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Tibulle : Élégies I (Hypertexte louvaniste) - Élégies II - Élégies III
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Fondamentalement, cette traduction française est celle de M. Rat, Tibulle. Oeuvres, Paris, Garnier Frères, 1931, disponible au format PDF sur le site Nimispauci de Ugo Bratelli, qui nous a aimablement permis de le reproduire et que nous remercions ici. Le texte français a été mis au format Word, sans modifications substantielles, abstraction faite de quelques corrections orthographiques et d'une adaptation des numéros des pièces pour mieux suivre la présentation de The Latin Library
La présente traduction s'intègre dans le vaste projet louvaniste des Itinera Electronica, et en particulier dans la rubrique Hypertextes. Les possibilités de cette réalisation "Hypertextes" sont multiples ; non seulement elle permet une lecture de l'oeuvre avec le texte latin et la traduction française en regard, mais elle donne également accès à un riche ensemble d'outils lexicographiques et statistiques très performants.
Élégies, I, 1
(1) Qu'un autre amoncelle les richesses de l'or fauve et possède mille arpents d'un sol bien cultivé, il tremblera au milieu d'un labeur assidu devant l'ennemi voisin et les accents des trompettes de Mars chasseront le sommeil loin de lui ! (5) Pour moi, que la pauvreté me laisse à ma vie de loisir, pourvu que mon foyer s'éclaire d'un feu constant. Je planterai moi-même, à la saison propice, la vigne délicate du paysan, et, d'une main habile, l'arbre fruitier déjà grand. Puisse l'Espérance ne point me tromper, (10) mais m'offrir chaque année des récoltes en tas et des cuves pleines de vin épais !
Car je suis plein de piété, soit devant la souche isolée dans les champs, soit devant la vieille pierre enguirlandée de fleurs au milieu d'un carrefour, et tous les fruits que me donne l'an neuf, j'en dépose les prémices aux pieds du dieu rustique. (15) Blonde Cérès, tu auras une couronne d'épis de notre champ, qui pendra aux portes de ton temple ; et, rouge gardien placé dans mon jardin fruitier, Priape, d'une faux terrible, fera peur aux oiseaux. Vous aussi, gardiens d'un champ aussi pauvre aujourd'hui qu'il fut riche autrefois, (20) vous emportez vos présents, dieux Lares ! Alors une génisse immolée purifiait d'innombrables taureaux ; maintenant une agnelle est la petite offrande d'un champ étroit. Une agnelle tombera donc pour vous, tandis qu'autour d'elle une jeunesse rustique s'écriera : "Io ! donnez bonnes moissons et bons vins !"
(25) Je puis enfin (naguère, il n'en était point ainsi) vivre content de peu, sans être assujetti toujours à une longue marche, et éviter le lever brûlant de la Canicule à l'ombre d'un arbre, sur les bords d'une eau fugitive. Et pourtant je ne rougirais pas de tenir parfois le hoyau, (30) ou, avec l'aiguillon, de piquer les boeufs lents ! Je n'hésiterais pas à mettre dans le pli de ma robe une agnelle ou un chevreau abandonné par leur mère oublieuse et à les rapporter à la maison. Et vous, voleurs et loups, épargnez mon petit bercail : c'est à un grand troupeau qu'il faut demander votre proie ! (35) Ici j'ai coutume de purifier chaque année mon berger et d'arroser de lait la placide Palès. Dieux, assistez-moi et ne dédaignez point les dons d'une table pauvre, offerts dans des vases d'argile sans ornements. C'est d'argile que le paysan antique fit ses premières coupes, (40) les formant d'une terre docile. Je ne regrette, moi, ni les richesses de mes pères, ni le produit des moissons que mon antique aïeul mettait dans ses greniers. Une petite récolte me suffit, si je puis me reposer sur un lit familier et délasser mes membres sur ma couche habituelle ! (45) Quel plaisir, quand on est couché, d'entendre les vents furieux, et de presser contre son sein tendre sa maîtresse, ou, quand l'Auster, l'hiver, verse ses eaux glacées, de s'endormir tranquille à la chaleur du feu ! Puisse ce bonheur être le mien ! Qu'il soit riche (il le mérite bien) (50) celui qui peut supporter la fureur de la mer et les lugubres pluies !
Ah ! périsse tout ce qu'il y a d'or et d'émeraudes, avant que mes voyages fassent pleurer une jeune fille ! C'est à toi qu'il sied, Messalla, de combattre sur terre et sur mer pour étaler dans ton palais les dépouilles des ennemis ! (55) Moi, je suis retenu dans les chaînes d'une belle jeune fille, et m'assieds, janissaire, à sa porte insensible ! Je n'ai cure de la gloire, ma Délie ; pourvu que je sois avec toi, je consens à être traité de lâche et d'oisif ! Puissé-je te voir, quand mon heure suprême sera venue ! (60) te tenir en mourant de ma main défaillante ! Tu pleureras, Délie, quand je serai placé sur le lit prêt à s'allumer, et, mêlés à des larmes de deuil, tu me donneras des baisers. Tu pleureras ! Tes entrailles ne sont point scellées de dur acier, ton tendre coeur ne recèle pas un caillou. (65) De ces funérailles-là, nul jeune homme, nulle jeune fille ne pourra revenir à la maison les yeux secs. Toi, n'offense point mes mânes, mais épargne tes cheveux dénoués, ainsi, Délie, que tes tendres joues.
Cependant, tandis que les destins le permettent, aimons-nous d'un mutuel amour ; (70) bientôt viendra la Mort, la tête voilée de ténèbres ; bientôt se glissera la vieillesse paresseuse : l'amour, les propos caressants ne siéront pas à nos têtes chenues. C'est maintenant qu'il faut servir la légère Vénus, tandis qu'il n'y a pas de honte à briser des portes et qu'il y a du plaisir à introduire les querelles. (75) Là je suis bon général et bon soldat. Vous, enseignes et clairons, allez au loin, portez les blessures aux avides guerriers, portez-leur aussi la richesse ; moi, que mes provisions abritent du souci, je me rirai des riches et me rirai de la faim.
[Plan]
(1) Verse encore ! dans le vin apaise mes douleurs neuves, pour que mes yeux vaincus enfin par la fatigue s'abandonnent au sommeil, et, quand Bacchus aura largement envahi mes tempes, que nul ne me réveille, dans le repos de mon triste amour ! (5) On monte une garde farouche auprès de notre amie, et un dur verrou clôt solidement sa porte.
Porte d'un maître peu commode, sois battue par la pluie, sois frappée par la foudre lancée sur l'ordre de Jupiter ! Porte, allons, ouvre-toi, ouvre-toi pour moi seul et vaincue par mes plaintes, (10) sans faire de bruit, furtive, en tournant sur tes gonds ! Et si, dans ma démence, je t'ai maudite, pardon ! Je souhaite que mes injures me retombent sur la tête. Il te convient plutôt de penser aux prières sans nombre que je t'ai adressées d'une voix suppliante, en comblant tes soutiens de mes guirlandes de fleurs.
