Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 424b-429a - ans 706-711

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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Ans 706-711

ÉVÉNEMENTS DIVERS  impliquant notamment Florentin - Léonce Samson - Charles Martel - PéPIN LE BREF

Myreur II, p. 424b-429a

Résumé

 

Le pape Grégoire II (715-731 n.è.) et saint Boniface, évangélisateur de Germanie (an 706)

Florentin et Théodose Esmereit, au service du roi de Carthage, vainqueurs des Sarrasins en Chaldée (bataille épique) (an 707)

Partage à l'amiable du pouvoir entre  trois empereurs élus (Théodose, son fils Léonce Samson, patrice à Rome et Héraclée (an 707)

Pèlerinage de Léonce Samson à Tours où il rencontre Charles Martel qui le ramène avec lui à Paris (an 707)

Charles Martel,  aidé de ses alliés (Léonce Samson, Asculphin d'Aquitaine, etc.), répond à l'appel du roi Odilon de Bavière et, dans une bataille épique, vainc les agresseurs hongrois et danois, puis soumet la Bavière à son pouvoir, forçant Odilon à devenir chrétien (an 708)

Mariages arrangés : l'aînée des filles de Léonce Samson, Florentine, épouse Asculphin d'Aquitaine, neveu de saint Hubert, et la cadette, Berthe, épouse Pépin le Bref

Léonce Samson lutte contre les Sarrasins et devient roi de Hongrie, de Pannonie et de Bulgarie (an 711)

 

Le pape Grégoire et saint Boniface, évangélisateur de Germanie

[II, p. 424b] [L’an VIIc et VI] Apres, l'an VIIc et VI, ordinat li pape Grigoire que dedont en avant ons celehrast messe tous les judis en quaremme, que ons ne fasoit mie à cel temps. En cel an revient à Romme uns sains proidhomme, qui estoit de Bretangne et avoit à nom Bonifache ; si fut depart le pape consacreit à evesque, et l'envoiat prechier en Germaine, où ilh convertit mult de gens.

[II, p. 424b] [An 706] Après, en 706, le pape Grégoire II ordonna que dorénavant la messe soit célébrée  tous les jeudis de carême, ce que l'on ne faisait pas alors. Cette année-là, un sage, un saint homme, revient à Rome ; il venait de Bretagne et avait pour nom Boniface ; il [II, p. 425] fut consacré évêque par le pape, qui l'envoya prêcher en Germanie, où il convertit une multitude de gens.

Plus de précisions sur les papes Grégoire et sur Boniface en II, p. 432. Le Grégoire en question ici est Grégoire II (715-731n.è.), successeur du pape Constantin (708-715 n.è.). Boniface, « archevêque de Mayence, évangélisateur de la Germanie et réorganisateur du clergé franc » (Larousse), qui a vécu de c. 675/680 à 754 n.è., est parti évangéliser la Germanie en 716 n.è. (et toujours d'après le Larousse)

Florentin et Théodose Esmereit, au service du roi de Carthage, vainqueurs des Sarrasins en Chaldée (bataille épique)

[II, p. 425] [L’an VIIc et VII - Florentin et les siens ochirent XXIIIm Sarasins en Caldée] Item, l'an VIIc et VII oit grant batalhe en Caldée, en laqueile ilh fut ochis XXIIIm Sarasins, et fut cel batalhe desconfit et fait depart le chevalier Esmareit et Florentin, le fis l'emperere Philippe. Adont assegarent les Affricains, auxqueis Theodosien Esmareit et Florentin estoient soldoiers, la citeit de Sadach en Caldée, et y remanirent longement devant ; mains, al derain, ilh le conquisent et le misent en le tregut de roy de Cartage.

[II, p. 425] [An 707 - Florentin et les siens tuèrent vingt-trois mille Sarrasins en Chaldée] En l'an 707 se déroula en Chaldée une grande bataille, au cours de laquelle vingt-trois mille Sarrasins furent tués. Cette victoire fut remportée par le chevalier Esmereit et par Florentin, le fils de l'empereur Philippicos. Alors les Africains, à la solde de qui étaient Théodose Esmereit et Florentin, assiégèrent la cité de Sadach en Chaldée. Le siège dura longtemps ; mais finalement ils prirent la ville et en firent la tributaire du roi de Carthage.

