FEC - Folia
Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24 - juillet-décembre 2012
Virgile
magicien dans les Mirabilia Romae, les guides du pèlerin et les récits
de voyage
E. Ses réalisations magiques dans la tradition des Mirabilia
par
Jacques Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
Plan
4. L’obélisque avec les restes de Jules César
1. Introduction
Nous venons de voir la place très peu
importante que les Mirabilia anciens et nouveaux réservent à Virgile
magicien. Ce qui nous amène à nous poser une question plus générale : ces ouvrages
accueillent-t-ils, oui ou non, les merveilles que le moyen âge a attribuées au
magicien qu’était devenu Virgile ?
On songe à l’impressionnant catalogue que constituent Les faictz merveilleux de Virgille. On sait aussi que Jean d’Outremeuse énumérait un grand nombre de « merveilles » réalisées par notre héros, non seulement à Naples mais également à Rome, qu’il s’agisse d’automates dits « astronomiques » servant à rythmer le temps, ou d’ouvrages de défense de la ville, comme la Salvatio Romae ou comme le miroir magique permettant d’apercevoir les ennemis à distance, ou de réalisations plus ponctuelles d’utilité publique ou morale, comme le feu permanent pour les pauvres surveillé par un archer d’airain, ou la mouche d’airain pour protéger la cité des « mouches tueuses », ou encore la tête de cuivre et le cavalier à l’épée servant à éviter les adultères, etc.
Les lecteurs seront peut-être étonnés
d’apprendre que quelques-unes seulement de ces merveilles – les plus
importantes ? – se rencontent dans les Mirabilia, mais qu’elles
sont rarement mises en rapport avec Virgile. Nous ne retiendrons ici que trois
réalisations, sans nous y attarder, car nous retrouverons tout cela en détails plus
loin lorsque nous commenterons systématiquement les merveilles rapportées par
Jean d’Outremeuse.
2. La Salvatio Romae
Le premier cas concerne ce qu’on appelle la
Salvatio Romae (ou Salvatio civium), une légende remontant au
Haut Moyen Âge et attestée dans la littérature au moins depuis le VIIIe siècle
(N.R. Miedema, Mirabilia, 1996, p. 426). Son ancrage topographique est
plutôt lâche, liée qu’elle est tantôt au Panthéon, tantôt au Colisée tantôt au
Capitole.
Or donc, quoi qu’il en soit de sa
localisation précise, un bâtiment romain était censé jadis renfermer une grande
salle où étaient rassemblées les statues de toutes les nations sujettes de
l’Empire. Chacune avait son nom écrit sur sa poitrine et portait une clochette
suspendue à son cou. Lorsqu’une nation cherchait à se soulever contre Rome, la
statue qui lui correspondait s’agitait et la cloche retentissait. Les prêtres
de service donnaient aussitôt l’alarme et une armée romaine partait sans délai
dans la province indiquée pour intervenir et ramener l’ordre.
La version la plus ancienne des Mirabilia
intègre cette réalisation magique (Mirab., ch. 16, V.-Z., III, avec la
note 1 de la p. 35), qui fera désormais partie du réservoir habituel (Graph.,
ch. 29, V.-Z., III, p. 87 ; Mirac., ch. 16, V.-Z., III, p.
126-127 ; Greg., ch. 8, V.-Z., III, p. 151 ; Rosell,
ch. 17, V.-Z., III, p. 192). Mais aucun de ces traités du XIIe au XIVe siècle,
écrits en latin ou en italien dialectal, ne l’attribue à Virgile.
En ce qui concerne les traductions
françaises, celle du XIIIe présente la réalisation magique (Merv. I, ch.
13, Ross, p. 625), sans l’attribuer non plus à Virgile. Quant à celle du XVe
siècle, elle en a réduit la présentation à sa plus simple expression : une
seule phrase (et la estoient les statues de chascune province) (Merv.
II, ch. 16, Ross, p. 649-650). Même situation du côté des traductions
allemandes et de leur source latine. La réalisation est présentée en détail (Mirabilia,
p. 352-354), mais le nom de Virgile n’y apparaît pas.
3. La Bocca della Verità
Selon
Jean d’Outremeuse (Myreur, p.
