FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002
Autour de Georges Dumézil : Aspects de l'héritage indo-européen dans l'annalistique par Jacques Poucet*
Professeur émérite de l'Université de Louvain
et des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de Belgique
Adaptation française, mise à jour et légèrement remaniée, de la seconde partie de l'article Il retaggio indoeuropeo nella tradizione sui re di Roma. A che punto è il dibattito ?, que nous avons publié dans J. Ries et N. Spineto [Éd.], Esploratori del pensiero umano : Georges Dumézil e Mircea Eliade, Milan, Jaca Book, 2000, p. 103-127 (Di fronte e attraverso, 539). Le même sujet a fait l'objet d'un exposé oral à Bruxelles, le 13 mai 2002, à l'occasion de la séance publique de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique ; on en trouvera le texte dans le Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l'Académie Royale de Belgique, 2002, p. 163-187.
Les Folia Electronica Classica accueillent quatre autres articles consacrés à Georges Dumézil : l'un présente la vie et l'oeuvre de Georges Dumézil ; un autre trace un bilan rapide de l'accueil que les historiens de la Rome ancienne réservent aujourd'hui aux thèses de G. Dumézil ; un troisième, dans la foulée du précédent, analyse plus en détail les réserves de Alexandre Grandazzi ; un quatrième traite de quelques aspects de l'héritage indo-européen dans la religion romaine archaïque.
Louvain-la-Neuve, le 7 juin 2002.
Introduction
Les origines et des premiers siècles de Rome constituent un domaine de recherches complexe et passionnant. Un dossier particulier - dont je m'occupe depuis longtemps [1] - est l'étude des rapports existant entre les récits traditionnels (Cicéron, Tite-Live, Denys d'Halicarnasse, Plutarque et les autres) et les réalités de l'Histoire. Georges Dumézil est souvent intervenu dans cette question : il a en particulier tenté de mettre en évidence un important héritage indo-européen dans les récits des annalistes romains. C'est sur la nature et l'importance de cet héritage que nous essayerons de réfléchir dans les pages qui suivent.
En réalité, le rôle de G. Dumézil n'a pas toujours été bien compris : il a été parfois surestimé, plus souvent sous-estimé. De vives polémiques, pas toujours très nuancées ni très sereines, ont éclaté entre ses partisans (les « duméziliens ») et ses adversaires (les « anti-duméziliens »). Tout n'est probablement pas dit encore, mais il y a peut-être place pour une critique ouverte et positive.
Où se niche donc l'héritage indo-européen dans l'histoire des origines de Rome, et de quelle manière pourrait-on le concevoir ? [2]
Si l'on veut répondre à cette question de façon schématique, on dira que les recherches de G. Dumézil ont révélé que la tradition sur les origines et les premiers siècles de Rome renfermait des constructions prolongeant certaines conceptions indo-européennes ; en d'autres termes, pour le comparatiste français, les créateurs romains du récit traditionnel auraient utilisé des conceptions indo-européennes, qu'ils auraient transformées et présentées sous les couleurs de l'histoire.
Mais pour bien saisir la portée de ce qui vient d'être dit, une brève digression s'impose.
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Il ne faut pas perdre de vue en effet - nous en avons parlé plus longuement ailleurs - que les récits traditionnels sur les origines de Rome et sur les rois (Romulus, Numa, Tullus Hostilius, Servius Tullius et les Tarquins), ne véhiculent que peu d'histoire authentique.
En réalité, la tradition que nous lisons s'est constituée longtemps après les événements qu'elle est censée rapporter. Ne sachant plus très bien ce qui s'était réellement passé des siècles et des siècles auparavant, à une époque d'ailleurs où l'écriture n'existait pas encore ou était très peu utilisée, les premiers historiens - on les appelle annalistes - ont fabriqué un récit cohérent, une belle histoire, de belles histoires, en faisant appel à des éléments d'origine diverse. Les érudits modernes sont parvenus à identifier ces composants : il s'agit tantôt de données folkloriques, tantôt de motifs grecs, tantôt de récits étiologiques, tantôt d'anachronismes, tantôt aussi - il ne faudrait quand même pas l'oublier - d'histoire authentique, une histoire authentique de moins en moins prégnante d'ailleurs au fur et à mesure qu'on remonte de la fin de la royauté vers les origines : il y a plus d'Histoire dans le règne des Tarquins que dans celui de Romulus.
Ces composants que je viens d'énumérer trop rapidement avaient été identifiés depuis longtemps. La découverte fondamentale de G. Dumézil est d'avoir montré qu'à ces composants il fallait en ajouter un autre, à savoir des motifs d'origine indo-européenne. Avec G. Dumézil, l'héritage indo-européen devient ainsi un des constituants du récit traditionnel. Mais comment et sous quelle forme ? La question est toujours discutée, âprement discutée même.
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Certains historiens de Rome rejettent encore, purement et simplement, toute forme d'héritage indo-européen dans les récits traditionnels. Leur opposition de principe à G. Dumézil est dictée par diverses raisons, sur lesquelles je ne m'étendrai pas ici [3]. Quelques-uns sont mus par des motifs politiques [4]. Parmi les autres opposants, il y en a qui ne comprennent pas ou qui comprennent très mal la démarche du comparatiste français. À leur décharge, il faut dire que cette oeuvre est difficile d'accès, qu'elle s'est construite par essais et par erreurs pendant plusieurs décennies, des décennies au cours desquelles son auteur lui-même s'est parfois trompé et a violemment polémiqué ; il a même été amené à renier plusieurs de ses ouvrages. Tout cela a contribué à discréditer les résultats. Heureusement un certain nombre de chercheurs ont tenté de dépasser ces difficultés réelles et considèrent l'apport de G. Dumézil comme important. Ils sont qualifiés de « duméziliens », parfois avec mépris ou avec condescendance.
En réalité, il y a plusieurs sortes de « duméziliens » ; disons, pour être plus précis, que ceux qui acceptent le principe d'un héritage indo-européen dans les récits traditionnels en conçoivent de plusieurs manières la nature et la portée. Chez eux, tout est dans l'importance relative accordée à cet héritage. Certains savants sont allés plus loin que G. Dumézil ; d'autres sont plus réservés que le maître. Un tableau rapide de la situation permettra de constater qu'il y a d'ailleurs héritage et héritage. Peut-être les distinctions que nous tenterons d'introduire seront-elles utiles à l'historien des origines désireux de mieux cerner, ou de mieux comprendre l'apport de G. Dumézil à la question des primordia. Puissent-elles contribuer à une évaluation correcte de cet apport !
