FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005
1ère partie : le dossier littéraire
par
Marie-Paule Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 -- B 4130 Esneux
Marie-Paule Loicq-Berger a également confié aux FEC une étude sur la survie littéraire et iconographique d'un autre personnage de l'Antiquité, Égérie, épouse et conseillère de Numa Pompilius. On la trouvera dans le fascicule 9 (2005), sous le titre : Un album royal: Égérie et Numa.
Note de l'éditeur [18 novembre 2005]
Alcibiade l’Athénien offre sans doute l’une des figures les plus colorées de son temps. Dans une scène célèbre du Banquet, Platon évoque le potentiel moral de cette personnalité complexe, à qui Plutarque a consacré une biographie détaillée [1]. Tour à tour adulé et abhorré par ses contemporains, l’homme a-t-il continué de susciter des curiosités érudites au fil des siècles ? Telle est la question que l’on entreprend ici d’éclairer par les textes littéraires et par l’image.
Alcibiade le lion… Assurément, l’épithète lui convient, au physique et au moral. On se souvient de la scène évoquée par Plutarque (Alcibiade, 2, 2-3), où l’enfant Alcibiade, surpris par la force de son adversaire à la lutte, fait mine de le mordre jusqu’à lui faire lâcher prise et retourne fièrement à l’autre son sarcasme (« tu mords comme les femmes, Alcibiade ! » - « Non, comme les lions ! »). On sait aussi sa bravoure au combat : à maintes reprises, pour (ou contre !) Athènes, l’homme se bat comme un lion et, à l’heure ultime, il vendra chèrement sa vie (scène pathétique de la mise à mort : Plutarque, Alcibiade, 39, 4-6).
Mais le terme s’applique également en son acception métaphorique au « bel Alcibiade », l’enfant chéri d’Athènes qui, au long d’un parcours hors normes, n’a cessé de poser au lion. Les dictionnaires de langue s’accordent à constater qu’en son sens imagé, le terme est venu d’Angleterre où, par allusion aux lions si célèbres de la Tour de Londres, il s’est ensuite appliqué à tout personnage en vue, c’est-à-dire « voyant ». L’emploi s’accrédite en France dans les cercles anglomanes autour de 1830, pour désigner un de ces hommes élégants, riches et originaux, un de ces faiseurs de mode qu’on nommait également dandy ou fashionable, après l’avoir appelé, au fil des siècles, muguet, roué, muscadin, incroyable… Balzac a peint magistralement le type, celui de Rastignac et des autres superbes jeunes loups de la Comédie humaine [2]. Alcibiade, à ce titre, fut bel et bien un lion, lui, l’Athénien de toutes les modes, fussent-elles spartiates ou perses, personnalité provocante, souvent insupportable, dangereusement irrésistible [3], qui devait aller des triomphes les plus insolents à la catastrophe finale.
Sic transit… Pendant de longs siècles, ce sera le silence ; la figure d’Alcibiade n’est pas de celles qui, même déformées, ont nourri l’imaginaire médiéval. Une allusion sans doute chez Villon : mais le vers célèbre de la Ballade des dames du temps jadis paraît n’indiquer que l’extrême oubli.
C’est le XVIe siècle qui va marquer la véritable renaissance d’Alcibiade, comme de tant d’autres. Sous le pinceau de Raphaël, puis sous diverses plumes, dont celle de Montaigne, nous redécouvrons le personnage. Non sans surprise : il figure, ainsi qu’on le verra, au nombre des grands hommes de l’École d’Athènes, et le moraliste des Essais lui voue une indéniable admiration.
Les maîtres des XVIIe et XVIIIe siècles, lecteurs passionnés des textes grecs et latins, n’ont pas trouvé grande inspiration dans la vie d’Alcibiade, qui constitue une série complexe d’épisodes romanesques sans unité de temps, d’action ni de lieu ; la tension cornélienne, la tendresse racinienne ne se lisent qu’en filigrane ténu chez Plutarque. Sujet trop foisonnant peut-être pour fournir l’argument d’une tragédie classique. Seul un roman « à l’antique » pouvait s’y risquer, mais regrettera-t-on qu’un Florian [4] ne s’en soit pas avisé ? Quelques auteurs presque oubliés ont néanmoins tenté de « revisiter » le thème, et telles de leurs comédies ou tragi-comédies, traitées avec la désinvolture narquoise d’un jeune metteur en scène d’aujourd’hui, pourraient bien fournir un méga-spectacle à la mode de notre temps...
D’autre part, à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, plusieurs peintres néoclassiques interrogeant leurs souvenirs scolaires ont à leur tour rencontré l’Athénien, mais les romantiques paraissent en général avoir oublié ce personnage de la Grèce classique, dont le profil tourmenté eût cependant pu les séduire. Les goûts littéraires de l’époque, il est vrai, allaient davantage au médiéval qu’à l’antique - et plutôt au romain qu’au grec. Cependant un artiste puissamment original, Delacroix, n’a pas craint de retenir Alcibiade parmi les figures emblématiques de l’Antiquité.
Enfin, ce personnage aux traits contrastés et non point linéaires est trop complexe pour que son nom ait pu entrer efficacement dans la langue en fonction d’antonomase [5] : sans doute fut-il tour à tour le mentor d’Athènes et son judas, mais il joua également tant d’autres rôles sur les scènes grecques, siciliote, asiatique qu’il est difficile de le caractériser d’un seul mot. Il est juste pourtant de signaler que, chargé d’une connotation épigrammatique, son nom accuse une faible tendance vers l’antonomase - sans aller jusqu’à l’oubli de la majuscule, consécration suprême ! - sous la plume d’écrivains et de journalistes du XIXe siècle : on qualifie alors d’Alcibiade tantôt le maréchal de Richelieu, fameux pour son libertinage et pour sa bravoure, tantôt… Alexandre Dumas, tête forte et faible, génie sobre et voluptueux, naïf et roué !
Sans doute les destins post mortem des grandes figures historiques ne sont-ils pas scellés à jamais, mais force est de constater qu’à ce jour, le lion repose en paix. Et pourtant… L’existence colorée et aventureuse d’Alcibiade, sans qu’il soit besoin d’y ajouter nulle affabulation, est bien de celles qui pourraient encore fasciner un romancier, un artiste, un cinéaste. Ne trouvera-t-elle pas un jour son « inventeur » ?
