FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007


 


Retour des champs. Relief de Montauban-sous-Buzenol
© Musées Gaumais

Villas et campagnes en Gallia Belgica.

Recueil de textes
II. Des villas et des hommes

par

Paul Fontaine

 

Table des matières - I - II - III - IV - V


Plan

  Propriétaires, régisseurs et fermiers

4. Virgile, Géorgiques, II, 458-534

5. Columelle, De l'agriculture,  I, ii, 1-2

6. Columelle, De l'agriculture,  I, viii, 2-5

7. Columelle, De l'agriculture, I, vii, 6-7

8. ILB2 , 174

    Le personnel de la villa

9. Varron, Économie rurale, I, 17, 2-3

10. Varron, Économie rurale, I, 17, 1

11. Varron, Économie rurale, I, 17, 3-7

    Au fil des jours

12. Caton, De l'agriculture, 124

13. Columelle, De l'agriculture, VII, xii, 3-13

14. Caton, De l'agriculture, 5, 2, 4 et 5

15. Columelle, De l'agriculture,  I, viii, 8-9

16. Caton, De l'agriculture,143, 1-2

17. Columelle, De l'agriculture, XII, iii, 8-9

18. Varron, Économie rurale, I, 16, 5

19. Columelle, De l'agriculture,  I, viii, 19

20. Columelle, De l'agriculture,  XII, iii, 7

21. Columelle, De l'agriculture, XII, iii, 6

22. Columelle, De l'agriculture,  I, viii, 20

23. Sénèque le Philosophe, Lettres à Lucilius, I, 12, 1-4

24. Columelle, De l'agriculture,  XII, Préface, 9-10

25. CIL, XIII, 5708

 


 

Propriétaires, régisseurs et fermiers

 

4. Dans ses Géorgiques, Virgile brosse un tableau idyllique de la vie paysanne. Aux vaines séductions de la ville, il oppose le bonheur rustique du petit propriétaire vivant avec sa famille sur ses terres.

    (Virgile, Géorgiques, II, 458-531, partim ; texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, Paris, 1956)

 

 O fortunatos nimium, sua si bona norint,

agricolas ! Quibus ipsa procul discordibus armis

 Fundit humo facilem uictum iustissima tellus.                     460

Si non ingentem foribus domus alta superbis

Mane salutantum totis uomit aedibus undam,

Nec uarios inhiant pulchra testudine postis

Inlusasque auro uestis Ephyreiaque aera,

Alba neque Assyrio fucatur lana ueneno,                             465

Nec casia liquidi corrumpitur usus oliui,

At secura quies et nescia fallere uita,

Diues opum uariarum, at latis otia fundis,

Speluncae uiuique lacus, at frigida Tempe

Mugitusque boum mollesque sub arbore somni                    470

Non absunt ; illic saltus ac lustra ferarum

Et patiens operum exiguoque adsueta iuuentus,

Sacra deum sanctique patres ; extrema per illos

Iustitia excedens terris uestigia fecit.

 (...)

Agricola incuruo terram dimouit aratro :

Hinc anni labor, hinc patriam paruosque nepotes

Sustinet, hinc armenta boum meritosque iuuencos ;         515

Nec requies, quin aut pomis exuberet annus

Aut fetu pecorum aut Cerealis mergite culmi

Prouentuque oneret sulcos atque horrea uincat.

Venit hiems: teritur Sicyonia baca trapetis ;

Glande sues laeti redeunt ; dant arbuta siluae;               520

Et uarios ponit fetus autumnus, et alte

Mitis in apricis coquitur uindemia saxis.

Interea dulces pendent circum oscula nati,

Casta pudicitiam seruat domus, ubera uaccae

Lactea demittunt, pinguesque in gramine laeto               525

Inter se aduersis luctantur cornibus haedi.

Ipse dies agitat festos fususque per herbam,

Ignis ubi in medio et socii cratera coronant,

Te libans, Lenaee, uocat pecorisque magistris

Velocis iaculi certamina ponit in ulmo,                         530

Corporaque agresti nudant praedura palaestrae.

 

 

Ô trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur ! Loin des discordes armées [460], la terre d’elle-même leur prodigue avec une justice parfaite une nourriture facile. S’ils n’ont pas une haute demeure dont les portes altières vomissent, hors des salles bondées, un énorme flot de clients venus apporter leurs salutations, s’ils ne désirent pas, bouche bée, des chambranles incrustés de belle écaille, ni les étoffes où l’or se joue, ni les bronzes d’Éphyré, s’ils ignorent l’art de teindre la blanche laine avec la drogue assyrienne et d’altérer par un mélange de cannelle la pureté de l’huile qu’ils emploient, du moins ils ont la tranquillité et de larges horizons, les grottes et les bassins d’eau vive ; du moins, ils ont les frais Tempé, [470] les mugissements des boeufs et les doux sommes sous un arbre. Là on trouve les pacages boisés et les tanières des bêtes, une jeunesse endurante à l’ouvrage et accoutumée à la sobriété, le culte des dieux et la piété filiale ; c’est là que la Justice, en quittant la terre, a laissé la trace de ses derniers pas.  

(...)

Le laboureur fend la terre de son araire cintré : c’est de là qu’il nourrit sa patrie et ses petits enfants, qu’il nourrit ses troupeaux de boeufs et ses taureaux qui lui rendent tant de services ; point de repos qu’il n’ait vu l’année regorger de fruits, accroître le troupeau, multiplier les gerbes de chaumes chères à Cérès, charger les sillons d’une récolte qui fasse s’effondrer les greniers. Vient l’hiver : les pressoirs broient la baie de Sicyone ; [520] les porcs rentrent repus de glands ; les forêts donnent leurs arbouses ; l’automne laisse tomber des fruits variés et là-haut, sur les rochers ensoleillés, la vendange mûrit à point. Cependant ses enfants chéris suspendus à son cou quêtent ses baisers ; sa chaste demeure est l’asile de la pudicité ; ses vaches laissent pendre leurs mamelles gonflées de lait et, sur un gazon luxuriant, ses gras chevreaux luttent entre eux, cornes en avant. Quant à lui, il célèbre les jours de fête : étendu dans l’herbe, tandis qu’on fait cercle autour du brasier et que ses compagnons couronnent le cratère, il t’invoque, Dieu du pressoir, en faisant une libation, [530] puis il invite les gardiens du troupeau à concourir au javelot rapide, un ormeau servant de but, et à dépouiller leurs corps rudes pour les compétitions d’une palestre champêtre.


