FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005


Un album royal : Égérie et Numa

par

Marie-Paule Loicq-Berger

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

avenue Nandrin, 24 - B-4130 Esneux

loicq-berger@skynet.be


Marie-Paule Loicq-Berger a également confié aux FEC une étude sur la survie littéraire et iconographique d'un autre personnage de l'Antiquité, Alcibiade. On la trouvera dans le fascicule 10  (2005), sous le titre : Survie d'un lion : Alcibiade.

Note de l'éditeur [18 novembre 2005]


Plan


 

1. Introduction

L'histoire romaine a constitué pendant des siècles une veine inépuisable pour les peintres en quête de sujets héroïques ou poétiques. Et dans ces images des origines, l'apport féminin n'est pas mince. Rome, caput mundi, doit sa croissance physique et morale à celles qui ont fécondé l'œuvre des premiers rois : c'est grâce aux Sabines, que les compagnons du Fondateur, Romulus, avaient peuplé d'un corps vigoureux la cité prédestinée. Il revenait au second roi, Numa Pompilius, de conférer à la Ville sa dimension culturelle et civilisatrice : l'inspiration du Législateur lui vint de la merveilleuse présence à ses côtés de la nymphe Égérie, figure discrète mais décisive, dont la personnalité réelle, supposée ou symbolique, avait suscité nombre de discussions déjà chez les « antiquaires » gréco-romains. [0]

Quoi qu'il en soit, Égérie allait, au fil du temps, accéder à la notoriété en perdant son statut individuel pour devenir un type. Par un processus d'antonomase qui a fait entrer dans la langue bien des noms propres d'origine savante ou littéraire, de Mentor à Mécène, d'Hercule à don Juan, le terme égérie est devenu synonyme d' « inspiratrice ». Le cas a été étudié ailleurs [1], et l'on ne reviendra pas ici sur le parcours lexicologique de ce nom.

L'iconographie du couple mythique offre, quant à elle, des images assez intéressantes pour qu'on soit tenté d'en feuilleter l'album, tout en gardant en mémoire les traits caractéristiques d'une rencontre qu'évoquent plusieurs textes grecs et latins.

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2. Sources littéraires de l'image

Tite-Live (I, 21, 3) localise le tête-à-tête du roi et de la nymphe au milieu des bois, dans une grotte obscure d'où jaillit une source intarissable. D'après Juvénal (3, 11 ss.), Numa donnait rendez-vous à sa nocturne amie dans une vallée verdoyante et arrosée. Le caractère nocturne des rencontres est mentionné également par Valère Maxime (I, 2, 1), assez laconique, tandis que la notation aquatique est retenue par Ovide (Fastes, III, 275-276), lequel conte la fin de l'idylle : la mort de Numa plonge Égérie dans un désespoir qui la fait s'enfuir dans la forêt d'Aricie ; les nymphes ses compagnes tentent vainement de la consoler, jusqu'à ce que Diane, prise de compassion, la métamorphose en fontaine (Métamorphoses, XV, 547-551). Tous les textes s'accordent à faire d'Égérie l'épouse (coniux) et la conseillère (consilium, praeceptrix) du roi. Plutarque explique par là le bonheur personnel et la réussite du législateur (Vie de Numa, 4, 2), tout en émettant des réserves sur la crédibilité de la fable (Fortune des Romains, 321 B-C).

En regroupant les éléments descriptifs fournis par les textes, on voit donc qu'il s'agit d'une relation nocturne, de caractère à la fois nuptial et didactique, dans un décor paysager de bois, de sources et de grottes. Grands liseurs de littérature classique, les artistes des temps modernes retiendront tout à tour l'un ou l'autre de ces traits.

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3. Un témoignage tardo-médiéval

Faute d'avoir inspiré aucune figuration à l'art antique, le couple Numa-Égérie se présente tout d'abord sur un document tardo-médiéval. La première attestation est, en effet, antérieure à la Renaissance. Dès la fin du XVe siècle, les milieux aristocratiques qui pouvaient s'offrir la lecture imagée de certains auteurs latins avaient repéré, dans l'histoire romaine, la figure du bon roi législateur Numa Pompilius. Durant la sombre période de la Guerre de Cent Ans, la France avait connu un redressement politique et économique sous le règne de Charles V le Sage ; à l'intention de ce prince bâtisseur, mécène, collectionneur de manuscrits, avait été rédigée une traduction française des Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime. Cette compilation datant de l'époque de Tibère, passée ensuite aux mains d‘abréviateurs, était si populaire au Moyen Age qu'elle fut plusieurs fois traduite et commentée. C'est ainsi que Simon de Hesdin avait été chargé par « Charle le quint roi de France de ce nom » d'écrire en langue vernaculaire une traduction des Facta et dicta, dont la Bibliothèque nationale de France (ms. français 9749) possède l'exemplaire des quatre premiers livres, dédié au roi en 1375 et déposé dans la librairie du Louvre ; l'œuvre fut interrompue à la mort du roi (1380) ou du traducteur [2], pour être reprise vingt ans plus tard par Nicolas de Gonesse.

Le traducteur, frère Simon de Hesdin, de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, s'est expliqué sur les raisons qui l'ont amené à s'attacher davantage au sens qu'à la lettre : « Il est assavoir que m'entente n'est ne fu onques de translater cest livre mot à mot (…) et où la sentence sera obscure pour l'ingnorance de l'ystoire, ou pour autre quelconque cause, de la declarier à mon pouvoir… » [3]. Point plus déconcertant : la traduction de Simon de Hesdin amplifie largement le texte de départ, en y ajoutant des subdivisions, des commentaires, des emprunts à d'autres sources, classiques et médiévales, païennes et chrétiennes.

Ceci explique l'amalgame iconographique qu'offre un manuscrit enluminé de Valère Maxime, en l'occurrence celui que conserve la Bibliothèque Royale de La Haye [4]. Provenant du pays de Loire et daté des environs de 1475, donc une centaine d'années plus « jeune » que le traducteur, ce manuscrit est orné de nombreuses enluminures dont l'une (folio 2) concerne en partie le règne de Numa Pompilius. La lecture de l'ensemble est assez difficile en raison du choix composite des scènes illustrées [5].

