FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005
2ème partie : le dossier iconographique
par
Marie-Paule Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 -- B 4130 Esneux
Marie-Paule Loicq-Berger a également confié aux FEC une étude sur la survie littéraire et iconographique d'un autre personnage de l'Antiquité, Égérie, épouse et conseillère de Numa Pompilius. On la trouvera dans le fascicule 9 (2005), sous le titre : Un album royal: Égérie et Numa.
Note de l'éditeur [18 novembre 2005]
L'humanisme international du XVIIe siècle : P.P. Rubens, P. Testa, C. van Everdingen
La veine morale en France aux XVIIIe-XIXe siècles : F.A. Vincent, P. Peyron, J.-B. Regnault, F. Auvray, J.-L. Gérôme
La veine noble en Italie au XIXe siècle : F. Giani, M. di Napoli
Nil novi… : de l’ironie (Daumier) à l’admiration (Delacroix)
Après avoir cherché le souvenir d’Alcibiade
du côté de la littérature, reste à interroger l’image. Bien que le parcours ici proposé suive l’axe diachronique, on signalera au départ plusieurs courants d’inspiration qui traversent l’imagerie : une veine « noble » allant de Raphaël au néoclassicisme et à Delacroix ; une veine « morale » surtout représentée chez quelques peintres néo-classiques ;
une veine caustique qui s’exprime dans la caricature.
Le naufrage est total : aucun monument représentant la personne ou un épisode de la vie d’Alcibiade ne nous est parvenu. On en est réduit à scruter de maigres traces.
Un témoignage littéraire (Athénée, XIII, 574d-f) fait état d’une statue d’Alcibiade en marbre de Paros que l’empereur Hadrien avait fait ériger à Mélissa en Phrygie : c’est là que l’Athénien était mort, là que son monument funéraire était conservé et Hadrien y faisait procéder chaque année au sacrifice d’un bœuf.
Les « portraits » supposés d’Alcibiade sont dépourvus de toute crédibilité. Les quelques têtes, buste ou statue où l’on a cru reconnaître « Alcibiade » (?) se révèlent d’appellation douteuse ou fausse, quand même certaines de ces pièces portent une inscription prétendant identifier le personnage : inscription tardive voire forgée de toutes pièces [1]. À titre d'exemple, on notera une belle tête comme celle présentée ci-dessous :
http://www.beazley.ox.ac.uk/CGPrograms/Cast/image/C160.jpg
Beazley Archive Cast Gallery catalogue number: C160
Alors même que Michel Ange était occupé à peindre la Chapelle Sixtine, Jules II commanda à Raphaël la décoration de ses propres appartements et l’artiste commença la première de ces salles (stanze), dite « Chambre de la Signature » (1508-1511). L’appellation, attestée dès 1513, se réfère sans doute à la destination fonctionnelle de la pièce, sur laquelle on a émis divers avis ; il semble qu’elle devait servir de bibliothèque privée et de cabinet de travail au pape, à qui l’on venait présenter là les documents soumis à sa signature.
Tandis que le plafond de cette salle était confié au peintre Balzzi dit le Sodoma, Raphaël imaginait et réalisait la décoration des quatre parois murales.
D’abord, deux grandes fresques célèbrent l’alliance du monde antique et de la spiritualité chrétienne, en évoquant face à face le triomphe de la vérité révélée par la théologie (c’est la fresque traditionnellement mais improprement intitulée La dispute du Saint-Sacrement) et celui de la vérité rationnelle que communique la philosophie : ce dernier thème inspire L’École d’Athènes. Entre ces deux évocations, l’artiste a sublimé la Poésie dans sa fresque du Parnasse, laquelle fait face à la glorification de la Jurisprudence et des Vertus qui lui sont symboliquement associées.
L’École d’Athènes irradie d’un enthousiasme juvénile. Dans un édifice grandiose reproduisant un modèle d’architecture romaine tardo-impériale, le peintre humaniste de vingt-cinq ans déploie l’humanité d’élite qui a constitué l’école d’Athènes, non sans lui prêter quelquefois les traits de personnages contemporains. Par exemple, dans le registre inférieur droit de la fresque, Euclide mesurant au compas un schéma géométrique offre les traits de Bramante tandis que les deux jeunes hommes à l’extrême droite sont Raphaël lui-même, en béret noir, et son collègue Sodoma.