5. Dans la réalité, celui qui cultive la terre n’en est pas nécessairement le propriétaire et ce dernier n’habite pas toujours la villa. Ainsi la ferme peut-elle être confiée à un régisseur - uillicus ou uilicus -, solution qui se répand en Italie à partir du IIe s. av. J.-C., parallèlement à l’apparition de vastes domaines agricoles. De statut servile et donc sans droit aucun sur les productions, le régisseur assure la gestion quotidienne de la villa et de tout son personnel : une lourde responsabilité ! Le propriétaire, appelé dominus - maître - ou pater familias - chef de famille -, réside, lui, en ville et ne se rend à sa campagne que pour de rapides tournées d’inspection ou pour s’y reposer. Columelle, dans son De re rustica, suggère au candidat propriétaire d’une villa de se donner quand même le temps de la surveiller de près...

    (Columelle, De l'agriculture, I, ii, 1-2 ; texte établi par H.B. Ash, Londres-Cambridge, 1941 et trad. nouvelle d’après L. Du Bois, Paris, 1844 et M. Nisard, Paris, 1856)

 

    Quicquid uero dabitur occasionis, ruri moretur, quae non sit mora segnis nec umbratilis. Nam diligentem patrem familias decet agri sui particulas omnes et omni tempore anni frequentius circumire, quo prudentius naturam soli siue in frondibus et herbis, siue iam maturis frugibus contempletur, nec ignoret quicquid in eo recte fieri poterit.[2] Nam illud uetus est Catonis agrum pessime mulcari, cuius dominus quid in eo faciendum sit non docet, sed audit uilicum.

 

    Toutes les fois qu’il en aura l’occasion, qu’il reste à la campagne et que ce séjour ne signifie ni nonchalance, ni sieste à l’ombre. En effet, le chef de famille soucieux de ses intérêts doit faire assez souvent et à tout moment de l’année, le tour de toutes les parcelles de son domaine. Ainsi, il examinera avec plus de compétence la qualité du sol, que les plantes soient encore en feuilles et en herbe, ou que leurs fruits soient déjà à maturité, et il se rendra bien compte de tous les travaux que commande une bonne gestion du domaine. [2] Il y a, en effet, cette ancienne parole de Caton qui dit que le pire fléau pour une terre est un maître qui, au lieu de définir les travaux à exécuter, suit les instructions de son régisseur.


6. Quand le propriétaire délègue sa gestion, le choix du régisseur revêt évidemment une importance décisive pour la prospérité du domaine. Columelle livre une série de conseils d’expérience, pour bien choisir son uilicus et le garder longtemps.

    (Columelle, De l'agriculture, I, viii, 2-5 ; texte établi par H.B. Ash, Londres-Cambridge, 1941 et trad. nouvelle d’après L. Du Bois, Paris, 1844 et M. Nisard, Paris, 1856)

 

    [2] Eligendus est rusticis operibus ab infante duratus et inspectus experimentis. Si tamen is non erit, de iis praeficiatur qui seruitutem laboriosam tolerauerunt . [3] Iamque is transcenderit aetatem primae iuuentae, necdum senectutis attigerit ; illa ne auctoritatem detrahat ad imperium, quoniam maiores dedignentur parere adulescentulo, haec, ne laboriosissimo succumbat operi. Mediae igitur sit aetatis et firmi corporis peritus rerum rusticarum aut certe maximae curae, quo celerius addiscat. [4] Nam non est nostri negotii alterum imperare et alterum docere ; neque enim recte opus exigere ualet qui quid aut qualiter faciendum sit, ab subiecto discit. Potest etiam illitteratus, dummodo tenacissimae sit memoriae, rem satis commode administrare. Eius modi uilicum Cornelius Celsus ait saepius nummos domino quam librum adferre, quia nescius litterarum uel ipse minus possit rationes confingere, uel per alium propter conscientiam fraudis timeat. [5] Sed qualicumque uilico contubernalis mulier adsignanda est, quae et contineat eum et in quibusdam rebus tamen adiuuet.

 

    [2] Le choix doit porter sur un homme endurci dès le plus jeune âge aux travaux de l'agriculture, et connu pour son expérience. Si toutefois on ne peut trouver un tel homme, qu’on établisse comme chef un individu choisi parmi ceux qui ont déjà supporté avec patience un dur esclavage. [3] Il aura déjà dépassé l'âge de la première jeunesse et ne touchera pas encore à la vieillesse. Le jeune âge affaiblirait l'autorité du commandement, puisque les gens âgés dédaignent obéir à un tout jeune homme. La vieillesse d’autre part l'exposerait à succomber sous le poids des fatigues de son travail. En conséquence, il doit être d’âge moyen, être robuste, instruit des travaux des champs ou, tout au moins, doué d'un très grand zèle pour apprendre au plus vite le métier. [4] En effet, il n’est pas dans l’intérêt de notre entreprise qu’un homme donne les ordres et qu’un autre fournisse les instructions ; de plus, celui qui apprend d’un subordonné ce qu’il faut faire ou comment il doit opérer, n’est pas précisément en mesure d’exiger un travail correct. Un homme illettré peut, à la rigueur, conduire assez bien son affaire, pourvu qu'il possède une excellente mémoire. Cornelius Celse dit qu'un tel régisseur apporte à son maître plus souvent de l'argent que le livre des comptes. Vu sa méconnaissance de l’écriture, soit il n’est guère capable d’élaborer lui-même les calculs, soit il redoute d’en charger un autre, par sentiment de mal agir. [5] Au surplus, quel que soit le régisseur choisi, il faut lui associer une femme comme compagne, qui à la fois le retienne et le seconde même pour certaines tâches.


7. Au cas où le propriétaire n’habite pas la villa, une autre solution est d’y installer un fermier ou colonus, c’est-à-dire un paysan de condition libre auquel est louée l’exploitation en échange d’une redevance en argent ou nature. Columelle préconise ainsi d’affermer les domaines éloignés plutôt que de les laisser à des esclaves.

    (Columelle, De l'agriculture, I, vii, 6-7 ; texte établi par H.B. Ash, Londres-Cambridge, 1941 et trad. nouvelle d’après L. Du Bois, Paris, 1844 et M. Nisard, Paris, 1856)

 

    [6] In longinquis fundis, in quos non est facilis excursus patris familiae, cum omne genus agri tolerabilius sit sub liberis colonis quam sub uilicis seruis habere, tum praecipue frumentarium, quem et minime sicut uineas aut arbustum colonus euertere potest et maxime uexant serui, qui boues elocant eosdemque et cetera pecora male pascunt, nec industrie terram uertunt longeque plus imputant seminis iacti quam quod seuerint, sed nec quod terrae mandauerunt sic adiuuant ut recte proueniat, idque cum in aream contulerunt, per trituram cotidie minuunt uel fraude uel negligentia. [7] Nam et ipsi diripiunt et ab aliis furibus non custodiunt, sed nec conditum cum fide rationibus inferunt. Ita fit ut et actor et familia peccent et ager saepius infametur.