 

La Haye 66 B 13 Folio 2

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La décoration de la page s'organise en trois registres horizontaux disposés dans un corps central surmontant un segment de texte ; l'ensemble est entouré d'une bordure à lire de haut en bas et de droite à gauche. Le registre supérieur du corps central montre Charles V recevant des mains de Simon de Hesdin sa traduction des Facta et dicta memorabilia ; le second registre compte trois scènes « romaines » sans lien apparent ; le troisième registre se divise en deux parties inégales, dont la gauche seule intéresse Numa Pompilius : on y voit le roi assis sur un trône et invitant le peuple à observer ses prescriptions religieuses. La scène qui retiendra particulièrement l'attention et dont il sera question plus loin se trouve sur la bordure de droite, en troisième position à partir d'en haut.

Source : <http://racer.kb.nl/pregvn/MIMI/MIMI_66B13/MIMI_66B13_002R.JPG>

Ainsi donc, la bordure de droite offre, en troisième position à partir d'en haut, une scène jugée jusqu'ici assez énigmatique : un couple se tient enlacé dans un paysage qu'éclaire un ciel étoilé d'un bleu profond et où chevauche une troupe armée de cavaliers. Le personnage de droite, un chevalier bleu et or, tête nue, tient un anneau entre le pouce et l'index ; celui de gauche, vêtu d'une tunique rouge et d'un manteau doré, a embarrassé les exégètes.

Sur une inscription visible à droite des deux personnages mais jugée naguère illisible, il semble qu'on puisse aujourd'hui déchiffrer le nom NUMA. L'auréole radiée qui ceint la tête de la figure de gauche du couple avait fait considérer, quoique avec hésitation, le personnage comme Apollon. Une autre lecture, beaucoup plus convaincante, engage à exclure cette identification pour retrouver ici une scène qui s'intègre parfaitement au texte de Valère Maxime (I, 2, 1) : le personnage en cause est bel et bien une femme, que le contexte nocturne et l'anneau (nuptial sans doute) tenu en main par son partenaire, suggèrent d'identifier comme Égérie, épouse et conseillère inspirée de Numa.

Source : <http://racer.kb.nl/pregvn/MIMI/MIMI_66B13/MIMI_66B13_002R_MIN_11.JPG>

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4. Le thème chez les Français de Rome au XVIIe siècle 

À la suite de ce témoignage singulièrement ancien, l'album d'Égérie et Numa accuse un vide d'environ un siècle et demi. Ce sont les graveurs et les peintres italiens et français du premier quart du XVIIe siècle qui retrouvent le couple. Le Siennois Rutilio Manetti (1571-1639), dont le style caravagesque se rapproche de celui d'O. Gentileschi, avait fourni au graveur Orazio Brunetti, avec qui il travaillait pour des sujets antiques, un dessin de la royale rencontre [6]. Mais c'est Nicolas Poussin qui allait en révéler l'envoûtante poésie.

Lors de son premier séjour à Rome, enrichissant une initiation littéraire commencée à Paris déjà sous l'influence du Cavalier Marin, Poussin étudie la sculpture antique et va peindre l'Empire de Flore (vers 1630-31), libre adaptation des Métamorphoses d'Ovide. Vers la même époque, un autre sujet lui est suggéré par un commensal des Barberini, Cassiano dal Pozzo, devenu son ami et son mécène : c'est Numa et la nymphe Égérie, toile aujourd'hui à Chantilly, au musée Condé [7].

 

Nicolas Poussin, Numa et la nymphe Égérie, musée Condé, Chantilly

Bien que l'état de conservation de ce tableau laisse à désirer, que sa date soit quelque peu discutée, que son attribution même ait été controversée [8], il ne peut qu'émouvoir l'antiquiste sensible à sa grâce fluide, à l'aura poétique de la scène : dans un paysage où se retrouvent les sources vives de la fable, l'un des premiers que l'artiste ait construits en profondeur, les personnages sont librement évoqués.

 

Poussin - Roi Numa
 
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À droite, le roi, couronné, somptueusement mais souplement vêtu d'étoffes d'or de plusieurs nuances, s'avance de trois-quarts, tenant un arbuste à la main.

Poussin - Nymphe Égérie

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À gauche, sous les ombrages, la nymphe vue de dos, allongée sur le flanc, est à peine drapée dans une longue étole bleue, les cheveux châtain clair noués en chignon et surmontés d'un diadème de feuillage ; elle maintient du bras et de la main droite un vase à haut col, une hydrie qui la qualifie comme divinité des eaux.

 

Poussin - Flûtiste

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À l'arrière, occupant la pointe du triangle que constitue la disposition des personnages, on distingue un flûtiste nu assis sur un manteau rouge jeté au pied d'un arbre. Apparemment indifférent à ce qui se passe autour de lui, il ne semble avoir d'autre fonction que de souligner le caractère champêtre de la scène.

Le regard de Poussin nous fait secrètement pénétrer dans un lieu d'intimité sacrée, où son érudition sait être légère, « accessible à chacun, quitte à s'orner de quelques détails propres à plaire aux savants » [9]. Certains exégètes modernes ont voulu reconnaître dans l'arbuste que saisit la main droite de Numa le Rameau d'or de Virgile [10] : curieux amalgame, auquel on peut préférer la lecture obvie qui consiste à voir ici une branche d'olivier, symbole de la paix que le roi civilisateur va implanter à Rome.

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*

Une quarantaine d'années après Poussin, un second Français « romanisé » allait reprendre le sujet. Installé à Rome en 1627, Claude Gellée dit le Lorrain découvre à son tour paysages, splendeurs artistiques et protecteurs éclairés. Pendant les deux dernières décennies de sa vie, l'artiste, au sommet de sa brillante carrière, puise à des sources classiques, plus antiquisantes que bibliques, avec une prédilection pour les scènes de l'Énéide. En 1669, il exécute pour le prince Colonna, son principal client, heureux de rattacher sa Maison aux rois de Rome, le Paysage avec la nymphe Égérie que conserve aujourd'hui le Museo Nazionale di Capodimonte, à Naples [11].