Précisons, pour terminer, que le parcours proposé ici à travers textes et images ne se veut nullement exhaustif . L'enquête menée à travers la littérature française pourrait bien entendu se voir complétée par une recherche parallèle dans la littérature anglaise, de Chaucer à Shakespeare et à Thomas Otway ; dans l’iconographie également, le parcours résulte d’un choix. Un autre domaine encore pourrait être exploré, celui de la scène lyrique : du XVIIe au XIXe siècle, la renommé internationale d'Alcibiade n'a pas inspiré moins de six opéras, trois italiens, deux français et un allemand [5a].
La Ballade des dames du temps jadis, titre donné par Marot à un morceau particulièrement fameux du Grand Testament (1461) de Villon, flotte dans bien des mémoires. Qui ne se rappelle le cortège conduit par Flora la belle Rommaine, à la tête d’autres héroïnes antiques ? Au vers suivant, les manuscrits du Testament fournissent sous diverses formes un nom [6] qui a embarrassé les commentateurs jusqu’à ce que E. Langlois [7] établisse de façon indiscutable qu’il s’agissait d’Alcibiade, communément pris pour une femme au Moyen Âge en raison de sa beauté. Voici le texte de la première strophe de cette célèbre Ballade, tel que le donne une édition courante [8], adoptant la leçon Archipiada :
Dictes-moy ou, n’en quel pays,
Est Flora, la belle Rommaine ;
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ;
Echo, parlant quand bruyt on meine
Dessus riviere ou sus estan,
Qui beauté ot trop plus qu’humaine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ?
Le cheminement de ce curieux travestissement mérite qu’on s’y arrête un instant.
Villon, le fait est notoire, est largement redevable à cette encyclopédie satirique qu’est le Roman de la Rose de Jean de Meun (1275-1280), lequel, sur la foi d’un passage de Boèce (480-524) mal traduit et mal commenté, prenait Alcibiade pour une femme. Très lue au Moyen Age jusqu’à la fin du XVe siècle, la Consolation philosophique de Boèce avait été traduite en français par Jean de Meun pour Philippe le Bel, ainsi que par Renaut de Louhans, également connu de Villon : or, l’un et l’autre avaient fait la même méprise. Cette erreur, dont on ne sait quel fut le premier propagateur, doit remonter au Xe siècle car Albert le Grand, dans sa traduction en anglo-saxon (IXe siècle) de la Consolation de Boèce, désigne très nettement Alcibiade comme un homme, et comme un homme illustre. Au reste, ce travestissement d’Alcibiade, bien qu’encore attesté au XVIe siècle, ne fut ni général ni définitif : en France comme en Italie, plusieurs auteurs des XIVe -XVe siècles avaient affirmé la virilité de l’Athénien.
Un constat, du moins, est significatif : le trait dominant et exclusif qui, à travers la brume du temps, a transmis au Moyen Âge la mémoire d’Alcibiade fut bel et bien sa beauté. Les siècles suivants allaient porter sur lui un autre regard.
***
La renaissance des lettres antiques qui fleurit en Europe autour de 1500 est largement redevable, on le sait, aux travaux et au prestige d'Érasme. L'humaniste hollandais s'était personnellement « mis au grec » sur le tard, mais son application enthousiaste allait faire de lui un éminent traducteur et commentateur de nombreux textes grecs, allant d'auteurs profanes au Nouveau Testament et à la patristique ; ami de Lascaris et d'Alde Manuce, Érasme aura l'honneur d'enseigner le grec et la théologie à Cambridge.
C'est en 1500, alors que s'éveille sa vocation d'helléniste, qu'Érasme publie à Paris la première édition de ses Adages (Adagia ou Proverbia), recueil de huit cents proverbes gréco-latins commentés, dont le nombre s'accroîtra considérablement au fur et à mesure des rééditions successives : le texte définitif (1533) n'en compte pas moins de 4151. Une dizaine d'années après les Adages paraît l'Éloge de la folie (Encomium moriae), dont la première édition datée remonte à 1511. Dans les deux ouvrages, Érasme aborde à sa façon le thème de la rencontre de Socrate et d'Alcibiade, en reprenant la fameuse comparaison du philosophe athénien avec un Silène, telle que la présente le Banquet de Platon.
L'éloge célèbre de Socrate par l'Alcibiade quelque peu éméché du Banquet commence (215 a-b) par un rapprochement imagé : Alcibiade compare le Maître à l'un « de ces silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs, et que les artistes représentent un pipeau ou une flûte à la main ; si on les ouvre en deux, on voit qu'ils contiennent à l'intérieur des statues de dieux. Je dis ensuite qu'il ressemble au satyre Marsyas (...) ». Les Silènes, ces êtres laids et grotesques souvent assimilés aux satyres qui formaient les choeurs des drames satyriques étaient familiers au public grec, tout comme Marsyas, le satyre musicien qui avait prétendu surpasser Apollon et fut cruellement châtié par le dieu ; bien connue aussi la laideur de Socrate, ses yeux à fleur de tête, son nez camus et ses lèvres épaisses, qui le firent tout naturellement rapprocher d'un Silène (Xénophon, Banquet, 4, 19).
Ce que souligne fortement l'Alcibiade du Banquet de Platon, c'est le contraste entre la laideur extérieure et la beauté intérieure de son maître : ce thème suscitera par la suite des développements philosophiques - à défaut de recherches archéologiques [9] - et retiendra singulièrement l'attention d'Érasme, qui a pu avoir accès au texte platonicien original mais également à sa traduction latine par Marsile Ficin et au Commentaire du Banquet rédigé par ce dernier.
L'Éloge de la folie (29) relève l'opposition qu'offrent « toutes choses humaines, comme les deux faces fort dissemblables des Silènes d'Alcibiade. La face extérieure marque la mort ; regardez à l'intérieur, il y a la vie, ou inversement. La beauté recouvre la laideur ; (...) le savoir, l'ignorance (...). En somme, ouvrez le Silène, vous rencontrerez le contraire de ce qu'il montre ». Voilà esquissée la problématique de l'apparence et de la réalité, qui fournit un motif typiquement érasmien.