Avant toute chose, il importe de bien situer la portée de notre intervention. Ainsi il n'est pas question pour nous de prétendre que les recherches de G. Dumézil permettent d'affirmer l'existence d'une forme quelconque de trifonctionnalité dans l'organisation de la société romaine primordiale ou archaïque. Il est exaspérant, dans cette matière, de voir certains savants contemporains - il en existe même en France - critiquer vigoureusement des conceptions que le comparatiste français avait, il est vrai, proposées et défendues, mais qu'il avait abandonnées depuis très longtemps. Soyons clair : les recherches de G. Dumézil ne permettent pas de reconstruire la société romaine des origines.
Peut-on dire que G. Dumézil aurait révélé « la présence d'un noyau indo-européen bien reconnaissable, au fond de la pensée romaine archaïque » [5] ? Le tout est de bien s'entendre sur cette expression « pensée romaine archaïque ». Pour notre part, nous ne croyons pas que les recherches duméziliennes permettent d'établir que la mentalité romaine primitive, dans sa totalité, était structurée trifonctionnellement ; en d'autres termes, nous ne croyons pas que les Romains des primordia, comme c'était le cas de leurs lointains ancêtres, pensaient systématiquement dans un cadre triparti en fonction duquel ils structuraient les dieux, le monde ou la société. Mais, toujours selon nous, ces réserves n'excluent absolument pas la présence, encore perceptible aux yeux du comparatiste, de ce qu'il faut bien appeler un héritage indo-européen. Mais si on veut rester très précis et éviter toute généralisation indue, on dira que cet héritage se manifeste, moins dans la pensée romaine archaïque comme telle, que dans certaines de ses manifestations.
Tout le problème est de déterminer la nature de ces manifestations, leur signification et la conscience que les Romains pouvaient avoir de leur provenance.
Ces manifestations sont d'une part institutionnelles, d'autre part narratives. Nous ne nous occuperons pas ici des premières, qui appartiennent essentiellement à la sphère religieuse et qui seront évoquées ailleurs [6]. Elles apparaissent du reste comme des fossiles au sein de la religion romaine. Nous ne nous intéresserons ici qu'aux manifestations narratives de cet héritage, dans la mesure évidemment - nous l'avons précisé en commençant -- où elles concernent le récit traditionnel des origines et des premiers siècles de Rome.
Présentons donc rapidement les types de motifs susceptibles de se rattacher à cet héritage indo-européen. Ils sont de plusieurs ordres et d'importance variable.
a. Des structures d'ensemble fort vastes
Il y a d'abord des structures larges. Les « fouilles » entamées par G. Dumézil ont en effet dégagé des ensembles relativement vastes et complexes. On ne fera qu'en évoquer deux, liés l'un au début de la royauté, l'autre au début de la République.
Selon le comparatiste français - la thèse est bien connue aujourd'hui -, l'organisation même de la geste des quatre premiers rois refléterait l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne [7].
Romulus et Numa correspondraient respectivement aux deux aspects, l'un violent, l'autre juridique, de la fonction de souveraineté ; Tullus Hostilius symboliserait la fonction guerrière, avec les deux épisodes solidaires qui constituent son « histoire » : le combat des Horaces et des Curiaces, la trahison et le châtiment de Mettius Fufétius ; Ancus Marcius, quant à lui, représenterait la troisième fonction, avec l'arrivée du richissime Tarquin, l'aventure de la courtisane Larentia, à qui Hercule, après le plaisir, procure un mari très fortuné, la fondation du culte de la Vénus Calua, etc.
Un autre exemple de structure large concerne la guerre contre Porsenna, qui fut pour Rome le dernier conflit de la royauté et le premier de son histoire républicaine, marquant en quelque sorte la fin d'un monde et le début d'une ère nouvelle.
Sur cette question, Georges Dumézil n'a cessé, pendant trente-cinq ans, entre 1940 et 1975, d'améliorer et d'élargir ses positions. Il s'était d'abord borné à rapprocher les légendes d'Horatius Coclès, le Borgne, et de Mucius Scaevola, le Gaucher, des conduites et des mutilations parallèles des deux grands dieux scandinaves, Odhinn, le Borgne, et Tyr, le Manchot [8]. Ultérieurement, en 1973 [9], puis en 1975 [10], sans rien retrancher de son interprétation première, le comparatiste français l'a très sensiblement élargie en proposant une hypothèse nouvelle, qui prend désormais en considération l'ensemble des épisodes de la guerre contre Porsenna : non seulement le Cyclope (Horatius Coclès) et le Gaucher (Mucius Scaevola), mais aussi la Vierge (Clélie), les consuls Brutus et Publicola, ainsi que deux personnages secondaires, Sp. Larcius et T. Herminius. Diverses comparaisons lui ont permis de penser que la première guerre de la République, celle de Porsenna, prolongerait, en forme héroïque, un morceau de mythologie indo-européenne, un mythe eschatologique en l'occurrence, celui précisément que les Indiens avaient transformé en épopée, dans leur Mahabharata. Avec cette vision grandiose, on retrouve à nouveau le niveau de l'explication « globale », ou « globalisante » ou « totalisatrice » [11].
Si l'on ajoute à cela l'interprétation que, de son côté, Cl. Sterckx a, dans la mouvance de G. Dumézil, proposée pour les trois derniers rois de Rome [12], le rôle de l'héritage indo-européen apparaîtrait fondamental, non pas dans le détail de l'exposé traditionnel mais dans la structuration même du récit, dans son organisation. En lui fournissant des cadres, l'héritage indo-européen aurait ainsi informé non seulement la totalité de la période royale, mais aussi l'aube de la République romaine, en quelque sorte la fin d'un monde et l'enfantement d'un nouveau monde.