 

Claude Lorrain, Paysage avec la nymphe Égérie, Naples, Museo Nazionale di Capodimonte
Source : <http://uoma.uoregon.edu/collection/i/Lorrain.jpg>

Ample mise en scène, rappelant celle que l'artiste avait pratiquée antérieurement dans la grande toile du Temple de Delphes (vers 1650) de la galerie Doria Pamphili à Rome.

Pour Égérie, le sujet choisi représente en quelque sorte la fin de l'histoire dont le début avait été traité par Poussin ; Claude évoque en effet le chagrin de la nymphe après la mort de Numa, dans un cadre suggéré par Ovide dans les Métamorphoses (XV, 482-492) : « ayant abandonné la ville, l'épouse se cache à l'abri des épais taillis de la vallée d'Aricie et, par ses gémissements, empêche la célébration du culte de Diane (…) Ah ! que de fois les nymphes du bois et du lac, pour l'en détourner, lui prodiguèrent conseils et consolations… ». Le peintre a lu ce texte avec attention : sur la droite du tableau, les belles architectures de la ville délaissée ; au centre, le lac Nemi, voisin d'Aricie et du sanctuaire de Diane ; sur la gauche, à l'abri des futaies, les nymphes consolatrices entourant l'épouse affligée.

 

Claude Lorrain, Paysage avec la nymphe Égérie (détail), Naples, Museo Nazionale di Capodimonte
Source : <http://www.digibest.de/typo3temp/1404f782b8.jpg> 

Poussin avait une trentaine d'années lorsqu'il a peint le couple mythique, dans un paysage baigné d'une intemporelle sérénité. Lorrain, lui, en avait soixante-neuf et il a illustré l'épilogue du conte de fée, dans sa tristesse humaine ; après le rêve heureux d'un artiste jeune, voici la songerie doucement mélancolique d'un maître atteint par la vieillesse. Mais si le paysage, dans sa composition raffinée et sa coloration délicate, s'est élargi en dimension descriptive, il s'est rétréci en densité intime : le couple royal en est absent, les personnages n'y sont plus que des figurants, l'approche du thème est tout extérieure.

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5. Du côté de la gravure italienne de la fin du XVIIIe siècle

La densité symbolique de la rencontre ne devait cependant pas sombrer dans l'oubli. Le peintre Carlo Maratta [ou Maratti] est riche d'une production très importante dont l'art assez conventionnel marque selon Winckelmann le terme de la période « d'imitation » (c'est-à-dire décadente) de la peinture « moderne » [12]. D'abord inscrit, avec son maître Andrea Sacchi, dans l'école romaine classicisante du XVIIe siècle, Maratta ne craint pas, dans une seconde période, de délaisser les sujets religieux pour la mytho-histoire, avec un goût de plus en plus marqué pour le baroque, à la manière de Pietro da Cortona. On lui doit un beau dessin d'Égérie et Numa figurant dans un album conservé à l'Ambrosienne de Milan [13].

 

Carlo Maratta, Égérie et Numa, Ambrosienne de Milan
Source : <http://www.italnet.nd.edu/ambrosiana/images/C/614.sm.jpg>

Offert par l'artiste lui-même à un ami, le collectionneur Sebastiano Resta, ce dessin offre une composition pyramidale qui évoque encore le style de Sacchi ; mais les réminiscences de Poussin et de Cortona y sont évidentes. Dans le tête-à-tête du couple royal, l'artiste a introduit une présence tierce : aux côtés d'une Égérie drapée telle une des Madones chères au peintre et tenant un grand livre, Numa reçoit de mains de Minerve elle-même les tables de la loi. La scène se déroule dans un paysage ombragé, comme chez Poussin, mais est dépourvue de l'aura intimiste qu'avait merveilleusement traduite celui-ci [13a].

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6. L'épanouissement du néoclassicisme

Un pas décisif dans la connaissance de l'art antique est franchi, comme on sait, vers le milieu du XVIIIe siècle, grâce au travail constructif de collectionneurs éclairés et aux découvertes des archéologues en territoires romain et campanien. En France, le comte de Caylus avait commencé dès 1700 ses collections d'objets antiques et noué de fructueux contacts en Italie ; lui-même graveur-numismate, mécène, curieux des matières et des techniques utilisées par les Anciens (il redécouvrira la peinture à l'encaustique décrite par Pline), il entre à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1742 et dès cette date y fait figurer au programme l'étude de l'Antiquité. En préconisant l'étude technique avant l'étude stylistique, il aboutit au principe qui va inspirer les classifications de Winckelmann [14].

C'est peu après 1750 que les Allemands Anton Mengs, le « peintre-philosophe » et J. J. Winckelmann, l' « archéologue-philosophe » fondent à Rome le néoclassicisme. Winckelmann a étudié les admirables collections de son protecteur, le cardinal Alessandro Albani, il s'est rendu plusieurs fois, malgré l'extrême difficulté d'accès [15], à Herculanum et à Pompéi et est en quelque sorte l' « inventeur » de Paestum. Il publiera en 1763-64 sa fameuse Geschichte der Kunst des Altertums, qui confère définitivement à l'histoire de l'art sa dimension plénière dans l'histoire de la civilisation. La célébrité à travers l'Europe de cette œuvre majeure imposera jusqu'au premier quart du XXe siècle une vision idéale de l'art antique : c'est aux chefs-d'œuvre grecs (que Winckelmann, à vrai dire, ne connaissait qu'à travers les copies romaines) que doit se référer toute appréciation qualitative. L'art, désormais considéré comme relevant d'une science nouvelle, l'esthétique, devient alors le champ où s'affrontent les tenants des traditions baroques (avec leur aboutissement, le rococo) et ceux d'un courant novateur éclos sous ces illustres parrainages.