À un niveau plus profond encore, le brillant Adage 2201, intitulé Les Silènes d'Alcibiade et centré sur le personnage de Socrate, oppose l'intérieur du Silène, c'est-à-dire l'âme invisible, et le dehors, c'est-à-dire l'apparence matérielle promise à la destruction ; la réflexion de l'humaniste chrétien devient méditation lorsqu'il l'applique au Christ lui-même, d'apparence pauvre et misérable mais abritant le trésor de sagesse et de vertu de l'Homme-Dieu.
Helléniste passionné, ami de Guillaume Budé, Rabelais était un admirateur d'Érasme ; il revendique lui-même sa filiation érasmienne dans une lettre de 1532 [10], l'année précisément où paraît à Lyon la première mouture de son Gargantua, précédé d'un avertissement en forme de Prologue.
Là, d'entrée de jeu, maître François, lecteur de Platon et des Adages, évoque l'Alcibiade du Banquet qui « louant son précepteur Socrates, sans controverse prince des philosophes : entre autres paroles le dit estre semblable es Silenes (...), petites boîtes telles que voyons de present es boutiques des apothecaires, peintes au dessus de figures joyeuses et frivoles (...) mais au dedans l'on reservait les fines drogues », etc.
Comparer, avec Alcibiade, Socrate à l'une de ces figurines rustres et ridicules à l'extérieur, mais intérieurement riches de toutes les vertus revenait, en somme, à adresser une adroite invite au lecteur : à lui de chercher, par-dessous le comique et la gaudriole de Gargantua, une satire pénétrante, voire une philosophie.
Le texte platonicien est encore en filigrane dans la dédicace du Tiers Livre (1546), dont le dizain est adressé à l'humaniste raffinée qu'était Marguerite d'Angoulême, soeur de François Ier et reine de Navarre. Habitée par un haut spiritualisme sans pour autant dédaigner la littérature d'agrément qu'illustrent les nouvelles de l'Heptaméron, abhorrant tout dogmatisme mais soutenant un courant évangélique empreint de tolérance, Marguerite représente le platonisme chrétien. Dans les vers dédicatoires du Tiers Livre, la reine est invoquée comme une mystique, dont l'esprit a délaissé le corps pour retourner aux lieux divins de son origine et Rabelais accepte de jouer ici le rôle du profane qui, conformément à une tradition érasmienne, interrompt l'extase, tel Alcibiade faisant irruption après le discours de Diotime [11].
En des temps de dogmatisme féroce, la modération et le scepticisme de Michel de Montaigne ont apporté, à leur tour, une leçon de tolérance. Nourrie à la lecture des historiens et des moralistes gréco-latins, sa réflexion doit beaucoup à Plutarque : les Essais ne contiennent pas moins de 398 emprunts ou allusions à son œuvre, dont 140 renvoient aux Vies. Amyot venait de traduire ces textes (1559), que Montaigne lut avec enthousiasme et conserva toujours sous la main : sa « librairie », comptait, dit-il, mille volumes, et l’on en a retrouvé un certain nombre munis de la signature de leur propriétaire ; c’est le cas du texte grec et de la traduction fournie par Amyot pour les Vies ainsi que pour les Œuvres morales.
Alcibiade est cité douze fois dans les Essais (1ère édition : 1580) ; onze de ces occurrences réfèrent manifestement à Plutarque, la douzième à Platon. Dans l’ensemble, l’évocation du « lion » athénien est nettement élogieuse, ce qui peut surprendre de la part du moraliste. Mais précisément, sous l’influence du réalisme moral de Plutarque, Montaigne s’est détaché peu à peu de l’idéal stoïcien [12] pour lui préférer l’idéal d’une « âme à divers étages », capable de s’adapter à toutes les conditions et à toutes les circonstances de la vie : dans cette perspective, son modèle, pour les philosophes, est Socrate, et, pour les mondains, Alcibiade [13].
La première allusion des Essais au personnage d’Alcibiade est un éloge de ce que l’on peut nommer, en s’inspirant du mot de Plutarque, son « caméléonisme ». Montaigne admire la souple intelligence, la faculté d'adaptation, la merveilleuse nature d'Alcibiades, de se transformer si aisément à façons si diverses, sans interest de [dommage pour] sa santé : surpassant tantost la somptuosité et pompe Persienne, tantost l'austerité et frugalité Lacedemoniene (...) Tel voudrais-je former mon disciple… (I, 26, p. 167).
Assez étrangement, Montaigne voit en l’Athénien un modèle d’ « honnête homme », de kalos kagathos, qui trouve sous sa plume une approbation intégrale : Pour un homme non sainct, mais galant homme qu'ils nomment, de meurs civils et communes, d'une hauteur moderée, la plus riche vie que je sçache à estre vescue entre les vivans, comme on dict, et estoffée de plus de riches parties et desirables, c'est, tout consideré, celle d'Alcibiades à mon gré (II, 36, p. 757).
Lorsqu’on détaille le portrait, et sans retenir telle ou telle notation peu significative, on découvre les traits qui séduisent le plus l’auteur des Essais.
Il relève le goût de l’Athénien en matière littéraire et approuverait presque ce folastre d'Alcibiades d’avoir souffleté un homme de lettres dépourvu de son Homère, le seul auteur du monde qui n'a jamais soulé [lassé] ne dégousté les hommes tant il est varié et toujours plein de charme (II, 36, p. 753)… Il l’approuve aussi de bannir, comme Platon, la musique au cours des repas, car elle concurrence la conversation : Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere, chassoit la musique mesme des tables, à ce qu'elle [afin qu’elle] ne troublat la douceur des devis (III, 13, p. 1106).
Montaigne légitime l'ambition telle qu'on la trouve chez l'Alcibiade de Platon : c'est la maladie excusable des âmes fortes, étrangère aux ametes [petites âmes] naines et chetives qui s'en vont embabouynant (...) L'ambition n'est pas un vice de petis compagnons (...). Alcibiades, en Platon, ayme mieux mourir jeune, beau, riche, noble, sçavant par excellence [éminemment] que de s'arrester en l'estat de cette condition [de sa condition présente] (...) (III, 10, p. 1022).
