FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012
Le Virgile de Jean d’Outremeuse :
le panier et la vengeance (VIII)
L’Italie avec Antonio Pucci et Giovanni Sercambi
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
9. Antonio Pucci sur Virgile (vers 1310-1388)
Après le monde germanique et la France, revoici l’Italie, avec Antonio Pucci. Ce personnage, né et mort à Florence, n’occupa pas seulement plusieurs métiers dans sa cité (fondeur de cloches ; crieur public), il fut aussi un poète très productif, auteur notamment de Cantari, un genre d’origine populaire, en stances de huit vers, abordant des sujets épiques et chevaleresques sous la forme de petits récits rapides, qu’il déclamait peut-être lui-même sur les places publiques. Ces récits se nourrissaient de sentiments pieux, étaient pleins des couleurs de l’époque, mais contenaient une touche de scepticisme populaire et subversif minant les conventions (d’après Wikipédia). Antonio Pucci propose dans son œuvre deux mentions de l’épisode qui nous occupe.
En premier lieu, dans son Contrasto delle donne (« Débat des Dames »), qui renferme beaucoup d’exemples favorables ou contraires au beau sexe. L’affaire de Virgile est évoquée en deux strophes de huit vers, l’histoire du panier occupant plus de place que celle de la vengeance :
Diss' una che Virgilio avia 'n balìa : | Une dame que Virgile aimait lui dit : |
– Vieni stasera, ed entra nella cesta | – Viens ce soir, et entre dans la corbeille |
E collerotti a la camera mia. – | Et je te hisserai dans ma chambre. – |
Ed ei v' entrò, ed ella molto presta | Il entra dans la corbeille, et elle, très vite, |
Il tirò su ; quando fu a mezza via | Le tira vers le haut ; mais quand il fut à mi-course |
Il canape attaccò, e quivi resta ; | Elle attacha la corbeille, et il resta là ; |
E la mattina quando apparve il giorno | Et le matin quand parut le jour |
Il pose in terra con suo grande scorno. | Il fut descendu à sa grande honte |
À cette première strophe, on répondait :
Risp. Virgilio avea costei tanto costretta | Virgile avait tant importuné cette femme |
Per molti modi con sua vanitade | De multiples façons, avec sa suffisance |
Ch'ella pensò di farli una beffetta | Qu’elle pensa lui jouer un tour |
A ciò che correggiesse sua retade ; | Pour corriger son arrogance. |
E fe' quel che tu dì non per vendetta | Ce que tu as dit, elle ne le fit pas par vengeance |
Ma per difender la sua castitade ; | Mais pour défendre sa chasteté ; |
Ver' è che poi, con sua grande scïenza, | Il est vrai que après, avec sa grande science, |
Fece andar sopra lei aspra sentenza. | Virgile fit tomber sur elle une dure sentence. |
Le caractère très allusif de ces vers montre que l’histoire était bien connue des lecteurs et/ou des auditeurs du poète. On n’y trouve aucun motif sortant du schéma classé, encore que la réponse contienne une amorce de discussion sur les mobiles de la dame : voulait-elle se venger des assiduités ou de l’arrogance de Virgile, ou simplement défendre sa propre vertu ? Le poète semble prendre parti pour la femme, en constatant qu’elle fut lourdement punie par le magicien.
Une seconde mention de la vengeance apparaît dans une œuvre intitulée Zibaldone (« Mélanges »), conservée dans deux manuscrits florentins. Le poète propose une liste des merveilles attribuées à Virgile, dans laquelle figure le prodige de l’extinction des feux :
Fece a una città manchare il fuocho per modo che niuna persona ne potea avere sennone andasse ad acciendere alla natura d'una donna chellavea inghannato e schernito, e non ne potea dare l'uno all' altro. Chosì si vendichassero gli altri huomini delle donne !
Il fit disparaître le feu dans une ville d’une manière telle que personne ne pouvait s’en procurer sinon en allant en prendre à la nature d’une femme qui l’avait trompé et ridiculisé ; et il n’était pas possible de s’en donner les uns aux autres. Ainsi se vengèrent les autres hommes des femmes !
Mêmes caractéristiques que dans le premier extrait : aucun véritable écart par rapport au schéma de base, et un certain sentiment de compassion pour le sexe faible.
Texte : Comparetti-Pasquali, Virgilio, t. II, 1941, p. 118 (pour le premier texte), p. 225-226 (pour le second)
10. Il novelliere de Giovanni Sercambi (début du XVe siècle)
Une assez longue nouvelle du début du XVe siècle, près d’un siècle donc après Antonio Pucci, nous intéressera davantage. Nous sommes en Toscane avec Giovanni Sercambi, né à Lucques en 1348 et mort dans cette même ville en 1424. Il écrivit une chronique de sa ville natale (de 1164 à 1424) et, à la fin de sa vie, en toscan et en prose, un recueil de 155 nouvelles, Il novelliere, où se sent l’influence du Décaméron de Boccace.