Il est clair que ces perspectives particulièrement larges sont les plus difficiles à accepter pour des lecteurs non introduits dans les méthodes du comparatisme indo-européen ou fondamentalement réticents à leur égard. Il faut d'ailleurs reconnaître que les démonstrations qui cherchent à les établir présentent souvent, sur l'un ou l'autre point, des faiblesses qui prêtent le flanc à la critique, voire au rejet [13]. Pour ma part, après avoir été très fortement tenté d'y adhérer à une certaine étape de ma carrière, j'hésiterais aujourd'hui à les accepter telles quelles, et je ne chercherais certainement pas à les défendre dans leur intégralité. Bref, pour présenter la pensée de G. Dumézil à un historien de Rome formé aux méthodes classiques, il vaut mieux ne pas commencer par là.
b. Des micro-récits à la structure claire Il faut plutôt prendre en compte ce que nous appellerions volontiers des micro-récits à la structure claire. Il s'agit d'ensembles narratifs de longueur moyenne, qui apparaissent, à la comparaison, comme parallèles à des ensembles de même sens relevés chez d'autres peuples indo-européens.
On en citera trois (mais il y en a d'autres) : d'abord l'épisode sabin des origines de Rome (parallèle au mythe scandinave des Ases et des Vanes constituant la société divine) ; ensuite le combat des Horaces et des Curiaces et le châtiment de Mettius Fufétius (parallèles à la geste du héros irlandais Cuchulainn et surtout aux deux mythes d'Indra, que sont la victoire sur le Tricéphale d'une part, le meurtre de Namuci d'autre part) ; enfin les épisodes d'Horatius Coclès et de Mucius Scaevola (parallèles aux aventures du couple scandinave d'Odhinn et de Tyr).
Si l'on veut faire comprendre la démarche de G. Dumézil, c'est eux qu'il faut présenter, démonter, expliquer, en procédant pas à pas, étape par étape. Nous ne le ferons évidemment pas ici, nous bornant à deux observations.
La première est qu'il s'agit à chaque fois de récits relativement réduits et solidement organisés. La seconde, beaucoup plus importante, est qu'ils sont construits sur une structure parallèle à celle qui apparaît dans d'autres textes appartenant eux aussi à des cultures indo-européennes. En d'autres termes, la structure d'origine est conservée. Les schémas narratifs, ou « scénarios », sont hérités, mais chaque culture - les Indiens, les Celtes, les Scandinaves, les Romains - les a actualisés à sa manière. Les personnages ne portent pas les mêmes noms, les contextes varient, bref les récits sont différents en surface, mais, à l'analyse, ils se révèlent homologues en profondeur. Héritage indo-européen ? Il semble difficile, voire impossible, d'expliquer les correspondances relevées autrement que par ce concept, la démarche suivie étant mutatis mutandis du même ordre que celle qui permit jadis d'établir l'origine commune des langues indo-européennes [14].
c. Des structures incomplètes ou disloquées
Mais tout n'est pas aussi simple. On rencontre aussi dans le récit traditionnel ce que nous appellerions des structures imparfaites, parce que incomplètes ou disloquées. Il s'agit de motifs qui ont, dans leur actualisation romaine, perdu leur organisation indo-européenne originaire : ils sont en quelque sorte « déstructurés ».
Songeons au géologue lisant et interprétant des plissements de terrain. Il est rare, on le sait, qu'un site présente, sur une longue étendue, une succession régulière de synclinaux et d'anticlinaux ; en effet, cassures, surrections et autres phénomènes ont souvent disloqué les structures originales. Mais le spécialiste est capable de repérer les éléments ainsi démembrés et de reconstituer l'organisation primitive. Il en est de même, mutatis mutandis, en matière d'héritage indo-européen. Si certains motifs ont été conservés avec leur structure d'origine et sont dès lors relativement faciles à identifier - les micro-récits cités plus haut appartiennent à cette catégorie privilégiée -, d'autres ont perdu leur structure initiale, en tout ou en partie. Parfois certains composants n'ont pas été retrouvés ; parfois tous ont été conservés, mais ils peuvent se retrouver relativement loin les uns des autres, bien intégrés parfois dans des contextes nouveaux, très différents. On imaginera facilement que plus la dislocation a été importante et la réinsertion réussie, plus il sera ardu de repérer ces membra disiecta et de les rattacher à la structure indo-européenne de départ [15]. La chose pourtant n'est pas impossible. On le verra dans un instant.
Ainsi l'héritage indo-européen pourrait se comparer tantôt à des successions disloquées de synclinaux et d'anticlinaux, tantôt aussi à ces blocs erratiques, qu'on retrouve aujourd'hui isolés dans une plaine et qui furent amenés là par des glaciers disparus depuis des miliers d'années. Le promeneur non averti passe à côté d'eux sans réaliser leur véritable signification, mais les géologues les interprètent comme des témoins éloquents des périodes glaciaires. Là aussi, il s'agit en quelque sorte d'un héritage du lointain passé. Tout comme le promeneur se repose sur la science du géologue, l'historien des origines ou le spécialiste de la tradition ne doit pas avoir peur d'utiliser les compétences du comparatiste.
Il est des cas où l'éventuelle cohérence originelle n'est susceptible de se révéler qu'au terme de raisonnements longs et complexes. On songe au rapprochement récemment proposé par D. Briquel et évoqué plus haut entre l'histoire de la famille des Tarquins et celle des Atrides. D'autres situations sont heureusement moins délicates. Voici un cas relativement simple, celui des têtes.
Dans l'annalistique, la construction du temple de Jupiter sur le Capitole est marquée par un prodige. Lors des travaux de fondation, les ouvriers découvrent une tête humaine (caput humanum), ce que les prêtres intervenant dans le récit interpréteront comme un présage de souveraineté : Rome est destinée à devenir la caput mundi (cfr par exemple Tite-Live, I, 55, 5-6 ; ou Denys d'Halicarnasse, IV, 59, 2).
Pour être apprécié à sa juste valeur, ce récit doit être replacé dans un contexte plus large. La tradition présente en effet une légende du même ordre, mais rattachée à Carthage, l'ennemie séculaire de Rome. Lors de la fondation de la ville punique, on aurait découvert les têtes d'un cheval et d'un buf (cfr par exemple Servius, I, 443 ; ou Justin, XVIII, 5, 15), ce qui laissait présager une nation guerrière (le cheval) et riche (les bufs).
Les épisodes romain et carthaginois, étroitement liés et de fabrication romaine l'un comme l'autre, présentent à l'analyse du comparatiste une structure trifonctionnelle et un sens évidents. Citons ici G. Dumézil : « À la tête d'homme trouvée sur la colline de Jupiter et qui assurait à Rome l'empire, ont été opposés les présages des têtes de cheval et de bœuf - et de nul autre animal - attribués symétriquement à la fondation de Carthage, et qui ne garantissaient à cette ville ennemie que la gloire militaire et la richesse » [16].