 

    [6] Dans les fonds éloignés, où le maître ne peut se rendre facilement, il vaut mieux, quel que soit le genre de sol, le confier à des fermiers libres plutôt qu'à des régisseurs esclaves. C'est tout particulièrement vrai pour les terres à blé, qu'un fermier ne peut guère abîmer, ce qui n'est pas le cas des vignobles ou des vergers, alors que les esclaves causent beaucoup de mal. Ces derniers ont des bœufs de louage, ils les alimentent mal, comme les autres bestiaux, ils labourent sans soin, ils comptent beaucoup plus de semences qu'ils n'en ont réellement semé, ils ne s'occupent pas de faire pousser convenablement ce qu'ils ont confié à la terre et, quand ils ont transporté la récolte sur l’aire, ils la réduisent à chaque jour de battage, soit par fraude, soit par négligence. [7] Car eux-mêmes détournent le grain et en plus ils ne le protègent pas des autres voleurs. Même le blé engrangé n’est pas honnêtement porté en compte. Résultat : et le surveillant et les esclaves sont en faute mais c’est le champ que trop souvent l’on incrimine.


8. Une inscription sur une bague en argent découverte dans la villa romaine de Mageroy (Habay-la-Vieille, près d’Arlon), livre probablement le nom d’une des propriétaires du domaine.

    (ILB2, 174 ; cfr A. Deman et M.-Th. Raepsaet-Charlier, Nouveau recueil des inscriptions latines de Belgique, Bruxelles, 2002, p. 269)

 

Le texte tient en trois mots :

 

Viva/s Mic/i(a) Dom (---).

Sois heureuse, Micia Dom(---)

 

(©  L. Zeippen)

Le diamètre de la bague est celui d’un bijou féminin et Dom (---) peut être résolu en Dom(ina), «maîtresse », à moins qu’il ne s’agisse d’un surnom débutant par Dom-, par exemple Domitilla, hypothèse qui n’est pas à écarter.

 

 


 

 

Le personnel de la villa

 

9. Hormis le cas du petit propriétaire qui cultive sa terre en famille, la villa employait une main‑d’œuvre plus ou moins nombreuse et placée, le cas échéant, sous la direction d’un uilicus : des esclaves - serui, mancipia - mais aussi, et spécialement pour les travaux saisonniers, des ouvriers de condition libre, payés à la journée, les mercennarii ou ouvriers salariés. En Italie, l’utilisation massive d’esclaves rapportés des conquêtes, spécialement aux deux derniers siècles av. J.-C., montra ses limites et Varron, contemporain de César, affiche une nette préférence pour les travailleurs libres.

    (Varron, Économie rurale, I, 17, 2-3 partim ; texte établi et traduit par J. Heurgon, Paris, 1978)

 

    [2] Omnes agri coluntur hominibus seruis aut liberis aut utrisque: liberis, aut cum ipsi colunt, ut plerique pauperculi cum sua progenie, aut mercennariis, cum conducticiis liberorum operis res maiores, ut uindemias ac faenisicia, administrant.

    De quibus uniuersis hoc dico : grauia loca utilius esse mercennariis colere quam seruis, et in salubribus quoque locis opera rustica maiora, ut sunt in condendis fructibus uindemiae aut messis. [3] De iis, cuius modi esse oporteat, Cassius scribit haec: operarios parandos esse qui laborem ferre possint, ne minores annorum XXII et ad agri culturam dociles.

 

    [2] Toute terre est cultivée, en fait d'hommes, avec des esclaves, avec des hommes libres ou avec les deux : libres, soit qu'ils cultivent eux‑mêmes, comme font la plupart des pauvres gens avec leur progéniture, soit avec des salariés, lorsque, pour exécuter les choses importantes ‑ vendanges ou fenaison ‑, on prend à gages une main‑d'œuvre d'hommes libres.

    Sur l'ensemble de cette main-d'œuvre, mon opinion, c'est que, pour les endroits malsains, il est plus utile de les faire cultiver par des salariés que par des esclaves, et même dans les lieux salubres, il vaut mieux charger les salariés des travaux agricoles importants, comme sont, au moment de serrer les récoltes, les vendanges ou la moisson. [3] À leur sujet, sur les conditions qu'ils doivent remplir, Cassius écrit : « Il faut se procurer des travailleurs qui puissent supporter la fatigue, qui n'aient pas moins de vingt‑deux ans et qui soient capables d'apprendre l'agriculture. »


10. Dans l’introduction à un chapitre de son livre, Varron ne laisse aucun doute sur le statut juridique des esclaves... 

    (Varron, Économie rurale, I, 17, 1 ; texte établi et traduit par J. Heurgon, Paris, 1978)

 

    Nunc dicam agri quibus rebus colantur. Quas res alii diuidunt in duas partes, in homines et adminicula hominum, sine quibus rebus colere non possunt ; alii in tres partes, instrumenti genus uocale et semiuocale et mutum, uocale, in quo sunt serui, semiuocale, in quo sunt boues, mutum, in quo sunt plaustra.

 

    J’en viens maintenant aux moyens matériels mis en oeuvre dans l’agriculture. Les uns divisent ce sujet en deux parties, les hommes et les aides de l’homme, sans lesquelles la culture est impossible ; d’autres la divisent en trois, le matériel vocal, le matériel semi-vocal et le matériel muet : vocal, où sont les esclaves ; semivocal, où sont les boeufs ; muet, où sont les chariots.


11. Le statut des esclaves aux yeux de la loi est une chose. La direction de ces hommes en est une autre et le même Varron suggère de les traiter avec psychologie, voire une certaine humanité. Voici ses conseils pour le choix des chefs d’équipe.

    (Varron, Économie rurale, I, 17, 3-7 partim ; texte établi et traduit par J. Heurgon, Paris, 1978)

 

    Mancipia esse oportere neque formidulosa neque animosa. [4] Qui praesint esse oportere litteris <atque> aliqua sint humanitate imbuti, frugi, aetate maiore quam operarios quos dixi. Facilius enim iis quam <qui> minores natu, sunt dicto audientes. Praeterea potissimum eos praeesse oportet, qui periti sint rerum rusticarum. Non solum enim debere imperare, sed etiam facere, ut facientem imitetur et ut animaduertat eum cum causa sibi praeesse, quod scientia praestet. [5] Neque illis concedendum ita imperare ut uerberibus coerceant potius quam uerbis, si modo idem efficere possis.

    Neque eiusdem nationis plures parandos esse: ex eo enim potissimum solere offensiones domesticas fieri. Praefectos alacriores faciendum praemiis dandaque opera ut habeant peculium et coniunctas conseruas, e quibus habeant filios. Eo enim fiunt firmiores ac coniunctiores fundo (…).