Bo ad locum se demande s'il ne s'agit pas de la ville de Saldac en Mauritanie. Il ne comprend probablement pas ce que la Chaldée pourrait venir faire dans ce récit. Mais la géographie n'est pas le fort de Jean d'Outremeuse et, par ailleurs, un peu plus loin, (II, p. 426), le chroniqueur fait passer Esmereit et Florentin par l'Arménie.

Partage à l'amiable du pouvoir  entre trois empereurs élus (Théodose, son fils Léonce Samson, patrice à Rome, et Héraclée)

[Les senateurs eslurent trois empereres] En cel an, le XXVe jour de mois de jenvier, esluirent les senateurs III empereres, car une partie esluit Theodosien Esmareis, et ly altre esluit Lyon Sanson, son fis, qui estoit patris de Romme, et li altre partie at esluit Eracle, le fis l'emperere Philippe et frere à Florentin, et multipliat grant debas entres les senateurs.

[Les sénateurs élurent trois empereurs] Cette année-là [707], le vingt-cinq janvier, les sénateurs élurent trois empereurs : certains choisirent Théodose Esmereit, d'autres Léonce Samson, son fils, qui était patrice de Rome, et d'autres encore Héraclée, fils de l'empereur Philippicos et frère de Florentin. On assista à une multitude d'intenses débats entre les sénateurs.

[Theodosien emperere li LXXIIe] Mains ly patris Lyon vint là et Eracle, et leur dest : « Barons, ne vos combateis pas de cesti fait, vos en aveis fait chu que à vos en apartinoit, si n'en doit eistre entre vos nulle discors ; anchois doit eistre entres nos trois esluis solonc la constume de l'empire, car li plus fors le doit emporteir, et si croy bien que je l'auroy par forche. Mains portant que Theodosien est mon peire charneis, je met mon election awec le siene, si sierat emperere, car je l'ayme mies que je ne fay Eracle qui est chi, et qui est peire à ma femme Beatris et ayons de Florentine et Bertraine, mes dois filhes. Et je ayme grandement monsaingnour Eracle, et, por pais à nourir entre nos, monsangnour Eracle aurat l'empire de Constantinoble ly et ses heures apres ly, et je moy fay fort de mon peire Theodosien que je li feray greeir et confirmeir, et je feray l'empire jusqu'à tant qu'ilh serat revenus de oultre mere. »

[Théodose, 72e empereur] Mais le patrice Léonce arriva avec Héraclée et leur dit : « Barons, ne vous battez pas pour cela ; vous avez fait ce que vous deviez faire, mais il ne doit y avoir aucune discorde entre vous. Bien sûr, dans le choix entre les trois candidats, il faut suivre la coutume de l'empire selon laquelle le plus fort doit l'emporter, et je crois bien que, en ce qui concerne la force, c'est moi qui l'emporterais. Mais Théodose étant mon père biologique, je joins mon élection à la sienne : c'est lui qui sera empereur. Je le préfère à Héraclée, ici présent, le père de mon épouse Béatrice et l'aïeul de mes deux filles, Florentine et Bertaine. J'aime beaucoup monseigneur Héraclée, et pour assurer la paix entre nous, c'est lui qui sera empereur de Constantinople et ses héritiers le seront après lui ; et je me fais fort de convaincre mon père Théodose d'agréer et de confirmer la chose. Je dirigerai l'empire jusqu'à son retour d'outre-mer. »

Noble sentenche et loial rendit li patris de Romme, et Ies senateurs le presarent grandement et honoront le patris fortement ; car chu qu'ilh fist poioit-ilh faire par son offiche, car ilh estoit soverains de tous les senateurs. Si prist tantost XII senateurs et les envoiat en Constantinoble awec Eracle, por li mettre en la possession del empire, et ilh chevalcharent là à XXm hommes.

Sentence remarquable et loyale prononcée là par le patrice de Rome ! Les sénateurs l'apprécièrent grandement et lui firent beaucoup d'honneur. En effet, ce qu'il fit alors, il pouvait le faire grâce à sa fonction, car il était supérieur à tous les sénateurs. Il en désigna aussitôt douze qu'il envoya à Constantinople avec Héraclée, pour le mettre à la tête de l'empire. Ils chevauchèrent avec vingt mille hommes.

Puis apellat XII chevaliers, et les envoiat en le royalme de Caldée à Theodosien son peire, nunchier les novelles de chu que dit est.

Puis il appela douze chevaliers et les envoya dans le royaume de Chaldée pour annoncer ces nouvelles à Théodose son père.