Le « retour à l'antique » vigoureusement prôné par les théoriciens ne cesse de gagner du terrain. En France, le graveur très en cour Nicolas Cochin, administrateur influent, secrétaire de l'Académie, a publié (1754) des Observations sur les fouilles d'Herculanum et Paris s'engoue d'histoire romaine, ainsi que l'attestent les Salons entre 1763 et 1789. La figure, à la fois dramatique et symbolique, de la Vestale, fortuitement redécouverte lors de la première fouille d'Herculanum [16], y est particulièrement en vogue ; elle sert de prétexte à des portraits, dont certains font sourire - tel celui de Mme Greuze, ainsi représentée par le peintre, dont Diderot raille le classicisme de pure convention [17]. Mais le thème continuera d'inspirer les artistes, notamment en Italie, ainsi qu'on va le voir. Dans le même temps, l'étruscomanie achemine le style Louis XVI vers celui qu'on appellera « Directoire » : mobilier, pendules, porcelaines se doivent d'être « à l'étrusque » [18]. Les grandes demeures anglaises, où travaillent l'architecte-décorateur R. Adam et l'aristocratie napolitaine, suivent les même modes.

Dans un autre domaine, un artiste né sous d’autres cieux allait pendant près d’un demi-siècle imposer à la sculpture l’esthétique néoclassique : le Danois Bertel Thorvaldsen (1770-1844), fervent disciple de Winckelmann comme l’avait été son compatriote Johannes Wiedewelt une génération plus tôt. Les débuts modestes de Thorvaldsen avaient été encouragés par l’Académie des beaux-arts de Copenhague, qui lui accorda en 1793 une bourse de trois années d’études en Italie. L’arrivée et l’intégration à Rome du jeune sculpteur allaient imprimer à sa vie un tournant qu’il considérait lui-même comme décisif : « Je suis né le 8 mars 1797 », dira-t-il plus tard, « jusque là je n’existais pas » [18bis]. Effectivement, c’est vers 1800 que va commencer la carrière féconde du Danois ; plus sévère mais sans doute d’inspiration plus pure que celle de son concurrent Canova (1757-1822),  son œuvre suscitera pendant plusieurs décennies un enthousiasme international. Dès 1812, Thorvaldsen se voit charger par Louis Ier de Bavière de restaurer, à Rome, le fronton récemment dégagé du temple éginète d’Aphaia, dont les statues, plus tard transportées à la Glyptothèque de Munich, allaient apporter la révélation de la sculpture grecque archaïque.  Le premier séjour de l’artiste à Rome (1797-1819), brièvement interrompu par un retour triomphal en Danemark, est le prélude d’années prestigieuses où l’aristocratie européenne se dispute son talent. L’immense musée qu’il créera à Copenhague atteste la fécondité créatrice d’un ciseau qui a honoré plusieurs registres : sujets mythologiques et héroïques, monuments publics et commémoratifs, art religieux. Au nombre des motifs antiques (peu nombreux) antérieurs à 1800, se signale un gracieux bas-relief en plâtre de petites dimensions, modelé à Copenhague, signé, daté de 1794 et figurant aujourd’hui dans les galeries du sous-sol du Musée Thorvaldsen : il s’agit du couple mythique du « roi Numa conversant avec Égérie dans la grotte de cette dernière ». L’évocation laisse d’autant moins indifférent que le Danois, dans l’ensemble de son œuvre, fait rarement référence à l’antiquité romaine.

 

 

 

King Numa Pompilius Conversing with the Nymph Egeria in her Grotto

Bas-relief en plâtre (40 x 64 cm). Copenhague, musée Thorvaldsen, n° d'inventaire A 748

Source : Iconographie ovidienne.

 

Assise près d’une urne d’où s’échappe une source, la jeune femme se penche vers le roi occupé à écrire sur une tablette, et une tendresse délicate auréole ce geste d’intimité. Nul doute que, dès cette époque Thorvaldsen connaissait ses classiques, en l’occurrence Ovide (Métamorphoses, XV, 482-484), ce qui dément les accusations d’ignorance et d’oisiveté formulées à son encontre par certains observateurs de ces années-là… [18ter]. En tout cas, le sujet avait manifestement touché la sensibilité du jeune artiste : rien, ici, de la froideur qui sera plus tard reprochée au Maître [18quater].

 

Une demi-génération avant Thorvaldsen, c’est un contemporain exact de Canova, le peintre Felice Giani, qui, en Italie,  retenait  l’attention des milieux attentifs aux nouvelles formules esthétiques.

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7. Un peintre redécouvert : Felice Giani à Faenza et à Rome

En 1758 naissait à S. Sebastiano Curone (province d'Alessandria) un peintre dont la carrière allait être singulièrement féconde et brillante jusqu'à sa mort (1823), alors que sa renommée posthume devait traverser un purgatoire de quelque cent trente ans : Felice Giani. C'est que le genre où avait excellé Giani, la décoration d'intérieur, ne suscitait plus guère d'intérêt dans les milieux artistiques.

Cette damnatio memoriae a été largement réparée depuis un demi-siècle. Vers 1950, en effet, on a redécouvert l'artiste, et son talent n'a dès lors cessé de fasciner amateurs et spécialistes : il n'est que de dénombrer les publications et expositions qui lui ont été consacrées en Europe et aux Etats-Unis. L'ouvrage de référence sur ce peintre est aujourd'hui le livre, très richement illustré, d'Anna Ottani Cavina, Felice Giani (1758-1823) e la cultura di fine secolo (Milan, Electa, 1999, 1004 p. en 2 vol.), auquel l'exposé et l'illustration du présent article sont largement redevables [19].

L'histoire de sa vie se confond avec celle de ses incessants travaux. Après des années de formation à Pavie et à Bologne suivies d'un séjour à Rome, Giani vient une première fois travailler à Faenza. On le retrouve ensuite à Rome (1787-1794), où il est intégré par C. Untersperger à l'équipe chargée de la copie des Loges de Raphaël commandée au Vatican par Catherine II pour son palais de l'Ermitage. Suivent de nombreux voyages et des travaux décoratifs dans divers centres artistiques italiens - sans oublier, en 1795, une visite à Herculanum et à Pompéi. Les premières années du XIXe siècle vont consacrer le renom de l'artiste, désormais recherché par une clientèle fortunée, aristocratique, voire princière et, bientôt, impériale.

