FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002
Georges Dumézil et les historiens de la Rome ancienne :
un bilan récentpar
Jacques Poucet*
Professeur émérite de l'Université de Louvain
et des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)Membre de l'Académie royale de Belgique
Adaptation française de la première partie de l'article Il retaggio indoeuropeo nella tradizione sui re di Roma. A che punto è il dibattito ?, que nous avons publié dans J. Ries e N. Spineto [Éd.], Esploratori del pensiero umano : Georges Dumézil e Mircea Eliade, Milan, Jaca Book, 2000, p. 103-127 (Di fronte e attraverso, 539).
On y trouvera un bilan rapide de l'accueil que les historiens de la Rome ancienne réservent aujourd'hui aux thèses de G. Dumézil. Alexandre Grandazzi y est nommément cité pour les positions qu'il adoptait dans son livre La fondation de Rome. Réflexions sur l'histoire, Paris, 1991 (Histoire). Le point sera repris plus en détail, ailleurs dans les FEC. C'est que le jugement négatif que A. Grandazzi portait à l'égard de G. Dumézil illustre, à notre sens d'une manière exemplaire, un cas typique d'incompréhension de la méthode du comparatiste français.
Signalons que les Folia Electronica Classica accueillent d'autres articles consacrés à Georges Dumézil : l'un présente la vie et l'oeuvre de Georges Dumézil ; un autre traite de quelques aspects de l'héritage indo-européen dans la religion romaine archaïque ; un troisième aborde la question de cet héritage indo-européen dans l'annalistique. C'est dans ce dernier qu'on trouvera la suite de l'adaptation française, mise à jour, de l'étude en italien citée dans le premier paragraphe.
Louvain-la-Neuve, 7 juin 2002.
Les pages suivantes, qui envisagent essentiellement la question de l'héritage indo-européen dans la tradition sur les origines et les premiers siècles de Rome, prolongent un bilan que nous avions dressé à Luxembourg en 1988, il y a maintenant plus de dix ans [1].
Par rapport à l'état des lieux de 1988, on ne peut pas dire que les réticences à l'égard des thèses de Georges Dumézil se soient estompées. Dans leur ensemble, les historiens de la Rome primordiale continuent, sinon à ignorer superbement, en tout cas à marginaliser une oeuvre qu'ils n'ont pas nécessairement pris la peine de lire correctement et dont ils ne comprennent pas toujours les véritables enjeux. On a toutefois l'impression qu'un important travail positif est en train de s'effectuer. Plusieurs chercheurs, qui ont fait, eux, l'effort nécessaire pour saisir la pensée de G. Dumézil et sa complexe évolution, tentent, les uns de poursuivre son oeuvre en la nuançant ou en la développant, les autres d'en proposer une adaptation critique qui aide à mieux définir son apport à la problématique du sujet.
A. Les réticences et les incompréhensions
L'Italie ? Nous ne reviendrons plus ici sur les noms de Arnaldo Momigliano, de Massimo Pallottino, de Carmine Ampolo, dont il a été question dans notre bilan précédent. Les deux premiers savants, aujourd'hui disparus, ont été des opposants déclarés, pour ne pas dire farouches, de G. Dumézil. Le troisième, probablement le meilleur connaisseur actuel, en Italie, de l'histoire primitive de Rome, reste plutôt réticent. Présentons ici quelques autres noms, sans aucune prétention à l'exhaustivité.
Cristiano Grottanelli, tout en n'étant pas, au sens strict, un historien de Rome, a abordé à plusieurs reprises les questions liées à la période royale : il est hostile aux vues de G. Dumézil [2]. Attilio Mastrocinque a écrit en 1993 un livre de plus de deux cents pages sur Romulus [3] en ne citant qu'une seule fois le nom de Georges Dumézil, non dans la bibliographie ni dans le corps de l'exposé, mais dans une note infra-paginale concernant Servius Tullius [4]. Francesco De Martino apparaît peu enclin, lui aussi, à adopter les vues de G. Dumézil [5]. Pour Aldo Schiavone, « il est impossible de suivre Dumézil, et de supposer avec lui la présence d'un noyau indo-européen bien reconnaissable au fond de la pensée romaine archaïque [...] » [6].
L'Espagne ? Envisageons d'abord l'imposant manuel d'histoire romaine de José Manuel Roldán Hervás, un ouvrage de référence pour l'érudition espagnole [7] : pas un mot sur G. Dumézil et l'idéologie trifonctionnelle, ni dans le texte de l'exposé, ni dans la bibliographie. Même situation dans l'Historia del mundo antiguo, une collection publiée par les éditions Akal à Madrid. Le volume 37, qui porte sur la Rome primitive [8], ne dit rien non plus de G. Dumézil et de ses théories. Dans un certain sens, ce silence s'explique, car le fascicule est dû à Jorge Martínez-Pinna, ancien membre de l'École archéologique espagnole de Rome, actuellement professeur à l'Université de Madrid. Ce spécialiste espagnol de l'histoire des premiers siècles de Rome n'accepte pas les thèses de G. Dumézil [9]. Dans le livre qu'il a publié en 1996 sur Tarquin l'Ancien, le nom du comparatiste français apparaît bien dans la bibliographie générale et dans les notes infra-paginales, mais à propos de points mineurs sans rapport avec les thèses centrales de ce dernier [10].
