FEC - Folia
Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24 - juillet-décembre 2012
Virgile
magicien dans les Mirabilia Romae, les guides du pèlerin et les récits
de voyage
D. Ses
amours dans la tradition des Mirabilia nouveaux
par
Jacques Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
Plan
2. Un texte anonyme allemand de 1448 sur les Indulgentiae
(Munich, Cod. germ. 736)
3. Les Indulgentiae latines des XIVe et XVe
siècles
4.
Les traductions allemandes des Mirabilia Romae au XVe siècle
1.
Introduction
Les
analyses précédentes se sont surtout intéressées aux Mirabilia anciens. Le
matériel qu’ils contenaient a évolué pendant plusieurs siècles « en vase
clos », dans le cadre étroit de textes mal compris et mal traduits,
parfois coupés du réel topographique. Mais, à fin du moyen âge, d’importants
changements ont provoqué l’apparition et le développement de Mirabilia
d’un nouveau genre, celui des « guides du pèlerin ». Ont été évoqués plus
haut les Indulgentiae, les Stationes, l’Historia et descriptio
urbis, pour ne citer que les principaux types de traités. On est entré avec
eux dans le contexte du XVe siècle. Quelles informations nous apportent-ils sur
le Virgile magicien ?
Voici
d’abord un texte d’un manuscrit du milieu du XVe siècle, où se trouve une
version allemande anonyme des Indulgentiae.
2. Un texte anonyme allemand de 1448 sur les Indulgentiae
(Munich, Cod. germ. 736)
Ce manuscrit, daté de 1448, est le D
39 du catalogue de N.R. Miedema (Mirabilia, 1996, p. 121-122 et Rompilgerführer,
2003, p. 504). Outre la version allemande des Indulgentiae (folios 25r-62v),
y figure aussi le texte allemand des Stationes (folios 62r-66r). L’un et
l’autre sont anonymes.
Le traité sur les Indulgentiae
commence (folio 25r) par un incipit en allemand : Sanctus Silvester
schreibt unß in seiner coronick, wie daß zuo Rom, etc., qui correspond à
l’incipit des manuscrits latins : Sanctus Silvester scribit quod Romae
fuerunt mille quingentae quinque ecclesiae, etc. Ce type d’incipit est
traditionnel dans un certain nombre de traités sur les Indulgentiae.
Très vite, au folio 27v, apparaît
une notice qui nous concerne directement et qui n’a rien à voir avec les
« affaires religieuses » :
Dar nâch kumpt man zu der spiegel
bruck. dâ sicht man vil seltzames grosz gepews, das ich nit als geschreiben
kan, denn man sech es. all herren von bayren vermechtens nit czu bawen, ain
solches schloss oder burg. Vor dem schlos stât ain harter stainstock, auf dem ist gesessen
cryenhilt und alle römer musten fewer zu ir entzünden als die hystori uss weyst
von virgilio dem zauber und von Cremhild (folio 27v).
Ensuite,
on arrive au spiegel bruck [c’est ainsi qu’on désigne à l’époque le
Colisée]. On voit là un énorme bâtiment, que je ne vais pas décrire : il
est bien visible. Tous les hommes de la Bavière ne parviendraient pas à
construire un tel château ou une telle forteresse. Devant le château se trouve
une pierre dure, sur laquelle fut placée Kriemhild, et tous les Romains
devaient venir prendre du feu chez elle, comme le racontent les histoires de
Virgile le magicien et de Kriemhild.
La nationalité du rédacteur de la
notice est bien marquée : c’est un Allemand. Non seulement il écrit dans
cette langue et il estime que tous les Bavarois réunis n’auraient jamais pu
construire pareil ensemble, mais il donne à la « Dame de Virgile » le
nom d’une héroïne de la mythologie germanique. Nous avons déjà rencontré les
noms de Phébille, très rarement ceux de
Lucrétia ou d’Athanata,
mais jamais celui de Kriemhild. L’apparition de cette dernière est surprenante,
sauf bien sûr si on réalise qu’on se trouve dans un milieu germanophone.
