui brillait par l’élégance de sa beauté, et il l’aima ardemment, comme c’est habituel sous l’aiguillon de la concupiscence charnelle. La persuadant, sans devoir user de beaucoup de prières, avec les techniques insistantes d’un amoureux, il obtint que la fille de Néron lui fixe un lieu et un moment adéquats, de manière que le maître puisse satisfaire son puissant désir. Et comme, excité par sa passion ardente, il était arrivé la nuit près de la demeure de la jeune fille, il se fit que cette dernière, pleine des artifices propres à l’astuce féminine, fit entrer le noble maître, entièrement nu, dans une corbeille, qu’elle laissa suspendue à mi-hauteur d’une tour très élevée, et cela jusqu’au lever du soleil. Placé dans cette position par l’habileté de la dame, il resta là sans pouvoir réagir, n’étant à même ni de monter ni de descendre sans risquer la mort.

     Parcourant la ville de Rome, le bruit de l’événement parvint à l’empereur. Celui-ci, qu’un acte aussi détestable poussait à la colère, étudia juridiquement l’affaire et conclut que, selon les coutumes de l’époque et de l’empire, la malice de l’acte posé méritait la peine de mort. Mais, alors qu’il aurait dû être frappé, comme l’exigeaient ses crimes, par des châtiments nombreux et bien éprouvés, Virgile obtint de l’empereur lui-même une grâce spéciale : il pourrait choisir de s’infliger lui-même le type de mort qu’il préférait. Se décidant pour la mort la moins pénible, il demanda de mourir dans un bain d’eau tiède. Et lorsque, en application de la sentence, il se trouva placé dans le bain, sa magie le transporta dans la ville de Naples.

     Dès qu’il fut sauvé et libéré de l’hostilité de Néron, il fit éteindre le feu dans toute la ville de Rome de telle manière qu’on ne le retrouverait que dans les parties intimes de la fille de Néron (in inferioribus virginis Neroniae) : il n’y avait aucun autre moyen de ramener du feu dans la ville de Rome. Néron, voyant que cela risquait de provoquer la pire des calamités, rendit publique cette obligation, à la grande honte de sa fille : il fallait que soit rachetée la menace qui pesait sur une nécessité vitale. Ayant convoqué l’ensemble du peuple, il fit savoir que tout qui s’approcherait de la fille de l’empereur pourrait retirer du feu dans ses parties intimes. Et c’est dans cet endroit, grâce aux tours fallacieux d’un enchanteur, qu’ils trouvèrent du feu.

 

            Mêlant motifs classés, motifs facultatifs et motifs libres, le récit est plus détaillé que celui de l’anonyme de la Chronique des Evesques de Liege. L’histoire se passe sous Néron, et l’héroine en est la fille de l’empereur (motifs libres). Sous l’aiguillon du désir, Virgile veut la séduire, mais cette dernière, « pleine des artifices propres à l’astuce féminine », entend bien se jouer de lui. Elle veut piéger le noble maître, lequel se laisse mener par le bout du nez. La corbeille où il entre de nuit, tout nu, restera suspendue à mi-hauteur de la tour jusqu’au petit matin (motifs classés, avec des amplifications de détail).

            La punition du séducteur, que signale le texte, est un motif facultatif. Il est développé ici, par deux autres motifs, également facultatifs, celui du jugement et celui de la condamnation à mort.

            L’empereur est en colère, mais il ne sévit pas immédiatement ; il examine (ou fait examiner) les aspects juridiques de l’affaire. Le jugement aboutit à une condamnation à mort. Ce dernier motif est enrichi de variantes narratives libres. Comme Virgile n’est pas un personnage ordinaire, mais un familier de l’empereur, ce dernier lui accorde la faveur spéciale de choisir lui-même sa mort. Virgile décide alors – c’est du moins ce que l’entourage va croire – de se suicider dans son bain, comme le fera, soit-dit en passant, Sénèque, également sous Néron.

            On voit alors s’introduire, lié à la punition, au jugement et à la condamnation à mort, le motif du transfert à Naples. Dans la biographie médiévale de Virgile, le séjour à Naples est un motif classé, mais la manière dont le magicien passe de Rome à Naples varie selon les auteurs. En d’autres termes, les modalités du transfert ne sont pas imposées par le schéma fondamental, mais relèvent de la liberté de l’auteur. Dans la présente version, c’est de la baignoire où il devrait se donner la mort que Virgile, grâce à ses pouvoirs magiques, se transporte à Naples. Et c’est de Naples, une fois bien à l’abri, que sa lourde vengeance frappera la fille de l’empereur.

            Ces motifs facultatifs du Virgile puni, jugé et condamné se retrouveront par exemple chez Bonamente Aliprandi (début du XVe siècle), mais avec des détails particularisants différents. Tout comme se rencontrera chez Giovanni Sercambi (début du XVe siècle), mais actualisé différemment, le motif, facultatif lui aussi, du transfert vers Naples.

Texte : Du Méril, Virgile l’enchanteur, 1850, p. 429-430, n. 4 ; Spargo, Virgil, 1934, p. 372-373, n. 19 ; Fr. Della Corte [Dir.], Enciclopedia Virgiliana, Rome, t. V, 2, 1981, p. 487, n° 331 ; VT, 2008, p. 876-877, avec traduction anglaise.

            Changeons maintenant de genre, sinon d’époque, en abordant, non plus un récit isolé de tout contexte, mais une chronique universelle, genre populaire notamment en Allemagne et dans les régions limitrophes entre 1250 et 1350. Et c’est précisément à Vienne, au XIIIe siècle, que nous allons nous rendre, pour y rencontrer Jans Enikel.

 

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