Raphaël - L'école d'Athènes - Vue d'ensemble
Source :
http://www.art-memoires.com/lmtr/14951/50vlraphaelathens.jpg
Les figures centrales sont celles d’un Platon majestueux et barbu (portrait de Léonard de Vinci), tenant à la main un exemplaire du Timée, et du jeune Aristote muni de l’Éthique. À la droite de Platon, Socrate converse avec un groupe de jeunes gens, parmi lesquels on a voulu, non sans hésitations, reconnaître Alcibiade : mais faut-il l’identifier au guerrier casqué et cuirassé de l’extrême gauche - lequel pourrait aussi bien être Alexandre -, flanqué sur sa gauche d’un petit homme coiffé d’un chapeau et qui doit être Xénophon ?
Alcibiade ne serait-il pas plutôt le jeune homme en robe flottante à la droite de Socrate, que d’aucuns prennent pour Eschine ? Le précieux commentaire consacré par G. Vasari à L'École d'Athènes ne fournit malheureusement aucune réponse à cette question.
Raphaël - L'école d'Athènes - Détail
Source : A. Emiliani, Raphaël. La Chambre de la Signature, Paris, 2003 (Chefs d'oeuvre de l'art italien)
La seconde hypothèse pourrait sembler la plus plausible, étant donné qu’on imagine assez mal l’absence ici du jeune Alexandre, pupille d’Aristote et, à ce titre, gloire majeure de l’école d’Athènes ; Raphaël ne préférait-il pas se souvenir, plutôt que du profil guerrier d’Alcibiade, du « bel Alcibiade » drapé dans un souple vêtement à la mode ionienne, souvenir conforme à la réputation de beauté et d’élégance qu’avait conservée l’Athénien à travers les siècles (on l’a vu chez Villon) ? Il est vrai que le rapprochement d’Alexandre et de Xénophon, chronologiquement, est moins pertinent que celui d’Alcibiade et de Xénophon, mais en l’occurrence ceci ne constitue pas une objection majeure. Faut-il voir un indice plus significatif dans le fait que le regard scrutateur du grand Delacroix, épigone de Raphaël, semble avoir identifié à Alcibiade le guerrier casqué de L’École d’Athènes (cf. infra) ? Force est de constater prudemment que la question reste ouverte.
La vision idéale d’un Alcibiade inscrit au fronton des plus nobles figures antiques va évoluer au cours des âges suivants. Son histoire offrait quelques épisodes dignes d’inspirer la réflexion morale, telles ses relations avec Socrate, déconcertant maître de sagesse, qu'évoque la fameuse scène décrite dans le Banquet de Platon, où l’Athénien vient troubler par une entrée de fêtard les hautes conversations de convives éminemment distingués. Cette scène a inspiré le crayon de P.P. Rubens, ainsi qu'en témoigne un beau dessin que conserve le Metropolitan Museum de New York :
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Rubens, Alcibiade interrompant le banquet, Esquisse, Metropolitan Museum de New York,
L'esquisse, qui doit dater du début du premier séjour de Rubens en Italie, soit c. 1601-1602, présente, de gauche à droite : Alcibiade, Agathon, Platon, Socrate et deux autres personnages. Les protagonistes sont désignés par leur nom, en des inscriptions quasiment illisibles qu'ont cependant permis de déchiffrer les rayons ultraviolets [2]. Un Alcibiade d'allure sportive, plus guerrière qu'intellectuelle, s'avance pour saluer Agathon, l'hôte qui l'accueille, mais son regard est aussitôt capté par Socrate, et c'est à celui-ci que, par la main de Platon, il tend une couronne, oubliant le maître de maison.
Les spécialistes s'accordent à reconnaître ici une réminiscence du Banquet de Platon ; fait notable car ce genre de texte ne relevait ni des lectures ni des répertoires iconographiques que pratiquaient généralement les artistes de l'époque. Rubens, à cet égard, fait donc figure d'exception, et ce dessin était sans doute un document de caractère tout à fait privé. Il semble en tout cas que ce soit la
plus ancienne création graphique qu'ait inspirée un dialogue platonicien.
