Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 379b-382a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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Divers : Occident (Anvers, Tongres et Jupille) [Myreur, p. 379b-382a]

Ans 9-13

 

Introduction [sommaire] [texte]

Mis à part l'épisode évangélique de Jésus parmi les docteurs dans le Temple de Jérusalem, tout le reste du fichier concerne des événements situés essentiellement dans nos pays. D'abord le duc de Gaule, Troïlus, édifie une cité qu'il nomma Anvers, ainsi que sept autres villes et trois châteaux, dont son fils, Brus, devint le seigneur et prince. Ensuite et surtout les sixième et septième rois de Tongres, Lotringe et Jupilla, lequel est aidé par son frère Lotringe, agrandissent très sensiblement leur territoire en y fondant de nombreuses villes, énumérées avec une certaine complaisance par le chroniqueur liégeois. À ce propos, ce dernier prend le temps de raconter comment fut découverte par Richier, le fils de Jupilla, une route beaucoup plus courte entre Tongres et Jupille, et quel monument en conserva très longtemps le souvenir.

À propos du nom Lembor, notre Limbourg, qui, selon Jean, veut dire en français « bien installée », à propos du nom Jupille que le chroniqueur interprète comme « tête », et à propos du nom Anvers qui signiferait en français « devant la mer », on relèvera qu'il lui arrive parfois de donner la traduction de certains mots locaux. On rencontre, plus loin dans Ly Myreur (I, p. 388-389, p. 580, II, 277 et III, 580], les expressions « Bien-faite » et « Ville du hasard », « Bien-assis » « Bien-faite » « Bien-fondé », pour désigner respectivement Bruscala, Bruselle, le château de Huy, la ville de Huy et un château-fort sur le Rhône près de Lyon.

Nous n'avons pas la compétence nécessaire pour commenter des realia susceptibles de faire partie de l'univers liégeois quotidien de Jean d'Outremeuse, mais nous aimerions apporter quelques compléments d'informations au récit lié à la découverte de la route rapide entre Tongres et Jupille. À propos d'abord de la Fontaine Richeron, Théodose Bouille (Histoire de la ville et pays de Liège, t. 1, Liège, 1725, p. 261), signale qu'il a trouvé, dans un texte de Robert de Langres à la date de 1244, mention d'une « Fontaine, dite Richeron, assez proche du grand marché ». Un mot aussi à propos du nom Paien-porte. Orthographiée également Payen-porte, Païenporte, elle porte le nom d'une famille patricienne à la garde de laquelle elle fut sans doute confiée. C'est l'ancien nom de Hoche-porte, située vers Tongres et Hasselt, construite en 1596 et ainsi nommée d'après le nom de l'abbaye de Hocht (cfr A. Borgnet, p. 381, n. 7, ainsi que l'article de Wikipédia sur les Anciennes portes de Liège et la page sur la Toile traitant de la Porte des Païens).

La Geste de Liege consacre de longs développements au septième roi de Tongres et à ses réalisations. Les lecteurs qui souhaiteraient comparer la version de la Geste à celle du Myreur se référeront aux p. 612-614 de l'édition A. Borgnet. La matière, traitée dans les vers 1761 à 1959, occupe les laisses LXIII à LXIX. En voici le détail : LXIII (De septieme roy de Tongre) - LXIV (Fondation de Jupilhe) - LXV et LXVI (Del Richon fontaine) - LXVII (La voie entre Tongre et Jupilhe) - LXVIII (Encore de Richon fontaine) - LXIX (De mariage Richier).