En fait, la notice que nous venons
de citer et de traduire est la seule à avoir été transcrite par H.F. Massmann,
d’abord dans un article (Die südliche Wanderung der deutschen Heldensage,
dans Germania, t. 7, 1846, p. 240), puis dans le tome III de son ouvrage
monumental consacré à la Kaiserchronik (Der keiser und der kunige
buoch oder die sogenannyte Kaiserchronik, t. 3, Quedinburg-Leipzig, 1854,
p. 454, accessible sur la Toile dans
OpenLibrary).
Comme l’ensemble du manuscrit n’a
encore été, à notre connaissance en tout cas, ni édité ni numérisé, le contexte
du passage nous est inconnu. Quoi qu’il en soit, au XVe siècle, près du
Colisée, on montrait une pierre où s’était tenue la personne dont Virgile avait
voulu se venger. Et l’information – précieuse pour nous – figurait dans les Indulgentiae,
un genre d’ouvrages où, à première vue en tout cas, on ne se serait pas attendu
à la trouver.
Faisait-elle partie dès le début du
genre des Indulgentiae ?
3. Les Indulgentiae latines des XIVe et XVe
siècles
Pour le savoir, nous avons parcouru
les anciennes versions latines des Indulgentiae, dans les éditions de
Ch. Hülsen (Le chiese di Roma nel medio
evo, Florence, 1927, p. 137-156) ou de R. Valentini et G. Zucchetti (Codice
topografico della città di Roma, IV, Rome, 1953, p. 75-88). En vain. la
notice semble inconnue des versions latines des XIVe et XVe siècles.
4.
Les traductions allemandes des Mirabilia Romae au XVe siècle
Mais les travaux de Mme Miedema ont
montré que l’insertion d’un résumé succinct de l’épisode de la vengeance de
Virgile n’était pas rare au XVe siècle dans la série de traductions allemandes, que la spécialiste allemande range sous
l’appellation de Mirabilia Romae vel potius Historia et descriptio urbis
Romae.
Elle
en a édité le Leittext (Rompilgerführer, 2003, p. 223-294). C’est
un incunable de 1475 (le n° d 6 de son catalogue), imprimé à Rome le 28 août
1475, et qui sur 56 folios propose les trois parties des Mirabilia nouveaux
dans l’ordre habituel : Historia et descriptio, Indulgentiae,
Stationes.
Le
passage qui nous intéresse se trouve aux folios 38r-39v (Miedema, Rompilgrimführer,
p. 267-268), et il livre le contexte qui nous faisait défaut dans la citation
du manuscrit D 39.
Dans
son exposé sur les Ecclesiae, le rédacteur vient de passer en revue les
églises de Saint-Marcellin, des Quatre-Couronnés, de Saint-Clément, signalant
chaque fois, après une brève description, les reliques qu’elles abritent et le bénéfices
que le pèlerin peut retirer de leur visite. Ainsi, à Saint-Clément, on peut
obtenir « tous les jours, quarante ans d’indulgence et la remise du tiers
de ses fautes ». Puis, avant de passer à l’église Santa Maria Noua,
« où se conserve ce qui reste du pain avec lequel Notre-Seigneur
Jésus-Christ a nourri 5000 hommes, sans compter les femmes et les
enfants », le rédacteur signale (folios 39r et 39v) une église en ruines
où eut lieu l’accouchement de celle qui est passée dans l’histoire comme
« la papesse Jeanne ».
Nous
allons nous arrêter un instant sur cette papesse Jeanne qui a été beaucoup
étudiée. Notre lecteur comprendra très vite pourquoi. Ainsi donc, dit le
texte :
[D]arnach
so kumpt man zu eim kleinen cappellin zwischen Coliseo vnd Sant Clement, da ist
ein zebrochene kirche. Da [39v] starb die fraw, die pabst waz gewesen. Sie trug
ein kint. Der engel tet ir kunt, ob sie wolt ewiclich verloren werden oder zu
weltlichen schanden komen. Darvmb, das sie nicht verloren wurde,
erwelet sie ir schande. Da sie [ging
in] pebstlichen wesen mit allen den cardinalen in der processe vnd vil folcks
mitging, da genas sie by der selben kirchen eines kindes. Da stet noch ein
stein, daran hat man ir pild mit dem kinde gehauwen (Rompilgrimführer, p. 268).