Près d'un demi-siècle plus tard, la même inspiration va se retrouver chez un peintre et graveur de Lucques. Sans avoir sans doute connu l'esquisse de Rubens, Pietro Testa, « peintre maudit » qui a hésité entre baroque et classicisme, « peintre-philosophe », a proposé une vision savante de la fameuse scène du Banquet dans son Alcibiade ivre au banquet (gravure, 1648) [Titre anglais : The Drunken Alcibiades Interrupting the Symposium].
Pietro Testa, Alcibiade ivre au banquet (gravure, 1648)
Source :
http://www.philosophy.eku.edu/Williams/platoart/images/testa.jpg
Dans le décor général d’une antiquité telle qu'on pouvait la connaître à l'époque (le néo-classicisme ne redécouvrira que cent ans plus tard les sources documentaires authentiques), un Alcibiade faunesque et provocant brandit une couronne (allusion à la couronne de violettes que lui prête le Banquet) face à un groupe de vieillards qui ne paraissent guère s'émouvoir de son apparition. Au mur se lit une
inscription dont le texte est librement inspiré de Platon : Vita dapes onerant / animos sapientia nutrit (« Le vin rend la tête lourde mais la sagesse fournit l’aliment de l’esprit »).
Portraitiste et peintre d'histoire, le Hollandais César van Everdingen d'Alkmaar (1617-1678) est généralement rattaché à l'école de Haarlem, dont son originalité le distingue pourtant - il n'est pas italianisant. Le musée de Strasbourg conserve aujourd'hui un tableau de l'artiste dont le sujet se révèle piquant à plusieurs égards : Socrate, ses deux épouses et le jeune Alcibiade.
Socrate était affligé, on le sait, d'une épouse acariâtre, Xanthippe, qui mettait à rude épreuve la patience du philosophe ; Diogène Laërce (II, 36) relate des scènes conjugales où Xanthippe, après criailleries et injures, va jusqu'à des voies de fait : elle arrose son mari, le dépouille publiquement de son manteau, ce qui ne suscite que reparties flegmatiques du sage, tandis que s'indigne Alcibiade. Le biographe invoque d'autre part le témoignage d'Aristote pour prêter à Socrate une seconde épouse, Myrtô, c'est-à-dire pour lui imputer une bigamie qu'aurait justifiée l'oliganthropie d'Athènes à l'époque (II, 26). Assurément, il y avait là le canevas de scènes amusantes ; grands connaisseurs de textes, les humanistes s'en souviendront, ainsi que le montre le tableau peint par César van Everdingen vers 1650-1655.
César van Everdingen (XVIIe siècle) : Socrate, Xanthippe et Alcibiade
Strasbourg, Musée des Beaux-Arts
Les sources créatives d'un artiste du XVIIe siècle n'ont rien à voir avec l'« inspiration » telle que l'entendront les romantiques ; elles se trouvent dans l'emblématique, c'est-à-dire dans des recueils de motifs ou emblèmes. Un des auteurs parmi les plus connus de ce type de répertoire est Otto van Veen, dit Vaenius (1556-1629), l'un des maîtres de Rubens. Vaenius avait constitué des recueils de motifs destinés à illustrer l'Amour sacré, l'Amour profane ainsi que la sagesse antique incarnée par Horace. Dans ce dernier recueil (Horatii emblemata) figure une plaisante illustration de deux vers des Odes (I, 24, 19-20) : Durum, sed leuius fit patientia / Quidquid corrigere nefas, « c'est dur, mais la patience allège ce qu'il est défendu de corriger » ; on appréciera la malice du terme nefas, réservé d'ordinaire à un interdit religieux, mais qui s'applique tout simplement ici aux humeurs de Xanthippe... L'ouvrage connut en tout cas un succès durable et sans doute sa seconde édition (Anvers, 1612) était-elle aux mains de Van Everdingen, qui y avait trouvé la scène d'arrosage de Socrate par Xanthippe et la reprendra dans son propre tableau [3].