Utilisation donc, en plein IIIe siècle avant Jésus-Christ, à l'époque des guerres puniques, d'un vieux schéma trifonctionnel indo-européen pour transmettre un message très clair : Rome l'emporte sur la ville punique, comme la première fonction, celle de la souveraineté, l'emporte sur les deux autres. Les éléments ici sont séparés, disjoints, intégrés dans des récits différents. À l'origine, ils devaient faire partie d'un même ensemble trifonctionnel.
On n'oubliera pas non plus les développements et les hésitations de G. Dumézil lui-même lorsqu'il a tenté de retrouver dans l'annalistique romaine le thème indo-européen des « trois péchés du guerrier » [17].
Bref feraient partie de cette troisième rubrique un certain nombre de motifs qu'on classerait en fonction du caractère plus ou moins perceptible de leur origine indo-européenne. Certains pourraient ne renvoyer que très indirectement et très faiblement au matériel primitif.
d. Un système complexe d'harmoniquesMais ce n'est pas tout. Qu'ils aient conservé leur structuration originelle (l'épisode sabin des origines de Rome) ou que celle-ci ait été disloquée (la découverte des têtes à Rome et à Carthage), les micro-récits évoqués jusqu'ici sont tous relativement anciens [18] ;ils appartiennent à la tradition annalistique dans laquelle ils sont solidement intégrés.
Lorsqu'on sort de ce cadre, l'origine indo-européenne d'un élément narratif est beaucoup plus délicate à déterminer. C'est le cas de la poésie de date augustéenne, et particulièrement chez Virgile [19] et chez Properce. Une longue démonstration serait ici déplacée. Je dirai simplement que, contrairement à ce que pensait G. Dumézil, je ne crois pas que l'idéologie indo-européenne, en tant que telle, était encore opérationnelle au début de l'Empire. J'aurais pour ma part tendance à croire que les récits d'allure trifonctionnelle qu'on trouve chez des auteurs comme Virgile et Properce sont tout simplement des décalques d'épisodes qui font partie intégrante du récit traditionnel des origines et des premiers siècles de Rome. En d'autres termes, ces récits récents et poétiques devraient être considérés comme des variations sur une tradition élaborée à une époque plus ancienne où l'idéologie trifonctionnelle était encore relativement active, comme des « harmoniques » en quelque sorte. Dans l'Énéide de Virgile par exemple, l'histoire de la confrontation suivie d'une fusion entre les Troyens d'Énée et le peuple de Latinus n'est selon moi qu'une « reduplication secondaire » de l'épisode sabin, qui est, lui, plus ancien et d'origine indo-européenne.
C'est probablement la même analyse par les « harmoniques » qui devrait s'appliquer à plusieurs articulations mineures repérées dans certaines traditions sur les rois. On a signalé ailleurs que D. Briquel avait dégagé, dans la geste de Tarquin l'Ancien et essentiellement chez Denys d'Halicarnasse [20], une série, orientée fonctionnellement, de trois guerres, suivies de trois triomphes. Elle rappelle des schémas ternaires du type de ceux qu'il avait précédemment identifiés dans la tradition sur d'autres rois (Romulus, Tullus Hostilius).
Ces récurrences, il serait, je crois, risqué de les interpréter comme une influence directe de l'idéologie indo-européenne, comme des traces nettes de l'héritage indo-européen. D. Briquel a d'ailleurs clairement vu qu'on se trouve en présence d'une structuration particulière du récit, d'une technique de présentation en quelque sorte, sans référence nécessaire à un éventuel mythe indo-européen.
Ce n'est pas difficile à comprendre. Une fois introduit dans la tradition, un schéma structurel, en l'occurrence ici le système ternaire, a tendance à se redupliquer, un peu comme le ferait un virus informatique, et à « parasiter » le récit. Le résultat n'a évidemment plus qu'un rapport très lointain avec ce qu'on appelle l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne. On assiste à une sorte de dégradation, où un motif a perdu tout ou partie de sa signification primitive, pour devenir une simple manière d'exprimer les choses, un principe de narration relevant de la « mécanique du récit ». Il ne faut donc pas prendre pour un véritable motif indo-européen - et traiter comme tel - ce qui n'est plus qu'un simple cliché, un topos.
On retrouve là en quelque sorte la notion d'« harmoniques » que nous évoquions plus haut [21] pour caractériser les survivances chez Virgile et Properce d'éléments trifonctionnels. On ne peut en tout cas pas en conclure que les créateurs romains du début de l'Empire avaient encore une conscience claire de la trifonctionalité. Pareille conclusion serait difficilement défendable [22].
Bref, dans certains cas, des structures d'apparence trifonctionnelle n'apparaissent plus comme « un référent conscient et perçu comme porteur d'un système d'explication totalisante de l'univers » [23], mais comme un mode de classement, une sorte de cadre propice à l'expression de schémas narratifs [24].
f. De fausses attestations de la trifonctionnalité indo-européenneL'identification d'un motif indo-européen dans la tradition annalistique n'est donc pas simple. Pour pouvoir parler valablement d'héritage trifonctionnel, il faut respecter des conditions et des règles méthodologiques strictes que G. Dumézil a pris grand soin de définir [25]. Malheureusement plusieurs épigones modernes ne maîtrisent pas toujours ces conditions et ces règles ; et les excès qu'ils commettent contribuent à jeter le discrédit sur la méthode comparative en général et sur la valeur des intuitions fondamentales du maître en particulier. G. Dumézil lui-même [26] évoquait en 1983 le danger que représente « l'afflux de travailleurs de bonne volonté », mais « insuffisamment préparés ». Il citait trois tentations, la deuxième étant « de croire qu'il suffit de se pencher sur les textes pour y cueillir par brassées des survivances indo-européennes, notamment des structures trifonctionnelles. Avec un ou deux coups de pouce, qui sont parfois de vrais tours de prestidigitation, ou bien en réunissant artificiellement des éléments disparates, en interprétant et en supposant beaucoup, on a proposé quantité de triades de ce type, qui ne 'tiennent' pas le temps d'une lecture ». Pour éviter de descendre dans l'arène de la polémique, je ne donnerai aucun exemple de ces fantaisies ou fantasmes trifonctionnels, me bornant à en inventer un.