(15) Toi non plus, Délie, n'aie pas peur de tromper tes gardiens : il faut de l'audace. Le courage est favorisé par Vénus elle-même. C'est elle qui favorise le jeune homme qui tente un nouveau seuil, ou l'amie qui, en mettant la clef, lui ouvre la porte. C'est elle qui apprend à descendre furtivement d'un lit voluptueux (20) et à poser le pied sans bruit ; c'est elle qui montre à échanger, en présence du mari, des gestes qui parlent, et à cacher des mots caressants sous des signes convenus. Et ces secrets, elle ne les enseigne pas à tout le monde ; mais à ceux que la paresse ne retarde pas et que la peur n'empêche pas de se lever dans l'obscurité de la nuit. (25) Ainsi moi quand, parmi les ténèbres, je rôde, anxieux, à travers toute la ville, Vénus... ne permet point que je rencontre un assassin, qui me blesse d'un coup de poignard, ou un voleur qui s'enrichisse du prix de mes vêtements enlevés. Celui que l'amour possède peut aller partout sans crainte, il est sacré : il ne doit pas redouter les injures. Je ne souffre, moi, ni du froid paralysant d'une nuit d'hiver, (30) ni de la pluie qui tombe à flots. Ce sont des peines qui n'ont pas prise sur moi, pourvu que Délie m'ouvre sa porte et m'appelle sans parler d'un claquement de ses doigts. Détournez vos regards, vous, homme ou femme, qui vous trouvez sur ma route ; Vénus veut que ses larcins soient cachés. (35) Ne me faites pas peur par le bruit de vos pas, ne cherchez pas mon nom, n'approchez pas l'éclatante lumière de votre torche. Et même si quelqu'un m'aperçoit sans le vouloir, qu'il se taise et atteste tous les dieux qu'il ne s'en souvient plus. Car le bavard, quel qu'il soit, (40) sentira que Vénus est née du sang mêlé aux ondes de la mer en furie.
D'ailleurs ton mari ne l'en croira pas, ainsi que me l'a promis une sorcière véridique à l'aide de la magie. Je l'ai vue faire descendre les astres du ciel ; elle détourne par ses enchantements le cours d'un fleuve rapide ; (45) elle entrouvre le sol par son chant, fait sortir les mânes des sépulcres, tomber les os du bûcher tiède. Tantôt elle retient d'un sifflement magique les cohortes infernales ; tantôt, d'une aspersion de lait, les fait battre en retraite. À son gré, elle dissipe les nuées d'un ciel lugubre ; (50) à son gré, elle fait tomber la neige dans un ciel d'été. Seule, dit-on, elle possède les herbes maléfiques de Médée ; seule, elle dompte les chiens farouches d'Hécate. Elle a composé pour moi des chants à l'aide desquels tu pourras tromper ; chante-les trois fois, et, les chants débités, crache trois fois ; (55) il ne pourra rien croire de ce qu'on lui dirait de nous, il n'en croira même pas ses yeux, s'il me voyait lui-même dans ton lit voluptueux. Mais refuse à d'autres tes faveurs : il verra tout ; je serai le seul avec lequel il ne s'apercevra de rien. Que croire ? Elle m'a dit aussi (60) que ses chants et ses herbes pouvaient rompre mes amours ; puis, elle m'a purifié à la clarté des torches, et par une nuit sereine une noire victime est tombée devant les Dieux magiques. Et moi, je ne demandais pas que mon amour fût détruit tout entier, mais qu'il fût payé de retour ; car je ne voudrais pas pouvoir me passer de toi.
(65) Il était de fer, celui qui, pouvant te posséder, a sottement préféré le butin et les armes. Qu'il chasse devant lui les escadrons vaincus des Ciliciens, qu'il établisse son camp de guerriers sur un sol conquis, que, tout couvert d'or et d'argent, (70) il se fasse voir monté sur un cheval rapide ; moi, pourvu que je fusse avec toi, ma Délie, je me résignerais à atteler mes boeufs moi-même et à faire paître mon troupeau sur le mont familier ; et pourvu que je pusse te serrer tendrement dans mes bras, je trouverais doux le sommeil même sur un sol inculte. (75) À quoi bon coucher sur un lit de pourpre de Tyr, si l'Amour ne nous favorise, quand la nuit ne ramène que pleurs et insomnies ? Car alors ni les pleurs, ni les couvertures brodées, ni le murmure d'une eau paisible ne sauraient appeler le sommeil.
Ai-je offensé par mes paroles la divinité de la grande Vénus (80) et ma langue impie m'en fait-elle maintenant subir la peine ? M'accuse-t-on d'avoir porté un pied sacrilège dans les demeures des dieux et arraché les guirlandes de leurs foyers sacrés ? Non, si j'étais coupable, je n'hésiterais point à me prosterner dans les temples et à couvrir de baisers leurs seuils sacrés ; je n'hésiterais point à me traîner à genoux sur la terre en suppliant, (85) et à frapper ma tête misérable contre la porte sainte.
Mais toi qui ris gaiement de nos malheurs, crains bientôt pour toi : le Dieu ne sévira point toujours contre moi seul. J'en ai vu qui, après avoir raillé les malheureuses amours des jeunes gens, (90) offraient plus tard leurs cous de vieillards aux chaînes de Vénus ; je les ai vus chercher à débiter des propos caressants d'une voix tremblotante, et à ajuster avec leurs mains des cheveux blancs ; ils n'avaient pas honte de rester plantés devant une porte, et d'arrêter en plein forum la servante de leur chère amie. (95) Autour d'un tel homme se pressent en foule serrée garçons et jeunes gens, et chacun de cracher, pour sa sauvegarde, dans le pli ondoyant de sa robe. Mais épargne-moi, Vénus ; je t'ai toujours servi d'un coeur dévoué. Pourquoi brûler, cruelle, une moisson qui est tienne ?
[Plan]
(1) Vous irez sans moi, Messalla, à travers les ondes Égéennes ; mais puissiez-vous, toi et ta suite, garder mon souvenir, tandis que je suis retenu, malade, dans la Phéacie, cette contrée inconnue ! Écarte tes mains avides, je t'en supplie, Mort sombre ; (5) écarte-les, je t'en supplie, Mort sombre : ici je n'ai point de mère qui recueille dans sa robe de deuil mes ossements brûlés ; je n'ai point de soeur, qui répande sur ma cendre les parfums d'Assyrie et qui, les cheveux épars, pleure devant mon sépulcre.