Otto van Venne, Socrate et Xanthippe (Horatii Emblemata, 1612)
Mais van Everdingen, on le voit, ne s'est nullement contenté de copier un modèle. Avec science et humour, il a singulièrement enrichi le motif. Regardons de plus près sa mise en scène à trois (non deux !) composantes : Socrate, les femmes, Alcibiade. Conforme à sa réputation de laideur « silénique », débraillé, pieds nus et croisant les jambes avec désinvolture tout en s'appuyant à gauche sur un cippe où est gravé le fameux Gnôthi seauton, Socrate est à la fois la victime et l'observateur flegmatique des initiatives féminines. De leur côté, les deux épouses, insolemment dépoitraillées, ne visent qu'à l'efficacité de leurs méthodes correctives - notons que le Hollandais a ingénieusement amalgamé les notations éparses du biographe, arrosage et bigamie ! Enfin, s'autorisant toujours du texte de Diogène Laërce (II, 36), il a retenu un témoin et introduit ici un personnage de charme : le très jeune Alcibiade, gracieux adolescent aux boucles bien coiffées, à la main fine et au riche vêtement, qui se présente accompagné d'un beau chien dont le collier porte le nom de son maître.
Voici donc un tout autre regard porté sur le futur lion : celui de la tendresse. Alcibiade, dans la fleur de sa jeunesse, n'est que grâce et fraîcheur. L'image est suffisamment insolite pour mériter d'être retenue.
***
À la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, des peintres néo-classiques, conjuguant Platon et Plutarque, vont puiser à la veine moralisatrice de l’histoire d’Alcibiade. À Paris, entre 1770 et 1800, les Salons voient fleurir les thèmes antiques ou allégoriques, que les artistes chargent d’intentions civiques ou éthiques.
Portraitiste, caricaturiste et brillant peintre d'histoire formé en France et à Rome, François André Vincent (1746-1816), rival de David, présente au Salon de 1777 un Alcibiade recevant les leçons de Socrate. Son contemporain Jean-François Pierre Peyron, excellent graveur, peintre d'histoire très apprécié par David et qui allait être nommé inspecteur général de la manufacture des Gobelins, expose au Salon de 1785 un Socrate détachant Alcibiade des charmes de la volupté [4].
Ce dernier thème plaira longtemps. Peut-être faut-il en chercher la source dans quelque oeuvre antique, tel ce beau relief néo-attique figurant au Cabinet secret du Musée archéologique de Naples
{5].
Quoi qu'il en soit, le motif sera maintes fois repris par les peintres néo-classiques. Qu'on en juge par le tableau de Jean-Baptiste Regnault aujourd’hui au Louvre : Socrate arrache Alcibiade du sein de la Volupté (1791).
Jean-Baptiste Regnault : Socrate arrache Alcibiade du sein de la Volupté (1791)
Source :
http://www.insecula.com/oeuvre/O0010004.html
Allégorie élémentaire, où se lit la force morale d’un Socrate attirant vigoureusement à sa suite, vers la gauche, un Alcibiade amolli par le libertinage. Le thème sera repris plusieurs fois par l’école française.
Ainsi la palette colorée du Cambrésien Félix Auvray offre-t-elle (1833) un Alcibiade chez les courtisanes aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Valenciennes.
Félix Auvray, Alcibiade chez les courtisanes (1833)
Source :
http://www.culture.gouv.fr/Wave/image/joconde/0039/m063804_0000278_p.jpg
La scène s’organise comme chez Regnault, avec disposition identique des personnages tournés vers la gauche, observant un Alcibiade apparemment confus que Socrate entraîne, comme de juste, vers la sortie.
Un néo-classicisme affadi allait encore inspirer, dans la même veine, ce « contempteur haineux de l’impressionnisme »
[6], metteur en scène froid et ennuyeux de reconstitutions antiques, qu’est Jean Léon Gérôme (1824-1904).