C'est un peu comme si - c'est évidemment de ma part une horrible caricature - je prétendais retrouver une attestation de la trifonctionnalité indo-européenne dans la série des règnes de Léopold I, Léopold II et Léopold III, en mettant l'accent, pour Léopold I, sur son rôle de fondateur de la dynastie (première fonction) ; pour Léopold II, sur les aspects économiques de son règne, on songe au Congo (troisième fonction) et pour Léopold III, sur les opérations militaires de 1940 (deuxième fonction). Cela n'aurait aucun sens, mais certains raisonnements de « travailleurs de bonne volonté », qui n'ont pas vraiment compris les exigences du comparatisme, sont mutatis mutandis de la même veine.
e. Il y a donc héritage et héritageDans de pareilles conditions, la notion d'héritage indo-européen doit être bien comprise et strictement définie. Je viens à l'instant de faire allusion à de faux héritages, mais même les « vrais » peuvent être de plusieurs types. Il y a héritage et héritage. Il ne faut donc pas parler de l'héritage indo-européen comme d'une réalité univoque ; les motifs indo-européens sont de plusieurs types. À côté de structures d'ensemble fort vastes et de micro-récits à la structure claire, on trouve ainsi des structures imparfaites et disloquées ainsi qu'un système complexe d'harmoniques. Il ne faut pas mêler le tout dans la discussion. Il y a héritage et héritage. Si l'épisode sabin des origines de Rome conserve manifestement une référence précise à l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne, il n'en est probablement plus de même de ces structurations ternaires qui ordonnent les guerres et les triomphes de plusieurs des rois de Rome.
Cela étant dit, on pourrait se demander si les Romains avaient conscience de cette origine indo-européenne, plus ou moins claire à nos yeux. À cette question, on répondra sans hésiter par la négative. Pas plus qu'ils ne réalisaient qu'ils parlaient une langue indo-européenne, les Romains ne pouvaient soupçonner qu'ils devaient à d'aussi lointains ancêtres tel ou tel scénario narratif, voire telle ou telle conception religieuse. Comment d'ailleurs auraient-ils pu le savoir ? Conceptuellement parlant, ils n'étaient pas armés pour cela. Nous ne le sommes d'ailleurs nous-mêmes que depuis peu.
Quoi qu'il en soit, limitons-nous aux traditions sur les origines et les premiers siècles de Rome. Vous aurez remarqué que nous sommes très loin des structures historiques de la société romaine primitive, très loin aussi de la pensée et de l'idéologie des Romains en général. Ce que nous avons en fait rencontré comme héritage indo-européen, c'est simplement une matière littéraire - des manifestations narratives mêmes, si nous voulons être plus précis -, dont l'origine lointaine est à chercher dans le monde indo-européen. Mais cette matière, nous ne l'atteignons qu'à travers l'imaginaire romain archaïque.
2. Dans l'imaginaire et non pas dans l'histoire
Cette dernière précision est importante. Quoi qu'aient pu penser G. Dumézil ou ses interprètes [27], les recherches du comparatiste français ne concernent qu'indirectement la solution du problème fondamental qui se pose aux spécialistes de Rome et qui est celui de l'authenticité ou de la non-authenticité du récit traditionnel sur la période royale, Porsenna inclus. Cette problématique doit être abordée par d'autres voies que la comparaison indo-européenne [28]. L'apport de G. Dumézil ne se situe pas prioritairement au niveau de l'historicité de la tradition [29]. C'est essentiellement dans le débat sur les éléments constitutifs de la tradition qu'il intervient.
Introduisant dans la discussion une méthode d'analyse qui relève tant du structuralisme que du comparatisme, G. Dumézil a tenté de montrer - avec succès, selon nous - que l'héritage indo-européen à Rome ne se limitait pas à la langue et à quelques éléments institutionnels, mais qu'un certain nombre de schémas narratifs de la tradition des origines et des premiers siècles avaient eux aussi une origine indo-européenne, directe ou indirecte.
Cela implique que les partisans d'une lecture historicisante de cette dernière ne devraient pas considérer G. Dumézil comme un obstacle décisif, et rejeter ses vues sur l'héritage indo-européen parce qu'elles leur apparaîtraient incompatibles avec le type d'approche qu'ils privilégient.
Strictement interprétés, c'est-à-dire en restant au plan qui est le leur, celui de la comparaison, les résultats de l'enquête de G. Dumézil n'excluent pas - ne peuvent pas exclure - la présence de noyaux d'histoire authentique dans la tradition. En effet, les schémas indo-européens identifiés peuvent avoir été utilisés par les premiers rédacteurs de la tradition, soit pour une création ex nihilo, tout étant alors inventé, soit pour un développement, pour amplifier par exemple un épisode d'histoire authentique. L'approche dumézilienne ne permet pas de faire la différence entre ces deux cas de figure. À supposer bien sûr qu'on l'adopte comme valable, elle permet de repérer un héritage indo-européen ; elle ne permet pas de dire si ces motifs indo-européens présents dans la tradition excluent l'histoire authentique ou coexistent avec elle, se limitant dans ce dernier cas à « informer » un noyau primitif, qui appartiendrait, lui, à l'Histoire.
Ainsi pour prendre l'exemple de l'épisode sabin des origines de Rome, G. Dumézil peut avoir raison, et nous le croyons, en montrant qu'il est construit sur un schéma d'origine indo-européenne racontant comment se fonde une société complète et donc harmonieuse et viable. Mais ce résultat n'a pas qualité pour exclure l'éventualité historique d'un conflit violent qui, aux origines de Rome, aurait opposé les Romains à des Sabins et se serait terminé par une étroite fusion des anciens ennemis.
De même, G. Dumézil peut avoir raison, ce que nous croyons aussi, en repérant, dans la geste de Tullus Hostilius, le troisième roi de Rome, l'actualisation romaine d'une série de conceptions ou de doctrines indo-européennes sur la deuxième fonction. Mais Tullus Hostilius d'une part, Mettius Fufétius de l'autre, peuvent avoir existé, dans la réalité de l'histoire, l'un comme roi de Rome, l'autre comme dictateur d'Albe ; une guerre peut avoir éclaté entre Rome et Albe, avec comme épisode majeur un combat de champions ; Mettius Fufétius peut avoir trahi et avoir été écartelé. On pourrait poursuivre l'énumération.