Délie n'est pas ici, elle qui avant de me laisser partir de la ville, (10) consulta, dit-on, tous les dieux. Trois fois elle prit des mains d'un enfant les sorts sacrés ; et l'enfant des carrefours lui remit constamment les mêmes réponses certaines. Toutes annonçaient mon retour. Cependant rien jamais ne put arrêter ses larmes ni calmer les craintes que lui inspirait mon départ. (15) Moi-même qui voulais la consoler, après avoir donné déjà mes ordres, je cherchais sans cesse, dans mon anxiété, des prétextes pour le retarder. Tantôt j'invoquai les oiseaux, tantôt de sinistres présages, tantôt le jour sacré de Saturne. Oh ! combien de fois, m'étant mis en route, ai-je dit (20) que mon pied, - signe funeste, - avait heurté la porte ! Que nul n'ose partir malgré l'Amour, ou sache qu'il est parti contre la volonté du Dieu ! Que me sert maintenant ton Isis, ô Délie ? Que me servent ces instruments de bronze tant de fois frappés par ta main ? (25) Que me sert qu'au milieu de tes pieux sacrifices, tu te sois, - je m'en souviens, - baigné dans une eau pure et que tu aies reposé sur un lit pur ? Maintenant, Déesse, maintenant viens à mon secours : car tu peux me guérir ; de nombreux tableaux l'attestent dans tes temples. Ma Délie, s'acquittant des chants promis, (30) s'assiéra, vêtue de lin, devant ta porte sacrée ; et deux fois par jour, les cheveux dénoués, elle devra dire tes louanges, belle à voir au milieu de la foule de Pharos. Ah ! qu'il me soit donné de célébrer encore les Pénates de mes pères et chaque mois de payer le tribut de mon encens au Lare antique !
(35) Qu'on vivait donc heureux sous le règne de Saturne, avant que la terre s'ouvrît aux longues routes ! Le pin n'avait pas encore bravé les ondes d'azur ni livré aux vents le gonflement d'une voile déployée. Errant à la recherche du gain et des terres inconnues, (40) le nautonier n'avait point encore chargé son vaisseau de marchandises étrangères. En cet âge heureux, le robuste taureau ne portait point le joug ; le cheval ne mordait point le frein d'une bouche domptée ; les maisons étaient sans porte ; aucune pierre fixée dans les champs n'assignait aux labeurs une limite certaine ; (45) les chênes eux-mêmes donnaient du miel, et les brebis d'elles-mêmes venaient offrir leurs mamelles pleines de lait aux hommes sans inquiétude. Il n'y avait pas d'armée, pas de colère, pas de guerre ; l'art sans pitié d'un cruel forgeron n'avait point inventé le glaive. Aujourd'hui, sous l'empire de Jupiter, ce n'est que meurtres et blessures toujours, (50) aujourd'hui c'est la mer, aujourd'hui mille voies brusques qui conduisent à la mort.
Épargne-moi, père ! dans ma crainte je ne redoute ni les parjures, ni des paroles impies proférées contre les dieux saints. Que si j'ai rempli déjà les années que le destin m'assigne, permets que l'on grave ces mots sur la pierre recouvrant mes os : (55) "Ici repose Tibulle, enlevé par une mort cruelle, tandis qu'il suivait Messalla sur terre et sur mer."
Mais, pour m'être montré toujours docile au tendre Amour, Vénus elle-même me conduira aux Champs-Élysées. Là règnent les danses et les chants ; et, vaguant de tous côtés, (60) les oiseaux font résonner les doux accents de leurs gosiers frêles. Le cinnamome y pousse sans culture, et, par toute la campagne, la terre généreuse est fleurie de roses embaumées. Là se joue un essaim mêlé de jeunes gens et de tendres jeunes filles et l'Amour y livre des combats continuels. (65) C'est là le séjour des amants que la mort avide a surpris et qui sont reconnaissables à la couronne de myrte que porte leur chevelure.
Mais dans le sein de la nuit profonde est caché le séjour maudit, autour duquel des flots noirs résonnent. Tisiphone, qui a pour cheveux des serpents sauvages enlacés, (70) y sévit, et la foule impie fuit çà et là. Puis, tout noir, à la porte, par la gueule de ses serpents, Cerbère siffle et veille devant les portes d'airain. Là les membres coupables d'Ixion, qui osa outrager Junon, tournent sur une roue rapide, (75) et Tityus étendu sur neuf arpents de terre repaît de ses entrailles noires les oiseaux éternels. Tantale est là aussi, et des étangs l'entourent ; mais, quand il est près de boire, l'onde se dérobe à son âcre soif ; et les filles de Danaüs, qui offensèrent la puissance de Vénus, (80) y portent les eaux du Léthé dans des tonneaux percés. Que ce soit là la demeure de quiconque a trahi mes amours et a souhaité de me voir retenu au service.
Mais toi, je t'en prie, reste chaste ; et que, gardienne de la sainte pudeur, t'assiste toujours une vieille attentive ! (85) Qu'elle te raconte des histoires en tirant, près de la lampe, les longs fils de lin dont sa quenouille est pleine, tandis qu'à côté d'elle, attachée à sa lourde tâche, la jeune fille peu à peu vaincue par le sommeil, fatiguée, laisse tomber l'ouvrage.
C'est alors que je voudrais venir subitement, sans que personne m'annonce, (90) et paraître à tes yeux comme si le ciel m'envoyait. Alors, telle que tu seras, tes longs cheveux en désordre, accours au-devant de moi, Délie, les pieds nus. Telle est ma prière : ce beau jour radieux, puisse la blanche Aurore nous l'apporter sur ses chevaux couleur de rose !
[Plan]
(1) "Que des toits ombreux, ô Priape, garantissent ta tête du soleil et des neiges ! Dis-moi ton art de séduire les beaux jeunes gens. Sans doute, tu n'as pas une barbe brillante ni une chevelure soignée. (5) Nu, tu endures les froids du solstice d'hiver ; nu aussi, le temps sec de la Canicule estivale."
Ainsi parlais-je ; et telle fut la réponse du fils rustique de Bacchus, le Dieu armé de la faux recourbée :
"Oh ! évite de te confier à la tendre troupe des garçons ; (10) ils ont toujours un attrait qui appelle justement l'amour. Celui-ci plaît en serrant les rênes qui maîtrisent un cheval ; celui-là fend l'eau calme de sa poitrine blanche comme la neige ; l'un séduit par le hardi courage qui l'anime ; l'autre, par la pudeur virginale répandue sur ses tendres joues. (15) Mais ne te laisse pas rebuter par un premier refus ; peu à peu le cou rebelle se soumettra au joug. Longueur de temps rend les lions obéissant à l'homme ; longueur de temps fait l'eau douce creuser la pierre. L'année mûrit les grappes sur les coteaux ensoleillés ; (20) l'année, à époques fixes, ramène les astres brillants. Et ne crains pas de faire des serments : les vents emportent à la surface de la terre et des flots les vains parjures de Vénus. Mille grâces à Jupiter ! le père des Dieux lui-même a refusé toute valeur aux serments enflammés d'un fol amour. (25) Dictynna te permet de jurer impunément par ses flèches, et Minerve par ses cheveux !