Jean Léon Gérôme (1824-1904), Socrate allant chercher Alcibiade dans la maison d'Aspasie
Source :
http://maple.cc.kcl.ac.uk/socrates/image/img/015geromealcib.jpg et
http://www.marshall.edu/philosophy/Socrates_seeking_Alcibiades_in_the_House_of_Aspasia.jpg
Le peintre connaissait sans doute ses devanciers Regnault et Auvray, mais il entend s’en démarquer : d’abord, il relève le niveau moral de la scène, en faisant quérir Alcibiade par Socrate non chez de vulgaires courtisanes, mais dans la maison distinguée d’Aspasie ; ensuite, il inverse l’orientation des personnages, polarisés par Socrate, à droite. Cet essai de renouvellement, fût-il « savant »
[7], est néanmoins dépourvu de tout élan émotionnel et d’inspiration véritable.
La rencontre des mêmes protagonistes avait pourtant suggéré au néo-classicisme, avant son essoufflement, quelques scènes autrement nerveuses. En Italie, le peintre Felice Giani, puissamment actif au tournant et dans le premier quart du XIXe siècle, admirable décorateur du palais Milzetti à Faenza
[8], avait étudié pour le Cabinet pompéien du palais Aldini à Bologne une Éducation
d’Alcibiade (1805) dont on a conservé le dessin préparatoire [9]. L’artiste reprit le sujet en 1822 lorsqu’il peignit a tempera la voûte de la « salle d’Alcibiade » au palais Rodriguez à Bologne. Le tableau central de cette composition est effectivement une Educazione di Alcibiade.
Felice Giani, Éducation d’Alcibiade (1805)
Source : Anna Ottani Cavina, Felice Giani (1758-1823) e la cultura di fine secolo, I, Milan, 1999, p. 313, fig. 440
Giani prend ici le contre-pied de la scène évoquée par les Français Regnault (1791) et Auvray (1833), à savoir l’intervention de Socrate venant arracher Alcibiade à ses mauvaises fréquentations. L’Italien illustre pour sa part l’aspect positif de l’éducation d’Alcibiade, auditeur des personnalités les plus distinguées de son temps. Nul doute quant à leur identité - les quatre noms sont inscrits - : côté gauche,
Alcibiade, nonchalamment assis, vêtu d’une robe flottante, est à l’écoute d’un Socrate marqué d’une puissante laideur ; à droite, Périclès casqué travaillant à une table tout en s’entretenant avec sa conseillère Aspasie accoudée à un meuble qui supporte un instrument de musique à cordes. Dans son ambiance typiquement néo-classique (salle, mobilier, costumes, iconographie traditionnelle des personnages), la scène est vivante et retient l’intérêt.
Un tout autre moment de la vie d’Alcibiade avait, semble-t-il, davantage échappé à l’attention des artistes : sa mort tragique, sous le glaive des Grecs, dans un bourg de Phrygie (Plutarque, Alcibiade, 39). Le Français Ch.Ph. de Larivière, élève de Girodet et de Gros, avait cependant obtenu le premier prix de Rome (1824) pour La mort d'Alcibiade, scène qu'un peintre très en cour, Michele di Napoli, allait à son tour évoquer en 1839 dans un tableau d’abord acheté par le roi de Naples et conservé aujourd’hui au musée de cette ville : La morte di Alcibiade.
Michele di Napoli, La morte di Alcibiade (1839) - Musée de Naples
Source :
http://homepage.mac.com/cparada/GML/000Free/000Survivors/image/alcibiades7220.jpg
Le Napolitain maîtrise, on le voit, les « anatomies » chères aux néo-classiques qui avaient vu, dans la statuaire et les reliefs antiques, nombre de guerriers, gladiateurs, etc., semi-agenouillés sur une jambe ployée, tandis que l’autre jambe et les bras se déploient dans une tension héroïque. La géométrie du tableau est conventionnelle, mais le dépouillement de la scène lui confère une sobre puissance.
***
Sous le titre Histoire ancienne, Honoré Daumier a publié dans le Charivari (décembre 1841 à février 1843) une cinquantaine de pièces d’inspiration très largement grecque ; cette série avait été présentée sur un mode caustique qui visait manifestement l’imagerie idéalisée de la production néo-classique et « M. Ingres, digne interprète de cette face vieillotte de la beauté. Pour l’autre, il fallait un talent (…) qui renouât avec la chaîne de l’art vivant rompue à Phidias. Grâce à Daumier, cette lacune est enfin comblée (…). Cette restauration de l’art grec n’a point conduit Daumier à l’Institut, mais elle lui a valu le surnom glorieux du continuateur d’Apelles » [10].