Ensuite on arrive à une petite chapelle entre
le Colisée et Saint-Clément, où se trouve une église en ruines. C’est là que
mourut la femme, qui avait été pape. Elle attendait un enfant. L’ange lui
demanda si elle voulait être perdue pour l’éternité ou connaître la honte sur
terre. Pour ne pas être perdue éternellement, elle choisit sa honte.
Alors qu'avec tous les cardinaux, en tenue de pape elle participait à une
procession, accompagnée de toute une foule, elle accoucha dans cette église
d’un enfant. On y trouve encore une pierre, sur laquelle on a représenté son
image avec l’enfant.
Un
mot donc sur la papesse Jeanne. Le plus ancien texte à en faire état apparaît
vers 1255 dans une Chronique rédigée dans un couvent de Metz (Chronica
universalis Mettensis). Elle est due, semble-t-il, à un dominicain du nom
de Jean de Mailly, lequel n’a certainement pas inventé cette légende, qui
connut un « immense succès » (A. Boureau) et fut même accréditée
jusqu'au XVIe siècle par l'Église. On montrait en tout cas avec précision
l’itinéraire de la procession pontificale menant du Latran au Colisée, la
ruelle où la papesse fut prise des douleurs de l’enfantement et l’église où
elle se réfugia pour accoucher. Le texte dont nous venons de citer un extrait ne
signale cependant pas que la malheureuse fut attachée par les pieds à la queue
d’un cheval, lapidée par le peuple sur une demi-lieue et enterrée à l’endroit
de sa mort (Monumenta Germaniae historica. Scriptores 5. Scriptores
in folio, 24), Hanovre, 1879, ed. G. Waitz,
p.
514).
Sur
la papesse Jeanne, cfr l’ouvrage fondamental de A.
Boureau, La papesse Jeanne, Paris, Aubier, 1988, 412 p. (Collection
historique), qui en a livré la synthèse dans son article intitulé : La papesse Jeanne. Formes et fonctions d'une légende au
Moyen Âge, dans Comptes-rendus des
séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, année 128, n° 3,
1984, p. 446-464. Disponible
sur
Persée. – Le livre de 1988 contient notamment (p. 103) un schéma de
l’itinéraire des processions pontificales du Latran au Colisée, avec
l’emplacement de la chapelle dite « de la papesse » et de la via
dei Querceti, dite « la ruelle de la papesse ».
Si
nous nous sommes attardé quelque peu sur la papesse Jeanne, c’est que les
guides médiévaux, dans la même zone (le Colisée) et immédiatement après l’histoire
de la papesse, introduisent celle de Virgile et de sa victime :
Item zu der andern
siten der spiegelburg da stet ein simbel gemeur, da stunt die frawe vf, die
Virgilium het gehoenet. Vnd von irem wegen erlescht Virgilius alle
feur zu Rom. Es mocht da niemant kein feur zunnen, dan an der frawen scham (Rompilgrimführer,
p. 268)
De
l’autre côté du « spiegelpurg » (= le Colisée), il y a un mur rond.
C’est là que se trouvait la fille qui s’était moquée de Virgile. À cause d’elle Virgile avait éteint tous les feux à
Rome ; personne ne pouvait en allumer un, sinon dans l’intimité de la
fille.
L’épisode
de l’extinction des feux à Rome, de leur retour et du châtiment de celle qui
s’était moquée de Virgile se trouve ainsi mis en parallèle avec l’épisode de
l’accouchement de la papesse Jeanne. Dans les deux cas, racontés d’une manière
neutre, sans intervention personnelle du rédacteur, c’est sur la femme que
retombe la honte. Pareil rapprochement n’est probablement pas anodin et
mériterait peut-être une analyse plus approfondie, que nous ne pouvons
toutefois pas faire ici.