"Mais tout retard sera une erreur : la jeunesse passera, et combien vite ! Un jour ne demeure pas là, paresseux, ni ne revient. Combien vite la terre perd ses couleurs pourprées ! (30) combien vite le haut peuplier, sa belle chevelure ! Comme il gît abattu, quand est venue l'époque fatale de la débile vieillesse, le cheval autrefois sorti des barrières Éléennes ! J'ai vu plus d'un jeune homme, mais déjà au déclin de la jeunesse, gémir d'avoir perdu stupidement ses beaux jours ! (35) Dieux cruels ! le serpent, à chaque renouveau, se dépouille de ses ans ; et la beauté n'obtient aucun délai du sort. Seuls, Phoebus et Bacchus jouissent d'une éternelle jeunesse : la longue chevelure sied à l'un et l'autre dieu.
"Quelles que soient les fantaisies du garçon que tu aimes, (40) cède-lui : la complaisance souvent fait triompher l'amour. Ne refuse pas de l'accompagner, malgré la longueur de la route et les feux de la Canicule desséchant les champs altérés, malgré le voile d'une couleur bleuâtre qui s'étend dans le ciel, lorsque l'arc chargé de pluie hâte la venue de l'eau ! (45) Veut-il aller en bateau par les ondes azurées, pousse toi-même de la rame la barque légère à travers les flots. N'hésite point à t'imposer de dures fatigues, ou à t'user les mains par un travail dont elles n'ont point l'habitude. Veut-il fermer par des embûches des vallées profondes, n'hésite pas, (50) si tu lui plais, à porter les filets sur l'épaule. S'il veut faire des armes, tu essaieras d'en jouer d'une main légère ; souvent tu offriras ton flanc à découvert, pour qu'il ait la victoire. Alors il sera doux pour toi ; alors tu lui pourras ravir les baisers que tu aimes ; il se défendra, mais t'en donnera pourtant qui te plairont. (55) Ces baisers, d'abord ravis, il les accordera bientôt à tes prières ; et après, c'est lui qui voudra s'enlacer à ton cou.
"Hélas ! ce siècle traite maintenant l'art misérablement ! déjà le jeune garçon a pris l'habitude d'exiger des cadeaux. Ah ! toi qui le premier appris à vendre Vénus, (60) qui que tu sois, puisse sur tes os peser la pierre infortunée ! Enfants, aimez les Piérides et les doctes poètes, et que les cadeaux d'or ne l'emportent point sur les Piérides ! C'est la poésie qui a donné à Nisus son cheveu de pourpre ; sans la poésie, l'ivoire n'aurait pas brillé sur l'épaule de Pélops. (65) Celui que chanteront les Muses vivra tant qu'il y aura des chênes sur la terre, des étoiles au ciel, et de l'eau dans le lit des fleuves. Mais celui qui n'entend pas les Muses, qui vend l'amour, qu'il suive, celui-là, le char d'Ops Idéenne ; qu'il porte ses pas errants dans mille cités (70) et se mutile un membre méprisable aux accents de la flûte Phrygienne ! Vénus elle-même veut qu'on fasse place aux propos caressants ; elle s'intéresse aux plaintes suppliantes, aux larmes misérables."
Telles sont les paroles que le Dieu me fit entendre pour les répéter à Titius ; mais Titius a une épouse qui lui défend de s'en souvenir. (75) Qu'il obéisse à celle qu'il aime ; mais vous, accourez chez votre maître, vous qui avez à vous plaindre des nombreux artifices d'un garçon rusé. À chacun sa gloire ; la mienne est d'être consulté par les amants rebutés ; ma porte leur est ouverte à tous. Un jour viendra où (80) une foule empressée de jeunes gens s'attachera à mes pas pour entendre mes leçons en Vénus.
Hélas ! hélas ! que Marathus me torture par la lenteur de son amour ! Les artifices me manquent, et me manquent les ruses. Épargne-moi, enfant, je t'en supplie ; que je ne devienne pas la fable honteuse de ceux qui se riront de mon vain magistère.
[Plan]
(1) J'étais farouche et prétendais pouvoir supporter une rupture ; et voilà que la gloire de ce courage m'échappe. Car je suis aussi agité que le sabot que fait tourner, rapide, sur le sol tout uni, l'agile fouet d'un enfant exercé à ce jeu. (5) Brûle et torture un homme fier, pour lui ôter la fantaisie de faire le fanfaron après cela ; dompte son rude langage. Ou plutôt épargne-moi, je t'en conjure par la couche qui reçut mes serments furtifs, par Vénus, par ta tête inclinée près de la mienne. C'est moi, lorsqu'une maladie cruelle t'étendait vaincue sur ton lit, (10) dont les voeux, on l'assure, t'arrachèrent à la mort ; moi qui ai promené autour de toi le soufre purificateur, après qu'une vieille eut chanté ses vers magiques ; moi qui ai pris soin d'empêcher les songes funestes de te nuire, en leur offrant trois fois la farine et le sel ; (15) moi qui, voilé de lin et la tunique flottante, ai neuf fois adressé des voeux à Hécate dans le silence de la nuit. Tous ces voeux, je les ai acquittés : et un autre maintenant possède ton amour, et recueille, dans le bonheur, le fruit de mes prières. Mais cette vie de bonheur, (20) c'est pour moi, insensé ! que je me l'imaginais, si tu recouvrais la santé, mais le Dieu a dit non. Je cultiverai mes champs (me disais-je), ma Délie sera là, gardienne de mes récoltes, tandis que l'on battra les gerbes sur l'aire à l'ardeur du soleil ; ou bien elle veillera sur mes cuves pleines de grappes et sur le moût limpide pressé d'un pied agile. (25) Elle s'accoutumera à compter le bétail ; elle s'accoutumera au babil du petit esclave jouant sur le sein de sa maîtresse qui l'aime. Elle saura offrir au dieu des laboureurs une grappe pour prix de ses vignes, des épis pour ses moissons, un sacrifice pour son troupeau. Qu'elle dirige tout le monde, qu'elle prenne soin de tout : (30) je me plairai à n'être rien dans la maison. Là viendra mon Messalla, pour qui Délie cueillera sur des arbres de choix des fruits succulents ; et pleine de respect pour un si grand personnage, elle sera pour lui empressée, lui apportera et lui présentera elle-même les mets préparés par ses soins. (35) Imaginations, que maintenant l'Eurus et le Notus dissipent, voeux illusoires, à travers l'Arménie odorante !
Souvent j'ai tenté de chasser mes peines par le vin mais la douleur avait changé tout le vin en larmes. Souvent j'en ai pris une autre, mais au moment de goûter le plaisir, (40) Vénus m'a rappelé ma maîtresse et m'a trahi ; alors la femme, en me quittant, me disait que j'avais reçu un sort ; et elle raconte en rougissant que mon amie connaît les criminelles pratiques. Mais ce n'est pas l'effet des paroles magiques ; ce qui m'ensorcèle, c'est la beauté de mon amie, ses bras souples, et sa blonde chevelure. (45) Telle la Néréide Thétis couleur d'azur, quand elle fut jadis transportée vers l'hémonien Pélée sur un poisson docile au frein. Voilà ce qui m'a nui.