En matière de bravoure militaire, le témoignage d’Alcibiade est celui d'un grand capitaine (III, 6, p. 899-900), mais aussi d’un homme qui, dans l’ordinaire de la vie, ressemble à Montaigne : l’un et l’autre se méfient de la justice humaine qui, telle la médecine, estime juste ce qui est utile (III, 13, p. 1071), et ne peuvent supporter les bruits vulgaires (le moindre bourdonnement de mouche l'assassine) (III, 13, p. 1082)…
D’autres traits bien connus, mais plus curieux que flatteurs, dans la biographie de l’Athénien, deviennent au regard de Montaigne des caractères sympathiques : il trouve du naturel là où nous voyons de l’affectation - ainsi dans la prononciation blésante [14] d’Alcibiade (« à l’incloyable ») -, et de l’habileté là où se manifestent surtout suffisance et snobisme [15].
Un siècle après la diffusion des Vies de Plutarque traduites par Amyot (1559), le personnage d’Alcibiade allait reprendre étrangement vie, en France, avec une pièce de Philippe Quinault (1658).
***
Bien oublié aujourd’hui et depuis longtemps sorti du répertoire, Philippe Quinault [16] fit pourtant une grande carrière en son temps. Après de modestes débuts dans l’entourage de Tristan l’Hermite, le gentilhomme-poète presque rival de Corneille et précurseur de Racine, Quinault s’assura adroitement la faveur des grands, occupa de belles charges, jusque dans la Maison royale, entra à l’Académie française en 1670 et à l’Académie des inscriptions en 1674.
Auteur inventif en divers genres, doté de talent et de feeling, Quinault avait su adapter son répertoire aux caprices de la mode. Il passa de la comédie psychologique à la tragédie sérieuse après avoir pratiqué la tragi-comédie, avant de se tourner vers l’opéra où il remporta de brillants succès. En 1671, il collabore avec P. Corneille et Molière à Psyché, tragi-comédie-ballet mise en musique par Lully et, à partir de l’année suivante, il va fournir à Lully nombre de livrets d’opéra à thème « antique » : collaboration qui aboutit à d’indiscutables succès, car à chaque fois poésie et musique se trouvent si heureusement intégrées que l’œuvre entière est empreinte d’une unité parfaite - et c’est là un exemple à peu près unique dans l’histoire de l’opéra.
Il n’y a pas lieu de prendre en compte ici l’activité de l’auteur comique. On signalera pourtant que dans le registre de la comédie, Quinault fit montre d’un talent que ne dédaignait pas Molière (L’Avare a emprunté quelques traits à La mère coquette) et qui fut apprécié presque à l’égal de ce dernier par le XVIIe siècle finissant et tout le XVIIIe.
Quant à ses tragédies et tragi-comédies, dont les étiquettes distinctives apparaissent très artificielles (il serait plus exact de distribuer ces pièces en deux catégories selon qu’elles comportent ou non incognitos et reconnaissances), les données en furent puisées chez Hérodote, Tite-Live, Plutarque, Apollodore ou Hygin, avec des réminiscences d’Euripide et de Sénèque. Thomas Corneille ne craindra pas de s’en inspirer à l’occasion : ainsi dans son Antiochus et son Théodat, qui se rapprochent respectivement de la Stratonice et de l’Amalasonte de Quinault.
C’est au genre de la tragi-comédie que l’on rattache traditionnellement Le feint Alcibiade. Le public goûtant alors deux types de tragi-comédie, la « romanesque » et l’« historique », Quinault illustra l’un et l’autre. Dans ses tragi-comédies romanesques, il toucha quelquefois à des sujets espagnols, tirés de la comedia, entre autres celle de Calderon, et aussi du célèbre roman de Montemayor, la Diane ; pour les sujets historiques, il chercha ses thèmes de préférence chez Plutarque (ainsi pour Le feint Alcibiade, pour Stratonice) et chez Hérodote (Le mariage de Cambyse).
C’est dire l’étendue de la culture classique de l’auteur. Classicisme revu, faut-il le souligner, à la lumière du goût « moderne » auquel Quinault entendait souscrire. Il ne se fait pas faute d’ailleurs de s’inspirer de ses prédécesseurs dans le genre. L’Alcibiade, à cet égard, est tout à fait révélateur.
Extrêmement apprécié par ses contemporains, malgré les attaques du jeune Boileau - suivies d’ailleurs d’une réconciliation - et malgré quelques années de disgrâce, Quinault fut porté aux nues au XVIIIe siècle, jusque vers 1760, et singulièrement apprécié de Voltaire, avant de tomber dans un quasi-oubli au siècle suivant.
Le Feint Alcibiade fut représenté à Paris, à l’Hôtel de Bourgogne, dans les derniers jours de février ou au plus tard le 1er mars 1658, devant un public enthousiaste, où l’on remarquait entre autres le surintendant Fouquet, à qui l’auteur, habilement, allait ensuite dédier l’œuvre.
Parmi les admirateurs de la pièce le gazetier Loret signale aussi la reine Christine de Suède, qui résidait alors à Paris, goûtait fort le répertoire de l’Hôtel de Bourgogne et s’enchanta du Feint Alcibiade [17].
L’intrigue est compliquée et artificielle, avec des personnages déguisés et des situations dans le goût précieux. L’auteur ne s’inspire nullement, en fait, de la véritable histoire d’Alcibiade, mais brode autour de son nom une tragi-comédie qui, sans la légèreté de ce qu’on nommera plus tard « marivaudage », tourne sur le thème d’une double inconstance.
Le « déguisement », source d’imbroglios, est une donnée courante dans la littérature romanesque et dramatique de l’époque. Des auteurs antérieurs à Quinault, tels Hardy, Benserade, avaient utilisé ce motif, de même que Rotrou, dans sa Florimonde, jouée en 1635, imprimée en 1655 et que le père du Feint Alcibiade avait très probablement lue.