Ce
qui nous intéresse en effet, c’est que l’épisode virgilien se retrouve, avec le
même environnement, dans des dizaines et des dizaines de manuscrits ou
d’éditions imprimées. Manifestement il faisait partie intégrante d’une des
versions de base des Mirabilia allemands.
Nous
pourrions présenter ici plusieurs textes tirés de la série des Mirabilia
sive potius historia et descriptio, mais leur analyse n’apporterait rien de
bien neuf, sinon des variantes très secondaires, comme genarret, gerattert,
getratzet, trois verbes qui ont le même sens que gehoenet
(« se moquer, tourner en ridicule »). Plus intéressante peut-être,
une variante largement attestée fournit à la place du simple verbe
l’expression : gehenget für das venster, qui précise bien que la
fille s’était moquée de Virgile « en le laissant suspendu à sa
fenêtre ».
Il
est difficile de savoir avec précision où les Mirabilia nouvelle manière
ont été chercher ce récit de l’épisode virgilien. De nombreux témoignages
écrits que nous avons analysés
plus haut,
attestent qu’il était largement connu depuis le XIIIe siècle : tantôt il
était raconté d’une manière très détaillée, tantôt quelques allusions rapides suffisaient.
Bref il n’avait jamais cessé de faire partie de la tradition. Est-ce à cause de
cela qu’il aurait été à un certain moment intégré dans la description
officielle de la Rome chrétienne (églises, indulgences, reliques) ?
Peut-être. En tout cas, on se trouve ici encore en présence d’une simple
allusion, preuve que le récit d’ensemble était pour ainsi dire connu de tous.
Mais son intégration dans les guides a dû encore contribuer à son expansion.
5.
Les récits de voyageurs
Cette
diffusion explique peut-être la présence de la notice dans des textes du XVe
siècle, qui ne sont plus anonymes comme les guides de pèlerins largement
diffusés. On songe notamment aux récits de voyageurs de passage à Rome, qu’il
s’agisse ou non de pèlerins. Nous en donnerons ci-dessous quelques exemples, en
signalant, avant même de commencer, que certains de nos témoins dépendent
directement de la tradition des Mirabilia au sens large, mais que ce
n’est pas nécessairement le cas pour tous.
a. Dirc Potter (séjour romain de
1411-1412) : Der Minnen Loep
On sait qu’au nombre des quelque
soixante histoires venues nourrir et illustrer les réflexions de Dirc Potter
sur l’amour figure
celle de Virgile et de Lucretia (I, 2515-2758), donnée comme
exemple d’ « amour fou ». Dans son récit, qui occupe une bonne
centaine de vers, le Hollandais raconte qu’il avait vu, « dans un temple,
près de la route du Latran », la pierre où s’était tenue la personne que
Virgile avait obligée à fournir du feu à tous les foyers romains, se vengant
ainsi d’avoir été tourné par elle en ridicule (I, 2610-15).
Dirc Potter ne livre aucune
indication formelle sur sa source, mais, comme il se présente comme un témoin
oculaire, on peut penser qu’il transmet un détail appris lors de son séjour
romain. En tout cas, il fait manifestement allusion à la route entre le Colisée
et le Latran, empruntée par les processions pontificales, et son information
pourrait provenir des Mirabilia.
b. Giovanni Rucellai [1450]
Nous intéresse aussi le récit d’un
pèlerinage à Rome effectué quelque dizaines d’années plus tard par Giovanni
Rucellai, riche marchand florentin, à l’occasion de l’Année Sainte de 1450. Dans l’énumération des ruines des
palais rencontrés, il signale brièvement en ces termes les deux monuments liés
à l’épisode virgilien : il palazo, dove Virgilio fu tenuto alle finestre,
et tout près una cupoletta, dove stette quella donna che’l tenne
alle finestre col fuocho tra lle gambe (p. 76 de l’éd.
A. Perosa, 1960) « le palais où Virgile fut retenu aux fenêtres » et
« une petite terrasse où se tint, avec le feu entre les jambes, la femme
qui l’avait retenu aux fenêtres ».