 

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Sommaire

Jupilla, septième roi de Tongres, et son frère le duc Lotringe sont les deux fils du sixième roi Lotringe - Leurs nombreuses fondations de cités (9-10)

Divers : Rivalités entre Rome et Athènes - Troïlus, père de Brus, fonde Anvers et d'autres cités - Jésus discute avec les Juifs à Jérusalem (11-12)

Richier, fils du roi de Tongres Jupilla, découvre une route entre Jupille et Tongres (13)

* La fontaine Richeron, la statue et le blason du chevalier Richier, devenu gendre de Troïlus et seigneur d'Auvergne (13)

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 Jupilla, septième roi de Tongres, et son frère le duc Lotringe, sont les deux fils du sixième roi Lotringe - Leurs nombreuses fondations de cités (9-10)

[p. 379] [An IX - Lotringe le VIe roy de Tongre] Item, l'an del incarnation IX, en mois de may, le XVIIe jour, morut Lotringe, le VIe roy de Tongre : chis roy Lotringe fut chis qui fondat le casteal de Lotringe, enssi com dit est par-desus, qui astoit si hault que une cornelhe ne volast pais si hault. Et morut chi roy par venyn qu'ilh buit. Ilh laissat dois fis : ly anneis oit nom Jupilha, et li aultre Lotringe.

[p. 379] [An 9 - Lotringe, sixième roi de Tongres] Le dix-sept mai de l'an neuf de l'incarnation, Lotringe, le sixième roi de Tongres, mourut. C'est ce roi Lotringe qui fonda le château de Lotringe, comme cela a été dit plus haut. Ce château était si élevé qu'une corneille n'atteignait pas cette hauteur. Ce roi absorba un poison et mourut. Il laissa deux fils : Jupilla l'aîné et l'autre, Lotringe.

[Jupilla qui fut li VIIe roy de Tongre] Jupilla fut roy apres son pere, et regnat XXIX ans. Et ly altre, qui fut nommeis Lotringe, fut duc de Lotringe, car son frere li donnat, com chis qui mult l'amoit, et aussi faisoit luy. Et quant Lotringe fut en la possession de sa terre, qui astoit adont une conteit, mains depuis fut une ducheit, car ilh l'augumentat si fort que chu fut la plus grant ducheit de monde.

[Jupilla devient le septième roi de Tongres] Jupilla succéda à son père et régna vingt-neuf ans. Et l'autre, qui se nommait Lotringe, fut duc de Lorraine ; son frère qui l'aimait beaucoup et était aimé en retour, lui donna ce titre. Quand Lotringe fut en possession de sa terre, qui était alors un comté, il en fit par après un duché, car il l'accrut si fort qu'il devint le plus grand duché du monde.

[Lembor fut fondée] Chis dus Lothringe fondat en cel an meismes une vilhe en sa terre que ilh nommat Lembor, en Sarazinois, c'est-à-dire en franchois : bien assies.

[Fondation de Limbourg] En cette même année, ce duc Lotringe fonda dans sa terre une ville qu'il nomma Lembor en dialecte, c'est-à-dire « bien installée » en français.

[p. 379] [L'an X - Jupilhe] Item, l'an X, fondat Lotringe, une mult fort vilhe ; apres le nom de son frere ilh l'apellat Jupilhe, c'est-à-dire en franchois : chief. Et portant fist-ilh de Jupilla chief de tout son ducheit de Lotringe, et ch'est Jupilhe qui maintenant siiet asseis pres de Liege ; mains le lieu où Liege siiet maintenant astoit adont, et longtemps apres, tout bois, croliches et grans mares.

[p. 379] [An 10 - Jupille] En l'an 10, Lotringe fonda une ville très fortifiée. Il l'appela, d'après le nom de son frère, Jupille, c'est-à-dire en français « tête ». C'est pourquoi il fit de Jupille la capitale de son duché de Lorraine : c'est Jupille, maintenant située près de Liège ; mais le lieu où se situe Liège était alors et, pour longtemps encore, constitué de bois, de fondrières et de marécages.

[Dolhen, Hestat, Cheretal, Wandre, Fleron, Herves] [Gierlecoque] Celle an meismes mandat Lotringe mult d'ovrieres, et fist edifiier Dolhen, Hestat, Cheretal, Wandre, Fleron et Herves, et mist son palais principaul des jugement qui puis fut li chief d'Austrie, enssi com vos oreis ; et fist I thour à Jupilhe, qu'ilh appellat Gierlecoque, où les mairs et les esqueviens rendoient leur finaubles jugement, auqueile n'avoit point de rapeal.