    [6] Inliciendam uoluntatem praefectorum honore aliquo habendo, et de operariis qui praestabunt alios, communicandum quoque cum his quae facienda sint opera, quod, ita cum fit, minus se putant despici atque aliquo numero haberi a domino. [7] Studiosiores ad opus fieri liberalius tractando aut cibariis aut uestitu largiore aut remissione operis concessioneue ut peculiare aliquid in fundo pascere liceat, huiusce modi rerum aliis, ut quibus quid grauius sit imperatum aut animaduersum qui, consolando eorum restituat uoluntatem ac beneuolentiam in dominum.

 

    Il faut que les esclaves ne soient ni craintifs ni effrontés. [4] Ceux qui les commandent doivent savoir lire et écrire et avoir une certaine instruction, être honnêtes et plus âgés que les travailleurs dont je viens de parler1. Il leur sera plus facile de se faire obéir que ceux qui sont plus jeunes. En outre il convient de donner de préférence le commandement à ceux qui sont au courant des questions agricoles. Ils doivent en effet non seulement donner des ordres mais aussi mettre en pratique, afin que l'on imite leur exemple et que l'on sente que le chef commande à juste titre parce qu'il l'emporte par les connaissances. [5] Et il ne faut pas leur permettre d'exercer leur commandement en préférant la répression violente aux réprimandes verbales, pourvu que le même résultat puisse être obtenu.

    Et il faut se garder d'en prendre plusieurs de la même nationalité car c’est généralement la première cause des disputes au sein de la domesticité. On rendra les chefs de troupe plus actifs en les récompensant et on aura soin de leur assurer un pécule et des compagnes esclaves comme eux, qui leur donneront des fils. C’est un bon moyen pour les rendre plus sûrs et plus attachés au domaine (…).

    [6] Il faut se concilier la bonne volonté des chefs en les traitant avec quelques égards et, parmi les ouvriers, s'il y en a de supérieurs aux autres, il faut les mettre au courant du programme des travaux car, à procéder ainsi, ils se sentent moins méprisés par le maître et ont le sentiment d’avoir quelque valeur à ses yeux. [7] Leur zèle à l'ouvrage augmente si on les manie de façon plus libérale, si on se montre plus large avec eux en fait de vivres et de vêtements, si on leur accorde une relâche dans leur travail ou si on les autorise à faire paître dans le domaine quelque bétail de leur pécule, et par d'autres concessions de ce genre, en sorte que ceux qui ont été blessés par un ordre ou une observation quelconque, y trouvent une consolation qui rétablisse leur bonne volonté et leurs bons sentiments envers leur maître.

 

1 C’est-à-dire les mercennarii : voir supra texte n°9.

 


 

 

Au fil des jours

 

 

12.  « Je monte la garde ». Le chien est un « personnage » incontournable dans la vie de la ferme. À son sujet, Caton prodigue ce conseil lapidaire :

    (Caton, De l'agriculture, 124 ; texte établi et traduit par R. Goujard, Paris, 1975)

 

Canes interdiu clausos esse oportet, ut noctu acriores et uigilantiores sint.

 

Les chiens doivent être enfermés pendant la journée, pour être plus agressifs et plus vigilants la nuit.


13. Columelle décrit quant à lui les traits distinctifs et les qualités d’un bon chien de ferme.

    (Columelle, De l'agriculture, VII, xii, 3-13 partim ; texte établi par E.S. Forster et E.H. Heffner, Londres-Cambridge, 1954 et trad. nouvelle à partir de M. Nisard, Paris, 1856)

 

    [3] Villae custos eligendus est amplissimi corporis, uasti latratus canorique, prius ut auditu maleficum, deinde etiam conspectu terreat et tamen non numquam nec uisus quidem horribili fremitu suo fuget insidiantem.

    Sit autem coloris unius isque magis eligitur albus in pastorali, niger in uillatico, nam uarius in neutro est laudabilis. Pastor album probat, quoniam est ferae dissimilis, magnoque opus interdum discrimine est in propulsandis lupis sub obscuro mane uel etiam crepusculo, ne pro bestia canem feriat. [4] Villaticus, qui hominum maleficiis opponitur, siue luce clara fur aduenit, terribilior niger conspicitur, siue noctu, ne conspicitur quidem propter umbrae similitudinem ; quam ob rem tectus tenebris canis tutiorem adcessum habet ad insidiantem.

    Probatur quadratus potius quam longus aut breuis, capite tam magno, ut corporis uideatur pars maxima, deiectis et propendentibus auribus, nigris uel glaucis oculis acri lumine radiantibus, amplo uillosoque pectore, latis armis, cruribus crassis et hirtis, cauda breui, uestigiorum articulis et unguibus amplissimis, qui Graece δράκες appellantur. Hic erit uillatici status praecipue laudandus.

    [7] Nec multum refert an uillatici corporibus graues et parum ueloces sint ; plus enim comminus et in gradu quam eminus et in spatioso cursu facere debent. Nam semper circa septa et intra aedificium consistunt, immo ne longius quidem recedere debent satisque pulchre funguntur officio si et aduenientem sagaciter odorantur et latratu conterrent nec patiuntur propius accedere uel constantius adpropinquantem uiolenter inuadunt.

 

    [3] Comme gardien de la ferme, il faut choisir un chien très corpulent, à l’aboiement énorme et franc, pour que le malfaiteur soit effrayé en l’entendant d’abord, en le voyant ensuite. Et, parfois même sans être vu, il doit faire fuir celui qui prépare un mauvais coup, par la terreur que son grondement inspire.

    Par ailleurs, il faut que son pelage soit d’une seule couleur. On choisira de préférence la couleur blanche pour une chien de berger, la couleur noire pour le chien de ferme, car, dans un cas comme dans l’autre, les couleurs variées ne sont pas recommandées. Le berger apprécie un chien blanc parce qu’il ne peut être confondu avec une bête sauvage et que, dans l’obscurité du matin comme aussi au crépuscule, une différence marquée est parfois indispensable pour éviter de frapper le chien à la place d’un loup, au moment où l’on repousse une meute. [4] Le chien de ferme, qu’on oppose aux attaques des hommes, apparaît plus terrible en noir quand le voleur survient en plein jour, et, la nuit, il n’est même pas visible puisqu’il se fond dans l’obscurité ; ainsi protégé par les ténèbres, le chien peut s’approcher avec plus de sûreté d’un individu posté en embuscade.

    On apprécie un chien carré plutôt que long ou ramassé. Avec une tête si grande qu’elle semble la partie la plus considérable du corps, il doit avoir des oreilles renversées et pendantes, des yeux noirs ou verdâtres, qui brillent d’un vif éclat, une poitrine ample et couverte de poils, des épaules larges, des pattes épaisses et velues, une queue courte, des chevilles et des griffes - en grec drakes - très puissantes. Tel est le type de chien de ferme que l’on recommandera tout particulièrement.