Fort de cette présentation élogieuse et narquoise, le caricaturiste pouvait se permettre bien des plaisanteries, et il ne manquait pas de cibles [11]. Il proposa en 1842 La jeunesse d’Alcibiade.
Honoré Daumier, La jeunesse d’Alcibiade (1842)
Source :
http://www.kzu.ch/fach/as/gallerie/myth/daumier/im_daum/20_alkibiades.jpg
Allusion transparente à un épisode combien fameux : l’anecdote du superbe chien à la queue coupée (Plutarque, Alcibiade, 9) qu’Alcibiade exhiba pour faire jaser ses concitoyens. Le caricaturiste a crayonné un jeune efféminé provocant qui, dressé sur la pointe des pieds, poing sur la hanche et lorgnon à la main, snobe les bourgeois d’Athènes de la même façon que les lions « épataient » les Parisiens de son temps - rappelons que c'est à la même époque que le terme a été lancé, dans les cercles anglomanes (cfr supra). La gravure dans son deuxième état [12] surmonte un quatrain en vers de mirliton :
« Ce dandy rutilant auréolé de fleurs,
Si crânement galbé dans sa prestance riche
Voulant faire un beau jour la queue à ses blagueurs,
Coupa celle de son caniche. »
Les contemporains de Daumier n’avaient nul besoin d’exégèse pour apprécier la « blague »… Mais doit-on chercher ici une « clé » de lecture ? La réponse à cette question demande quelque nuance.
Depuis 1833, Daumier lithographe s'était surtout consacré à la caricature politique, excellant dans des portraits-charges, dont s'était d'abord amusé la royale victime, Louis-Philippe. Toutefois, après la répression dramatique de la journée révolutionnaire qui avait ensanglanté la rue Transnonnain, et après le vote d'une loi de censure de la presse, les caricaturistes avaient abandonné les charges politiques pour des lithographies inspirées par les moeurs. Daumier semble se conformer à la directive et il caricature abondamment le fameux Robert Macaire de Frédérick Lemaître, devenu un type, pour entamer ensuite, entre 1838 et 1848, une série de caricatures de la société bourgeoise, imagerie réaliste qui se rapproche, en quelque sorte, des études parisiennes et provinciales entamées par Balzac. Vers 1840, Daumier est très à la mode et, chargé de commandes par le Charivari, il va pimenter ses séries bourgeoises d'attaques visant les ridicules du théâtre classique et des personnages de l'Antiquité. Sa Jeunesse d'Alcibiade de 1842 est en fait une scène de théâtre, où le caricaturiste présente un protagoniste ridicule s'exhibant devant un médiocre public.
Observons les trois éléments significatifs de la scène : Alcibiade, son chien, son public.
Les milieux aisés de ces années-là s'égayaient volontiers des mimiques des physionomanes, grimaciers qui louaient leurs services pour amuser les hôtes des soirées bourgeoises ; en crayonnant son Alcibiade provocateur, minaudier et dédaigneux, Daumier pouvait avoir en mémoire un « artiste » de ce type dans l'exercice de ses talents. Quant au chien sans queue, il est de surcroît à demi rasé : ce trait fait songer à une autre mode, qui avait été notoire sous la Restauration et avait d'ailleurs retenu l'attention de Daumier ainsi que l'atteste son Tondeur de chiens sur le Pont-Neuf, signalé comme la première peinture de l'artiste. Pour ce qui est du public, ces individus aux jambes grêles et aux anatomies ridicules dans leurs costumes sommaires, il ressemble fort aux baigneurs et aux canotiers que le caricaturiste avait observés aux bords de Seine [13].
Voici donc, en seconde lecture, l'histoire d'Alcibiade jouée à des fins de satire sociale...