Le cas de Porsenna est sur ce plan caractéristique. Le roi de Chiusi semble bien être un personnage historique. Mais l'origine indo-européenne de la fable du Borgne et du Manchot, pour ne prendre qu'elle, n'en est pas moins probable, à notre sens toujours. Des schémas narratifs d'origine indo-européenne auraient donc ici « informé » un noyau d'histoire authentique. Il peut en avoir été de même dans la geste des autres rois. Au fond, il ne s'agit là que d'une application d'un processus plus large, par ailleurs bien connu et largement accepté : des personnages appartenant pleinement à l'Histoire peuvent attirer légendes et mythes. Que le mythe du guerrier impie [30] ait été appliqué à des personnages comme Crassus ou Julien l'Apostat n'entraîne évidemment pas la non-historicité de ces derniers.
Mais même strictement limité aux questions de composition, le débat reste ouvert, la nature même des différents motifs en cause pouvant facilement engendrer chez les chercheurs des différences d'attitudes.
3. La présence de vieux schémas d'origine indo-européenne
À nos yeux en tout cas - et un certain nombre de chercheurs, qui ne sont pas nécessairement des historiens, partagent ces vues -, la présence d'un héritage indo-européen dans les structures narratives de la tradition est un fait. On peut discuter son ampleur, ne pas admettre, notamment, qu'il puisse « informer » la structure d'ensemble du récit sur les quatre premiers rois (G. Dumézil), à fortiori sur toute la royauté (G. Dumézil et Cl. Sterckx). Mais on ne peut raisonnablement rejeter qu'il ait servi à former un certain nombre d'ensembles narratifs de longueur moyenne.
Les plus solides et les mieux structurés datent, selon toute vraisemblance, de la première mise en forme - orale encore probablement - de la tradition [31]. Mais cela n'implique absolument pas, rappelons-le, que leurs utilisateurs avaient conscience de leur origine lointaine ; qu'ils savaient à quelle idéologie précise ces motifs renvoyaient ; qu'ils avaient, pour dire les choses autrement, une idée claire de ce qu'on appelle aujourd'hui la trifonctionnalité indo-européenne.
Quant aux autres motifs, qu'il s'agisse d'éléments déstructurés ou de simples harmoniques, tout porte à croire qu'ils sont secondaires. Ils furent introduits à un stade ultérieur de l'évolution de la tradition. C'est probable pour le récit annalistique ; c'est, à notre sens, indiscutable dans le cas de poètes comme Virgile ou Properce. Cela montre le caractère dynamique des motifs narratifs d'origine indo-européenne, mais ce dynamisme est le fait de la plupart des motifs traditionnels, quelle que soit leur provenance. L'évolution, on le sait, est une caractéristique fondamentale de la tradition
Bref, même si l'on peut discuter à perte de vue sur leur nombre et leur importance, il semble clair que de vieux schémas d'origine indo-européenne ont été utilisés dans la rédaction du récit traditionnel sur les origines et les premiers siècles.
4. Les conditions de la transmission
On ne doit pas se dissimuler que pareille constatation pose un énorme problème : celui de la conservation et de la transmission de cet héritage lointain. Par quelles voies mystérieuses et complexes est-il parvenu aux Romains du début de la République ? On songera à la transmission orale. Mais l'historien moderne qui connaît bien le rôle de cette dernière, ses possibilités et aussi ses limites, hésitera à faire fond sur elle. Il sait qu'elle ne peut pas transmettre pendant des millénaires (car ici il s'agit de millénaires, non de siècles) des ensembles complexes et structurés [32]. Et avec ce problème de la transmission, nous touchons une autre raison encore de la défiance manifestée à l'égard des vues duméziliennes sur l'héritage indo-européen à Rome [33].
La question est effectivement préoccupante. Des schémas narratifs hérités du monde indo-européen seraient encore actifs - ce qui est en définitive beaucoup plus qu'une simple conservation - au début de la République, alors que le souvenir d'événements antérieurs de quelques siècles seulement se serait complètement oblitéré. Il y a là motif à interrogation.
G. Dumézil s'est naturellement posé la question : « Que s'est-il passé, écrivait-il [34], dans le long intervalle qui sépare ce point de départ et ce point d'arrivée ? Comment, dans quels milieux, avec quelle justification, a survécu ce schème archaïque jusqu'aux temps des premiers annalistes ? Dans quelle forme l'ont-ils trouvé [...] ». Honnêtement, il a noté que « les moyens de réponse objectifs manqueront sans doute toujours ».
Nous n'avons pas la prétention d'apporter une solution. Il est possible toutefois de faire remarquer à des interlocuteurs réticents, mais de bonne foi, que la situation est d'une certaine manière comparable à ce qui se passe en matière linguistique ou religieuse ou institutionnelle.
Plus personne aujourd'hui n'oserait rejeter l'origine indo-européenne du latin ni sa parenté avec le sanscrit ou le celtique. Et cependant il ne semble pas qu'on ait jusqu'ici réussi à expliquer ce qui s'était passé « entre le point de départ et le point d'arrivée ». Les Latins, les Irlandais, les Scandinaves, les Indiens, n'ont pas « oublié » les structures morphologiques, syntaxiques, lexicales de l'indo-européen ; ils les ont conservées en les transformant. Il en fut de même pour les structures religieuses, un domaine dans lequel une certaine forme au moins d'héritage indo-européen est en général moins contestée. On en reparlera ailleurs.
Au fond, on « oublie » plus facilement des faits et des événements que des structures, ces dernières étant plus profondément ancrées dans les mentalités, parce qu'inconscientes peut-être. Or, dans une mentalité, il n'y a pas que des structures linguistiques ou religieuses ; il peut y avoir aussi des structures narratives, ce qui est bien plus modeste, finalement. Les peuples indo-européens ne peuvent-ils pas avoir conservé de leur lointain passé, non seulement des mots, des conjugaisons, des déclinaisons, des dieux, une organisation, une façon bien à eux de voir le monde, mais aussi des « histoires », des scénarios, des schémas narratifs ?
Peut-être au fond n'est-il pas heureux de mettre sur le même pied ni de traiter de la même manière, d'une part ce qui est transmission de faits, d'événements, et d'autre part ce qui est transmission, conservation et réactivation éventuelle de structures mentales, quel qu'en soit le type. C'est dans cette direction, croyons-nous, qu'il faudrait chercher, peut-être avec l'aide de psychologues, pour répondre, bien partiellement et bien imparfaitement sans doute, à cette interrogation difficile.