[II, p. 426] Ches chevaliers en alerent à belle compangnie jusques à IIIc hommes ; mains ilh troverent Theodosien Esmereit, qui revenoit parmy Hermenie la petite, et Florentin awec li, si avoient conquis mult de paiis. Quant lesdit chevaliers veirent Theodosien, si descendirent de leurs chevales, et soy misent en genos devant li ; si parlat Jaspar de Larenay, et dest : « Prinche excellens, bon jour aiés-vos, nos vos venons quere et annunchier les novelles de vostre honneur tres-grande, car vos esteis emperere de Romme par le grasce de Dieu. »

[II, p. 426] Ces chevaliers se mirent en route en belle compagnie avec trois cents hommes ; mais ils rencontrèrent Théodose Esmereit, accompagné de Florentin, qui revenait par la petite Arménie, après leurs multiples conquêtes. Quand les dits chevaliers aperçurent Théodose, ils descendirent de leur monture et s'agenouillèrent devant lui. Alors Jaspar de Larenay prit la parole et dit : « Excellent prince, nous vous saluons, nous venons vous chercher et vous annoncer la nouvelle du très grand honneur qui est le vôtre, car, par la grâce de Dieu, vous êtes l'empereur de Rome. »

Quant chis l'entendit, si jondit ses mains vers le chiel et rendit grasce à Dieu, en disant : « Par ma foid, je n'y tendis onques, mains puisque je suy esluis, oreis et benis en soit Dieu, je l'euwisse plus chier altrement. »

Quand Théodose entendit cela, il joignit les mains, les tendit vers le ciel et rendit gâce à Dieu en disant : « Par ma foi, je n'y aspirais pas, mais puisque je suis élu, que Dieu soit entendu et béni car, sinon, j'aurais obtenu ce titre plus difficilement. »

Atant ons passeit mere, et finablement ilh sont venus à Romme, là Theodosien fut coroneis. Et fut ly thirs de cel nom, si regnat VII ans III mois et X jours.

Alors, ils prirent la mer et arrivèrent finalement à Rome, où Théodose fut couronné. Il fut le troisième de ce nom et régna durant sept ans, trois mois et dix jours.

Dans l'histoire, Théodose III (715-717 n.è.) succéda à Anastase II (713-715 n.è.) et fut remplacé par Léon III l'Isaurien (717-741 n.è.)

Pèlerinage de Léonce Samson à Tours où il rencontre Charles Martel qui le ramène avec lui à Paris

[II, p. 426] En cel an s'en allat, à Vc chevaliers et milh escuwiers, ly patris de Romme, Lyon Sanson, en pelerinage à Sains-Martin à Thours. Et quant ilh vint là, si trovat Char-Martel, le roy de Franche, qui tres-grant fieste et honneur ly fist ; et quant ilh oit fait son pelerinage, si ly priat Char-Martel qu'ilh vosist aleir awec ly à Paris, et ly patris ly otriat ; et vinrent à Paris l'an VIIc et VIII en mois de may.

[II, p. 426] Cette année-là [707], le patrice de Rome, Léonce Samson, avec cinq cents chevaliers et mille écuyers, vint en pèlerinage à Saint-Martin de Tours. Une fois arrivé, il y trouva lCharles Martel, le roi de Francie, qui lui fit grande fête et grand honneur. Lorsqu'il eut fini son pèlerinage, Charles Martel le pria de l'accompagner à Paris. Le patrice accepta. Ils arrivèrent à Paris, en l'an 708, au mois de mai.

Charles Martel,  aidé de ses alliés (Léonce Samson, Asculphin d'Aquitaine, etc.), répond à l'appel du roi Odilon de Bavière et, dans une bataille épique, vainc les agresseurs hongrois et danois, puis soumet la Bavière à son pouvoir, forçant Odilon à devenir chrétien

[II, p. 426] [L’an VIIc et VIII] Si trovat là Char-Martel IIII chevaliers qui estoient de Bealwier, et li dessent que ly roy Udelon li mandoit, en suppliant, qu'ilh le vosis sorcorir contres les Dannois et Hongrois qui li degastoient sa terre. Quant Char-Martel entendit chu, qui encors avoit ses gens ensemble, si dest al conte de Paris qu'ilh soy metist al chemien, et dedens III jours apres ilh le seuroit. Quant Lyon Sanson veit chu, si demandat à Char-Martel pourquoy ilh n'en aloit awec ses gens. Et ilh respondit : « Portant que je vos weulhe festoier III jours, et puis yray apres eaux. » - « Sires, dest Lyon Sanson, fiestons-nos bien al chemien, car par la foid que je doie à Esmareit l'emperere de Romme, mon peire, je m'en yray awec vos. »

