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Avant-propos

À propos des épigrammes érotiques du Livre V

 

 

Les 309 épigrammes dites « érotiques » constituent le Livre V de l'Anthologie Palatine. En principe, les poèmes de ce recueil nous relatent exclusivement des passions de nature hétérosexuelle, les amours garçonnières étant cantonnées dans le Livre XII. Mais on remarque des erreurs de classement et une bonne dizaine d'épigrammes (votives ou visiblement homosexuelles) n'ont rien à faire dans ce livre. Ces pièces, comme toutes celles d'ailleurs composant les autres parties de cette somme poétique de premier plan, ont été puisées dans les anthologies successives de Méléagre à Agathias, et ce, le plus souvent, de manière assez désordonnée, malgré les efforts évidents des compilateurs : ainsi, on constate que les épigrammes 104 à 133 sont tirées de la Couronne de Philippe. En revanche, les quatre-vingt poèmes suivants appartiennent à la Couronne de Méléagre, pourtant antérieure du point de vue chronologique. S'agissant des épigrammes 216 à 302, elles proviennent du Cycle d'Agathias, élaboré au VIème siècle apr. J.-C. Quant aux cent premières épigrammes, elles apparaissent bien mélangées et attribuées à des poètes de toutes les époques, même si on note qu'une majorité d'entre elles faisait partie des Couronnes de Méléagre et de Philippe. Parmi ce groupe d'épigrammes, il en est quarante qui seraient de la main d'un certain Rufin, poète que l'on s'accorde aujourd'hui à situer aux environs du IIIème siècle apr. J.-C. : cet auteur est d'ailleurs l'un des plus représentés ; en effet, par le nombre des œuvres recueillies, il vient immédiatement après Méléagre, ce dernier étant incontestablement le poète qui se taille la part du lion puisque quarante-neuf pièces lui sont attribuées. C'est justice car, indéniablement, ce Syrien - il est né à Gadara en Palestine - est le plus subtil et le plus doué des poètes érotiques grecs, à mettre sur le même plan qu'Anacréon, par exemple. Ajoutons que son talent excella avec autant d'aisance dans les épigrammes garçonnières puisque le livre XII nous fournit de cet auteur une bonne cinquantaine de poèmes de cette nature. Les créateurs des couronnes successives ne s'y sont pas trompés et l'ont toujours fait figurer en bonne place au sein de leur collection. Quant aux poètes tardifs, les byzantins Paul le Silentiaire et Agathias le Scholastique sont, eux aussi, plutôt bien servis dans le livre V : du premier nous avons conservé vingt-trois pièces, du second trente-neuf.

Ces épigrammes érotiques se caractérisent essentiellement par leur grâce, leur sensualité à fleur de peau, leur piquant, bref, leur exquis raffinement. Bien sûr, toutes n'ont pas la même valeur littéraire mais il convient de reconnaître que les pièces de Méléagre, en particulier - nous y revenons toujours ! - mais aussi de poètes moins représentés dans notre recueil tels Asclépiade, Dioscoride - tous deux ayant vécu au IIIème siècle av. J.-C. et ayant fourni moins de dix épigrammes au livre V - ou Philodème, contemporain de César, sont loin de démériter par rapport à l'illustre syrien. En effet, tous ont le culte du beau vers policé à l'extrême dont la fluidité syntaxique et la virtuosité éblouissante forcent le respect.

Cependant, il faut bien avouer que ces artistes ne brillent pas toujours par l'originalité, loin s'en faut. Même les plus doués d'entre eux ne dédaignent pas user de thèmes récurrents que nous pouvons ici énumérer à loisir : cruauté d'Éros et de ses flèches de feu, maîtresses considérées comme des déesses, plaintes et soupirs de l'amant, trahison ou cupidité de la belle, serments d'amour, appel à profiter de la jeunesse pendant qu'il en est temps, beauté qui se flétrit, etc. Nos élégants poètes usent et abusent de métaphores poétiques très conventionnelles et ce, notons-le, à toutes les époques, preuve s'il en est que l'épigramme érotique était dotée d'une solide tradition, presque autant que l'épigramme funéraire, elle aussi très codifiée. À ce propos, il faut rappeler que l'imitation était l'une des pierres de touche de la littérature hellénistique si bien que l'on constate, à la lecture attentive du livre V, combien l'usage des formules poétiques toutes faites se retrouve indistinctement chez tous les auteurs, des plus éminents aux plus médiocres. Au final, l'émotion n'est pas la première chose que l'on ressent quand on parcourt nos brefs récits : toute véritable chaleur humaine est exclue - sauf, exception, pour cause de talent ! - et l'artifice - suprêmement raffiné, il faut le reconnaître - importe plus que le sentiment. Seules, des pièces de Méléagre ou de Philodème sont d'une réelle profondeur de pensée et dépassent le cadre du discours badin. Dans la plupart d'entre elles, on voit l'amant souffrir, se consumer, pleurer beaucoup mais ses affres, avouons-le, ne nous touchent guère. Car tout cela n'est pas vraiment très sérieux et une légèreté d'une tonalité très « fêtes galantes » imprègne des écrits qui n'ont aucune finalité psychologique, aucun message à délivrer, comme on dirait aujourd'hui. L'aventure amoureuse est avant tout le prétexte à un exercice littéraire de « haut vol » où la recherche de belles formules ou tout simplement la remise sur le métier d'anciens matériaux littéraires en vue de les améliorer, sont plus importantes que l'épanchement existentiel. Nous sommes loin des accents déchirants d'une Sappho, par exemple, dont la sensibilité émeut davantage le lecteur contemporain qui immerge, on le sait, dans une tradition littéraire issue du Romantisme. Bref, l'épigramme érotique est une composition savante, un poème d'expérimentation, où le trait d'esprit, le tour harmonieux et parfois les jeux de mots priment sur tout le reste.