Pour l'amant riche qui la presse maintenant, une fourbe entremetteuse a causé mon malheur. Qu'elle se repaisse, celle-là, de chairs saignantes, que sa bouche ensanglantée (50) vide des coupes pleines de fiel amer ; que les ombres de ceux qui pleurent leur destinée volent sans cesse autour d'elle, et que du haut de son toit chante la stryge déchirante ; dans sa fureur que la faim stimule, qu'elle aille elle-même chercher des herbes sur les sépulcres et des os dédaignés par les loups sauvages ; (55) qu'elle coure, le ventre nu, et hurle par les villes, ayant à ses trousses la meute farouche des chiens des carrefours. Je serai exaucé ; un Dieu m'en donne ses signes : il est des dieux pour les amants, et Vénus sévit contre la foi rompue.
Mais toi, oublie au plus tôt les conseils d'une sorcière rapace : (60) car il n'est point d'amour qui résiste aux cadeaux. Un amant pauvre sera toujours prêt à recevoir tes ordres, à les prévenir ; il sera tendrement fixé à ton côté. Un amant pauvre, fidèle compagnon au milieu de la foule qui se presse, te prêtera sa main et t'ouvrira la route. (65) Un amant pauvre te conduira en secret chez tes amis réunis en cachette, et détachera lui-même les liens qui serrent ton pied aussi blanc que la neige.
Hélas ! nos chants sont vains ; sourde à mes plaintes, la porte ne s'ouvre pas : il y faut frapper la main pleine.
Et toi, qui as la préférence aujourd'hui, crains le vol qu'on m'a fait : (70) la roue légère de la Fortune tourne avec rapidité. Ce n'est pas en vain qu'un autre déjà s'arrête sur son seuil, empressé, et regarde à plusieurs reprises, et bat en retraite ; qu'il fait semblant de dépasser la maison, puis bientôt revient seul et crache constamment devant la porte. (75) Je ne sais ce que prépare l'amour furtif. Jouis de ton bonheur, je t'en prie, tandis que tu le peux ; ta barque vogue sur une eau courante.
[Plan]
(1) Toujours, pour m'attirer, tu m'offres un visage caressant, et bientôt, hélas ! je n'éprouve que ta tristesse et ta rigueur, Amour ! Qu'ai-je avec toi de commun, sauvage enfant ? la grande gloire pour un Dieu que de dresser des embûches à un homme ! (5) Déjà on me tend des pièges ; déjà Délie, en cachette, réchauffe traîtreusement je ne sais quel rival dans la nuit taciturne. Elle jure et affirme le contraire, il est vrai ; mais j'ai peine à le croire : ne nie-t-elle pas de la sorte nos amours à son mari ? C'est moi-même qui, pour mon malheur, lui ai appris le moyen de tromper (10) ses gardiens. Hélas ! hélas ! je suis aujourd'hui la victime de mes propres leçons. Tantôt elle a appris à feindre des prétextes pour coucher seule, à faire tourner sans bruit une porte sur ses gonds ; tantôt je lui ai donné des sucs et des herbes pour faire partir la meurtrissure que Vénus réciproque imprime avec les dents.
(15) Mais toi, imprudent mari d'une femme qui te trompe, prends garde à moi aussi, pour qu'elle ne pèche pas. Veille à ce qu'elle évite les longs et fréquents entretiens des jeunes gens ; à ce qu'elle ne s'étende avec une robe flottante qui lui découvre la gorge ; à ce qu'elle ne te trompe pas par un signe, et ne tire la liqueur avec son doigt (20) pour tracer des caractères sur la table ronde. Crains ses nombreuses sorties, assurât-elle se rendre aux mystères de la Bonne-Déesse, dont l'accès est interdit aux hommes. Si tu m'en crois, je la suivrai seul au pied des autels : alors je n'aurai point à redouter que mes yeux me trompent. (25) Souvent, sous prétexte d'admirer ses pierres ou son cachet, je me souviens de lui avoir touché la main. Souvent je t'ai endormi avec du vin pur, tandis que moi, je buvais sobrement en mettant de l'eau au fond de la coupe, et j'avais la victoire. Je ne t'ai point offensé à dessein pardonne à mes voeux. (30) C'est l'Amour qui le voulut : qui lutterait contre les Dieux ? C'est moi, - je ne rougirai pas de dire la vérité, - que ton chien poursuivait durant la nuit entière. Qu'as-tu besoin aussi d'une jeune épouse ? Si tu ne sais pas garder ton bien, c'est en vain qu'une clef est à la porte. (35) Elle te prend dans ses bras, soupire après d'autres amours absentes, et fait semblant soudain d'avoir mal à la tête. Eh bien ! confie-la à ma garde ; je ne me dérobe pas aux coups sauvages ; je ne refuse pas de me laisser mettre des chaînes aux pieds. Arrière alors tous ceux qui cultivent leur chevelure avec art, (40) qui laissent flotter le pli ondoyant d'une toge lâche. Si quelqu'un se trouve sur son chemin, que, pour prévenir toute accusation, il s'arrête ou prenne une autre route.
Tels sont les ordres du Dieu lui-même ; tels sont les oracles que j'ai entendus de la bouche inspirée d'une grande prêtresse : (45) une fois qu'elle est agitée des fureurs de Bellone, elle ne craint dans sa folie ni l'âpre flamme ni les fouets qui claquent. Elle-même se frappe violemment les bras à coups de hache et, sans se faire aucun mal, arrose de son sang la Déesse. Debout, le flanc percé d'un fer, debout, la gorge blessée, (50) elle chante les événements que la grande Déesse lui annonce : "Évitez de profaner une jeune femme, sur laquelle l'Amour veille ; n'attendez pas de l'apprendre, à votre grand regret, par un grand châtiment. Touche-la ; tu verras fuir ton opulence, comme le sang qui coule de nos plaies, comme cette cendre que les vents dispersent." (55) Et pour toi, ma Délie, elle a parlé de je ne sais quel châtiment ; si cependant tu commets une faute, puisse-t-elle t'être indulgente.
Je ne t'épargne pas pour toi, mais c'est ta mère qui me touche, et qui, - vieille précieuse, - triomphe de ma colère. Elle t'amène à moi dans les ténèbres, et toute tremblante, (60) en secret, sans mot dire, joint nos mains. Elle m'attend la nuit, immobile à la porte, et, quand j'arrive, elle me reconnaît de loin au bruit de mes pas. Vis longtemps pour moi, douce vieille ; je voudrais qu'il me fût permis de mettre en commun mes propres années avec les tiennes. (65) Je t'aimerai toujours et j'aimerai ta fille à cause de toi : quoi qu'elle fasse, c'est tout de même ton sang.