Exactement dans les mêmes années, un peintre de génie allait couronner d’un grand honneur la mémoire d’Alcibiade en lui réservant une place dans un haut lieu de la vie française : Eugène Delacroix, qui travaillait déjà au Palais-Bourbon, venait de se voir chargé de la décoration de la bibliothèque du Sénat au palais du Luxembourg. La création réalisée à l’intérieur de la coupole, qui imposait des conditions de travail très difficiles étant donné la disposition architecturale et l’éclairage des surfaces à peindre, l’occupa de 1841 à 1846.
Eugène Delacroix, Les Limbes (1841-1846) - Palais du Luxembourg - Vue générale
Source :
http://www.insecula.com/oeuvre/O0014148.html
Grand admirateur de Dante, l’artiste a lui-même décrit avec précision le thème retenu, à savoir « les limbes décrits par le Dante au quatrième chant de son Enfer. C’est une espèce d’Élysée, où sont réunis les grands hommes qui n’ont pas reçu la grâce du baptême. (…) La composition est disposée en quatre parties ou groupes principaux. Le premier, qui est le plus important et comme le centre du tableau (…), représente Homère (…) accompagné des poètes Ovide, Stace et Horace. Il accueille le Dante qui lui est amené par Virgile. (…) Le second groupe est celui des illustres Grecs. Alexandre, appuyé sur l’épaule d’Aristote son maître, se tourne vers le peintre Apelle (…). Aspasie enveloppée d’une draperie blanche, Platon appuyé sur un cippe et, derrière lui, Alcibiade coiffé d’un casque, et quelques figures dans l’ombre d’un bocage de lauriers et d’orangers, entourent Socrate, qui discute familièrement. (…) En avant et dans l’ombre, Xénophon (…) et Démosthène (…) » [14]. Le troisième groupe présente Orphée, Hésiode et Sappho ; le quatrième est celui des grands Romains, de Caton d’Utique à Trajan.
Eugène Delacroix, Les Limbes (1841-1846) - Palais du Luxembourg - Vue partielle (Grecs illustres)
Source :
http://83.243.20.58/Photos/00/00/05/13/ME0000051362_3.jpg
Il est hors de doute que Delacroix s’est librement inspiré des fresques peintes par Raphaël dans la Chambre de la Signature. Comme l’avait fait celui-ci, il n’a pas hésité à introduire dans ses groupes des modèles empruntés au monde contemporain (Chopin prête ses traits à Dante, Virgile serait Delacroix lui-même et Aspasie serait George Sand…) [15]. Quant au personnage d’Alcibiade, que l’on hésite à identifier dans L’École d’Athènes (cf. supra), il est bel et bien désigné ici par Delacroix lui-même (« Alcibiade coiffé d’un casque »), qui a donc retenu le souvenir du « lion » et non celui du lion.
Eugène Delacroix, Les Limbes (1841-1846) - Palais du Luxembourg - Vue très partielle (Socrate et Alcibiade casqué)
Source : agrandissement de l'image précédente
Parmi les « illustres Grecs », Alcibiade est la seule figure politico-militaire - avec Alexandre. Choix flatteur mais étrange, à la réflexion… Quel titre avait-il, ce lion qui ne fut ni un artiste, poète, peintre ou musicien, ni un penseur, ni un sage, à compter au nombre de ces « belles âmes et de ces grands esprits » illuminant le dôme de la bibliothèque du Sénat, à jouir de la paix des limbes, « le séjour tranquille où les âmes supérieures se reposent de la vie » [16] ? On peut douter que, sur ce point, « le penseur ait parlé plus haut que le peintre » [17] ; il n’en reste pas moins que l’extraordinaire fascination exercée par Alcibiade a continué de jouer à travers les siècles.
L’Alcibiade historique n’a pas suscité, force est de l’admettre, de création littéraire ou plastique de dimension majeure. Le souvenir du personnage apparaît le plus souvent réducteur, sans rien de commun avec la figure épique du grand capitaine athénien : c’est tour à tour celui d’un Alcibiade amoureux de princesses (chez Quinault et chez Campistron) ou de bergères (chez Poisson), celui d’un Alcibiade libertin, tantôt cynique à la manière de Crébillon fils, tantôt surveillé, voire éduqué et sauvé, par Socrate, tel que l’ont vu quelques peintres néo-classiques (Regnault, Giani, Auvray, Gérôme) ; c'est enfin le lion tel que l’a croqué Daumier. Par bonheur pour la mémoire de l’Athénien, il s’est néanmoins trouvé un sage - Montaigne - pour observer avec sympathie cette ondoyante nature, tandis que deux artistes de génie, à plus de trois siècles d’intervalle, n’hésitaient pas à l’introduire discrètement dans l’empyrée des grands esprits de la Grèce : Raphaël et Delacroix ont consacré sinon la notoriété, du moins l’intemporelle séduction d’Alcibiade.