    [7] Cela n’a pas beaucoup d’importance que les chiens de ferme soient lourds et peu rapides. Car c’est de près et là où ils sont postés qu’il doivent agir, plutôt qu’à distance et en parcourant de grands espaces. Leur domaine couvre en permanence les abords de l’enceinte et l’intérieur du bâtiment. En fait, ils ne doivent jamais trop s’en éloigner et ils s’acquitteront parfaitement de leur mission s’ils flairent avec sagacité l’arrivée d’un individu, s’ils l’épouvantent par leurs aboiements et ne le laissent pas trop approcher ou se jettent avec fureur sur lui au cas où il s’obstine à avancer.

 

Le même auteur propose également un choix de noms pour les chiens qui garderont la villa :

 

    [13] Nominibus autem non longissimis appellandi sunt, quo celerius quisque uocatus exaudiat, nec tamen breuioribus quam quae duabus syllabis enuntiantur, sicuti graecum est Σκύλαξ, latinum Ferox, graecum Λάκων, latinum Celer, uel femina, ut sunt graeca Σπουδὴ, Ἀλκὴ, Ῥώμη, latina Lupa, Cerua, Tigris.

 

    [13] Il ne faut pas leur donner des noms très longs, pour que chacun s’entende plus rapidement appelé. Il ne faut pas non plus des noms plus courts que ceux l’on prononce en deux syllabes, comme le nom grec Skylax (« Chiot »), le latin Ferox (« Sauvage »), le grec Lacôn (« Laconien »), le latin Celer (« Vif ») ou, pour une femelle, les noms grecs Spoudè (« Zèle »), Alkè (« Vigueur »), Rômè (« Force »), et les latins Lupa (« Louve »), Cerua (« Biche »), Tigris (« Tigresse »).


14. Les devoirs du uilicus. Morceaux choisis tirés du manuel de Caton.

    (Caton, De l'agriculture, 5, 2, 4 et 5, partim ; texte établi et traduit par R. Goujard, Paris, 1975)

 

  [2] Vilicus ne sit ambulator, sobrius siet semper, ad cenam nequo eat. Familiam exerceat, consideret quae dominus imperauerit fiant ; ne plus censeat sapere se quam dominus.

  [4] Parasitum nequem habeat ; haruspicem, augurem, hariolum, chaldaeum nequem consuluisse uelit.

   [5] Primus cubitu surgat, postremus cubitum eat ; prius uillam uideat clausa uti siet et uti suo quisque loco cubet et uti iumenta pabulum habeant.

 

    [2] Que le régisseur ne soit pas un coureur de chemins, qu’il soit toujours sobre ; qu’il n’aille nulle part dîner ; qu’il tienne les esclaves en haleine ; qu’il veille à ce que les ordres du maître soient exécutés ; qu’il ne s’imagine pas en savoir plus que le maître.

    [4] Qu’il n’ait pas de parasite ; qu’il ne s’avise pas de consulter ni haruspice, ni augure, ni devin, ni chaldéen.

    [5] Qu’il se lève le premier, qu’il aille se coucher le dernier ; auparavant, qu’il veille à ce que la ferme soit close, à ce que chacun soit couché à sa place, à ce que les bêtes de somme aient du fourrage.


15. Sur le même sujet, quelques extraits du livre de Columelle

    (Columelle, De l'agriculture, I, viii, 8-9 ; texte établi par H.B. Ash, Londres-Cambridge, 1941 et trad. nouvelle à partir de L. Du Bois, Paris, 1844 et M. Nisard, Paris, 1856)

 

    [8] Exhortandus est ad instrumentorum ferramentorumque curam, ut duplicia, quam numerus seruorum exigit, refecta et reposita custodiat, ne quid a uicino petendum sit quia plus in operis seruorum quam in pretio rerum eius modi consumitur.

    [9] Cultam uestitamque familiam magis utiliter quam delicate habeat munitamque diligenter a uento, frigore pluuiaque, quae cuncta prohibentur pellibus manicatis, centonibus confectis uel sagis cucullis. Id si fiat, nullus dies tam intolerabilis est quo non sub diuo moliri aliquid possit.

 

    [8] Il faut l'exhorter à prendre soin des équipements et des outils en fer ; qu’il en ait deux fois autant que l’exige le nombre des esclaves, et qu’il en assure la garde une fois qu’ils ont été remis en état et rangés à leur place. Cela évite de devoir en demander à un voisin, parce que le chômage des esclaves coûte plus que le prix à payer pour ce genre de matériel.

    [9] Qu’il tienne les esclaves bien entretenus et vêtus, en visant plus la commodité que l’élégance, et qu’il soit très attentif à ce qu’ils soient équipés pour le vent, le froid et la pluie ; contre tout cela, des fourrures à manches, de vieilles étoffes rapiéciées ou encore des saies à capuchon offrent une protection efficace. À cette condition, aucun jour n’est mauvais au point qu’on ne puisse travailler en plein air à quelque ouvrage.


16. À l’adresse du uilicus, Caton fait ses recommandations concernant la régisseuse ou uilica.

    (Caton, De l'agriculture, 143, 1-2 ; texte établi et traduit par R. Goujard, Paris, 1975)

 

    [1] Vilicae quae sunt officia curato faciat ; si eam tibi dederit dominus uxorem, ea esto contentus; ea te metuat facito ; ne nimium luxuriosa siet; uicinas aliasque mulieres quam minimum utatur neue domum neue ad sese recipiat ; ad cenam ne quo eat neue ambulatrix siet ; rem diuinam ni faciat neue mandet qui pro ea faciat iniussu domini aut dominae : scito dominum pro tota familia rem diuinam facere.

    [2] Munda siet ; uillam conuersam mundeque habeat; focum purum circumuersum cotidie, priusquam cubitum eat, habeat. Kal., Idibus, Nonis, festus dies cum erit, coronam in focum indat, per eosdemque dies lari familiari pro copia supplicet. Cibum tibi et familiae curet uti coctum habeat.

 

    [1] Veille à ce que la régisseuse s'acquitte de ses devoirs; si le maître te l'a donnée comme femme, contente-toi d'elle ; fais-toi craindre d’elle ; qu'elle ne soit pas dépensière ; les voisines ou d'autres femmes, qu'elle les fréquente le moins possible, qu’elle ne les reçoive ni à la maison ni auprès d’elle ; qu'elle n'aille dîner nulle part et qu’elle n’ait pas le goût de la promenade ; qu'elle ne fasse aucune cérémonie religieuse et ne charge personne d'en faire pour elle sans l’ordre du maître ou de la maîtresse : qu'elle sache que c'est le maître qui fait les sacrifices pour tous les esclaves.