Enseigne-lui seulement à être chaste, bien que ses cheveux ne soient pas embarrassés d'une bandelette, ni ses pieds d'une longue robe. Je me soumets à de dures conditions ; je consens à ne louer aucune femme (70) sans qu'elle m'arrache les yeux ; et, si elle me croit coupable d'un méfait, à être traîné par la chevelure malgré mon innocence et tiré le long des rues la tête la première. Je ne voudrais pas te frapper, mais si pareille folie me venait, je souhaiterais de n'avoir pas eu de mains. (75) Mais ne sois pas chaste par peur des coups : qu'un mutuel amour te conserve fidèle en mon absence. Celle qui n'a été fidèle à personne, plus tard, vaincue par l'âge, tire indigente les fils qu'elle enroule d'une main tremblante, attache pour un salaire les bêtes solides aux chaînes, (80) et épluche en la cardant une toison neigeuse. Les jeunes gens, se pressant autour d'elle, contemplent avec joie sa misère et se disent qu'elle a mérité tous les maux de sa vieillesse. Vénus du haut de l'Olympe la regarde pleurer, aérienne, et lui rappelle combien elle est dure pour les infidèles.
(85) Puissent ces malédictions tomber sur d'autres. Pour nous, Délie, soyons-nous en cheveux blancs un exemple d'amour l'un à l'autre.
[Plan]
(1) Ce jour a été chanté par les Parques qui filent les trames des Destins, qu'aucun Dieu ne peut rompre, ce jour qui devait mettre en déroute les peuples de l'Aquitaine, faire trembler l'Aude vaincue par un vaillant soldat. (5) L'oracle est accompli : la jeunesse romaine a vu de nouveaux triomphes et des chefs captifs aux bras liés ; et toi, Messalla, père des lauriers du vainqueur, tu étais porté sur un char d'ivoire aux chevaux couleur de neige. J'étais avec toi quand tu méritas ces honneurs : les Pyrénées des Tarbelles en sont témoins, (10) ainsi que les rivages de l'océan Santonique ; témoins la Saône et le Rhône rapide, et la grande Garonne et la Loire, onde bleue du Carnute blond.
Ou bien est-ce toi, Cydnus, que je chanterai, toi qui promènes sans bruit et lentement tes eaux bleues en serpentant dans un lit paisible ? (15) ou la hauteur du Taurus glacé, qui élève dans les nues sa cime aérienne et nourrit les Ciliciens aux longs cheveux ? Dirai-je comment vole sans danger à travers mille cités la blanche colombe, sacrée au Syrien de Palestine ? Comment, du haut de ses tours, elle porte au loin ses regards sur la vaste plaine des mers, (20) cette Tyr, qui, la première, apprit à confier une barque aux vents ? Comment encore, quand Sirius fend les champs arides, le Nil aux eaux fécondes déborde en plein été ?
Nil, ô père, pourrai-je dire par quelle raison et en quel lieu tu as caché ta tête ? (25) Grâce à toi, la terre où tu règnes ne réclame pas d'averses et l'herbe sèche n'implore pas Jupiter pluvial. C'est toi que chante, avec son Osiris, une jeunesse barbare, instruite à pleurer le boeuf de Memphis. Le premier, de sa main ingénieuse, Osiris créa la charrue (30) et remua avec le soc un tendre sol. Le premier, il confia des semences à la terre inexperte et cueillit des fruits sur des arbres inconnus. Ce fut lui qui apprit à attacher à des appuis la tendre vigne, à en couper avec une serpe dure le feuillage vert. (35) Le premier, il obtint le délicieux breuvage exprimé de la grappe mûre par des pieds agrestes ; cette liqueur qui apprit à donner à la voix les inflexions du chant et à mouvoir des membres, qui l'ignoraient avant, sur un mode cadencé ; et Bacchus permit au laboureur, accablé par un long travail, (40) de chasser de son coeur la tristesse ; Bacchus apporte le repos aux mortels malheureux, en dépit des dures entraves qui résonnent sur leurs jambes. Tu ne connais ni les tristes soucis ni les deuils, Osiris ; ce que tu aimes, ce sont les danses, les chansons, le léger amour ; (45) ce sont les fleurs variées et les couronnes de lierre ; c'est la robe couleur de safran qui vient flotter sur de tendres pieds ; les étoffes de Tyr, la flûte et son doux chant, et la légère corbeille introduite aux mystères sacrés.
Viens ici et célèbre avec nous le génie par des jeux, le génie par des choeurs ; (50) baigne tes tempes de flots de vin. Que les onguents ruissellent de la chevelure brillante, que sa tête et son cou portent de souples guirlandes. Oui, viens ce jour, tandis que je t'apporte en hommage de l'encens, et de doux gâteaux au miel de l'Attique.
(55) Et toi, puisses-tu voir grandir des enfants qui ajoutent aux exploits de leur père et entourent ta vieillesse vénérée. Et que la voie qui est ton ouvrage ne soit pas oubliée de l'habitant de Tusculum, ou d'Albe la Blanche au Lare antique : car le fond en est formé d'un dur gravier amassé à tes frais, (60) et pavé de cailloux rapprochés avec art. Le laboureur te chante, en revenant de la grande ville le soir et en rentrant chez lui sans s'être meurtri les pieds.
Et toi, Anniversaire, qui mérite d'être célébré pendant bien des années, viens plus brillant, plus brillant toujours !
[Plan]
(1) Ce n'est pas moi qui puis me méprendre sur un signe d'amour ou sur de tendres paroles prononcées d'une voix douce. Je n'ai besoin ni des sorts, ni des fibres, interprètes de la volonté des dieux, ni de l'avenir révélé par le chant d'un oiseau. (5) C'est Vénus elle-même, qui, en me liant les bras derrière le dos par un noeud magique, m'a instruit, non sans que j'aie reçu beaucoup de blessures. Cesse de dissimuler : le Dieu brûle plus cruellement ceux qu'il voit succomber à regret. Que te sert d'avoir pris soin de tes souples cheveux (10) et d'avoir si souvent varié la façon de te coiffer ? D'avoir orné tes joues d'un fard brillant ? D'avoir fait arrondir tes ongles par la main savante d'un artiste ? C'est en vain désormais que tu changes de vêtements et de tuniques, c'est en vain qu'une chaussure étroite comprime ton pied. (15) Elle te plaît, quoiqu'elle soit venue à toi sans parer son visage, et qu'elle n'ait point lentement arrangé avec art sa chevelure brillante. Est-ce qu'avec des formules, avec des herbes qui font pâlir, une vieille t'a jeté un sort dans le silence de la nuit ? L'incantation attire la moisson du champ voisin, (20) l'incantation suspend la marche du serpent irrité, l'incantation essaye d'arracher la Lune de son char et y réussirait, sans les coups frappés sur le bronze. Pourquoi me plaindre, hélas ! qu'une formule, que des herbes aient causé mon malheur ? La beauté n'use point des secours de la magie. (25) Ton malheur, c'est d'avoir touché son corps, c'est de lui avoir donné de longs baisers, c'est d'avoir enlacé ta cuisse avec sa cuisse.