258 et 260), Virgile, dans son désir de moraliser la vie
romaine, avait fabriqué une tête en cuivre, qui avoit une grant geule et
tout ovierte, capable de tester l’honnêteté des dames et des demoiselles
soupçonnées de mauvaise conduite. Il s’agit de l’impressionnant médaillon aujourd’hui
enchâssé dans un mur du porche de Santa Maria in Cosmedin et connu sous
le nom de Bocca della verità. La bouche de la figure qui y est
représentée est, selon la légende populaire, censée happer la main de quiconque
aurait un mensonge sur la conscience. Dans l’antiquité, la pièce a probablement
servi de plaque (d’égout ou de puits). Plusieurs textes médiévaux font
intervenir Virgile à son sujet. Mais que disent de ce médaillon les Mirabilia ?
a. dans les Mirabilia
anciens
Si l’on fait abstraction d’une anecdote
liée à l’empereur Julien (Mirab., ch. 28, V.-Z., III, p. 60 ; Graph.,
ch. 36, V.-Z., III, p. 93, et Mirac., ch. 11, V.-Z., III, p. 124), la légende de la Bocca della Verità,
en tant que telle, est totalement absente des Mirabilia anciens, en
ce compris les deux traductions françaises éditées par D.J.A. Ross.
b. dans les Mirabilia
nouveaux (Rompilgrimführer)
La Bocca della Verità n’apparaît que
tardivement (seconde moitié du XVe siècle) dans les Rompilgrimführer et
les récits des voyageurs, et pas nécessairement d’ailleurs en liaison à
Virgile. On en jugera par les exemples suivants.
L’histoire figure en bonne place dans les
traductions allemandes des Indulgentiae en rapport avec l’église Santa
Maria in Schola Greca, l’ancien nom de Santa Maria in Cosmedin. Mais
le Leittext, à savoir le D 76 du catalogue de Miedema, ne contient pas
le nom de Virgile :
In
der kirchen zw Vnser Lieben Frauen Scola Greca, da hat sant Augustein rectorica
gelesen. Da stat noch ain stain vor der kirchen, der jst gross vnd siwel vnd
hat augen vnd nässlöcher vnd ain weit mal, den hies man den stain mit der
warhat. Vnd wen man ain ettwas zech, es wer weib oder man, daz es taun solt
haben vnd daz es lügnet, so fürt man es zw dem stain. So must es die hand jn daz
maul stossen, vnd was es schuldig, sa bais es jm die hand ab, vnd was es
vnschuldig, so tot es jm nit (Rompilgerführer, 2003, p. 106).
Dans l’église de Notre Dame de Scola
Greca, saint Augustin a enseigné la rhétorique. On trouve encore une pierre devant
l’église ; elle est grosse et ronde ; elle a des yeux, un nez et une
large bouche ; on l’appelle « la pierre à la vérité ». Si
quelqu’un, homme ou femme, nie avoir fait quelque chose, on l’amène à la
pierre. Il doit introduire la main dans sa bouche. S’il est coupable, elle lui
coupe (écrase ?) la main ; s’il est innocent, elle ne le fait pas.
Par contre Virgile est présent dans les
traductions allemandes imprimées des traités Historia et descriptio.
Ainsi le Leittext, en l’occurrence le d 6 du catalogue de Miedema (un
incunable de 1487), écrit, toujours à propos de la même église de Santa
Maria Scola Greca :
[C]zu
Vnser Lieben Frawen Scola Greca. Da stet noch der stein, der den leuten die
finger abe beys, so sie vnrecht gesworen hetten. Der stein heist vf welsch »la
bucca de la veritade«. Den stein hat Virgilius gemacht. Der stein verlos sin
kraft von einer bosen frawen, die betrog den stein. Da ist vil heiltum vnd vil
ablas. Die kirche ist
sant Augustins schul gewest, darin er die rethorica hat gelesen (Rompilgerführer, p. 263).
À Notre-Dame de la Schola Greca. Là
on trouve encore une pierre qui coupe (écrase ?) les doigts de ceux qui
ont fait un faux serment. Elle s’appelle en langue romane « la bucca de la
veritade ». C’est Virgile qui l’a faite. La pierre a perdu sa force à
cause d’une mauvaise femme, qui a trompé la pierre. Il y a là beaucoup de
reliques et d’indulgences. L’église a été l’école de saint Augustin, qui y a
enseigné la rhétorique.
C’est fondamentalement la même histoire,
avec toutefois quelques différences intéressantes : (a) l’expression stain mit der warhat des
Indulgentiae a été remplacée par ce qui deviendra la formule
traditionnelle (bucca de la veritade) ; (b) Virgile est cette fois
nommément cité comme réalisateur de ce « test de vérité » ; (c)
il est fait également état d’un épisode où la rouerie féminine, l’emportant sur
le génie du magicien, a réussi à annuler l’efficacité de la pierre. On
reviendra sur ces détails ailleurs.
c. dans les récits des
voyageurs du XVe siècle
Et en dehors de la tradition des Mirabilia,
qu’en est-il des récits de voyages du XVe siècle ? En 1450,
John Capgrave (p.