Les choix politiques de Giani, séduit par les idéaux de la Révolution puis par le génie de Napoléon, le rangent du côté d'un parti francophile alors puissant en Italie. C'est ainsi qu'il va travailler pour le comte Francesco Milzetti, colonel de la Garde impériale, attaché à la Maison du vice-roi d'Italie Eugène de Beauharnais et proche de l'impératrice Joséphine. Milzetti confie à Giani la décoration de son palais de Faenza, qui est achevée en 1805, année du mariage du comte avec la jeune et brillante Giacinta Marchetti. Le palais Milzetti est un chef-d'œuvre de décoration néoclassique. Giani a dirigé la création des motifs stuqués, réalisés par des collaborateurs qui l'assisteront jusqu'à la fin de sa vie, les stucateurs A. Trentanova et Ballanti Graziani ; il s'est adjoint un « Pittore Ornatista », G. Bertolani, tandis que lui-même se réservait, comme « Pittore Figuratista », les points majeurs de la décoration peinte et le choix des sujets, établi en accord avec le commanditaire. L'ensemble est impressionnant ; salons, salle des fêtes, bibliothèque, boudoir, chambre à coucher, salle de bains : partout, le décor stuqué s'enrichit d'un décor peint où se combinent, dans un équilibre et une grâce incomparables, médaillons figurés et panneaux à motifs stylisés inspirés du quatrième style pompéien. Sans nulle intention pédante ou documentaire, Giani puise dans le répertoire mythologique, historico-légendaire ou allégorique, et fait alterner les scènes narratives complexes à personnages groupés avec des figures isolées.

Au palais Milzetti, le plafond tout entier de la salle dite « Camera di compagnia » ou « Sala di Numa Pompilio » est consacré à Numa Pompilius.

 

Felice Giani, Voûte de la Salle de Numa Pompilius, 1802-1805, Faenza, palazzo Milzetti
Source : <http://www.racine.ra.it/lctorricelli/ipertesto5d/images/Img0062.jpg>. Cfr aussi Anna Ottani Cavina, I, p. 411, fig. 593, en noir et blanc.

 

Le décor peint, tiré du récit de Plutarque (Vie de Numa, chapitres 3, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 22), s'organise autour d'un tableau central où Numa accepte la couronne que lui offrent les ambassadeurs romains et sabins.

 

Felice Giani, Voûte de la Salle de Numa Pompilius, 1802-1805, Faenza, palazzo Milzetti
Numa Pompilius accepte la couronne royale que lui offrent les ambassadeurs romains et sabins.
Source: <http://www.racine.ra.it/lctorricelli/ipertesto5d/images/Img0025.jpg>  

 

Dix tableaux disposés alentour s'encadrent dans six médaillons ronds et quatre rectangulaires, dont tous les dessins préparatoires ont été conservés [20]. Le sujet général affirme la sacralité des lois, avec évocation insistante d'un thème important à l'époque, celui des Vestales. Trois médaillons sont consacrés à ces prêtresses : sur l'un Numa consacre les Vestales ; sur l'autre, le roi châtie, en tant que souverain pontife et devant la statue de Vesta, une Vestale coupable ;

 

Felice Giani, Voûte de la Salle de Numa Pompilius, 1802-1805, Faenza, palazzo Milzetti
Le souverain pontife punit une vestale
Source : Anna Ottani Cavina, I, p. 124, fig. 190 et <http://www.racine.ra.it/lctorricelli/ipertesto5d/images/Img0067.jpg>

 

tandis qu'un troisième évoque cette dernière murée vive [21].

Felice Giani, Voûte de la Salle de Numa Pompilius, 1802-1805, Faenza, palazzo Milzetti
La vestale enterrée vive
Source : Anna Ottani Cavina, I, p. 125, fig. 191 et <http://www.racine.ra.it/lctorricelli/ipertesto5d/images/Img0068.jpg>

 

Mais laissons les Vestales pour en venir au couple royal.

Felice Giani, Voûte de la Salle de Numa Pompilius, 1802-1805, Faenza, palazzo Milzetti
Numa Pompilius et la nymphe Égérie
Source : <http://www.racine.ra.it/lctorricelli/ipertesto5d/images/Img0066.jpg>

 

Dans un médaillon rond, les deux personnages sont tête-à-tête, assis sur un rocher au pied d'un arbre dissimulant l'entrée d'une grotte ; sur la gauche, un paysage montagneux où émerge la partie supérieure d'un temple. Égérie, la tête nue coiffée en chignon, est vêtue d'une tunique blanche glissant sur l'épaule gauche, avec un manteau vert jeté sur les genoux et les jambes. Elle tient à plat un livre où ses mains indiquent un texte ; posé à sa gauche, un autre livre, appuyé au rocher.

À la droite d'Égérie, Numa, barbu, en tunique blanche et manteau jaune, désigne d'un large geste du bras droit le paysage qui s'encadre dans l'ouverture de leur retraite : le pays, sans doute, où il s'apprête à faire régner ses lois. La scène est évidemment plus didactique qu'effusive, mais la poésie de la mise en page confère au dessin néoclassique un style tout en souplesse et une mystérieuse beauté.

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À peine terminée à Faenza la décoration du palais Milzetti, Giani se rend à Rome où il va réaliser, en 1806, celle du palais de l'Ambassade d'Espagne près du Saint-Siège. Ce beau palais, acquis par la couronne d'Espagne en 1653 et plusieurs fois réaménagé, est alors agrémenté par Giani et son atelier d'un appartement néoclassique comportant diverses salles. Parmi celles-ci, la salle des Législateurs, dont le plafond reprend un thème traité précédemment à Faenza (salle des Législateurs du palais Conti, en 1801, et salle de Numa Pompilius au palais Milzetti) : celui de la sacralité des lois. Pour l'ambassade d'Espagne, Giani a emprunté quelques scènes à l'histoire grecque et, dans l'histoire romaine, il retrouve Numa et Égérie.

 

 Giani - Ambassade d'Espagne - général (noir et blanc)

Anna Ottani Cavina, II, p. 592, fig. 837 - Vue générale
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Giani - Ambassade d'Espagne - Égérie et Numa (partie centrale - couleurs)

Anna Ottani Cavina, II, p. 591, fig. 836 - Partie centrale
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Il s'agit en l'occurrence d'une évocation nettement moins intime que celle du palazzo Milzetti. Le sujet ne se circonscrit plus dans un médaillon rond, mais s'allonge dans un bandeau trapézoïdal encadré de magnifiques bordures de style pompéien. Le cadre est toujours celui d'une grotte abritée derrière un arbre et ouverte sur un paysage montagneux, mais le couple n'est plus tête-à-tête ; divers personnages assistent à la scène et le riche mobilier n'est pas celui d'une agreste retraite. 