Ramené à ses lignes principales, l’argument de la pièce est le suivant. Lorsque Alcibiade se présente à Sparte, à la cour du roi Agis, il suscite à la fois la jalousie de ce dernier, qui le soupçonne de courtiser sa femme, la reine Timée, et l’amour de la princesse Léonide : or, tout ceci repose sur un hardi subterfuge, dont personne ne s’apercevra tout au long de la pièce ! Car en réalité, sous les nom et apparence d’Alcibiade, c’est bel et bien la sœur (fort ressemblante !) de celui-ci, Cléone, qui est arrivée à Sparte en quête de l’homme qu’elle aime pour l’avoir naguère rencontré à Athènes, le Lacédémonien Lisandre ; mais ce dernier, oublieux de la belle Athénienne, est aujourd’hui épris de sa compatriote Léonide… Voici dès lors Lisandre, à son tour, jaloux de cet Alcibiade qu’il croit amoureux de Léonide ; le faux Alcibiade (Cléone) apparaît donc comme le rival et d’Agis et de Lisandre ! Après maints tourments, suspens et rebondissements, happy end : le feint Alcibiade (= Cléone) se révèle providentiel à Sparte, puisqu’il/elle sauve la vie de Lisandre attaqué par un sanglier, fait échouer l’enlèvement de la reine Timée et l’assassinat du roi Agis, tandis que Léonide finira par épouser le véritable Alcibiade.
Si l’intrigue de cette tragédie galante déconcerte passablement notre goût, sa langue en revanche est magnifique, coulée dans un alexandrin fluide de style racinien. C’est avec un réel plaisir que se lisent [18] par exemple, les scènes adroitement conduites où interviennent des revirements psychologiques porteurs de relance d’action : la reine Timée, troublée par le faux Alcibiade et effrayée de ce sentiment, demande au roi son époux de bannir l’Athénien (acte I, scène 4) ; mais Alcibiade-Cléone révèle son secret à la reine et celle-ci, changeant de résolution, prie Agis de retenir son hôte à Sparte (acte II, scène 3), ce que le roi, étonné de la versatilité d’une très sage épouse, refuse courtoisement (acte II, scène 4). La dernière scène de la pièce (acte V, scène 9) verra les malentendus dissipés, et tout le monde enfin heureux.
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Toulousain issu de la bourgeoisie de robe, Jean-Galbert de Campistron réussit un parcours aussi brillant que contrasté. Il exerce d’abord, pendant une dizaine d’années, une activité d’auteur dramatique goûté du public parisien. Il y renonce ensuite pour entrer au service du duc de Vendôme, qui lui fera obtenir de hautes charges administratives et militaires. Enfin, à partir de 1710, il se retire à Toulouse, y conclut un beau mariage et y mène jusqu’à sa mort un train provincial cossu ; il était entré en 1701 à l’Académie française et il tint, sa vie durant, son rang littéraire dans la cité des capitouls, comme organisateur des Jeux Floraux.
Tour à tour acclamé et décrié de son vivant, Campistron allait, après sa mort, faire l’unanimité de l’oubli. Un vers assassin de Victor Hugo (Contemplations), un coup de sabre du même dans la Préface de Cromwell devaient abaisser pour longtemps le nom du cet épigone de Racine, définitivement banni de la scène. Au XXe siècle, quelques notices, articles, mémoires et thèses lui ont néanmoins rendu sa place dans l’histoire littéraire de son temps, et l’on dispose aujourd’hui d’une bonne réédition de quelques-unes de ses tragédies - parmi lesquelles l’Alcibiade [19].
La décennie 1683-1693 marque à Paris le règne du Toulousain sur la scène tragique. Racine s’est tu depuis 1677, date de sa Phèdre si contestée, pour n’être plus que l’historiographe de Louis XIV - le poète ne rompra désormais un silence de douze années que pour donner à Saint-Cyr les chefs d’œuvre ultimes, Esther et Athalie. Campistron propose alors successivement trois tragédies « antiques » : d’abord, une « romaine », Arminius (février 1684), réaménagement de l’épisode des Annales de Tacite, qui narrait le massacre par le Germain Arminius des légions de Varus, le désespoir et le suicide de ce dernier. Un an plus tard, une « byzantine », Andronic, représentant, avec une grande liberté dans l’amalgame historique, la mortelle rivalité de l’empereur Colojean et de son fils Andronic (février 1685) ; et la même année une « grecque », Alcibiade (28 décembre 1685), qui est très appréciée : elle connaîtra plus de cent représentations en quinze ans, succès peut-être dû en partie au talent d’un acteur fameux, Michel Baron, très admiré par Racine, et à qui Campistron lui-même rend hommage dans sa Préface.
Car Campistron a jugé nécessaire de doter son Alcibiade d’une Préface (c’était la première fois) où il justifiait sa pièce. Il y revendique pour elle la qualité de tragédie, la fidélité aux sources grecques et souligne ce qui oppose l’histoire d’Alcibiade à celle de Thémistocle - cette dernière remarque revenait à affirmer, de façon allusive, l’indépendance de l’auteur vis-à-vis d’un prédécesseur qu’on l’accusait d’avoir plagié, Pierre Du Ryer. En d’autres termes, cette Préface ne laisse nullement ignorer que l’Alcibiade était en butte aux attaques d’une critique qui lui reprochait de trahir à la fois 1) le genre et 2) les caractères, et suspectait de surcroît 3) l’originalité du sujet - en attendant de dénoncer, un peu plus tard, 4) la faiblesse du style.
Quoi qu’il en soit, la pièce restera au répertoire jusqu’en 1738, en continuant de susciter la querelle. Il est tentant de reprendre aujourd’hui les pièces du procès, à la lumière d’une relecture ; exposons l’argument avant d’examiner les critiques.
L’argument
Le roi de Perse Artaxerce, qui a accueilli Alcibiade proscrit, réside avec sa cour à Sardis, en Lydie, où il caresse le projet d’une expédition punitive contre la Grèce victorieuse de ses prédécesseurs. Deux nobles femmes figurent dans l’entourage royal : Palmis, la propre fille d’Artaxerce, et Artémise, princesse du sang et conseillère du Roi ; toutes deux sont secrètement éprises du Grec, lequel ne soupire que pour la seule Palmis. Artaxerce, désireux de s’attacher plus étroitement les services militaires d’Alcibiade, offre à celui-ci la main d’Artémise, à la plus grande joie de cette princesse ; mais l’Athénien, contre tout conseil, repousse les deux propositions du Roi, emploi et mariage, déclenchant ainsi la fureur de ce dernier et le dépit d’Artémise, qui l’abandonne à son sort : précisément, des ambassadeurs grecs viennent d’arriver à la cour perse pour demander la tête du transfuge, et c’est ainsi qu’il va périr, malgré l’aveu tardif de l’amour de Palmis et le dévouement du satrape Pharnabaze, qui ne peuvent le sauver, malgré même le pardon ultime d’Artémise et le regret d’Artaxerce.
