FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007
Villas et campagnes en Gallia Belgica.
1. Villa : histoire d’un mot
Paul Fontaine
Vers le recueil de textes : Table des matières - I - II - III - IV - V
Les mots « villa », « village » et « ville » recouvrent aujourd’hui des réalités si différentes qu’on en oublie qu’ils dérivent du même mot latin uilla, qui, à son tour, possédait un sens bien particulier.
Dans notre langue française, le mot « villa », prononcé « villa » et pas « willa » comme en latin, apparaît au XVIIIe s. par emprunt à l’italien. Il désigne alors une somptueuse demeure de plaisance, comme par exemple à Rome (Villa Borghèse) et dans ses environs (Villa Aldobrandini à Frascati). Le sens évolue ensuite progressivement pour aboutir à la « villa », telle que nous l’entendons aujourd’hui : une maison individuelle, cossue et entourée d’un jardin, servant de résidence principale ou bien de lieu de séjour, que ce soit dans la banlieue d’une ville, à la mer ou encore à la campagne.
Mais quand les historiens et archéologues du monde romain parlent de villas, ils adoptent la signification latine du mot, bien différente de celles que nous venons de voir. En effet, fondamentalement, la uilla romaine est une exploitation agricole, une ferme isolée dans la campagne. Elle se distingue ainsi aussi bien du uicus - village, agglomération rurale - , que de la domus (ou aedes), c’est-à dire la maison de ville. Avec ses terres - fundus ou ager, domaine rural -, elle joue, en tant que centre de production, un rôle essentiel dans une économie basée sur l’agriculture. Mais, au-delà de la prospérité qu’elle peut assurer, la possession d’un domaine agricole revêt aussi une importante signification sociale: la propriété terrienne est en effet réservée aux personnes ayant la qualité d’hommes libres.
C’est sous la plume de l’agronome Caton (234-149 av. J.-C.), que le terme uilla apparaît pour la première fois dans les textes anciens. Quand il n’est pas confondu avec le mot fundus, il désigne déjà clairement une exploitation agricole avec ses installations spécifiques et le logis du propriétaire. C’est aussi Caton qui, le premier, donne le nom de uilla urbana à la maison du maître quand elle est distincte du bâtiment de ferme et bénéficie d’un confort « urbain », c’est-à-dire adapté aux exigences du propriétaire qui, de plus en plus souvent, préfère habiter en ville (lat. urbs). Ainsi s’amorce une évolution qui se manifeste pleinement aux IIe et Ier s. av. J.-C en Italie. À côté des simples fermes - uillae rusticae -, se multiplient les villas d’agrément, à la fois demeures de plaisance et centres d’un domaine agricole, formule que perpétueront, des siècles plus tard, les châteaux-fermes. Dans ce cas, la demeure du propriétaire (uilla ou pars urbana) bénéficie, tant pour les bâtiments que pour le jardin, d’un aménagement soigné. Mais le caractère fondamental de la uilla subsiste néanmoins. En effet, la partie résidentielle, quoique bien distincte, demeure combinée avec des installations proprement agricoles (la uilla ou pars rustica), des champs et des aires d’élevage qui assurent le rendement du domaine.
C’est sous ces formes, tantôt modestes, tantôt plus luxueuses et articulées que la villa romaine est attestée dans nos régions, où les premiers exemples datent de la seconde moitié du Ier s. ap. J.-C .
Les expressions uilla suburbana et uilla maritima recouvrent quant à elles des réalités plus typiques de l’Italie et des régions méditerranénnes précocement romanisées. Érigées à proximité de la ville, pour les premières, en bord de mer avec éventuellement des parcs à poissons et à huîtres, pour les secondes, ces uillae servent le plus souvent de faire-valoir aux familles aristocratiques : un site de rêve, des bâtiments élégants et luxueux, où s’étalent art et richesse, bref des uillae où il y a « moins à labourer qu’à balayer » selon l’expression des censeurs (minus arare quam uerrere : Pline, H.N., XVIII, 6, à propos de la villa de Lucullus). Dans nos régions, les uillae d’apparat devaient être rares.
Dès la fin de l’Antiquité, aux Ve et VIe s., le terme uilla se charge d’un sens nouveau, en lien avec les bouleversements économiques et politiques qui suscitent, le cas échéant, le regroupement de populations moins favorisées autour de uillae. Le mot peut alors revêtir la signification de « groupe de maisons adossées à la villa », « agglomération rurale », « village ». Sa forme évolue en vile (vers 980) puis ville (vers 1200) et, encore au XIIe s., le mot continue de signifier essentiellement un domaine agricole et son groupe d’habitations. Le vilain (1090 ; du bas latin uillanus) désigne l’habitant de la campagne, le paysan, homme de basse condition, et notamment le paysan libre par opposition au serf (du lat. seruus). Ensuite, l’ajout du suffixe -age donna le mot village (1235 : uillagium ; 1385 : villaige ; 1390 : village ), tandis que la forme ville fut désormais réservée aux agglomérations plus importantes, possédant des droits et privilèges propres, et le plus souvent ceinturées de remparts. Parallèlement, divers termes étaient apparus pour nommer précisément une exploitation agricole, tels que « manse », « grange », « cense », « ferme »... C’est cette dernière appellation qui s’imposa au XVIe s, avec le sens général que nous lui donnons toujours actuellement.
Étrange destin que celui du mot uilla : désignant à l’origine une ferme isolée dans la campagne, il a donné naissance aux termes aujourd’hui les plus familiers pour définir les habitats groupés, « ville » et « village ».
Orientation bibliographique
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