Le roi et la nymphe occupent l'un par rapport à l'autre la même position qu'au palais Milzetti, mais le sujet est en quelque sorte enrichi d'allusions qui semblent accentuer le caractère néoclassique de la composition. Aux pieds de Numa se dresse une tablette où on lit SPQR. Le roi, en tunique or et manteau rouge jeté sur la jambe droite, tient un volumen tout en écoutant Égérie qui l'instruit, main droite et index levés. La nymphe est assise sur un siège posé sur une estrade, siège « à l'antique » superbe, avec dossier surmonté d'une conque et pied en sphynge. Plus loin, un feu brûle sur un trépied.

Égérie est toujours vêtue d'une tunique blanche - montante, cette fois, et à manches longues - avec un manteau vert sur les genoux et les jambes ; on est loin de la semi-nudité « héroïque » de Poussin. La jeune femme n'est plus tête nue, comme à Faenza, car elle porte ici un voile de tête retombant sur l'épaule droite. Le personnage, à vrai dire, rappelle beaucoup la Vestale peinte par Giani en 1802 pour la salle de l'Alcôve du palais Naldi à Faenza.

 

Anna Ottani Cavina, I, p. 449, fig. 647 - Urano e Vesta, Sala dell'alcova, 1802, Faenza, palazzo Naldi

 

D'ailleurs, le feu brûlant sur un trépied ne serait-il pas le feu du temple de Vesta ? Le thème de la Vestale, on l'a dit, avait largement inspiré la décoration de la salle de Numa Pompilius au palais Milzetti, sans compter que Giani avait déjà peint en 1796-99, au palazzo Mancinelli à Jesi, une histoire de l'institution des Vestales par Numa. Mais la scène centrale est encadrée par deux groupes.

Du côté gauche on distingue deux personnages masculins allongés, puis trois personnages féminins accoudés dans l'ouverture vers l'extérieur (ci-dessous).

 

Anna Ottani Cavina, II, p. 592, fig. 837 - partie gauche - détail

Les deux hommes de noble apparence doivent être des divinités fluviales et les trois jeunes femmes sont sans doute des Camènes. Le Tibre, dieu-fleuve de Rome dont Numa est le maître, apparaît effectivement chez Virgile (Énéide, VIII, 71-72) comme le père des nymphes des fleuves et une tradition fait de Tiberinus pater le fils de Janus et d'une nymphe du Latium (Servius, sur Virgile, Enéide, VIII, 330) ; un peu en retrait, l'autre figure fluviale, très chenue, pourrait être l'Anio, rivière sabine par excellence, par allusion aux origines de Numa. Quant aux Camènes, ces nymphes des sources dont le sanctuaire s'abritait dans un bois sacré près de la porte Capène, elles sont naturellement les compagnes d'Egérie.

C'est une représentation du même genre que l'on entrevoit à droite du trépied (ci-dessous). Une femme-source découvre sa poitrine d'où s'échappent des filets d'eau. Le personnage couché derrière elle n'est pas très lisible, mais ce pourrait être une femme tenant une hydrie d'où s'écoule un flot d'eau. Le contexte aquatique lié au thème est donc fortement et savamment souligné.

 

Anna Ottani Cavina, II, p. 592, fig. 837 - partie droite - détail

 

Felice Giani va poursuivre pendant une vingtaine d'années encore sa brillante carrière : il travaille en 1807 au palais royal de Venise, résidence du vice-roi d'Italie Eugène de Beauharnais ; en 1812, à l'appartement romain de Napoléon au Quirinal, au palais Chigi, à la villa Borghese ainsi que, près de Paris, au château de Montmorency devenu villa Aldini, qui recevra la visite de l'impératrice Marie-Louise. Les deux lustres qui suivent voient l'artiste occupé à de nombreuses décorations de palais en Émilie et en Romagne, à un rythme qu'il soutiendra jusqu'à sa mort en janvier 1823.

Lors de sa redécouverte en 1950, Felice Giani fut regardé, non sans quelque exagération, comme un préromantique. Les travaux de Mme Ottani Cavina, qui ont contribué à fixer la chronologie de cette oeuvre étendue, ramènent aujourd'hui à plus d'objectivité : Giani est assurément un grand néoclassique, mais non dans la ligne étroite de Winckelmann et de Mengs ; il n'a ni ignoré ni dédaigné, à l'occasion, cette touche de bohême qui appartenait à un goût préromantique dont il a su bannir les outrances.

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8. L'apothéose de Delacroix

Dans les années qui suivent la mort de Felice Giani, la geste du second roi de Rome retient l'attention à Paris. Au Salon de 1827, Jean-Victor Bertin, alors célèbre pour ses paysages historiques, présente une Délégation se rendant à Cures pour y chercher Numa, tandis que Jean-Luc Barbier-Walbonne expose un Numa Pompilius chez la nymphe Égerie. Ce dernier tableau ira au Louvre avant de retourner à Nîmes, patrie de l'artiste, où il est aujourd'hui conservé dans un état qui en rend la communication impossible. Un peu plus tard, Léon Cogniet exécutera pour une salle de l'ancien Conseil d'État au Louvre un Numa donnant des lois aux Romains, œuvre détruite en mai 1871.

Vers le même temps, l'admiration éclairée que continue de susciter la culture gréco-latine conduit certains artistes - le paradoxe n'est qu'apparent - à l'opposer à un néoclassique devenu conventionnel. Tel est le cas illustre d'Eugène Delacroix. C'est lui qui va faire revivre une fois encore Égérie et Numa dans la « Chapelle Sixtine de la France », la bibliothèque du Palais-Bourbon. En 1838, à l'initiative d'Ad. Thiers, Eugène Delacroix se vit chargé de décorer la bibliothèque de ce palais, travail considérable qui allait durer plus de neuf ans, interrompu par d'autres commandes et par des défaillances de santé.