La pièce 48, intitulée De recto amore et giusta vendecta, porte comme sous-titre Di Vergilio, quando romase apiccato a messo lo muro (= quand il resta bloqué au milieu du mur), per amore di una figliuola dello 'mperadore la quale avea nome Isifile. Elle contient un récit complet de l’histoire avec ses deux épisodes, mais les libertés prises par l’auteur sont grandes.
La nouvelle situe les événements dans la Rome d’Hadrien, fait de l’héroïne féminine la fille de l’empereur, et lui donne le nom d’Isifile, l’Hypsipyle (Ὑψιπύλη) de la mythologie grecque. La référence manifeste à Dante (Inferno, XVIII, 91-93) où Jason est censé avoir trompé et abandonné, seule et enceinte, cette jeune Isifile « qui avait déjà trompé toutes ses sœurs », introduit dès le départ la notion de tromperie. Quand on voit d’autre part Hadrien daté d’avant la naissance du Christ, il est clair qu’on évolue dans le domaine de la fiction littéraire, qui ne prétend à aucun ancrage historique même superficiel (cfr éd. L. Rossi, 1954, p. 279-280, notes). Voici une traduction française du texte toscan.
(1) Avant que le Christ ne s’incarne en la Vierge Marie, régnait à Rome un empereur appelé Hadrien. Il avait une fille, déjà grande, du nom d’Isifile. Il la tenait enfermée dans une très belle tour, la nuit et parfois aussi la journée, quand elle ne sortait pas de chez elle pour se promener dans la ville, ce qui ne lui arrivait pas souvent.
(2) Il se fit qu’à cette époque le poète Virgile fut chassé de Mantoue. Poète et grand maître dans les arts magiques, il était à Rome depuis longtemps déjà lorsqu’il aperçut un jour Isifile. Elle lui plut. On était en mai, et il tomba amoureux d’elle au point de ne pas attendre longtemps avant de lui laisser entendre tout le bien qu’il lui voulait. (3) Après beaucoup d’échanges entre eux, Isifile, pour le tromper, lui fit savoir qu’elle était contente d’accéder à ses désirs, mais qu’elle ne voyait pour lui qu’un seul et unique moyen de la rejoindre. Ce moyen était un peu pénible, mais elle le croyait faisable. (4) C’était le suivant. Une fois que son père lui aurait accordé la permission de faire monter dans sa tour un panier de roses, Virgile s’y installerait ; elle tirerait à elle le panier et ils prendraient leur plaisir. Après cela Virgile repartirait par le même chemin. Telle est la réponse qu’elle lui fit parvenir.
(5) Virgile, aveuglé par l’amour qu’il avait pour elle, tout content, dit qu’il était prêt à entrer dans la corbeille, et à se faire hisser par elle. L’affaire ainsi réglée, Virgile prit place dans le panier. La perfide Isifile tira Virgile jusqu’à mi-hauteur de la tour et l’y laissa suspendu toute la nuit jusqu’au lendemain midi.
On retrouve le schéma classé, enrichi de quelques variantes particularisantes sans réelle importance narrative : (a) la scène se passe sous Hadrien ; (b) le nom de sa fille, Isifile, est un clin d’oeil littéraire qui renvoie implicitement à la notion de tromperie, mais, pour d’éventuels non-initiés, le texte explicite l’allusion en notant que la demoiselle agit pour « tromper Virgile » et en la qualifiant de « perfide » ; (c) Virgile se dissimule dans un panier de roses qu’Isifile avait eu l’autorisation de faire monter dans sa chambre. On a signalé plus haut l'origine très ancienne (orientale ?) du détail du panier de fleurs.
(6) Virgile, se voyant trompé et incapable pendant longtemps de monter et de descendre, avait voulu à plusieurs reprises, par désespoir, sortir du panier et se laisser tomber à terre ; mais se fortifiant l’esprit à l’idée de se venger en temps opportun du sale tour que lui avait joué Isifile, il s’était gardé de sortir du panier.
(7) La méchante Isifile, après avoir fait souffrir Virgile plus de 16 heures, estima le temps venu de jeter la honte sur lui. Elle envoya chercher l’empereur son père, et à son arrivée lui dit : « Père bien-aimé, vengez-moi du déshonneur qu’a voulu m’infliger ce méchant homme ! ».