Examen critique
1. Le genre. D’aucuns ont jugé qu’Alcibiade est une élégie plus qu’une tragédie. De fait, l’action au sens classique du mot (grec drâma) en est quasiment absente. L’argument (on n’ose guère parler en l’occurrence de développement dramatique) est librement puisé chez Plutarque pour l’idée de départ, mais la « galanterie » déforme le sujet, comme le déplorera Voltaire. En réalité, le reproche le plus sérieux touchant le genre n’est pas d’ordre formel : c’est que l’enjeu moral de cette mort d’Alcibiade, occulté par un chassé-croisé amoureux, n’est pas du tout exploité comme ressort dramatique et ne donne lieu à aucun rebondissement d’action. Corneille eût autrement tendu le débat éthique : un héros peut-il prendre les armes contre sa patrie, fût-elle ingrate ? Présentée ici sous un jour élégiaque, la mort d’Alcibiade est davantage l’effet d’une déception amoureuse que le geste suicidaire d’un patriote énergique. Ceci rejoint en somme le point suivant, la peinture des caractères.
2. Les caractères. Campistron se targuait d’avoir suivi Plutarque, mais en réalité il puise librement çà et là : tantôt chez divers auteurs anciens, tantôt dans sa propre imagination créative ou dans celle de ses contemporains. Le personnage d’Artémise joue effectivement un rôle dans l’affrontement historique de la Grèce et de l’empire perse : d’après Hérodote, qui évoque non sans admiration cette énergique reine de Carie, Artémise avait été la conseillère très écoutée de Xerxès (Hérodote, VII, 99 ; VIII, 68 ; 101-103). Une autre figure historique intervient dans la pièce : le satrape Pharnabaze, qui avait d’abord accueilli avec honneur Alcibiade en Phrygie et qui sera pourtant, selon certains, responsable de son exécution (Plutarque, Alcibiade, 37, 8 ; 39, 1). Campistron ne retient qu’un aspect de cette relation, en faisant du satrape un ami fidèle et dévoué d’Alcibiade. Le profil de ce dernier se trouve singulièrement affadi au regard de la « grande nature », capable du meilleur et du pire, que lui prête Plutarque. Sans doute ses exploits militaires sont-ils çà et là rappelés par Artaxerce, qui veut flatter l’orgueil d’un partenaire désiré ; d’autre part, le célèbre hédonisme de l’Athénien fait l’objet des remontrances rétrospectives que ne craint pas de lui adresser son confident, l’Athénien Amintas. Mais enfin, malgré ses protestations patriotiques (acte V, scène 4 : Je meurs pour mon païs), Alcibiade ne joue ici qu’un rôle passif et, dans sa résignation mélancolique, il fait surtout figure d’amoureux transi (ibidem : Et je meurs pour Palmis qui ne le sçaura pas).
3. Plagiat ? L’auteur anonyme d’une Lettre publiée en 1721 dans le Mercure de France, admirateur convaincu de l’Alcibiade de Campistron, a passionnément défendu ce dernier contre le reproche que lui avaient adressé, entre autres, des critiques contemporains : le Toulousain aurait plagié le Thémistocle (1648) du dramaturge Du Ryer. L’histoire des deux héros grecs dans sa phase ultime offre, on le sait, quelque similitude : l’un et l’autre ont fui leur patrie pour chercher refuge chez le roi de Perse. Ceci dit, aux yeux de l’épistolier, le talent des deux auteurs confrontés les met très loin l’un de l’autre : autant la pièce de Du Ryer n’offre que des personnages peu attachants, faibles et antipathiques à la seule exception d’une confidente amoureuse de Thémistocle (mais « cette passion, tombant sur un personnage bas, fait un misérable effet »), autant Campistron a créé, quant à lui, des figures véridiques, nobles et poétiques, des situations bien agencées et des traits historiques « conservés avec scrupule ». Enfin, l’accusation de plagiat ne résiste pas à un examen attentif, le correspondant du Mercure l’affirme avec force ; le « moderne » (Campistron) s’est attaché à ne jamais copier l’« ancien » (Du Ryer) : quatre vers seulement révèlent l’influence de Thémistocle sur Alcibiade, et leur simple lecture prouve, s’il le fallait encore, le talent bien supérieur du Toulousain (« Qu’on soit plagiaire à ce prix ; ce sont des copies qui dépriseront toujours les originaux » [20].
4. Le style. Dix ans après ce plaidoyer vibrant du Mercure de France, une autre plume, celle de Voltaire, allait relancer le procès. Dans une Lettre diffusée par le Nouvelliste du Parnasse en 1731, sur le même sujet, Voltaire [21] nuance éloge et critique. Il n’attaque nullement l’Alcibiade de Campistron sur la question formelle du genre (« la Bérénice de monsieur Racine n’est qu’une élégie bien écrite »), mais lui reproche son style « faible et languissant », et prend la peine de définir très précisément ce qu’il entend par là. Son échantillon d’analyse stylistique de l’Alcibiade est un modèle d’approche concrète (encore que subjective ; mais il n’est pas d’objectivité parfaite en la matière). En conclusion, Voltaire décerne au Toulousain un assez bel accessit, en mettant Campistron au-dessous de Racine pour « la diction seule ».
Jugement partiel à nos yeux, on l’a dit, et peut-être sévère : la pièce offre tout de même quantité d’excellents morceaux où abondent les vers aux accents raciniens [22].
Tous comptes faits, le « purgatoire » de Campistron pourrait bien n’être pas éternel.
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Philippe Poisson (1683-1743) appartient à une famille d’acteurs-auteurs qui compte quelques personnalités intéressantes, appréciées en leur temps à la cour et à la ville [23].
Le grand-père, Raymond, protégé du duc de Créqui puis de Louis XIV, fut surtout un acteur comique dont le talent popularisa le personnage de Crispin, type du valet goguenard et fripon. Paul, fils de Raymond et père de Philippe, attaché à Monsieur, frère du Roi-Soleil, fut à son tour un acteur à succès, dont la mère et l’épouse étaient elles-mêmes comédiennes.