Cette longue salle rectangulaire (42 m x 10), voûtée de cinq coupoles sur pendentifs et terminée par deux hémicycles, inspira à l'artiste un programme décoratif où il allait déployer une invention et un talent dignes des grands maîtres de la Renaissance. Sa culture littéraire, sa familiarité tant avec la mythologie gréco-romaine qu'avec la Bible ont gouverné l'ensemble du projet [22]. La lecture se déroule depuis l'hémicycle Sud, où l'on assiste à la naissance de la civilisation avec Orphée enseignant aux Grecs les arts de la paix, jusqu'à l'hémicycle Nord qui évoque la fin de la culture antique avec Attila foulant aux pieds les lettres et les arts. Entre les deux, les cinq coupoles, divisées chacune en quatre pendentifs, illustrent successivement les Sciences (I), la Philosophie et l'Histoire (II), la Législation et l'Éloquence (III), la Théologie (IV) et la Poésie (V). La coupole centrale, la troisième, offre sur ses pendentifs Numa et Égérie auprès de Lycurgue consultant la Pythie, de Cicéron accusant Verrès et de Démosthène haranguant la mer.

 

 Eugène Delacroix, Numa et Égérie, Bibliothèque du Palais-Bourbon
Source : <http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/7gaa03.asp>

Le couple mythique s'intègre, on le voit, à des figures historiques. Le décor de ce pendentif est-il réellement de la main de Delacroix ? Le projet à réaliser était si ambitieux que le maître dut se faire assister, pratique pour lui toute nouvelle, et ouvrit un atelier où travaillèrent une trentaine de collaborateurs [23] ; l'un de ceux-ci, Louis de Planet, affirme qu'il a exécuté certains pendentifs, dont Numa et Égérie, mais on peut mettre en doute l'exactitude de ces précisions [24]. Il n'importe : l'ensemble de l'œuvre fut apprécié avec enthousiasme par la critique contemporaine et la couleur, notamment dans le pendentif de Numa et Égérie, célébrée avec lyrisme.

L'artiste a merveilleusement surmonté la difficulté matérielle d'une mise en page soumise à la géométrie du médaillon. Comme chez Poussin, la scène est ramenée à l'essentiel : le tête-à-tête du roi et de son inspiratrice révèle une intimité quasi mystique qui fonde l'autorité de la future législation romaine. La composition est puissamment centrée sur Égérie, découverte dans une semi-nudité héroïque et tenant un rameau à la main ; les deux personnages sont attachés l'un à l'autre dans une attitude de liberté et de souple abandon, allongés dans la fraîcheur d'un cadre agreste et aquatique qui s'enrichit, dans l'angle supérieur gauche, d'une discrète présence animale. Le Maître a lui-même décrit sa vision picturale en ces termes : « Au fond d'un bois mystérieux, le roi de Rome s'entretient avec la nymphe. Cette dernière est assise au milieu des roseaux et ses pieds baignent dans sa source limpide. Une biche étonnée s'arrête un instant à les considérer. » [25] On s'accorde à reconnaître dans l'allégorie de Delacroix, magnifiquement animée par sa connaissance de la mythologie, l'héritage des traditions classiques en même temps que l'épanouissement d'un romantisme passionné. Le genre n'aura plus de lendemains [26], mais il conserve des lettres de noblesse que Delacroix lui-même a saluées dans son éloge de Poussin [27].

*

L'incertaine destinée de l'homo sapiens sur la planète Terre est liée, il le sait, au devenir des forêts et des eaux. Le temps lui sera-t-il donné de réapprendre les lois de Nature, qu'il a transgressées sans sagesse ? Veuille Minerve sauver l'olivier, et daigne Égérie garder vives les sources ! Mais le souffle créateur de l'inspiration artistique viendra-t-il jamais revisiter les bocages des Nymphes ?

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Notes

[0] Je tiens à dire ici ma très vive gratitude à Jacques Poucet qui m'a fourni de précieux éléments d'information et qui a contribué à la mise en page du présent article. [Retour]

[1] M.-P. Loicq-Berger, D'Égérie à égérie. Histoire d'un mot-image, dans Images d'origines, origines d'une image. Hommages à Jacques Poucet, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 297-313. [Retour]

[2] Paul Chavy, Traducteurs d'autrefois, Moyen Age et Renaissance : dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français (842-1600), t. II, p. 1402 ; Rita Copeland, article Translation, dans Medieval France. An Encyclopedia, New York-Londres, 1995, p. 922. [Retour]

[3] Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, t. I, Paris, Champion, 1907, p. 114-115. [Retour]

[4] Koninklijke Bibliotheek in Te Hague, KB 66 B 13 ; 485 folios. [Retour]

[5] Description dans Mnemosyne/iconography/practice = <http://www.mnemosyne.org/mn-bits-apollo.html>. [Retour]

[6] A. Pigler, Barockthemen. Eine Auswahl von Verzeichnissen zur Ikonographie d. 17. und 18. Jahrh., 2e éd., Budapest, 1974, II, p. 413. [Retour]

[7] Acquis en 1879 par le duc d'Aumale, ce tableau est la propriété de l'Institut de France depuis 1897. - Reproduction (en noir et blanc) dans A. Blunt, Nicolas Poussin, 2 vol., New York, 1967, t. II, p. 71 ; A. Chatelet, Musée Condé. Peintures de l'École française, Paris, 1970, n° 129 ; J. Thuillier, Tout l'œuvre peint de Poussin, Paris, 1974, p. 114, notice B 11 ; Id., Nicolas Poussin, Paris, 1994, p. 249, notice 60. [Retour]

[8] Date : vers 1630 pour Blunt, o.l., I, p. 269 ; entre 1625 et 1628 pour Thuillier, o.l., 1974 et 1994. Attribution : mise en doute mais réaffirmée par les spécialistes réunis à Chantilly en 1960 (Chatelet, l.l.) ; acceptée avec quelque réserve par Thuillier 1994, l.l. [Retour]

[9] Thuillier 1994, p. 38-39. - Sur l'accès, direct ou non, de Poussin à la littérature latine, cf. H. Bardon, Poussin et la littérature latine, dans Nicolas Poussin. Colloque C.N.R.S., Paris 1958, Paris, 1960, p. 123-125. [Retour]