[Dolhain, Herstal, Chertal, Wandre, Fléron, Herve] [Gilecoque] Cette même année, Lotringe engagea un grand nombre d'ouvriers et fit construire Dolhain, Herstal, Chertal, Wandre, Fléron, Herve. Il installa [à Jupille] son palais de justice principal. Elle devint par après la capitale d'Austrie, comme vous l'entendrez ; il y construisit aussi une tour qu'il appela Gilecoque, où les maires et les échevins rendaient leurs derniers jugements, qui étaient sans appel (cfr Myreur, II, p. 35 et p. 347).

[Belcoste, Uppey] Apres fondat une vilhe et une fort thour en sa terre, qu'ilh appellat Bellecoste, [p. 380], ch'est Uppey maintenant.

[Bellecoste, Oupeye] Ensuite il fonda en son pays une tour fortifiée, qu'il appela Bellecoste [p. 380], actuellement Oupeye.

Item, sachiés qui voloit aleir de Tongre à Jupilhe ilh y comptoit adont VII ou VIII liewes, et passoit-ons en droit lieu où li vilhe de Treit fut depuis fondeit sour Mouse, là ilh siet maintenant.

Sachez aussi que celui qui voulait aller de Tongres à Jupille devait compter alors sept ou huit lieues, et passer à l'endroit exact où la ville de Maastricht, fondée ensuite sur la Meuse, se trouve maintenant.

[Clermont - Bernawe] Item, ilh fondat encor I mult fort casteal sour Mouse, qu'ilh appellat Golonsce, chu est maintenant Clermont ; et tout derain ilh fondat Bernawe la vilhet.

[Clermont - Berneau] Il fonda encore sur la Meuse un château très fortifié, qu'il appela Golonsce, Clermont aujourd'hui ; et en tout dernier lieu, il fonda la ville de Berneau.

Chis dus Lotringe engrandist mult son pays et y fondat mult de vilhes, qui toutes astoient del ducheit de Lotringe, dont Jupilhe astoit li chief. El maintenant sont d'aultres sengnories, et est la ducheit de Lotringe anychileit, fours que de nom ; car c'est li plus gran tytle que li duc de Brabant at, ch'est Lotringe, et por altre chouse n'est-ilh dus.

Ce duc Lotringe agrandit beaucoup son pays, y fonda de nombreuses villes, qui toutes faisaient partie du duché de Lorraine, dont Jupille était la capitale. Maintenant, ce sont d'autres seigneuries, le duché de Lorraine a disparu, sauf son nom ; car le plus grand titre du duc de Brabant, c'est duc de Lorraine, car il n'est duc de rien d'autre.

 

Divers : Rivalités entre Rome et Athènes - Troïlus, père de Brus, fonde Anvers et d'autres cités - Jésus discute avec les Juifs à Jérusalem (11 et 12)

 

[p. 380] [L'an XI] Item, l'an del incarnation XI, muet grant discorde entre cheaux de Romme et d'Athennes ; si orent les Romans victoir encontre eaux plusieurs fois ; si fut al derain en mois de septembre faite pais, et furent mys à mort tous cheaux qui avoient fait le descorde.

[p. 380] [An 11] En l'an 11 de l'incarnation, une grande discorde s'éleva entre les habitants de Rome et d'Athènes ; les Romains l'emportèrent plusieurs fois ; la paix fut faite à la fin du mois de septembre, et tous ceux qui avaient provoqué la discorde furent mis à mort.

[Antwerpe - Brus] Item, en cel an meismes, commenchat li duc de Galle Troielus à edifiier une citeit tout emmy unc bois, sour unc bras de mere qui là coroit, et le nomat Antwerpe, c'est en franchois devant mere. Et fondat encor là deleis VII altres vilhes et III casteals, et en fist sire et prinche son fis, qui oit nom Brus.

[Anvers - Brus] Au cours de cette même année, le duc de Gaule Troïlus se mit à édifier une cité au milieu d'un bois, sur un bras de mer qui y coulait, et il la nomma Anvers, ce qui veut dire en français « devant la mer ». Il fonda aussi près de là sept autres villes et trois châteaux, et il fit de son fils, Brus, leur seigneur et prince.