    [2] Qu'elle soit propre ; qu'elle tienne la ferme balayée et propre; qu'elle tienne le foyer net en balayant tout autour chaque jour avant d'aller se coucher. Aux calendes, aux ides, aux nones, quand il y a un jour de fête, qu'elle mette une couronne au foyer ; et ces mêmes jours, qu'elle fasse une offrande au lare familial, selon ses moyens. Qu’elle ait soin de tenir cuit de quoi manger pour toi et les esclaves.


17. Les mille devoirs de la régisseuse, selon Columelle.

    (Columelle, De l'agriculture, XII, iii, 8-9 ; texte établi et traduit par J. André, Paris, 1988)

 

    [8] Vno loco quam minime oportebit eam consistere ; neque enim sedentaria eius opera est, sed modo ad telam debebit accedere ac, si quid melius sciat, docere, si minus, addiscere ab eo qui plus intellegat ; modo eos qui cibum familiae conficiunt, inuisere, tum etiam culinam et bubilia nec minus praesepia emundanda curare ; ualitudinaria quoque, uel si uacent ab inbecillis, identidem aperire et inmunditiis liberare ut, cum res exegerit, bene ordinata et salubria languentibus praebeantur ; [9] promis quoque et cellariis aliquid appendentibus aut metientibus interuenire, nec minus interesse pastoribus in stabulis fructum cogentibus aut fetus ouium aliarumue pecudum subrumantibus ; tonsuris uero earum utique interesse et lanas diligenter percipere et uellera ad numerum pecoris recensere ; tum insistere atriensibus, ut supellectilem exponant ; et aeramenta detersa nitidentur atque rubigine liberentur, ceteraque, quae refectionem desiderant, fabris concinnanda tradantur.

 

    [8] Elle devra rester le moins possible à la même place car sa charge n'est pas sédentaire ; au contraire, elle devra tantôt se mettre au tissage et donner des leçons si elle est plus habile, sinon en recevoir de celui qui en sait davantage ; tantôt surveiller ceux qui préparent la nourriture du personnel, mais aussi veiller à la propreté de la cuisine, des étables et aussi des crèches ; aérer aussi et nettoyer de temps à autre les infirmeries, même en l'absence de malades, afin que, quand les circonstances l'exigeront, les malades les trouvent bien tenues et salubres ; [9] elle devra aussi être là quand les majordomes et les dépensiers auront à peser ou à mesurer quelque chose, et aussi être présente quand les bergers font la traite dans les étables ou font téter les agneaux ou autres jeunes bêtes, assister en tout cas à la tonte, recueillir avec soin les laines et comparer le nombre des toisons avec celui des moutons ; veiller à ce que le personnel employé à l'intérieur sorte les meubles à l'air et qu’on nettoie les cuivres, qu’on les fasse briller et qu’on en ôte la rouille et que soit donné aux ouvriers pour le remettre en état tout ce qui a besoin de réparation.


18. Permis de sortie

    (Varron, Économie rurale,  I, 16, 5 ; texte établi et traduit par J. Heurgon, Paris, 1978)

 

    Sasernae liber praecipit nequis de fundo exeat praeter uilicum et promum et unum quem uilicus legat. Si quis contra exierit, ne impune abeat ; si abierit, ut in uilicum animaduertatur. Quod potius ita praecipiendum fuit nequis iniussu uilici exierit, neque uilicus iniussu domini longius quam ut eodem die rediret, neque id crebrius quam opus esset fundo.

 

    Le livre de Saserna1 prescrit que personne ne devra sortir du domaine à l'exception du régisseur, du majordome et d'un esclave désigné par le régisseur. Si néanmoins quelqu'un sort, qu'il ne s'absente pas sans punition ; s'il s'absente, qu'on sévisse contre le régisseur. En fait, il aurait mieux valu prescrire que personne ne sorte sans l'ordre du régisseur, ni le régisseur, sans l'ordre du maître, trop loin pour rentrer le même jour, et cela plus souvent qu'il ne faut pour le domaine.

 

1 Saserna, dont le nom trahit une ascendance étrusque, est, après Caton, l’un des plus anciens auteurs latins d’écrits agronomiques. Son œuvre n’est connue que par quelques citations d’écrivains postérieurs.


19. Femme esclave et maternité

    (Columelle, De l'agriculture, I, viii, 19 ; texte établi par H.B. Ash, Londres-Cambridge, 1941 et trad. nouvelle d’après L. Du Bois , Paris, 1844 et M. Nisard, Paris, 1856)

 

    Feminis fecundioribus, quarum in subole certus numerus honorari debet, otium, nonnumquam et libertatem dedimus, cum plures natos educassent. Nam cui tres erant filii, vacatio, cui plures, libertas quoque contingebat. Haec et iustitia et cura patris familias multum confert augendo patrimonio.

 

    Les femmes plus particulièrement fécondes, qu’il faut récompenser à partir d’un certain nombre de naissances, nous les avons dispensées de travailler et parfois même affranchies quand elles avaient élevé plusieurs enfants. Ainsi celles qui en avaient trois, se voyaient exemptées de toute tâche et celles qui en avaient davantage, recevaient la liberté en sus. Cette conduite équitable et attentionnée du père de famille contribue puissamment à l'accroissement de son patrimoine.


20. Tire-au-flanc

    (Columelle, De l'agriculture, XII, iii, 7 ; texte établi et traduit par J. André, Paris, 1988)

 

    Illud in perpetuum custodiendum habebit, ut eos, qui foris rusticari debebunt, cum iam e uilla familia processerit, requirat ac si quis, ut euenit, curam contubernalis eius intra tectum tergiuersans fefellerit, causam desidiae sciscitetur exploretque utrum aduersa ualitudine inhibitus restiterit an pigritia delituerit, et, si compererit uel simulantem languorem, sine cunctatione in ualitudinarium deducat. Praestat enim opere fatigatum sub custodia requiescere unum aut alterum diem quam pressum nimio labore ueram noxam concipere.

 

    Il y a en outre un point qu’elle [= la régisseuse ou uilica] aura à contrôler journellement : qu’elle s’assure, quand la famille des esclaves aura déjà quitté la ferme, des gens qui doivent travailler au dehors dans les champs ; si, comme cela arrive, l'un d'eux, en traînassant dans le bâtiment, a trompé la vigilance de son compagnon, qu’elle s’informe du motif de son oisiveté et vérifie s'il est resté pour cause de maladie ou s'il s'est caché par paresse ; et même si elle a découvert qu'il simule la maladie, qu’elle le conduise sans retard à l'infirmerie. Il vaut mieux en effet qu'un homme fatigué par le travail se repose sous surveillance un ou deux jours plutôt que de contracter une vraie maladie par un excès de fatigue.