Philippe pour sa part ne monta sur les planches qu’épisodiquement, préférant se consacrer, au dire de son biographe, « à la composition de pièces ingénieuses, empreintes de naturel, avec des dialogues et des vers d’une grande facilité : il connoissoit parfaitement l’effet des contrastes, et savoit égayer tous les sujets qu’il traitoit. Enfin il figurera toujours avec honneur dans la classe de ces Écrivains qui, sans avoir atteint au sublime de l’Art, l’ont enrichi d’agréables productions ».
Le catalogue des comédies de Philippe Poisson compte une dizaine de titres, chaque pièce étant précédée d’une Préface et/ou d’un Sujet, avant des Jugemens et anecdotes sur… qui font respirer de manière amusante l’air assez vif de ce temps.
Comédie en trois actes et en vers, la pièce fut représentée le 23 février 1731 et imprimée à Paris la même année. L’auteur indique dans sa préface qu’il a trouvé son sujet en lisant le roman en prose d’une certaine femme-auteur dont il a voulu conserver la « simplicité » : les Amours des Grands Hommes par Madame de Villedieu. À vrai dire, l’Alcibiade ne rencontra d’abord que peu de succès mais, à l’instigation des amis de l’auteur, il fut par la suite repris à Paris et plut beaucoup à la Cour.
L’intrigue, moins compliquée que celle de Quinault, est la suivante : Socrate s’est épris d’une jeune Phrygienne, Timandra, que son père lui a confiée en mourant. Pour la soustraire aux entreprises des play boys d’Athènes, le philosophe a caché sa jolie pupille à la campagne, sous la garde d’Aglaunice, une vieille femme férue d’astrologie - ce qui suscitera quelques échanges sarcastiques. Mais le galant Alcibiade parvient à percer le secret, se rend sur place… et là commence la méprise : il tombe sur la vieille Aglaunice qui, tout aussitôt éprise du héros, cherche à le persuader qu’elle-même est bel et bien Timandra. Le jeune homme, déçu, avoue ses regrets à Socrate qui, découvrant en même temps l’entreprise du séducteur et ses propres sentiments, est transporté de jalousie. Des échanges de billets mal adressés viennent compliquer un quiproquo qui se dénouera grâce à l’intervention des confidents d’Alcibiade et de Timandra : Aglaunice sera confondue, Alcibiade éclairé (et donc amoureux de la véritable Timandra !)… et Socrate, reconnaissant sa faiblesse, reviendra à son acariâtre épouse, finalement apaisée.
Effectivement, il serait injuste de dénier à l’Alcibiade la qualité d’« agréable production » : langue élégante, efficacité narquoise de l’imbroglio… et un humour (involontaire ?) qui réussit encore à nous piquer.
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La seconde moitié du XVIIIe siècle s'offre une redécouverte passionnée de l'Antiquité classique, dans les arts plastiques [24] comme en littérature. Le chevalier Claris de Florian charme par ses Fables un public cultivé auquel il présente un gros roman « romain », Numa Pompilius (3e édition 1787), tandis que l'antiquité grecque inspire elle aussi des romanciers en quête de sujets à la mode.
Le lion d'Athènes ne pouvait laisser indifférents les roués du siècle des Lumières ; gens d'esprit, philosophes, poètes ont vu en lui un type digne de retenir l'attention, à des titres divers.
Élève des Jésuites au collège de Louis-le-Grand, le jeune Arouet connaissait bien ses classiques et s'était enchanté de Montaigne ; aussi n'oubliera-t-il jamais le Grec aux talents de caméléon. La correspondance de Voltaire recèle nombre d'allusions à l'habileté, à la culture et... au chien du personnage historique [25]. Mais l'attrait personnel d'Alcibiade est tel aux yeux de Voltaire qu'il utilise quasiment son nom en fonction d'antonomase ; il l'applique tour à tour à ses deux grandes (et peu sûres) admirations : Frédéric II et le maréchal de Richelieu. Dès 1737, le prince héritier de Prusse est qualifié de « moderne Alcibiade, aimable et grand génie », et même décrété « plus instruit qu'Alcibiade » [26]. Treize ans plus tard, magnifiquement accueilli à Potsdam (1750-1753), cajolé, grisé jusqu'à ce qu'une amère désillusion provoque une rupture qui ne sera jamais vraiment raccommodée, Voltaire allait faire à la cour de Frédéric II, mutatis mutandis, la même expérience cuisante que celle de Platon auprès des tyrans de Syracuse.
Compagnon de jeunesse du duc de Richelieu et devenu son débiteur quand le train ruineux de Ferney l'amènera solliciter son vieil ami, dès 1753 Voltaire appelle le maréchal « généreux Alcibiade » et il le nommera souvent ainsi, comme l'indique une lettre de 1774 : « (...) le nom d'Alcibiade que je vous avais très justement donné il y a longtemps, quoique Alcibiade n'ait jamais rendu à la Grèce autant de services que vous en avez rendus à la France » [27]. Voltaire connaissait, non moins qu'Alcibiade, les éternels moyens de la séduction...
Dans les mêmes années, Claude Jolyot de Crébillon, le fils du poète tragique étrillé par Voltaire, publie des Lettres athéniennes extraites du Portefeuille d'Alcibiade (1771), dernière oeuvre, peu appréciée, à vrai dire, et quasiment tombée dans l'oubli jusqu'à sa réédition récente [28], d'un auteur longtemps relégué en enfer.
Il s'agit d'un roman par lettres dans le goût du temps - les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos paraîtront onze ans plus tard - où se révèle un Alcibiade cyniquement libertin et ambitieux. Le recueil compte cent trente-huit lettres, dont soixante-sept censées être de la main d'Alcibiade, les autres émanant de nombreux correspondants fictifs et de quelques conseillers historiquement plausibles de l'Athénien. Transposant dans une « Grèce d'antiquaille » la haute société de son temps, Crébillon fils a puisé très librement dans la Vie de Plutarque, pour en retenir les traits qui pouvaient illustrer sa propre démonstration : l'Alcibiade ici esquissé, assoiffé de domination érotique et politique, conduit en stratège ses entreprises de séduction, avec un cruel sang-froid qui fournira une inspiration directe à l'auteur des Liaisons dangereuses [29].