[L'an XII - Jesus et Marie alont en Jherusalem] Item, l'an del incarnation XII, en mois d'avrilh, Joseph et Marie emynont awec eaux Jhesum en Jherusalem, por faire leurs orisons et donneir leurs ouffrandes. Atant s'en allont tous trois vers Jherusalem, et sont entreis el temple ; sy ont faite leurs orisons et presenteit leurs ouffrandes.

[An 12 - Jésus et Marie vont à Jérusalem] Au mois d'avril de l'an 12 de l'incarnation, Joseph et Marie emmenèrent Jésus avec eux à Jérusalem, pour y prier et y présenter leurs offrandes. Ils partirent tous trois pour Jérusalem et entrèrent dans le temple, où ils firent leurs oraisons et présentèrent leurs offrandes.

[Jhesus desputoit as Juys] Mains, enssi qu'ilh fasoient chu, Jhesus li enfe, qui astoit en l'eaige de XII ans, soy emblat et issit de temple, puis est assis entre les Juys ; si commenchat à disputeir et à demonstreir les escriptures, les loys et les commandemens. Et quant les Juys entendirent chu que ilh leur disoit, si orent mult grant mervelhe de la sapienche qu'ilh avoit en ly. Enssi qu'ilh astoient là assembleis, vint là Marie qui le queroit, et qui avoit grant destoublier de cuer de ly. Mains [p. 381] quant elle le veit entres les Juys, si en oit grant joie, et li demandat : « Fis, que fais-tu là entres les Juys, je toy queroy ? » Et Jhesus li dest : « Certe, mere, je fay les commandemens de mon pere de paradis. » Atant sont departis de temple et sont raleis vers Galilée, en la citeit de Nazareth.

[Jésus discute avec les Juifs] Tandis qu'ils étaient ainsi occupés, l'enfant Jésus, alors âgé de douze ans, s'esquiva, sortit du temple, puis s'assit parmi les Juifs. Il commença à discuter et à expliquer les Écritures, les lois et les commandements. Lorsque les Juifs entendirent ce qu'il leur disait, ils furent émerveillés par la sagesse qui était en lui. Comme ils étaient ainsi assemblés, Marie survint qui le cherchait et qui avait le cœur angoissé à propos de lui. Mais [p. 381] quand elle le vit parmi les Juifs, elle en conçut une grande joie et lui demanda : « Mon fils, que fais-tu là parmi les Juifs ? Je te cherchais ». Et Jésus lui dit : « Assurément, mère, je suis les ordres de mon père du paradis ». Ensuite, ils quittèrent le temple pour retourner en Galilée, dans la cité de Nazareth.

 Richier, fils du roi de Tongres Jupilla, découvre une route entre Jupille et Tongres (13)

[p. 381] [L'an XIII] Item, l'an del incarnation XIII, en mois d'awoust, s'avisat Richirs, le fis Jupilha, qui astoit roy de Tongre, que ilh voroit alleir à Jupilhe la citeit, veoir son oncle Lotringe. Si montat à grant compangnie de chevaliers, car à son temps ch'astoit li miedre chevalier de monde, et chevalchat à Jupilhe où ilh fut bien festoiet ; et demorat illuc mult longement, por les beaux enbattement qu'ilh avoit là des bois et des rivieres où ilh alloit sovent cachier.

[p. 381] [An 13] En l'an treize de l'incarnation, au mois d'août, Richier, le fils de Jupilla, le roi de Tongres, voulut se rendre à Jupille pour rendre visite à son oncle Lotringe. Il prit sa monture, accompagné d'un important groupe de cavaliers : il était à l'époque le meilleur cavalier du monde. Il chevaucha jusqu'à Jupille, où on lui fit fête. Il y séjourna longtemps parce qu'il trouvait beaucoup de plaisir dans les bois et les rivières, où il allait souvent chasser.