[1] Documents répertoriés dans W. Helbig, Führer durch die öffentlichen Sammlungen klassischer Altertümer in Rom, 4e édition, Tübingen, 1963. On relèvera par exemple telle statue d’athlète (époque d’Hadrien, d’après modèle pouvant remonter c. 420 a. C.) arbitrairement désignée comme « Alcibiade » (= Helbig, I, n° 499), de même qu’on dénommait « Alcibiade » une tête aujourd’hui identifiée comme celle de Philippe II de Macédoine (= Helbig, I, n° 354). Pire : telle tête idéalisée de jeune homme rapportée sur un buste moderne, lequel porte le nom complet d’Alcibiade, fils de Clinias ; montage et inscription sont probablement attribuables au peintre-architecte du XVIe siècle, Pirro Langorio (= Helbig, II, n° 1458), etc. [Retour]
[2] Pour une étude détaillée de ce dessin, voir Elizabeth McGrath, The Drunken Alcibiades : Rubens' Picture of Plato's Symposium, dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 46 (1983), p. 228-235. [Retour]
[3] A.P. de Mirimonde, La genèse iconographique d'une oeuvre : Socrate, ses deux épouses et le jeune Alcibiade de C. van Everdingen, dans La revue du Louvre et des Musées de France, 1974, n° 2, p. 101-104. [Retour]
[4] Pour l'Alcibiade de Vincent, conservé au musée Fabre de Montpellier, voir P. Sanchez, Dictionnaire des artistes exposant dans les Salons des XVIIe et XVIIIe siècles à Paris et en province, t. III, Dijon, 2004, p. 1717. Pour l'Alcibiade de Peyron, dont une gravure se trouve au musée municipal de Guéret, voir ibidem, p. 1359. [Retour]
[5] Voir Le Cabinet secret du Musée archéologique national de Naples, sous la direction de Stefano De Caro, Naples, Electa, 2000 [Soprintendenza archeologica di Napoli e Caserta], p. 26-27. [Retour]
[6] G. Schurr - P. Cabanne, Dictionnaire des Petits maîtres de la peinture 1820-1920, Paris, 1996, t. I, p. 472. [Retour]
[7] Il est vrai que Socrate fréquentait Aspasie : Plutarque, Périclès, 24, 5. [Retour]
[8] Cf. M.-P. Loicq-Berger dans FEC, 9 (2005). [Retour]
[9] Cf. Anna Ottani Cavina, Felice Giani (1758-1823) e la cultura di fine secolo, Milan, Electa, t. I, p. 261, fig. 371. [Retour]
[10] L. Delteil, Honoré Daumier, III, Paris, 1926, n° 943. [Retour]
[11] Ainsi A. Thiers, qui prêta ses traits à… la nymphe Égérie : cf. M.-P. Loicq-Berger dans FEC, 9 (2005). [Retour]
[12] Reproduit dans Delteil, supra, n° 943. [Retour]
[13] On verra sur tout ceci Jean Adhémar, Honoré Daumier, Paris, 1954, p. 20-26. [Retour]
[14] Cité par B. Jobert, Delacroix, Paris, I997, p. 208. [Retour]
[15] M. Sérullaz, Les peintures murales de Delacroix, Paris, 1963, p. 108. [Retour]
[16] Termes de Théophile Gautier dans un article élogieux sur la coupole du Sénat, publié à l’occasion du Salon (La Presse, 1er avril 1846) et cité par Sérullaz, supra, p. 96. [Retour]
[17] J. Leymarie, La peinture française du XIXe siècle, Genève, 1962, p. 90. [Retour]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005