Bien entendu, nos textes sont au départ vaguement autobiographiques : le poète puise dans sa vie intime la source de son inspiration et cite le noms des femmes qui ont effectivement compté et dont l'existence n'est pas à contester. Méléagre évoque Zénodote ou encore la terrible Héliodore ; Marcus Argentarius loue ou se plaint de Prodiké ; Rufin adore Rhodopé et nous décrit - parfois jusqu'au mauvais goût - les particularités de son corps de rêve. Mais tous, sans exception, ont tendance à magnifier à l'excès leurs joies ou leurs peines. Quant à leurs sentiments, sans doute sincères à l'origine, ils se coulent dans un moule littéraire préexistant avec ses conventions à la fois contraignantes et alléchantes puisque le poète novice peut aisément trousser quelques vers érotiques simplement grâce à des lieux communs puisés dans un véritable répertoire poétique. D'où une surabondance de clichés qui, sans le savoir-faire et le talent, risque à tous moments de faire sombrer le poème dans la mièvrerie ou l'aridité.

Il n'empêche, malgré les artifices et le manque de renouvellement poétique manifeste - ou peut-être à cause de cela justement ! - on ne peut rester insensible au charme indéfinissable qui se dégage de ces poésies futiles autant que charmeuses et aériennes, engendrées par une civilisation ayant atteint les limites du raffinement. À la fin du XIXème siècle, les poètes symbolistes et décadents n'ont jamais tari d'éloges sur ces évocations badines, si révélatrices, selon eux, des périodes de déclin. Ils ont été éblouis par ces petits récits parfois sulfureux, parfois obscènes au point d'en tirer des conclusions un peu rapides sur la lascivité supposée des Grecs - hommes ou femmes - des derniers siècles de l'hellénisme et sur leur prétendue liberté sexuelle, idée sur laquelle on se doit de rester nuancé. Si liberté il y a, elle ne concerne qu'une poignée de personnages oisifs et privilégiés, jouissant des vertus de l'otium et adoptant du point de vue philosophique une version quelque peu édulcorée de l'épicurisme, celle exaltant principalement les plaisirs de la chair. Quant aux femmes aimées, il faut bien considérer qu'il ne s'agit, ni plus, ni moins que de prostituées « de luxe », des femmes entretenues dont certaines, reconnaissons-le, menaient grand train et se révélaient parfois fort cultivées à l'instar de nos courtisanes de la Belle Époque. Nos amoureux ne fréquentent pas de femmes mariées - forcément respectables - qui vivent enfermées au fond du gynécée, ou tout au moins ils n'en parlent guère. Un poète n'aurait jamais eu l'outrecuidance de vanter ses prouesses auprès d'une dame de cette condition : à cela, il n'aurait gagné que le mépris ou le dégoût de ses lecteurs. Non, un Méléagre ou un Agathias se morfondent devant les seules courtisanes. Quant à Rufin, il ne dédaigne pas les servantes considérées comme des proies faciles. Il est vrai que les relations charnelles avec de petites esclaves ne posent aucun problème moral dans l'Antiquité gréco-romaine.

Bref, l'épigramme érotique consiste en un séduisant marivaudage, frivole, d'une étincelante superficialité, qui ne dédaigne pas le scabreux ou le trivial mais sans commune mesure, cependant, avec les audaces descriptives des épigrammes garçonnières. Rappelons que la bienséance n'est pas une règle chez les Grecs et, jusque tard dans le XXème siècle, les traducteurs ont eu la fâcheuse tendance à gommer les outrances verbales de nos poètes au nom d'une décence littéraire, aujourd'hui passablement démodée. Aussi est-ce sans « tabou » que ma traduction essaie d'en restituer la fraîcheur - ou la verdeur - initiale sans pour autant en rajouter dans le graveleux pour faire « tendance ». Car je pense sincèrement que ces poèmes méritent mieux que leur réputation : malgré leurs artifices littéraires, leur préciosité parfois irritante, ce sont d'authentiques oeuvres d'art, des « bijoux-écrins » élaborés par des adeptes antiques de l'art pour l'art et qui constituent l'une des plus suaves créations de l'hellénisme tardif.

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Les épigrammes qu'on va lire ont été traduites en vers : en effet, je pense que la forme versifiée est la seule susceptible de reproduire, dans le cadre d'une traduction, l'élan rythmique propre à un poème. Certes, je reconnais que la métrique grecque, d'une subtilité sans pareille, est difficilement transposable en français, voire impossible, mais les ressources non négligeables du vers français permettent, à mon avis, de pallier à ces problèmes et de rendre, tout au moins en partie, la saveur du texte original.

Philippe Renault

15 décembre 2004


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Anthologie Palatine Livre XII


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