(8) L’empereur dit : « Qui a eu l’audace de vouloir déshonorer la fille de l’empereur ? ». Isifile répondit : « Père bien-aimé, après que vous m’ayez donné la permission de tirer un panier de roses dans la tour, un certain Virgile de Mantoue, trompant l’homme qui amenait les roses, entra dans le panier. Je l’ai hissé, couvert comme il l’était avec les roses. (9) Mais en voyant que le panier pesait beaucoup plus que des roses, je suis allée à la fenêtre de la tour quand le panier était à mi-hauteur, et j’ai vu Virgile. Alors, j’ai bloqué la corde pour que vous puissiez le voir et le punir comme il le mérite. »
La suite du schéma est bien respectée, avec encore et toujours quelques développements : Virgile va rester suspendu longtemps (16 heures ici) et sortir de l’incident honteux, déshonoré et humilié. Le texte intégrera le motif facultatif de l’intervention de l’empereur « sur le terrain lui-même », et l’explication entre le père et la fille réutilisera le détail du chargement de roses.
(10) Allant à la fenêtre, l’empereur vit Virgile, qu’il fit immédiatement descendre et jeter en prison. Après de longues délibérations, on décida de le mettre à mort.
(11) Vint le jour où Virgile devait mourir, et on lui fit connaître la sentence. Virgile avait été conduit sur le lieu de son exécution, quand soudain, par un tour de magie, il se fit apporter par un de ses domestiques un bassin plein d’eau. Il y plongea la tête en disant : « Celui qui veut trouver Virgile, qu’il aille le chercher à Naples ». Et immédiatement il fut pris par les esprits malins et conduit à Naples.
Les motifs facultatifs du jugement, de la condamnation et du transfert magique à Naples ne sont pas nouveaux pour nous. Ils sont assortis de quelques développements : les longues délibérations ; le bassin d’eau que Virgile se fait apporter sur le lieu de son exécution ; le geste qu’il fait et les paroles qu’il prononce ; le transfert immédiat à Naples « par les esprits malins ». On se souviendra du récit de l’anonyme du XIIIe siècle, qui mentionnait une baignoire dans laquelle le magicien aurait dû se suicider, mais restait très discret sur les modalités du transfert vers Naples (« Virgile, grâce à ses pouvoirs magiques, se transporte à Naples »). Giovanni Sercambi décrit Virgile plongeant la tête dans le bassin ; il cite les paroles magiques prononcées par le Maître : « Celui qui veut trouver Virgile, qu’il aille le chercher à Naples », et leur effet : « Immédiatement il est pris par les esprits malins et conduit à Naples ».
Évasion spectaculaire donc sous Hadrien, comme l’avait été, chez Bonamente Aliprandi, celle de la prison de Rome sous Octavien. Et chez les deux auteurs italiens, émerveillement de l’empereur lorsqu’il est mis au courant.
(12) Lorsque l’empereur fut informé de l’évasion de Virgile, il s’en émerveilla.
Ce sera ensuite l’épisode de la vengeance proprement dite :
Quant à Virgile, il ne mit pas longtemps à chercher à se venger de la tromperie d’Isifile. En utilisant la magie, il fit en sorte que, d’un seul coup, on ne put plus trouver de feu à Rome : il n’était possible ni d’en amener d’aucune manière, ni d’en faire allumer.
(13) L’empereur fut vivement interpellé par le peuple. Les gens disaient : « Nous périssons, et nous sommes forcés de quitter Rome si nous ne voulons pas mourir ». L’empereur, ignorant l’origine de cette situation, ne répondit pas.
(14) Alors Virgile, qui sait tout, lui fit savoir qu’on ne trouvera plus jamais de feu à Rome, si ce n’est celui qu’on irait prendre au cul de sa fille, Isifile (dal culo di Isifile sua figliuola si prendesse). Il fit aussi savoir que si quelqu’un donnait de ce feu-là à quelqu’un d’autre, les deux verraient s’éteindre leur feu.
(15) L’empereur, réalisant la situation critique du peuple romain, mit au second plan la honte de sa fille et ordonna qu’elle se tienne sur la place publique, cul nu et relevé. Et celui qui voulait du feu s’amenait avec du coton, du chiffon, de l’étoupe, le plaçait au cul de Isifile, et aussitôt le feu y prenait.
(16) Et il se fit de cette façon que tous les Romains, hommes et femmes, virent le cul de Isifile, parce que celle-ci n’avait pas voulu que Virgile le voie. C’est ainsi que l’empereur et sa fille furent couverts de honte, comme personne ne l’avait jamais été.
Une suite donc, relativement brève et qui ne présente rien de vraiment nouveau. L’empereur, actif lors du jugement, continue d’être présent dans la résolution du problème : sollicité par le peuple, il ne sait que répondre et c’est Virgile qui lui indique la solution. Ici aussi on retrouve les deux présentations du supplice (annoncé d’abord, décrit ensuite). La honte atteint l’empereur et sa fille, mais non le magicien.
Texte : Giovanni Sercambi, Il novelliere, a cura di Luciano Rossi, Rome, 3 vol., 1974. L'exemple 48 se trouve en I, p. 279-282.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012