[Comment la voie fut trovée entre Tongre et Jupilhe] Si avient I jour qu'ilh astoit aleis cachier en bas forest, où la citeit de Liege siet maintenant, si enlevat une chief et un porc sengleir droit à piet d'unne montangne qui syet en la citeit, en lieu c'on dist de fours Casteal, où ilh avoit une belle fontaine, où ilh trovat bangnant la savesine. Quant ilhs oyrent les chiens glauteir, ilh se drecharent en la fontaine, et atendirent là tant que Richier vient à la fontaine. Si les voit, si les quidat attendre ; mains ilhs s'enfuirent tout amont la montangne, et Richier valhamment les siwoit de piés, et tant que les dois biestes issirent de bois aux plains champs, et Richier toudis apres. Quant Richiers vient fours de bois, sy avient qu'ilh regardat devant luy et veit la citeit de Tongre, dont son pere astoit roy ; et encontrat Ganesse qui guioit une asne de palais son pere, dont ilh quidoit bien eistre VIII liewes lonches ; et tantoist demandat à Ganesse dont ilh venoit et où ilh alloit. Chis respondit : « Je vay al aighe fresque por le palais. » Alant retournat Richier et vient al entrée de forest, droit où la porte que ons nomat Paien-porte fut depuis ; et trait l'espée et coupat le bois plantivoisement, de l'amont jusques à la fontaine qui siet en fons. Et là soy repoisat Richier une pou.

[Comment fut découverte la route entre Tongres et Jupille] Un jour qu'il était allé chasser en bas dans la forêt où se trouve maintenant la ville de Liège, Richier leva un cerf et un sanglier juste au pied d'une hauteur de la ville, en un lieu appelé 'Hors-Château'. S'y trouvait une belle source, où le gibier venait se baigner. Quand les animaux entendirent aboyer les chiens, ils restèrent dressés dans l'eau de la source et attendirent jusqu'à l'arrivée de Richier. Quand celui-ci les vit, il songea à leur tendre un piège ; mais les bêtes s'enfuirent en haut de la montagne. Vaillamment Richier les suivit à pied, jusqu'au moment où elles sortirent des bois et arrivèrent en rase campagne. Quand Richier, toujours à leurs trousses, sortit lui aussi du bois, il aperçut devant lui la cité de Tongres, dont son père était le roi, puis il rencontra Ganesse conduisant un âne du palais de son père. Or il se croyait éloigné du palais d'au moins huit lieues. Richier demanda tout de suite à l'ânier d'où il venait et où il allait. Celui-ci lui répondit : « Je vais chercher de l'eau fraîche pour le palais ». Alors Richier s'en retourna et arriva à l'entrée de la forêt, exactement à l'endroit où se trouve la porte nommée depuis Païenporte ; il tira son épée et tailla abondamment dans le bois, d'en haut jusqu'à la source, qui se trouve dans le fond. Et là Richier se reposa un peu.

Apres Richier s'en allat vers Jupilhe ; toudis talhant les bois ; et chu faisoit-ilh por mies à recognestre la voie. Ilh est venus à Jupilhe ; se dest à son oncle qu'ilh avoit veyut Tongre depuis que soy partit de luy, et là li [p. 382] racomptat tout chu qu'ilh avoit fait, enssi com nos l'avons dit. Mains ilh ne le creit mies et dest : « Richier, beaux amys, tu ne sceis que tu dis. » « Sire, dest Richier, je vos y menray bien, s'ilh vos plaist tout maintenant. »

Après cela, Richier se rendit à Jupille, toujours en taillant dans les bois ; il faisait cela pour mieux reconnaître la route. Il arriva à Jupille. Il dit à son oncle qu'il avait vu Tongres après l'avoir quitté et il lui [p. 382] raconta tout ce qu'il avait fait, comme nous l'avons écrit. Mais Lotringe ne le crut pas et dit : « Richier, mon bel ami, tu ne sais pas ce que tu dis. » « Sire, dit Richier, je vous y mènerai bien, tout de suite, si cela vous agrée. »

[Comment la voie de VIII fut abreviet à III] Atant sont monteis et sont chevalchiés à Tongre. Si ont troveit le roy, se li ont compteit le fait ; mains ilh en rist en disant : « Ch'est une faible, » mains lendemain l'iroit esproveir. Ilh y alat lendemain ; si trovat que ch'estoit veriteit, si en oit grant mervelhe qu'ilh aloient VIII liewes, et l'avoient enssi aleit longtemps por III liewes.