Et toi, pense cependant à n'être point cruelle à ce garçon. Vénus poursuit de ses peines les mauvaises actions. Ne réclame pas de présents : c'est à l'amoureux en cheveux blancs de donner des présents, (30) pour que tu réchauffes ses membres froids contre ton sein tendre. Plus précieux que l'or est le jeune homme dont brille le visage lisse, et dont une barbe dure ne pique pas dans l'étreinte. Suspends à ses épaules tes bras éblouissants, et méprise l'opulence des rois. (35) Vénus s'ingéniera pour te faire coucher secrètement avec ce garçon, qui, tout gonflé d'amour, te serrera sur sa jeune poitrine, et qui halètera en te donnant des baisers mouillés, où les langues s'entrechoquent et en marquant ton cou de la trace de ses dents. Ni les pierres ni les gemmes ne siéent à celle qui, par le froid, (40) doit dormir seule, et ne doit exciter le désir d'aucun homme. Hélas ! il est trop tard pour rappeler l'amour, trop tard pour la jeunesse, quand la vieillesse chenue flétrit une tête âgée. Alors on regrette sa beauté ; alors, pour dissimuler les années, on se teint la chevelure avec l'écorce verte de la noix. (45) Alors on a soin d'extirper ses cheveux blancs et, en effaçant ses rides, de se refaire un jeune visage. Pour toi, tandis que ton printemps est dans sa fleur, hâte-toi d'en jouir : il ne tarde pas à s'enfuir. Et ne torture pas Marathus : quelle gloire y a-t-il à vaincre un enfant ? (50) Réserve tes duretés, jeune fille, pour les vieillards caducs. Épargne, je t'en conjure, un jouvenceau. Ce n'est pas la maladie, mais c'est l'excès d'amour qui a jauni son teint.
Le malheureux ! que de fois, en ton absence n'a-t-il point exhalé des plaintes amères et tout mouillé de ses torrents de larmes ? (55) "Pourquoi me dédaignes-tu ?" dit-il. "Je pourrais triompher de tes gardiens. Le Dieu lui-même a donné aux amants la faculté de tromper. Je connais la Vénus furtive ; je sais respirer tout doucement, et ravir des baisers sans bruit. Je puis, même en pleine nuit, me glisser à la dérobée, (60) et ouvrir secrètement une porte sans qu'elle craque. Que me servent les ruses, si une amie sauvage dédaigne un malheureux amant et fuit même de son lit ? Quelquefois elle me promet, mais soudain la perfide me trompe, et il me faut passer toute la nuit à veiller dans tous les tourments : (65) je me figure qu'elle va venir ; au moindre moment, je crois entendre le bruit de ses pas."
Renonce aux larmes, enfant : elle demeure intraitable, et tes yeux las déjà sont gonflés par les pleurs.
Je t'en préviens, Pholoé, les dieux détestent la superbe, (70) et il ne sert de rien de leur offrir alors l'encens sur les saints autels. Ce Marathus jadis se jouait des malheureux amants, ignorant qu'un Dieu vengeur le menaçait lui-même. Souvent même, dit-on, il riait des larmes de douleur et entretenait le désir par des retards inventés. (75) Maintenant il hait tout orgueil ; maintenant il déteste le verrou qui lui ferme une porte inflexible. Et toi aussi, le châtiment t'attend, si tu ne mets un terme à ta superbe ; combien de voeux tu feras pour rappeler ce jour-ci !
[Plan]
(1) Pourquoi, si tu devais trahir mon malheureux amour, prenais-tu à témoin les dieux des serments que tu devais violer en secret ? Ah ! malheureux ! on peut bien d'abord cacher ses parjures, mais la peine vient plus tard à pas silencieux. (5) Épargnez-le, Célestes : il est juste que vous permettiez à la beauté d'enfreindre pour une fois impunément vos lois. C'est dans l'espoir du gain que le paysan attache ses taureaux à la charrue qui s'y prête et presse les durs travaux de la terre. C'est en vue du gain qu'à travers les mers qui obéissent aux vents (10) les navires ballottés se dirigent sur les astres fixes. Des présents ont séduit aussi l'enfant que j'aime ; mais puisse un dieu les réduire en cendres et eaux qui coulent. Je vais l'en voir punir ; la poussière et le vent qui hérissera sa chevelure terniront sa beauté. (15) Son visage sera brûlé par le soleil, ses cheveux seront brûlés ; une longue route meurtrira ses pieds délicats.
Combien de fois ne l'ai-je point prévenue ! "Ne pollue pas ta beauté pour de l'or ; souvent l'or a coutume de cacher bien des maux ! Celui qui, séduit par la richesse, viole son amour, (20) s'aliène Vénus et ses rigueurs. Brûle-moi plutôt la tête avec la flamme, blesse mon corps avec le fer, déchire mon dos à coups de fouet. Et n'espère pas me cacher la faute que tu médites : il est un Dieu, qui dévoile les ruses. (25) C'est ce dieu qui permet à l'esclave silencieux de parler librement dans l'ivresse. C'est ce dieu qui pousse ceux que dompte le sommeil à proférer des mots et à révéler malgré eux leur secret." Telles étaient ses paroles. (30) Maintenant j'ai honte de t'avoir parlé en pleurant, honte de m'être jeté à tes pieds délicats.
Alors tu me jurais que ni les riches monceaux d'or, ni les pierreries ne te feraient vendre ta foi, dût-on même te donner, pour prix d'une complaisance, la terre de Campanie ou le territoire de Falerne cher à Bacchus. (35) À entendre un pareil langage, j'aurais perdu l'idée que des constellations brillent dans les cieux et que la foudre éclaire en tombant ! Tu allais même jusqu'à pleurer ; et moi, qui n'ai pas appris à tromper, j'étais assez crédule pour essuyer tes joues humides !
Que ne ferais-je pas, si tu n'étais toi-même épris d'une jeune fille ! (40) Puisse-t-elle, c'est là mon voeu, être, à ton exemple, légère ! Oh que de fois, pour que personne ne fût témoin de nos entretiens, ne t'ai-je pas accompagné moi-même en pleine nuit, une torche à la main ! Si, contre ton attente, souvent elle vint te voir, et se cacha, tête voilée, derrière ta porte close, c'est à moi que tu le dois. (45) C'est alors que je me suis perdu dans mon malheur, croyant follement que j'étais aimé, car je pouvais mieux me garder contre tes pièges. Bien plus, dans l'égarement de mon esprit, j'ai chanté tes louanges ; mais aujourd'hui j'en ai honte pour moi et les Piérides. Je voudrais voir ces vers brûlés par la flamme dévorante de Vulcain (50) ou détruits par l'eau courante d'un fleuve.