En tout cas, on sait aujourd'hui, et pour une bonne part grâce à Georges Dumézil, que les Indo-Européens, quelle que soit l'image précise qu'on puisse se faire d'eux, quel que soit aussi leur lieu d'origine, ont transmis à leurs lointains descendants autre chose que la langue : un cadre particulier d'analyse, une certaine vision du monde, des conceptions spécifiques, plus simplement encore des fragments de littérature, en particulier des schémas narratifs. L'héritage indo-européen dans les « sociétés-filles » dépasse le domaine strict et limité de la langue. Mais en ce qui concerne la tradition sur les origines et les premiers siècles de Rome, il faut bien s'entendre sur cet héritage et sur sa portée précise. D'abord il est multiforme ; ensuite il intervient essentiellement sur le plan de la composition du récit, non de son historicité. Il ne permet en rien de reconstruire l'histoire. Ce qu'on attendrait en tout cas des historiens des origines et des premiers siècles, c'est une meilleure compréhension des travaux de G. Dumézil et de leur signification. Mais pour la permettre, peut-être serait-il nécessaire de poursuivre le travail de décantation et d'explication d'une oeuvre complexe, foisonnante et difficile.
Notes
[1] Nous avons jusqu'ici consacré trois livres entiers à ce problème : Recherches sur la légende sabine des origines de Rome, Louvain-Kinshasa, 1967, 473 p. (Université de Louvain. Recueil de travaux d'histoire et de philologie. 4e série, fascicule 37) ; Les Origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, 360 p. (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38) ; Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 2000, 517 p. (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22). [Retour au texte]
[2] Nous avons abordé ce problème dans plusieurs de nos travaux : Georges Dumézil et l'histoire de la Rome royale, dans Georges Dumézil, Paris, Aix-en-Provence, 1981, p. 187-215 (Cahiers pour un temps. Centre Georges Pompidou) ; Georges Dumézil (1898-1986), dans Bulletin de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, 6e série, tome III, 1992, p. 221-230 [version électronique] ; Georges Dumézil et l'histoire des origines et des premiers siècles de Rome, dans Ch.-M. Ternes, [Éd.], Actes du Colloque international « Éliade-Dumézil » (Luxembourg, avril 1988), Luxembourg, 1988, p. 27-49 (Centre Alexandre Wiltheim, Luxembourg. Centre d'Histoire des Religions, Louvain) ; Les Origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, p. 171-179 ; Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 2000, p. 371-449 ; Il retaggio indoeuropeo nella tradizione sui re di Roma. A che punto è il dibattito ?, dans Esploratori del pensiero umano. Georges Dumézil e Mircea Eliade, Milan, 2000, p. 103-127 (Di fronte e attraverso, 539). La présente publication électronique constitue une adaptation française, légèrement adaptée, d'une partie de cet article. [Retour au texte]
[3] On trouvera plus d'informations à ce sujet dans Georges Dumézil et l'histoire des origines et des premiers siècles de Rome, Luxembourg, 1988 [cfr n. précédente] et dans Les rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 2000, p. 407-438. [Retour au texte]
[4] Dernière mise au point sur cet aspect politique dans M. V. García Quintela, Dumézil. Une introduction, Crozon, 2001, p. 121-198. [Retour au texte]
[5] A. Schiavone, Saperi della città, dans A. Momigliano, A. Schiavone [Éd.], Storia di Roma. I. Roma in Italia, Turin, 1988, p. 552, n. 18, qui rejette cette conclusion. [Retour au texte]
[6] Cfr le bref article consacré à l'héritage indo-européen en matière religieuse publié dans le fascicule 3, 2002, des Folia Electronica Classica. [Retour au texte]
[7] Une synthèse rapide chez G. Dumézil, Mythe et épopée. I. L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 2e éd., 1974, p. 271-284 (Bibliothèque des Sciences humaines). En réalité, les recherches ultérieures de D. Briquel (signalées ailleurs) ont montré, sans remettre fondamentalement en cause les positions centrales de G. Dumézil, que la caractérisation fonctionnelle des règnes de Romulus, de Tullus Hostilius et d'Ancus Marcius est beaucoup plus complexe encore que ne le croyait le grand comparatiste français. [Retour au texte]
[8] On lira le résumé qu'il a lui-même proposé en 1974 dans Mythe et épopée. I, Paris, 1974, p. 424-428. [Retour au texte]
[9] G. Dumézil, Mythe et épopée. III. Histoires romaines, Paris, 1973, p. 268-291 (Bibliothèque des Sciences Humaines). [Retour au texte]
[10] G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, Paris, 1975, p. 284-296 (Bibliothèque des Sciences Humaines). [Retour au texte]
[11] Des adjectifs auxquels on ne donne ici qu'une valeur descriptive. [Retour au texte]
[12] Cl. Sterckx, Les sept rois de Rome et la sociogonie indo-européenne, dans Latomus, t. 51, 1992, p. 52-72. Cfr ailleurs pour plus de précisions. [Retour au texte]
[13] « [...] Indo-European mythical patterns, and especially the ideology of the three functions, » écrit T. J. Cornell (The Beginnings of Rome, Londres, 1995, p. 78), are not always as clear to the ordinary observer as they are to Dumézil and his followers » . « For instance, », continue le savant anglais, « it is not self-evident that the traditional account of the first four kings expresses the operation of the three functions. True, Numa and Tullus can be convincingly interpreted as contrasting functional stereotypes, but Ancus makes a poor representative of the third function. The evidence adduced by Dumézil to link Ancus with wealth and production is marginal and the argument is patently unconvincing ». Et c'est vrai que le dossier d'Ancus Marcius reste le plus faible, même après le réexamen récent de D. Briquel (Le règne d'Ancus Marcius : un problème de comparaison indo-européenne, dans MEFR[A], t. 107, 1995, p. 183-195). [Retour au texte]