La relation du marchand florentin,
dans son ensemble, témoigne indiscutablement d’une profonde influence des Mirabilia,
mais sa présentation d’une femme à la fenêtre ne correspond pas à ce qui est
raconté dans les Indulgentiae.
c. John Capgrave : Ye Solace
of Pilgrimes [vers 1450]
Si le récit de l’anglais John
Capgrave, Ye solace of Pilgrimes, un guide de Rome à l’intention des
pèlerins, signale bien –
on l’a vu plus haut – une colline
romaine (qu’il regrette de ne pouvoir localiser) d’où Virgile, condamné à mort,
serait devenu invisible pour se réfugier à Naples, il ne souffle mot des
épisodes du panier et de la vengeance ni de leur éventuelle localisation.
d.
Nikolaus Muffel [1452]
En
1452 Nikolaus Muffel, un jeune noble de Nuremberg se rendit à Rome pour le
couronnement de Frédéric III. Au nombre des curiosités de la Ville, après avoir
signalé l’arc de Titus et de Vespasien commémorant leur triomphe sur Jérusalem (vor dem […] schwipogen, der Tytus und Vespasianus
zu eren gemacht ist darynn die uberwindung Jerusalem stet), il mentionne tout près de là :
…do ist der stein gemauert von
zigeln, darauf des keysers pull stund und all Romer mussten von ir holen, dan
ein zaubrer alle fewr erlescht het und kein stein kraft het feur zu geben. Item
darnach ist die simbel spiegelpurck, etc. (éd. W. Vogt, p. 57).
…la pierre entourée d’un mur de
briques, sur laquelle s’était tenue la fille de l’empereur. Et tous les Romains
devaient venir chercher du feu chez elle. Un magicien avait éteint tous les
feux et aucune pierre n’avait la force d’en donner. Ensuite se trouve le
Colisée rond, etc…
Tout comme celui de Giovanni
Rucellai, le texte de Nikolaus Muffel n’est pas
une reproduction matérielle de la notice des Mirabilia nouvelle manière.
L’épisode de la papesse Jeanne n’est pas évoqué ; la victime est présentée
comme la fille de l’empereur. Virgile non plus n’apparaît pas dans le texte,
pas plus qu’il n’y est fait mention de l’endroit où le magicien aurait été
suspendu dans son panier et tourné en ridicule.
e. Jean de Tournai : son
passage à Rome en 1488
En 1488, le marchand Jean de Tournai
était de passage à Rome, lors du long périple (1488-1489) qui, de Valenciennes,
le mènera aussi à Jérusalem et à Compostelle. Il note dans sa relation de
voyage non seulement les deux épisodes centraux de la légende des amours
de Virgile mais aussi leur localisation :
Assez près de là (du Colisée) on void la fenestre où on dict que
Virgille fut pendu par une femme en une mande (= un panier). Puis ung
peu plus oultre de ladicte place est le lieu où ceulx dudict Rome et aussy de
VII lieues là entour venoient bouter la chandeille au derière de ladicte femme
quy avoit pendu Virgile en une mande. Et sy ne pooit (pouvait) on
allumer milles chandeilles l'ung à l'aultre et estoit forcé que chacune
personne pour avoir du feu vint audict Romme et bouta la chandeille au derière
de ladicte femme (folio 60v).
Ici non plus,
il ne s’agit pas d’un texte recopié ou traduit d’un de ces nombreux guides du
pèlerin que connaissait le XVe siècle. Par ailleurs, le récit de la vengeance
ne fait pas pendant à celui de l’accouchement de la papesse Jeanne.
f. Arnold von Harff (1496)
Et pour terminer, nous signalerons
le pèlerinage mené vers la Terre Sainte à la fin du XVe siècle par le chevalier
Arnold von Harff de Cologne. Lors de son passage à Rome, il est allé, près de
Saint-Clément, dans une « petite chapelle où se trouve, sculpté dans la
pierre, un pape avec un enfant ». Puis, utilisant le nom bavarois qui
servait à désigner la papesse Jeanne, il continue, « le pape Jutta mourut
là ». Et il enchaîne immédiatement :
Item
voert zo der ander sijden der spiegelborch, dae steyt eyn slecht gemuyrs daer
off die vrauwe gestanden is die Virgilium bedroegen hatte, dar umb he all die
vuyr dede lesschen die bynnen Rom waeren ind moysten weder komen an desen steyn
dae dese vrauwe off stoynt ind ontfengen der vuyr an deser vrauwen schemden (p. 25, éd. E. von Groote, 1860).