[Vers le dossier iconographique]
[*] C'est avec une particulière gratitude que je dédie amicalement à Jacques Poucet ce « lion » qui doit beaucoup à sa vigilance heuristique et à ses compétences informatiques. [Retour]
[1] Traduite et annotée par M.-P. Loicq-Berger dans la Bibliotheca classica selecta. [Retour]
[2] Le terme lion désigne par exemple le jeune Victurnien d’Esgrignon dans Le cabinet des Antiques (éd. Folio classique, Gallimard, 1999, p. 120). [Retour]
[3] Sur le personnage historique, cf. M.-P. Loicq-Berger dans FEC, 6 (2003).[Retour]
[4] Sur Florian romancier, cf. M.-P. Loicq-Berger dans Images d’origines. Origines d’une image. Mélanges offerts à J. Poucet, Louvain, 2004, p. 297. [Retour]
[5] Cf. Loicq-Berger dans Mélanges J. Poucet, p. 297. [Retour]
[5a] Cf. F. Clément-P.Larousse, Dictionnaire lyrique ou histoire des opéras, réimpr. de l'éd. de Paris, 1876-1881, avec 4 suppléments, Genève, Slatkine, 1999. [Retour].
[6] Villon, Testament, 331. L’édition Longnon-Foulet (François Villon. Œuvres, Paris, 1932), p. 22 adopte la lecture Archipiades, choisie parmi 4 variantes (cf. apparat critique fourni ibidem, p. 108). [Retour]
[7] E. Langlois, Archipiada dans Mélanges de philologie romane dédiés à Carl Wahlund, Mâcon, 1896, p. 173-179. Cf. aussi L. Thuasne, Villon et Rabelais. Notes et commentaires, Paris, 1911, p. 22-38. [Retour]
[8] J. van Dooren, Anthologie des poètes français de France et de l’étranger, Liège, s. d., p. 52. [Retour]
{9] Ce type de statuettes n'ayant apparemment pas laissé de traces, on ne peut avancer que des hypothèses quant au mécanisme d'ouverture, horizontale ou verticale : cf. note ad loc. dans The Symposium of Plato, par R.G. Bury, 2e éd., Cambidge, 1973, p. 143. [Retour]
[10] Patrem te dixi, matrem etiam dicerem, si per indulgentiam mihi id tuam liceret : lettre de Rabelais à Érasme, citée par J.-Cl. Margolin, Érasme : le prix des mots et de l'homme, Londres, 1986, III, p. 90. [Retour]
[11] Cf. Mary B. McKinley, Rabelais, Marguerite de Navarre et la dédicace du Tiers Livre : voyages mystiques et missions terrestres dans Romanic Review, 94, 1-2, 2003, p. 171-183, article dont il existe une version numérique. [Retour]
[12] P. Villey, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, t. II, Paris, 1908, p. 218. [Retour]
[13] Les Essais de Michel de Montaigne, éd. P. Villey, réimpr. et préfacée par V.-L. Saulnier, Paris, 1965, p. 751 et 818. [Retour]
[14] Cf. Plutarque, Alcibiade, 1, 6-8 ; cf. Essais, II, 17, p. 633. [Retour]
[15] Ainsi dans la célèbre histoire du chien : Plutarque, Alcibiade, 9 ; cf. Essais, III, 4, p. 836. On verra plus loin le sort que réserve à cet épisode le caricaturiste Daumier. [Retour]
[16] Sur l’auteur et sur l’œuvre, on verra la contribution capitale de E. Gros, Philippe Quinault. Sa vie et son œuvre, Paris, 1926 ; et aussi J. B. A. Buijtendorp, Philippe Quinault, sa vie, ses tragédies et ses tragi-comédies, Amsterdam, 1928. [Retour]
[18] Le théâtre de M. Quinault, nouvelle édition, t. I, Amsterdam, 1715, contient Le feint Alcibiade suivant la copie imprimée à Paris en 1682. [Retour]
[19] Jean-Galbert de Campistron, Tragédies (1684-1685). Arminius, Andronic, Alcibiade, édition J.-Ph. Grosperrin et J.-N. Pascal, Société de littératures classiques, Toulouse, 2002. Les « mots » de V. Hugo sont cités ibidem, p. V. [Retour]
{20] Citations puisées chez Grosperrin-Pascal, p. 196. [Retour]
[21] Texte publié dans l’édition Grosperrin-Pascal, citée ci-dessus, p. 198-201. [Retour]
[22] Pour ne citer que quelques exemples : la rencontre noblement amicale d’Alcibiade et de Pharnabaze (acte I, scène 2) ; l’entrevue d’Artaxerce et d’Artémise (acte II, scène 3) ; l’arrêt final prononcé par Artaxerce et le recours en grâce d’Artémise (acte V, scène 7). [Retour]
[23] Voir la Vie figurant en tête de l’édition des Chef-d’œuvres [sic] de Philippe Poisson, Paris, 1784 ; et A. Ross Curtis, Crispin Ier. La vie et l’œuvre de Raymond Poisson comédien-poète du XVIIe siècle, Toronto, 1972. [Retour]
[24] voir M.-P. Loicq-Berger, Un album royal : Numa et Egérie dans FEC, 9, janvier-juin 2005. [Retour]
[25] En guise de jugement global, on retiendra par exemple : « Alcibiade peut avoir fait quelques sottises, mais Alcibiade a fait de belles choses. Aussi le préfère-t-on à tous les citoyens inutiles qui n'ont fait ni bien ni mal », dans une lettre de septembre 1765 au marquis de Plessis-Villette : cf. Correspondance, éd. Th. Besterman, Bibliothèque de la Pléiade, VIII, Paris, 1983, p. 175. Voltaire philhellène voudrait voir chassés les Turcs « qui abrutissent le pays d'Alcibiade, d'Homère et de Platon » : ibidem, XI, Paris, 1987, p. 488 ; etc. [Retour]
[26] Lettres de janvier et de février 1737 : Ibidem, I, Paris, 1977, p. 906 et p. 927. [Retour]
[27] Lettre de novembre 1774 : Ibidem, XI, Paris, 1987, p. 856. [Retour]
[28] Édition établie et présentée par Ernest Sturm, Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2001, 469 p. [Retour]
[29] Crébillon fils. Oeuvres, éd. dirigée par Ernest Sturm, Paris, F. Bourin, 1992, p. 23 ; de même Sturm, édition citée ci-dessus, p. 9. [Retour]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005