[II, p. 426] [An 708] Charles Martel trouva là quatre chevaliers de Bavière venus lui dire que le roi Odilon lui demandait et le suppliait d'accepter de lui porter secours contre les Danois et les Hongrois qui dévastaient son pays. Quand il entendit cela, Charles Martel, dont les troupes étaient encore rassemblées, dit au comte de Paris de se mettre en route et ajouta qu'il le suivrait dans les trois jours. Voyant cela, Léonce Samson demanda à Charles Martel pourquoi il ne partait pas avec ses gens. Il lui répondit : « Parce que je veux vous faire fête durant trois jours, et ensuite je les suivrai. » « Sire, dit Léon Samson, faisons grande fête ensemble en chemin, car par la foi que je dois à Esmereit, l'empereur de Rome, mon père, je partirai avec vous. »

[Char-Martel s’en vat en Beawier] Quant Char-Martel entendit chu, si dest : « Sires, Dieu vos doinst honneur, chu moy plaist mult bien. » Et vinrent en Beawier. Mains quant Guys de Navaire, li conte de Maienche, soit que Char-Martel devoit venir en Beawier, ilh assemblat de ses hommes jusqu'à Xm et vient contre Char-Martel et les presentat, et luy-meismes et tout son sierviche, à [II, p. 427] ly. Et li roy Char-Martel le rechut reveremment.

[Charles Martel s’en va en Bavière] Quand il entendit cela, Charles Martel dit : « Sire, que Dieu vous honore, cela me fait grand plaisir ». Ils se rendirent alors en Bavière. Cependant, quand Guy de Navarre, le comte de Mayence, sut que Charles Martel devait venir en Bavière, il assembla jusqu'à dix mille hommes, vint les présenter à Charles et les mit, ainsi que lui-même [II, p. 427], à son service. Le roi Charles Martel le reçut avec déférence.

[Char-Martel oit crueux batalhe en Beawier aux Sarasins] Quant Char-Martel vient en Beawier, ilh trovat tant de Sarasins que chu fut mervelhe ; et quant ilh veit chu, si ordinat VII batailles de ses gens, desqueiles ilh guyat la promier Lyon Sanson, ly patris de Romme, la seconde Pipin, la tirche Johan Asculpin, la quarte Guys de Maienche, la Ve Guys le conte de Flandre, la VIe Clotaire le conte de Lovay, et la VIIe Char-Martel. Et les Sarasins ordinarent oussi leurs gens, et soy corurent sus.

[Charles Martel mena en Bavière une dure bataille contre les Sarrasins] Quand Charles Martel arriva en Bavière, il y trouva des Sarrasins si nombreux que c'en était merveille. Quand il vit cela, il rangea ses gens en sept lignes de bataille : Léonce Samson, patrice de Rome, dirigeait la première, Pépin (le Bref) la deuxième, Jean Asculphin la troisième, Guy de Mayence la quatrième, le comte de Flandre la cinquième, le comte de Louvain la sixième et lui-même la septième. Les Sarrasins aussi rangèrent leurs troupes et passèrent à l'attaque.

Là commenchat crueux batalhe, où les cristiens orent grant travalhe, car les Sarasins estoient toudis VI contre unc cristiens. Qui là veist Lyon Sanson comment de son tynal d'achier, et Char-Martel de son martel, deffroissoient ches hyames et espandoient ches cervelles, et Pipin et les altres ochire ches Sarasins, ilh en awist grant hisdeur. Et oussi les Sarasins soy defendoient com hons ramaiges.

 Alors commença une bataille féroce, où les chrétiens furent très éprouvés, car toujours quatre Sarrasins faisaient face à un chrétien. Celui qui aurait vu là comment Léonce Samson, avec sa barre d'acier, et Charles Martel, avec son marteau, fracassaient les heaumes et répandaient les cervelles, et aussi comment Pépin et les autres tuaient les Sarrasins, celui-là aurait été horrifié. De leur côté, les Sarrasins se défendaient comme des sauvages.