[Comment la route fut ramenée de huit à trois lieues] Alors ils prirent leur monture et chevauchèrent jusqu'à Tongres. Ils allèrent trouver le roi et lui racontèrent les faits. Le roi rit en disant : « C'est une fable », mais il ajouta qu'il irait voir sur place. Le lendemain il y alla et il trouva que c'était vrai et fut très étonné de constater qu'ils faisaient et avaient fait pendant longtemps huit lieues, au lieu de trois.

 

La fontaine Richeron, la statue et le blason du chevalier Richier, devenu gendre de Troïlus et seigneur d'Auvergne (13)

 

[p. 382] [Le blason Richier qui trovat le voie entre Jupilhe et Tongre] Se fist talhier en pire unc chevalier seiant sour I cheval, armeis de toutes armes, une escut à son coul, qui astoit d'or à I griffon de synoble ; ch'estoit li blason Richier. Et puis le fist asseir desus la fontaine, et si fist faire et enclore la fontaine toute de pire.

[p. 382] [Le blason de Richier qui trouva la route entre Jupille et Tongres] Il fit sculpter en pierre un chevalier sur son cheval, équipé de toutes ses armes, portant à son cou un blason d'or avec un griffon de sinople ; c'était le blason de Richier. Ensuite, il fit placer cette statue sur la fontaine qu'il fit édifier et entourer entièrement de pierres.

[Vers] Encor fist-ilh là pondre en une taible le caiche de Richeron, et fist escrire cesse vers en sarazinois, c'est à dire en franchois :

                                 Par la chaiche de Richeron,

Qui en la fontaine aquelhit de savesin grant fuison ;

Jupiter à chu l'esperit que voie at troveit

De raison de Tongre à Jupilhe qui s'ensiet.

[Vers] En outre il fit représenter sur une plaque la chasse de Richeron, et fit inscrire en dialecte ces vers, qui veulent dire en français :

                          En souvenir de la chasse de Richeron,

Qui découvrit en cette fontaine gibier à foison ;

Jupiter l'a inspiré et il a trouvé la route

raisonnable pour aller de Tongres à Jupille.

[De Richeron Fontaine] Ches chouses durarent mult longement, pres tant que Liege fut fondée ; mains li cheval et li chevalier durarent plus. Encor est cel fontaine à piet de la montangne dedens la citeit de Liege, par-deleis le maison et mostier des freres myneurs, et le nom-ons Richeron-Fontaine. Quant la citeit de Liege fut fondée, fut li blason Richier repoins, car la plue et la grisil l'avoient destient. Si durat longtemps. En la fin alat à nient et cheval et chevalier ; si y fut puis point la caiche de ponture, et Richier awec pluseurs fois, li une apres l'autre.

[La Fontaine Richeron] Cette plaque subsista très longtemps, presque jusqu'à la fondation de Liège ; mais le cheval et le chevalier furent conservés plus longtemps encore. Cette fontaine se trouve encore au pied de la montagne dans la ville de Liège, près de la maison et du couvent des frères mineurs, et on l'appelle la Fontaine Richeron. Quand Liège fut fondée, le blason de Richier fut repeint, car la pluie et le grésil l'avaient délavé. Il subsista longtemps. Finalement le cheval et le chevalier tournèrent à rien ; après, à plusieurs reprises, on repeignit tour à tour la chasse et la statue de Richier.

[Richier fut marié] En cel année meismes fut Richier mariés ; si oit à femme Enea, la filhe Troielus, le duc de Galle, et li donnat li duc de Galle le paiis d'Avergne.

[Richier se maria] Cette même année, Richier se maria : il épousa Énea, la fille de Troïlus, le duc de Gaule, lequel lui donna le pays d'Auvergne.

 

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