[14] Nous faisons nôtres les positions de G. Charachidzé, Hypothèse indo-européenne et modes de comparaison, dans RHR [n° spécial avril-mai 1991], t. 208, 2, 1991, p. 203-228. Pour reprendre ses propres termes, « l'idée d'un passé linguistique et culturel commun aux peuples d'origine indo-européenne n'est pas le fait d'une doctrine ou d'une 'idéologie'. Elle a été rationnellement élaborée, d'abord en linguistique, par une longue lignée de philologues depuis 150 ans, puis en histoire comparée des mythes et des religions, par Dumézil, en quelques décennies. Ce travail de comparaison est de même nature, qu'il opère sur les langues ou sur les civilisations. Dans les deux cas, il traite les objets mis en présence de la même manière, il les soumet aux mêmes types de confrontation et vise les mêmes objectifs. Les vrais résultats de la comparaison historique diffèrent complètement de l'image déformée qu'en donnent ses adversaires, anciens ou récents ». [Retour au texte]
[15] Sur ce plan, le travail du comparatiste s'apparente à celui du géologue, qui arrive à replacer dans son milieu (la mer) et dans son époque d'origine (l'ère secondaire) des fossiles visibles sur la Dalle à Ammonites des Isnards (Réserve Géologique de Haute Provence près de Digne-les-Bains). On n'a pas tort de comparer à des fossiles les motifs indo-européens que les comparatistes retrouvent enchâssés dans la religion romaine primitive ou dans certains détails des récits sur les origines et les premiers siècles. [Retour au texte]
[16] G. Dumézil, Métiers et classes fonctionnelles chez divers peuples indo-européens, dans Annales (ESC), t. 13, 1958, p. 716, n. 2. Ou encore : « Didon a trouvé la tête bovine qui assure à Carthage fertilité, abondance, puissance économique. Didon, grâce à Junon, a trouvé ensuite la tête de cheval qui, ajoutant la force à la richesse, promet à Carthage, puissance militaire, d'être libre et respectée. Mais là se bornera sa chance. Transposées à l'échelle du monde, la troisième, puis la seconde des trois fonctions sociales indo-européennes ont été, par les docteurs romains, concédées à Carthage ; mais c'est à Rome qu'ils ont naturellement réservé la première, c'est Tarquin qui exhume la tête humaine, présage non équivoque de souveraineté » (G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, 1974, p. 467). [Retour au texte]
[17] G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, 2e éd. remaniée, Paris, 1985, 236 p. (Nouvelle bibliothèque scientifique). [Retour au texte]
[18] Même si beaucoup d'entre eux sont impossibles à dater avec précision. [Retour au texte]
[19] Sur les survivances trifonctionnelles chez Virgile, on pourra voir, en dernier lieu, les travaux de D. Fasciano, K. Castor, La trifonction indo-européenne dans l'« Énéide », Montréal, 1996, 242 p. (Bibliothèque Nova et Vetera, 2) ; Id., Jeu et amitié dans l'« Énéide » : épisodes trifonctionnels, Montréal, 1997, 112 p. (Bibliothèque Nova et Vetera, 3). [Retour au texte]
[20] D. Briquel, Tarquins de Rome et idéologie indoeuropéenne (I), dans RHR, t. 215, 1998, p. 369-395. [Retour au texte]
[21] Cfr supra. [Retour au texte]
[22] Tout comme apparaissent indéfendables les vues duméziliennes sur la date de formation de la tradition annalistique romaine. Il ne peut être question de songer, avec lui, aux IVe et IIIème siècles. [Retour au texte]
[23] Pour reprendre une formule de D. Briquel. [Retour au texte]
[24] C'est un peu mutatis mutandis le cas du motif du guerrier impie identifié par Fr. Blaive (Impius Bellator, 1996). Ce qui, dans l'idéologie indo-europénne de départ, existait peut-être comme un ensemble conscient et « opératoire » ne fonctionne plus à Rome que comme un topos, « déconnecté » du sens fort qu'il pouvait avoir à l'origine. Fr. Blaive emploie pour sa part (ibid., p. 136) la formule de « simple fossile explicatif ». Mais il reste que le point de départ de cette « simple manière de raconter » peut remonter très haut, à ce qui était peut-être un véritable « mythe indo-européen ». [Retour au texte]
[25] Par exemple G. Dumézil, Mariages indo-européens. Suivi de Quinze Questions Romaines, Paris, 1979, p. 77-78 (Bibliothèque historique). On verra le commentaire que donne de ce texte M. V. García Quintela, Dumézil. Une introduction, Crozon, 2001, p. 79-84. [Retour au texte]
[26] Sur les « risques du comparatisme », on lira par exemple G. Dumézil, La courtisane et les seigneurs colorés, Paris, 1983, p. 7-9 (Bibliothèque des Sciences humaines). [Retour au texte]
[27] Nous l'avons cru nous-même à une certaine époque : J. Poucet, Les Origines de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, 1985, notamment p. 175 (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38). [Retour au texte]
[28] Cfr les développements consacrés aux « Questions d'historicité » dans J. Poucet, Les Origines de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, 1985, p. 31-166 ; Id., Les Rois de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, 2000, p. 77-239 (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22). [Retour au texte]
[29] C'est également la conclusion à laquelle arrive D. Briquel, À propos de Tite-Live, I. L'apport de la comparaison indo-européenne et ses limites, dans REL, t. 76, 1998, p. 69-70 au terme de son analyse de la comparaison indo-européenne et de ses limites. [Retour au texte]
[30] Cfr supra. [Retour au texte]
[31] Ce moment est difficile à déterminer avec précision, mais on pourrait sans invraisemblance songer au début de la République. [Retour au texte]
[32] Sur la tradition orale : J. Poucet, Les Origines de Rome, Bruxelles, 1985, p. 65-70. [Retour au texte]
[33] Exemple notamment de T. J. Cornell, The Beginnings of Rome, 1995, p. 79 : « there is a problem about the sources and the mechanism by which the Indo-European heritage was transmitted. According to Dumézil the stories about the origins of Rome were put together in the fourth century BC, when the creators of the tradition (Dumézil is not very clear about precisely who they were) fashioned a pseudo-history out of the old Indo-European myths. From this it follows that the ideological framework continued to exercise its hold over the minds of the Romans even at a time when their society had been totally transformed and bore no relation whatever to the supposed Indo-European ideal. Indeed Dumézil pays no attention to problems of transmission, and assumes that the same Indo-European mentality lies behind all Latin texts, irrespective of date or authorship. Few historians are likely to be convinced by a method that assumes an unconscious attachment to a traditional Indo-European ideology in writers such as Livy, Virgil or Propertius ». [Retour au texte]
[34] G. Dumézil, Mythe et épopée, I, 1974, p. 424. [Retour au texte]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002