Et enssi que Char-Martel aloit par la batalhe, si avient que Julien de Dannemarche vint contre li à lanche bassie, et Char-Martel ne le dengnat refuseir, et chis le fiert sor son escut teilement, qu'ilh abatit Char-Martel à terre ; mains ilh fut tantost remonteis.

Et tandis que Charles Martel allait et venait sur le champ de bataille, Julien de Danemark fonça sur lui, lance baissée. Charles Martel ne chercha pas à l'éviter. Mais Julien frappa si fortement sur l'écu de Charles qu'il le jeta à terre ; mais Charles fut aussitôt remis en selle.

Atant vient là Asculpin de Acquitaine, et donnat à Julien I teil cop, qu'ilh le jettat à terre et son cheval awec. Et ly roy salhit sus en piés, si corut sus Asculpin ; mains ly cheval Asculpin soy esbahit, si soy mist al fuyr tout parmy la batalhe jusques aux plains champs, de costeit unc gran bois dont ilh li fut pres avenus unc mechief, car les dois Juliens, roys de Dannemarche et de Hongrie, le siwirent et fut d'eaux assaillis ; mains ilh soy defendit com chevalier esproveit, et unc des plus vertueux qui regnast à cel temps, car ilh estoit grans de XI piés, et gros et bien membreis, de tot chu qu'ilh afferoit à unc chevalier poissant ; si les recolhit mult fellement, et ches l'assalhirent mult firement.

Alors survint Asculphin d'Aquitaine qui donna à Julien un tel coup qu'il le jeta à terre, lui et son cheval. Le roi de Danemark se releva et attaqua Asculphin, dont le cheval prit peur et se mit à courir parmi les combattants jusque dans les champs, à côté d'un grand bois. Ce mouvement risqua de porter malheur à Asculphin, car les deux rois, Julien de Danemark et Julien de Hongrie, le suivirent et l'attaquèrent. Asculphin, en chevalier expérimenté, se défendit ; il était un des plus valeureux chevaliers de cette époque, car il était grand, haut de onze pieds, et fort et bien membré, doté de toutes les qualités d'un puissant chevalier. Il les accueillit très violemment ses adversaires qui l'attaquèrent avec une grande férocité.

[Forte batalhe de Asculpin et des II roys] Les dois roys donnarent mains cops sours le corps Asculpin Wilhenbron, dont ilh fut mult navreis ; mains onques ne le porent mettre à terre de son cheval, jusques atant que Asculpin les oit ambdois abatus à terre et teilement navreis, qu'ilh vousissent eistre ambdois en leurs terres ; car cascon avoit plus de XIIII plaies, desqueiles li sanc issoit à grans ris. Et adont ilh ochisent Ie cheval Asculpin desous luy, si qu'ilh chait à terre ; mains ilh [II, p. 428] resalbit tantost en piés et les corit sus, l'espée en son pongne et l'escut sour son chief, et tant qu'ilh trenchat al roy de Dannemarche le diestre pongne awec l'espée, et chis soy mist al fuyr. Et Asculpin le lassat aleir, si vint vers le roy de Hongrie, qui ne le ratendit onques, anchois montat sour son cheval et s'en alat fuyant, et aidat le roy dannois qu'ilh remontat sour son cheval, et s'en alerent fuant ; si lasserent leurs gens qui laidement furent desconfis.

[Forte bataille entre  Asculphin et les deux rois] Les deux rois donnèrent de nombreux coups à Asculphin Willibrord, le blessant gravement mais sans réussir à le faire tomber de sa monture. Enfin Asculphin les jeta à terre ; ils avait tant de blessures qu'ils auraient voulu tous deux être dans leur pays ; ils avaient chacun plus de quatorze plaies, d'où le sang coulait à flot. C'est alors qu'ils tuèrent le cheval que montait Asculphin. Celui-ci tomba à terre, mais, tout de suite, il [II, p. 428] se remit sur pied et courut sus à ses adversaires, l'épée au poing et l'écu sur la tête. Il finit par trancher avec son épée le poing droit du roi de Danemark, qui se mit à fuir. Asculphin le laissa aller et se dirigea vers le roi de Hongrie, qui ne l'avait pas attendu. En effet, il était remonté sur son cheval pour se sauver, aidant au passage le roi danois à se remettre en selle. Tous deux partirent en fuyant, abandonnant leurs hommes honteusement vaincus.