Mais toi, fuis loin d'ici, toi qui songes à vendre ta beauté et à rentrer chez toi, la main pleine d'énormes richesses ! Quant à toi, qui osas corrompre un enfant par des cadeaux, que ta femme se joue de toi impunément en te trompant sans cesse ! (55) Quand elle aura, de ses jouissances furtives, lassé quelque jeune homme, qu'elle se couche, brisée, auprès de toi, avec une étoffe qui vous sépare ! Puisses-tu trouver toujours dans ta couche les traces d'un étranger ! Puisse ta maison être toujours ouverte aux amants ! Et qu'on ne puisse dire si ta lascive soeur a vidé un plus grand nombre (60) de coupes ou mis hors de combat plus de mâles ! Souvent, dit-on, elle prolonge ses festins bachiques jusqu'à l'heure où la roue de Lucifer apparaît et ramène le jour. Nulle ne saurait mieux qu'elle mettre une nuit à profit ou varier l'alternance des travaux amoureux. (65) Eh bien ! ta femme a tout appris d'elle ; et toi, triple sot, tu ne le remarques pas à cet art insolite dont elle remue son corps ! Crois-tu que c'est pour toi qu'elle ajuste sa coiffure ? qu'elle passe dans sa fine chevelure un peigne épais ? Est-ce la figure que tu as qui la persuade (70) de se mettre des bracelets d'or et de se montrer parée d'une robe flottante de Tyr ? Non, ce n'est pas à toi qu'elle veut paraître jolie, c'est à un jeune homme, pour qui elle sacrifierait ta maison ainsi que ta fortune ! Ce n'est pas le vice qui l'entraîne, mais des membres flétris par la goutte et l'étreinte d'un vieillard font fuir une jeune beauté.
(75) Voilà cependant l'homme dont l'enfant que nous aimons a partagé la couche. Il serait capable, je crois, de faire l'amour avec des animaux féroces.
Est-ce bien toi qui as osé vendre à d'autres des caresses qui étaient à moi ? porter follement à d'autres des baisers qui étaient à moi ? Tu pleureras, quand un autre enfant me tiendra enchaîné (80) et portera son empire imberbe dans le giron qui t'appartenait ? Puisse alors ta douleur faire ma joie ; pour marquer ma reconnaissance à Vénus, j'attacherai dans son temple une palme d'or qui flétrira le mal que tu me fais : "Voici la palme que, délivré d'un faux amour, Tibulle te consacre ; sois-lui agréable, déesse, il t'en conjure."
[Plan]
(1) Quel est le premier qui apporta l'horrible épée ? Quel sauvage, celui-là, quel coeur de fer vraiment ! Alors naquirent pour le genre humain les meurtres et les combats ; alors s'ouvrit à la mort farouche une voie plus courte. (5) Mais non, le malheureux n'a pas été coupable, c'est nous qui le sommes, nous qui avons tourné vers notre propre perte les armes qu'il nous donna contre les bêtes féroces. La faute en est à l'or qui enrichit ; la guerre n'existait point, lorsque devant ses plats on n'avait qu'une coupe en hêtre. Les citadelles, les palissades n'existaient pas, (10) et le conducteur du troupeau trouvait un sommeil tranquille au milieu de ses brebis aux toisons différentes. J'aurais dû vivre alors, ô Valgius ; je n'aurais pas connu les tristes armes, ni senti mon coeur battre aux accents de la trompette. Maintenant on me traîne à la guerre, et déjà peut-être quelque ennemi porte le trait qui doit rester fixé dans mon flanc.
(15) Mais vous, Lares de mes pères, sauvez-moi, vous qui m'avez nourri, lorsque, petit enfant, je courais à vos pieds. Ne rougissez pas d'être formés d'un vieux bois : c'est ainsi que vous habitiez l'antique demeure de mon aïeul. On observait mieux sa foi, lorsque, objet d'un pauvre culte, (20) un Dieu de bois se dressait dans une étroite chapelle. On l'apaisait, soit en lui offrant une grappe de raisin, soit en ceignant d'une couronne d'épis sa chevelure sacrée, et celui dont le voeu avait été exaucé lui apportait lui-même des gâteaux, accompagné de sa petite fille qui tenait derrière lui un pur rayon de miel. (25) Ah ! Dieux Lares, écartez de nous les traits d'airain, et pour victime vous aurez une truie rustique de mon étable pleine ! Je le suivrai avec un vêtement pur, et je porterai une corbeille couronnée de myrte, le myrte aussi couronnant ma tête.
Puissé-je ainsi vous plaire ! qu'un autre soit brave dans les combats ; (30) qu'il abatte, avec l'aide de Mars, les chefs ennemis, pour que je puisse en buvant entendre un soldat me conter ses exploits, et tracer avec du vin son camp sur la table !
Quelle folie de courir dans les guerres au-devant de la sombre Mort ! elle est si près déjà et qui vient en secret de son pas taciturne ! (35) Il n'est pas de moissons dans la terre, pas de riches vignobles ; mais on y voit l'avide Cerbère et le hideux nocher de l'onde du Styx. Là, les joues meurtries et les cheveux brûlés, une troupe pâle erre autour des lacs ténébreux. Qu'il est plus digne d'envie (40) celui qu'une lente vieillesse surprend, parmi ses enfants, dans sa petite chaumière ! Il garde lui-même ses brebis, et son fils ses agneaux, et son épouse prépare l'eau chaude qui le délasse. Que cette vie soit la mienne ! qu'il me soit permis de voir vos cheveux blanchis et de raconter, vieillard, les histoires du vieux temps !
(45) Cependant, que la Paix féconde nos campagnes ! C'est la blanche Paix qui, la première, conduisit sous le joug recourbé les boeufs du laboureur. C'est la Paix qui nourrit les vignes et renferma les sucs de la grappe, pour que la cruche du père versât au fils le vin. C'est la Paix qui met en honneur le hoyau et le soc, (50) tandis que dans un coin obscur, la rouille s'attache aux tristes armes du dur soldat... et le paysan, au retour du bois, un peu ivre lui-même, ramène dans son chariot sa femme et ses enfants à la maison.
Mais alors s'allument les guerres de Vénus, et la femme éclate en plaintes contre celui qui lui a arraché les cheveux et brisé sa porte. (55) Les pleurs arrosent ses tendres joues meurtries ; mais le vainqueur lui-même pleure du beau triomphe de ses mains démentes. Cependant l'Amour lascif attise la querelle par de méchants mots et reste assis impassible entre les deux combattants irrités. Ah ! il est de pierre ou de fer, celui qui (60) frappe son amie : il arrache les dieux du ciel. Qu'on se contente de déchirer le léger vêtement qui couvre ses membres, qu'on se contente de défaire les ornements de ses cheveux, qu'on se contente de la faire pleurer : quatre fois heureux celui qui peut, par sa colère, faire pleurer une tendre amie ! (65) Mais celui qui a des mains cruelles n'est bon qu'à porter le bouclier et le pieu, à s'éloigner de la douce Vénus.
Mais viens parmi nous, Paix nourricière, un épi dans la main, et laisse couler devant toi les fruits de ta robe blanche !
[Plan]
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