Ensuite on arrive à l’autre côté du
Colisée, où se trouve un petit mur sur lequel s’est tenue la femme qui s’était
moquée de Virgile ; c’est pour cela qu’il avait fait s’éteindre tous les
feux qui étaient à l’intérieur de Rome. Et on devait venir à la pierre où se
tenait cette femme et prendre du feu à son intimité.
On
sait depuis longtemps (M. Letts, p. XVIII-XX, et p. 31, n. 3) que A. von Harff,
sans toutefois les copier servilement, a utilisé les guides du pèlerin en
allemand. C’est manifestement le cas ici. En ce qui
concerne la vengeance de Virgile, les termes sont effectivement ceux courants
dans les guides imprimés, mais l’histoire de la
« papesse Jeanne » est ici raccourcie et édulcorée. Cette
« modification » pourrait s’expliquer par l’intervention des
personnes qui, à Rome, lui ont servi de guides. Le voyageur ne déclare-t-il pas
explicitement que son hôte romain lui a fait visiter la ville « avec
l’aide de plusieurs cardinaux » ? L’épisode de l’accouchement et de
la mort de la papesse aurait été jugé « peu édifiant » (M. Letts).
Mais peu importe pour nous.
* Texte : Die Pilgerfahrt des Ritters
Arnold von Harff von Cöln durch Italien, Syrien, Aegypten, Arabien, Nubien,
Palästina, die Türkei, Frankreich und Spanien wie er sie in den Jahren
1496-1499 vollendet, beschrieben und durch Zeichnungen erläuteret hat. Herausgegeben von Dr E. von Groote, Cologne, 1860.
* Traduction anglaise : Arnold von
Harff, The pilgrimage of Arnold von Harff. Translated from German and
edited with notes and introduction by Malcolm Letts, Londres, 1946, 325 p.
(Works issued by the Hakluyt society. Series
2) [réimpression anastatique Kraus Reprint, 1967]. Les notes de M. Letts, très
abondantes, sont fort précieuses.
6. Conclusion
Concluons. Au XVe siècle, les Mirabilia
nouvelle manière devenus maintenant de véritables « guides du
pèlerin » réservent donc une place au Virgile magicien. Elle reste
toutefois limitée aux épisodes du panier et de la vengeance, encore que ce soit
essentiellement la vengeance qui retienne l’attention. L’épisode du panier,
quand il est évoqué, n’est là que pour expliquer cette vengeance.
On constate aussi que, dans la
présentation des guides, le récit de la vengeance de Virgile fait pendant à une
histoire, qui n’appartient plus à l’antiquité mais au monde chrétien :
celui de la papesse Jeanne. On aurait tendance à dire que les deux histoires se
répondent, un rapport qui intrigue d’ailleurs et sur lequel, semble-t-il, on
n’a guère attiré l’attention jusqu’ici. Quoi qu’il en soit, tous les guides –
et ils sont très nombreux – accueillent les deux récits et les localisent tous
les deux dans les environs du Colisée.
On ne s’étonnera donc pas de voir qu’à la même époque, plusieurs voyageurs de passage à Rome (Dirc Potter, Giovanni Rucellai, Nikolaus Muffel, Jean de Tournai, Arnold von Harff) intègrent eux aussi dans leurs récits l’épisode de la vengeance, avec éventuellement une brève allusion à celui du panier. Mais, abstraction faite d’Arnold von Harff, aucun des voyageurs ne semble raconter l’histoire de la papesse Jeanne.
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