[Char-Martel ochist XLVIm Sarasins - Char-Martel prist Beawier en sa subjection] Et fut là mors XLVIm Sarasins. Apres la batalhe, vinrent en Beawier sourjourneir les oust franchois, et là dest Char-Martel à roy Udelon de Beawier qu'ilh estoit grandement repris de ses gens, de chu qu'ilh le sorcoroit, qui n'estoit mie cristien ; mains s'ilh ne soy faisoit baptesier ou ne tenist sa terre de ly, jamais ne le socouroit. Adont mist sa terre ly roy Udelon en la subjection de Char-Martel.

[Charles Martel tua quarante-six mille Sarrasins et soumit la Bavière] Et là moururent quarante-six mille Sarrasins. Après la bataille, les armées des Francs vinrent s'installer en Bavière. Charles Martel dit au roi Odilon que ses hommes lui reprochaient beaucoup d'avoir secouru un roi qui n'était pas chrétien et que, s'il ne se faisait pas baptiser ou refusait de détenir sa terre de lui, il ne viendrait plus jamais à son secours. Alors le roi Odilon soumit sa terre à Charles Martel.

Mariages arrangés : l'aînée des filles de Léonce Samson, Florentine, épouse Asculphin d'Aquitaine, neveu de saint Hubert, et la cadette, Berthe, épouse Pépin le Bref

[II, p. 428] [De Johan Asculpin] Adont fut racompteit le fait à Char-Martel, chu que Johan Asculpin avoit fait des dois roys : si dest que chu avoit esteit unc noble fais et aventureux. Et Lyon Sanson le prisat mult grandement, et demandat à Char-Martel qui estoit li chevalier. Et ilh respondit qu'ilh estoit de plus noble sanc qui fust en monde, car ilh estoit le fis Eudon, duc d'Aquitaine, et frere à Aymeir qui maintenant regnoit.

[II, p. 428] [Jean Asculphin] Alors on raconta à Charles Martel que Jean Asculphin avait fait face aux deux rois, accomplissant ainsi un exploit noble et téméraire. Léonce Samson apprécia grandement ce fait et demanda à Charles Martel qui était ce chevalier. Charles répondit qu'il était du sang le plus noble du monde, en tant que fils d'Eudes, le duc d'Aquitaine, et frère d'Amaury, le duc actuel.

Adont musat unc pau Lyon Sanson, et puis demandat s'ilh estoit mariés. « Nenilh, dest Char-Martel, mains je voroie qu'ilh le fust bien, et Pipin mon fis enssi. » ‒ « Par ma foid, dest Lyon Sanson, je les ay mariet, s'ilh vos plaist. » Et Char-Martel demandat à cuy ? Et Lyon Sanson respondit : « A mes dois filhes. Ilh n'at plus belles jusques à Romme ne de plus grant sanc, car ma femme leur mere est filhe à l'emperere Eracle de Constantinoble, qui fut li fis Philippe l'emperere de Romme. Et je suy li fis Theodosien, l'emperere de Romme, et Justiniain l'emperere fut mon ayon, peire à mon pere, et je suy patris de Romme, dont ilh auront terre à grant planteit. » « Par ma foid, dest Char-Martel, ly marchiet moy plaist mult bien por mon fis ; mains Johan Asculpin at uns oncle, Hubers d'Aquitaine evesque de Liege, qui est uns proidhons et I sains hons ; nos en yrons parleir à li, je suy certains qu'ilh li plairat bien ; mains ilh en afiert bien que ons en parolle à li. »

Léonce Samson resta un peu songeur et puis demanda si Asculphin était marié. « Non, dit Charles Martel, mais je voudrais bien qu'il le soit, de même que mon fils Pépin. » « Par ma foi, dit Léonce Samson, je vais les marier, si cela vous convient. » Et Charles Martel demanda à qui. Et Léonce Samson répondit : « À mes deux filles. D'ici à Rome, il n'y en a pas de plus belles, ni de sang plus noble, car leur mère, ma femme, est la fille de l'empereur Héraclée de Constantinople, qui était le fils de Philippicos, l'empereur de Rome. Moi, je suis le fils de Théodose, l'empereur de Rome ; mon aïeul, le père de mon père, était Justinien et je suis patrice de Rome. Ainsi leurs époux auront des terres en grande quantité. » « Par ma foi, dit Charles Martel, le marché me convient très bien, en ce qui concerne mon fils ; mais Jean Asculphin a un oncle, l'évêque de Liège, Hubert d'Aquitaine, un sage et saint homme. Nous irons lui parler, je suis certain que cela lui plaira ; mais il convient de nous en entretenir avec lui. »