21. Jours de pluie

    (Columelle, De l'agriculture, XII, iii, 6 ; texte établi et traduit par J. André, Paris, 1988)

 

    Pluuiis diebus uel cum frigoribus aut pruinis mulier sub dio rusticum opus obire non potuerit, ut ad lanificium reducatur praeparataeque sint et pectitae lanae, quo facilius iusta lanificio persequi atque exigere possit. Nihil enim nocebit, si sibi atque actoribus et aliis in honore seruulis uestis domi confecta fuerit, quo minus patris familiae rationes onerentur.

 

    Les jours de pluie ou quand les froids ou les frimas empêchent une femme de travailler aux champs en plein air, qu’elle revienne au travail de la laine et tienne des laines préparées et peignées, de façon à pouvoir plus aisément achever ou faire exécuter le travail lainier normalement attendu. En effet, il ne sera pas mauvais que l'on confectionne à la maison les vêtements pour elle-même, pour les surveillants et pour les jeunes esclaves bien notés, afin de soulager le budget du père de famille.


22. Memento pour une visite d’inspection du maître

    (Columelle, De l'agriculture, I, viii, 20 ; texte établi par H.B. Ash, Londres-Cambridge, 1941 et trad. nouvelle à partir de L. Du Bois, Paris, 1844 et M. Nisard, Paris, 1856)

 

    Illa meminerit, cum e ciuitate remeauerit, deos penates adorare; deinde si tempestiuum erit, confestim, si minus, postero die, fines oculis perlustrare, omnes partes agri reuisere atque aestimare, num quid absentia sua de disciplina et custodia remiserit, num aliqua uitis, num arbor, num fruges absint; tum etiam pecus et familiam recenseat fundique instrumentum et supellectilem. Quae cuncta si per plures annos facere instituerit, bene moratam disciplinam, cum senectus aduenerit, obtinebit ; nec erit ulla eius aetas annis ita confecta, ut spernatur a seruis.

 

    Sitôt revenu de la ville, le maître aura à l’esprit les points suivants : d’abord vénérer les dieux pénates ; ensuite, et immédiatement s'il en a le temps, sinon, le lendemain de son arrivée, inspecter son domaine dans toute son étendue, en revoir et en apprécier chaque portion, afin de s'assurer si, pendant son absence, il n'y a pas eu relâchement dans la discipline et dans la surveillance, s'il ne manque pas une vigne, un arbre, des productions. Qu’alors aussi il refasse le compte de son bétail et de ses esclaves, des outils et du mobilier appartenant au domaine. S’il décide de pratiquer de la sorte pendant de nombreuses années, lorsqu’arrivera la vieillesse, il pourra conserver une discipline fondée sur de saines habitudes et, quel que soit son âge, le poids des ans ne l’affaiblira jamais au point de ne plus être respecté par les esclaves.


23. Soucis du propriétaire. Sénèque, philosophe moraliste du Ier s. ap. J.-C. et précepteur de Néron, est l’auteur de ce savoureux récit, en trois tableaux, d’une visite à sa maison de campagne près de Rome.

    (Sénèque le Philosophe, Lettres à Lucilius, I, 12, 1-4, partim ; texte établi par F. Préhac et traduit par H. Noblot, Paris, 1969)

 

    [1] Veneram in suburbanum meum et querebar de impensis aedificii dilabentis. Ait uilicus mihi non esse neglegentiae suae uitium, omnia se facere, sed uillam ueterem esse. Haec uilla inter manus meas creuit: quid mihi futurum est si tam putria sunt aetatis meae saxa ?

    [2] Iratus illi proximam occasionem stomachandi arripio. “ Apparet, inquam, has platanos neglegi: nullas habent frondes. Quam nodosi sunt et retorridi rami, quam tristes et squalidi trunci! Hoc non accideret si quis has circumfoderet, si irrigaret ! ” Iurat per genium meum se omnia facere, in nulla re cessare curam suam, sed illas uetulas esse. Quod intra nos sit, ego illas posueram, ego illarum primum uideram folium.

    [3] Conuersus ad ianuam : “ Quis est iste, inquam, iste decrepitus ? Unde istunc nactus es ? ” At ille : “ Non cognoscis me, inquit ? Ego sum Felicio, cui solebas sigillaria afferre ! Ego sum Philositi uilici filius, deliciolum tuum.”

    [4] Debeo hoc suburbano meo, quod mihi senectus mea, quocumque aduerteram, apparuit.

 

    [1] Je m’étais rendu dans ma propriété de campagne et je me plaignais des dépenses entraînées par le bâtiment qui se détériorait. Le régisseur me dit que ce n’est pas le fait de sa négligence, qu’il  effectue tout le nécessaire mais que la villa est vieille. Cette villa a grandi dans mes mains : quel avenir me reste-t-il si les pierres qui ont mon âge sont à ce point pourries ?

    [2] Furieux contre lui, je saisis la première occasion pour manifester ma mauvaise humeur. « Il est évident, dis-je, que ces platanes sont négligés : ils n’ont aucun feuillage. Comme leurs branches sont noueuses et desséchées, comme leurs troncs sont tristes et sales ! Cela n’arriverait pas si on creusait autour de leurs pieds, si on les arrosait ! ». Il jure par mon génie qu’il fait tout, que ses soins ne se relâchent en rien, mais que les arbres sont un peu vieux. Soit dit entre nous, c’est moi qui avais planté ces arbres, c’est moi qui avais vu leur première feuille.

    [3] M’étant tourné vers la porte, « Qui c’est celui-là, dis-je, cette espèce de décrépit ? Où as-tu ramassé cet individu ? » Mais « Ne me reconnais-tu pas, dit l’homme ? C’est moi, Felicio, à qui tu avais l’habitude d’apporter des poupées ! C’est moi, le fils du régisseur Philositus, ton petit favori ! »

    [4] Je dois à ma propriété de campagne d’avoir vu m’apparaître ma vieillesse, où que j’aie tourné les yeux.


24. Madame préfère rester en ville. Monsieur aussi.

    (Columelle, De l'agriculture, XII, Préface, 9-10 ; texte établi et traduit par J. André, Paris, 1988)

 

    [9] Nunc, cum pleraeque sic luxu et inertia diffluant ut ne lanificii quidem curam suscipere dignentur, sed domi confectae uestes fastidio sint peruersaque cupidine maxime placeant quae grandi pecunia et paene totis censibus redimuntur, nihil mirum est easdem ruris et instrumentorum agrestium cura grauari sordidissimumque negotium ducere paucorum dierum in uilla moram. [10] Quam ob causam, cum in totum non solum exoleuerit sed etiam occiderit uetus ille matrum familiarum mos Sabinarum atque Romanarum, necessaria irrepsit uilicae cura, quae tueretur officia matronae, quoniam et uilici quoque successerunt in locum dominorum qui quondam, prisca consuetudine, non solum coluerant sed habitauerant rura.