166-168 ; éd. C.A. Mills, 1911) signale la légende dans sa notice sur
l’église Sainte-Marie iuxta scolam grecorum ; il évoque l’origine
magique de sa puissance, mais sans mentionner Virgile. Même situation dans la relation de
Giovanni Rucellai à Rome lors du Giubileo de 1450 (p. 78, éd. A. Perosa,
1960). Elle se termine sur l’évocation de la Bocca della verità, qui est
appelée Lapida della verità, mais toujours sans référence à Virgile.
Nikolaus Muffel, en 1452, ne souffle
mot de cette légende : il est vrai qu’il n’aborde pas la question de Santa
Maria Schola Greca. En 1488,
Jean de Tournai mentionne bien l’église, mais
sans rien dire ni de la Bocca, ni de la légende, ni de Virgile. Le Chevalier
Arnold von
Harff (p. 25, éd. E. von Groote, 1860) sera le seul à faire apparaître Virgile
en liaison avec la Bocca dans la notice qu’il laisse en 1497 sur
l’église de S. Maria in Schola Greca et qu’il a d’ailleurs recopiée des Mirabilia.
Nous retrouverons ces textes lorsque, dans
notre commentaire sur Jean d’Outremeuse, nous étudierons plus en détail la Bocca
della Verità. Nous voulions simplement montrer ici que, dans la seconde
moitié du XVe siècle, qu'il s'agisse des Mirabilia nouvelle manière ou
des récits de voyageurs, la liaison entre cette pierre magique et Virgile
n’était pas encore solidement attestée.
.
Quoi qu’il en soit, la légende de la Bocca
est certainement beaucoup plus ancienne que 1487, date de l’incunable qui sert
de Leittext à N.R. Miedema, mais c’est à partir d’alors seulement que la
mention de Virgile comme créateur de cette pierre magique apparaît dans les
guides du pèlerin et dans les récits de voyage qui s’en inspirent plus ou
moins. Il se passe donc mutatis mutandis quelque chose d’assez
comparable à ce que nous avions constaté dans l’évolution des Mirabilia à
propos de la vengeance de Virgile. Cette dernière anecdote aussi est fort
ancienne, mais il a fallu attendre le XVe siècle pour qu’elle trouve place dans
les guides.
4. L’obélisque avec les restes de Jules César
L’obélisque qui décore actuellement le
centre de la place Saint-Pierre occupait dans l’antiquité la spina du
Cirque de Gaius et de Néron. Ramené d’Héliopolis à l’époque de Caligula et
dédié à Auguste et à Tibère, il était surmonté d’un globe de bronze doré
terminé par une pointe. Le moyen âge a cru que ce récipient contenait les
cendres et/ou les os de Jules César. Jean d’Outremeuse précise même (Myreur,
p. 243 [renvoi]) que les restes de ce dernier y auraient été placés sur
les conseils de Virgile. C’est en tout cas comme « obélisque de
César » que ce monument haut de plus de 25 mètres occupe une place de
choix dans les différents Mirabilia.
On le rencontre en effet dans la rédaction primitive
(Mirab., ch. 19, V.-Z., III, p. 44, n. 1), et dans les versions dérivées
(Graph., ch. 25, V.-Z., III, p. 85 ; Mirac., ch. 1, V.-Z.,
III, p. 116 ; Greg. ch. 29, V.-Z., III, p. 164-165 ; et Rosell,
ch. 13, V.-Z., III, p. 190). Mais aucun de ces textes ne note une quelconque
intervention de Virgile. L’obélisque, absent de la traduction française du XVe
siècle, est signalé dans celle du XIIIe siècle (Merv. I, ch. 24, p. 630,
éd. Ross), sans qu’il y soit question de Virgile. Dans le monde germanophone,
la source latine (Langfassung) et les deux branches de la traduction le
présentent au ch. 24 (Miedema, Mirabilia, p. 355-356), mais là encore
sans un mot sur Virgile.
5. Conclusion et transition
Inutile
d’aller plus loin. Qu’il s’agisse de la Salvatio Romae, de la Bocca della Verità, ou de l’obélisque « de César », la tradition des Mirabilia
anciens ne fait à Virgile qu’une place extrêmement réduite (mention de sa
demeure et de sa fuite vers Naples). Quant aux guides du pèlerin, les Mirabilia
nouvelle manière, et aux récits de voyage, ils signalent pratiquement tous
l’extinction des feux de Rome et la vengeance du magicien, mais tous ne
reprennent pas la légende de la Bocca della verità.
On ne peut donc pas dire que la tradition des Mirabilia urbis Romae soit prodigue en informations concernant le Virgile magicien et ses réalisations.
FEC - Folia
Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24 -
juillet-décembre 2012
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