[Char-Martel et ly patris de Romme sont venus à Liege, où ilh mariont Johan Asculpin et li pitis Pipin]] Atant se sont mis al chemien, si ont tant aleit qu'ilh sont venus à Liege, où ilh troverent sains Hubers qui richement les fiestiat, où ilh sourjournont [II, p. 429] VIII jours, dedens lesqueils ilh fisent les dois mariages : sique Asculpin auroit Florentine, l'année filhe Lyon Sanson, et Pipin auroit la jovene Bertaine ; et les devroit-ons esposeir dedens IIII mois venant prochainement en la citeit de Paris, et les devoit Lyon ameneir jusqu'à Lyon sour le Royne, et là les devoient venir quere les dois mariés et leurs amis. Atant sont departis, et Char-Martel et ses gens en ralerent en Franche ; et Lyon Sanson, en ralat à Romme, où ilh racomptat tout chu qu'ilh avoit fait et veyut depuis qu'ilh soy partit de Romme, et le proieche de Johan Asculpin, et comment ilh avoit mariet ses dois filhes à Johan Asculpin et à Pipin, le fis Char-Martel. Et chu dest-ilh à l'emperere son peire, et à Beatris sa femme, et à ses dois filhes.

[Charles Martel et le patrice de Rome vinrent à Liège, où ils marièrent Jean Asculphin et Pépin le Bref] Alors ils se mirent en route et cheminèrent jusqu'à leur arrivée à Liège, où ils trouvèrent saint Hubert qui les fêta luxueusement. Ils y séjournèrent huit jours [II, p. 429] pendant lesquels ils réglèrent les deux mariages. Ainsi, Asculphin épouserait Florentine, la fille aînée de Léonce Samson, et Pépin épouserait la jeune Berthe. Les noces devraient se célébrer dans les quatre mois suivants dans la ville de Paris. Léonce devait amener ses filles à Lyon, sur le Rhône, où les deux époux et leurs amis devaient venir les chercher. Alors ils se séparèrent. Charles Martel et ses gens retournèrent en Francie. Léonce Samson retourna à Rome, où il raconta tout ce qu'il avait fait et vu depuis qu'il avait quitté la ville : les prouesses de Jean Asculphin, et comment il avait marié ses deux filles à Jean Asculphin et à Pépin, le fils de Charles Martel. Et il dit tout cela à son père l'empereur, à sa femme Béatrice, et à ses deux filles.

Jean donnera plus loin (II, p. 430-431) une description plus détaillée de ces deux mariages, qui rassemblèrent une noblesse telle qu'ils furent considérés comme les plus nobles du monde.

Léonce Samson lutte contre les Sarrasins et devient roi de Hongrie, de Pannonie et de Bulgarie

Et estoit là Florentin, oncle de sa femme, qui li priat qu'ilh s'en alassent sour les Sarasins ; et tantost ilh ly otriat, et ordinat unc patris en lieu de li, et prist LXm Romans et soy misent sour mere, et nagarent tant qu'ilh sont venus en Pannonie, et en Bulgarie, et en Hongrie, et les conquist tous, et en ochist bien LXVIm Sarasiens, anchois qu'ilh les posist avoir, et oussi li costat-ilh mains hommes.

Cela se passa en présence de Florentin, l'oncle de la femme Léonce Samson, qui pria celui de marcher avec lui contre les Sarrasins. Léonce fut aussitôt d'accord et désigna un patrice pour le remplacer. Il prit la mer avec soixante mille Romains et navigua jusqu'à leur arrivée en Pannonie, en Bulgarie et en Hongrie. Léonce Samson conquit tous ces pays et tua au moins soixante-six mille Sarrasins, mais avant de pouvoir les vaincre, il perdit aussi beaucoup d'hommes.

[L’an VIIcIX, X, et XI] Et chu fut sour l'an VIIc IX, X et XI ; car, en cel an XI, fut-ilh coroneis roy de Hongrie, Pannonie et Bulgarie, et les fist tous baptisier.

[Ans 709, 710 et 711] Cela se passa dans les années 709, 710 et 711 ; car en 711, Léonce Samson fut couronné roi de Hongrie, de Pannonie et de Bulgarie, où il fit baptiser tout le monde.


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