 

    [9] Aujourd'hui, la plupart <des femmes> sont si amollies par le luxe et l'oisiveté qu'elles ne daignent même pas s'occuper du travail de la laine, qu’elles méprisent les vêtements faits à la maison et, poussées par un désir perverti, trouvent leur plus grand plaisir à ceux qui s'achètent très cher et coûtent presque une fortune. Il n’y a dès lors aucune raison de s’étonner qu'elles répugnent au soin de la campagne et des instruments agricoles, et qu’elles regardent comme absolument ignoble de passer quelques jours à la ferme. [10] C’est pourquoi, depuis que les anciennes habitudes des mères de famille sabines et romaines sont non seulement complètement passées de mode, mais même anéanties, c’est à la régisseuse que sont revenus nécessairement les soins qui faisaient partie des devoirs de la matrone, puisque les régisseurs aussi ont remplacé les maîtres qui, autrefois, selon l’ancien usage, non seulement cultivaient leurs terres mais y résidaient.


25. Le " Testament du Lingon"

Longtemps considéré, à tort semble-t-il aujourd’hui, comme le texte d’un inscription, ce document n’est connu que par une copie sur parchemin du Xe s., conservée à la bibliothèque universitaire de Bâle. L’original remonterait au IIe s. ap. J.-C. Appartenant à la cité des Lingons (actuelle région de Langres), l’auteur de ce texte y énonce en détail ses dernières volontés concernant l’architecture de son monument funéraire, l'entretien du domaine qui l'entoure, les repas rituels qui y seront célébrés, sans oublier la liste des objets qui devront être incinérés avec lui. Voici de larges extraits de ce “testament”, qui ne ménage pas la charge de ceux qui resteront...

    (CIL, XIII, 5708, partim ; texte établi et traduit par P. Sage, dans Le testament du Lingon, Lyon, 1991, p. 19-22)

 

Cellam quam aedificaui memoriae, perfici uolo ad exemplar quod dedi ita ut exedra sit eo loco, in qua statua sedens ponatur marmorea ex lapide quam optumo transmarino, uel aenea ex aere tabulari quam optumo, alta ne minus p(edes) V. Lectica fiat sub exedra et II subsellia ad duo latera ex lapide transmarino. Stratui ibi sit quod sternatur per eos dies quibus cella memoriae aperietur, et II lodices et ceruicalia duo par(ia) cenator(ia) et abollae II et tunica. Araq(ue) ponatur ante id aedific(ium) ex lapide Lunensi quam optimo, sculpta quam optume, in qua ossa mea reponantur. Cludaturq(ue) id aedifi(cium) lapide Lunensi ita ut facile aperiri et denuo cludi possit.

    Colaturq(ue) id aedificium et ea pomaria et lacus arbitratu Philadelphi et Veri libertorum meorum, impensaq(ue) praestetur ad reficiend(um), si quid ex iis uitiatum corruptum(que) fuerit; colaturq(ue) a trib(us) topiaris et discentib(us) eorum, et si quis ex iis decesserit decesserintue subtractusue erit, in uicem eius eorumue alius aliue substituant(ur). Inscribanturq(ue) in aedificio extrinsecus nomina mag(istratuum), quibus coeptum erit id aedificium et quot annis uixero.

    Mando autem curam funeris mei et exequiarum et rerum omnium et aedificiorum monumentorumque meorum Sex. Iulio Aquilae nepoti meo et Macrino Regini f(ilio) et Sabino Dumnedor[igis] f(ilio) et Prisco l(iberto) m(eo) et procuratori, et eos rogo agant curam harum rerum omnium, eorumq(ue) probatio sit earum rerum, quas iussi post mortem meam fieri.

    Volo autem omne instrumentum meum, quod ad uenandum et aucupandum paraui, mecum cremari cum lanceis, gladiis, cultris, retibus, plagis, laqueis, kalamis, tabernaculis, formidinibus, balnearibus, lecticis, sella gestatoria et omni medicamento et instrumento illius studi, et nauem Liburnam ex scirpo, ita ut inde nihil substrahatur, et uestis polymitae et plumariae (...) quidquid reliquero.

 

 

    La chapelle que j'ai fait construire à ma mémoire, je veux qu'elle soit achevée suivant le modèle que j'ai donné, de telle façon qu’il y ait une exèdre où soit placée une statue assise, en marbre d'outre‑mer le meilleur possible, ou en feuille de bronze de la meilleure qualité, haute de pas moins de cinq pieds. Qu'au pied de l'exèdre, il y ait un lit et deux banquettes aux deux côtés, en marbre d'outre‑mer. Qu'il y ait là pour les étendre, les jours où la chapelle funéraire sera ouverte, deux couvertures et deux coussins de table assortis et deux manteaux et une tunique. Qu'un autel soit placé devant cette construction, en marbre de Luna de la meilleure qualité possible, sculpté du mieux possible, dans lequel mes restes soient déposés. Que cette construction soit fermée par une pierre en marbre de Luna de telle manière qu'elle puisse facilement être ouverte et refermée.

    Et que cette construction et ces vergers et ce bassin soient entretenus par les soins de Philadelphus et Verus, mes affranchis, et qu'on pourvoie aux frais nécessaires pour les réparations au cas où quelque chose de ces lieux aura été gâté ou détruit ; que cet entretien soit assuré par trois jardiniers-décorateurs et leurs apprentis, et que, si tel ou tel d’entre eux vient ou viennent à mourir, ou qu’il fait défaut, en remplacement de celui-ci ou de ceux-ci, un autre ou d’autres prennent la succession. Et que soient inscrits sur l’édifice à l’extérieur les noms des magistrats sous lesquels aura été commencé l’édifice, et le nombre d’années de ma vie.

    Par ailleurs, je confie la charge de la cérémonie de mes funérailles ainsi que de mes édifices et monuments à mon petit-fils Sextus Julius Aquila, à Macrinus, fils de Reginus, à Sabinus, fils de Dumnédorix, et à mon affranchi et mandataire Priscus, et je leur demande d’assumer la charge de toutes ces choses et qu’ils aient pouvoir de décision pour tout ce que j’ai ordonné qui soit accompli après ma mort.

    De plus, je veux que tout mon attirail que je me suis constitué pour chasser le gibier et pour capturer des oiseaux soit brûlé avec moi, y compris mes épieux, mes glaives, mes coutelas, mes rets, mes filets, mes lacets, mes gluaux, mes tentes, mes épouvantails, mes affaires de bain, mes litières, ma chaise à porteurs et tout ingrédient ou tout équipement concernant ce sport, et mon canot en jonc, de telle façon que rien n’en soit soustrait; de même mes vêtements damassés et brodés, (...) tout ce que j'en aurai laissé.

 

Table des matières - I - II - III - IV - V

 


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>