[10] Interprétation de Blunt, Nicolas Poussin, New York, 1967, t. I, p. 132, par référence à un texte de Poussin lui-même affirmant que « ce qui est du Peintre et ne peut s'apprendre, (…) c'est le Rameau d'or de Virgile que nul ne peut trouver ni cueillir s'il n'est conduit par la Fatalité » (lettre de Poussin, 1er mars 1665, citée par Blunt, o.l., p.355). [Retour]

[11] Le sujet a inspiré à Claude, outre cette peinture à l'huile, plusieurs dessins, actuellement dispersés en Angleterre et aux Etats-Unis : cf. M. Röthlisberger, Claude Lorrain. The Paintings, 2 vol., New Haven, 1961, I, p. 409 ss. et II, fig. 284-285 ; M. Röthlisberger-D. Cecchi, L'opera completa di Claude Lorrain, Milan, Rizzoli (AKG, n° 83), 1975, n° 250. [Retour]

[12] Sur la classification de l'art moderne, parallèle à celle de l'art grec, établie par Winckelmann, théoricien du néoclassicisme, cf. Lionello Venturi, Histoire de la critique d'art, trad. franç., Paris, 1969, p. 156. [Retour]

[13] Voir Luigi Grassi, Ricerche intorno al Padre Resta e al suo codice di disegni dell'Ambrosiana, dans Rivista del R. Istituto d'Archeologia e storia d'arte, VIII, 1 (1940), p. 151-188. Cf.
 <http://www.italnet.nd.edu/ambrosiana/images/C/614.sm.jpg> [
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[13a] Le site officiel du Parco Regionale dell'Appia Antica à Rome propose sur sa page d'accueil et sous forme de vignette une reproduction en noir et blanc intitulée Numa Pompilio e la Ninfa Egeria. Le roi, agenouillé devant Égérie, semble recevoir les instructions de la nymphe. Le site ne fournit aucune indication sur l'auteur et sur la date de cette oeuvre, qui, à première vue, pourrait être une gravure italienne du XVIIIe siècle. [Retour]

[14] E. Lissi, article Caylus, dans Enciclopedia dell'arte antica classica e orientale (dir. Bianchi-Bandinelli et Becatti), t. II (1959), p. 447-448. [Retour]

[15] Qu'il déplore dans plusieurs lettres : cf. les extraits cités par Anna Ottani Cavina, Il Settecento e l'antico, dans Storia dell'arte italiana del Cinquecento all'Ottocento, t. II, Turin, 1982, p. 616-618. [Retour]

[16] Anna Ottani Cavina, Il Settecento e l'antico, dans Storia dell'arte italiana del Cinquecento all'Ottocento, t. II, Turin, 1982, p. 607, n. 3. [Retour]

[17] « Vous vous moquez de nous… C'est une Mère des douleurs, mais d'un petit caractère et un peu grimaçante » : cité par L. Venturi, Histoire de la critique d'art, trad. franç., Paris, 1969, p. 145. [Retour]

[18] Pour sa Laiterie de Rambouillet, Marie-Antoinette commande à la manufacture de Sèvres un service « à l'étrusque » et l'ébéniste G. Jacob exécute des sièges du même goût d'après un dessin d'Hubert Robert ; le bronzier Thomire, promis à une grande fortune sous l'Empire, réalise déjà pour le cabinet de bains de Marie-Antoinette aux Tuileries une pendule à l'étrusque, etc., etc. Cf. Biblioteca etrusca. Fonti letterarie e figurative tra XVIII e XIX secolo nella Biblioteca dell'Istituto Nazionale di Archeologia e Storia dell'Arte, Rome, 1986, p. 170 ss. [Retour]

[18bis] Cité par E. Plon, Thorvaldsen, sa vie et son œuvre, 2e éd., Paris-Copenhague, 1874, p. 33. [Retour]

[18ter] Extraits de lettres cités par Plon, ibid., p. 24-25 ; 34-35. [Retour]

[18quater] Nous remercions Mme Cecilie Brøns du Thorvaldsens Museum pour les renseignements qu'elle nous a aimablement communiqués. [Retour]

[19] Il sera cité dans la suite par la simple mention Anna Ottani Cavina [Retour]

[20] Cf. Anna Ottani Cavina, I, p. 411-412; II, p. 835-838. [Retour]

[21] Cette scène fatale plaisait à la sensibilité préromantique dont Giani participe ; en 1807 sera représentée à l'Académie impériale de musique, à Paris, la tragédie lyrique La Vestale mise en musique par G. Spontini, qui remporta un succès triomphal, avec le soutien de l'impératrice Joséphine. [Retour]

[22] Les études approfondies et bien illustrées ne manquent pas : M. Serullaz, Les peintures murales de Delacroix, Paris, 1963 ; R. Cogniat-M. Serullaz, Delacroix au Palais-Bourbon. La bibliothèque, Hachette-Fabbri-Skira, 1969 ; L. Rossi Bortolatto, L'opera pittorica completa di Delacroix, Milan, Rizzoli, 1972 ; B. Jobert, Delacroix, Paris, Gallimard, 1997. [Retour]

[23] Jobert, o.l., p. 199. [Retour]

[24] Serullaz, o.l., p. 58. [Retour]

[25] Texte extrait du site qui présente les peintures de Delacroix à l'Assemblée Nationale : <http://www.assemblee-nat.fr/histoire/7gaa.asp>. [Retour]

[26] Dans un texte écrit en 1853, cité par A. Chastel, Poussin et la postérité, dans Nicolas Poussin. Actes Colloque C.N.R.S., Paris 1958, Paris, 1960, p. 304 et note 15. [Retour]

[27] C'est, en effet, dans un document d'un genre très différent que la conseillère du roi Numa fera une réapparition inattendue, à une heure grave pour la France, sous le crayon d'Honoré Daumier. Sous les traits de La nymphe Égérie ou La statue du silence, le caricaturiste a visé l'homme d'État A. Thiers ; analyse de cette curieuse assimilation dans M.-P. Loicq-Berger, D'Égérie à égérie, dans Images d'origines, origines d'une image. Hommages à Jacques Poucet, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 312-313, avec reproduction de la lithographie de Daumier. [Retour]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005

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