L'érudition de langue allemande non plus ne fait guère de place à G. Dumézil [11]. Sans entrer dans les détails, bornons-nous à noter les mots de B. Sergent à propos de la diffusion en Allemagne et en Autriche des théories du comparatiste : « Leur pénétration en ces pays, écrivait-il en 1995, appartient au futur » [12].
Un mot maintenant sur quelques publications de langue anglaise.
Dans la seconde édition de la Cambridge Ancient History, le volume sur la Rome primordiale [13], paru en 1989, évoque à plusieurs reprises les vues de G. Dumézil. Ce n'est donc plus le silence, mais les réserves les plus nettes y sont formulées. Il faut dire que les chapitres traitant des origines et des premiers siècles [14] sont dus à Arnaldo Momigliano et à son élève Tim J. Cornell, professeur à l'Université de Manchester et actuellement le meilleur spécialiste anglais en la matière. T. J. Cornell vient d'ailleurs de publier fin 1995 une brillante synthèse intitulée The Beginnings of Rome. Il n'y accepte pas les vues de G. Dumézil [15], pas plus d'ailleurs que son collègue T. P. Wiseman, de l'Université d'Exeter, auteur d'un livre récent sur Rémus [16], où la théorie trifonctionnelle de Dumézil est définie comme « a wonderful intellectual construct, but based on totally inadequate evidence ».
Citer d'autres pays [17], d'autres exemples, d'autres noms n'ajouterait pas grand chose. Quelques mots toutefois sur l'érudition en langue française.
On croit parfois qu'en France même, les théories de G. Dumézil sont largement admises. Il est exact qu'elles y sont mieux connues qu'ailleurs, qu'elles servent parfois de point de départ à d'intéressants et féconds développements [18], mais d'importantes réticences ou incompréhensions subsistent, dues parfois à des savants de renom [19]. Nous ne développerons - et encore très brièvement - que deux exemples.
D'abord celui d'un manuel. Dans la récente Histoire romaine de Marcel Le Glay, Jean-Louis Voisin et Yann Le Bohec (Paris, P.U.F, 1991, Collection Premier Cycle), les thèses de G. Dumézil, « aussi brillant que critiqué » (p. 29), sont évoquées en quelques lignes, à plusieurs reprises (p. 29, 34 et 42). Mais le lecteur qui connaît quelque peu la pensée de G. Dumézil est surpris, sinon choqué, d'y retrouver des thèses abandonnées par le comparatiste français depuis quelque quarante ans. Il s'agit - encore et toujours - de l'interprétation trifonctionnelle des vieilles tribus dites romuléennes. Selon G. Dumézil, peut-on lire à la p. 34, les Ramnes sont ceux qui avaient la primauté politique et religieuse ; les Tities sont les agriculteurs, et les Luceres les guerriers. Et p. 42, les auteurs rappellent « l'installation à la tête du monde divin de la Rome préétrusque d'une trinité divine correspondant à la tripartition fonctionnelle de la société d'alors [...] ». La responsabilité de cette présentation incombe à M. Le Glay, car un texte presque identique figure (p. 47) dans Rome. Grandeur et déclin de la République (Paris, 1990) [20].
Le second exemple est celui d'un spécialiste des origines de Rome, Alexandre Grandazzi, dans son important ouvrage de 1991 sur La Fondation de Rome. Le traitement, relativement ample et fouillé [21], qui y est réservé à G. Dumézil est profondément décevant. Renvoyant pour la démonstration de détail à ce que nous écrivons ailleurs [22], nous ne ferons ici que deux observations générales. Nous dirons d'abord qu'A. Grandazzi s'est borné à feuilleter un seul dossier, à savoir l'épisode du combat romano-sabin, ce qui l'autorise, croit-il, à rejeter non seulement l'explication dumézilienne par l'héritage indo-européen, mais encore - et c'est ici qu'on peut parler de généralisation discutable - toute trace d'un héritage indo-européen dans le récit de l'annalistique sur les rois. Nous dirons ensuite que la manière dont A. Grandazzi a abordé cet unique dossier est méthodologiquement incorrecte. Voir dans l'épisode sabin des origines de Rome un récit « passe-partout » qu'on retrouverait « d'un bout à l'autre de la planète, des îles Hawaï ou Fidji à la Scandinavie en passant par Rome » relève de la caricature ; pour y arriver, il lui a été nécessaire de déformer les thèses de G. Dumézil à un point tel qu'elles en deviennent méconnaissables. Le rapprochement que le savant français, pour arriver à ce résultat, introduit entre les vues de G. Dumézil et celles de l'ethnologue américain Marshall Sahlins témoigne en fait d'une incompréhension assez profonde des conceptions de base des deux savants.
M. Le Glay critiquait Georges Dumézil sans l'avoir vraiment lu, puisqu'il lui reprochait des positions abandonnées en fait depuis plus de quarante ans ; A. Grandazzi donne au premier abord l'impression d'être beaucoup mieux informé des travaux du comparatiste français ; en réalité, la discussion qu'il conduit montre qu'il n'en a pas vu la spécificité propre. Mais laissons de côté le négatif pour voir le positif.
B. Les développements récents dans la mouvance de G. Dumézil
Il existe en effet des chercheurs qui, sans se présenter nécessairement comme des disciples de G. Dumézil, travaillent dans la mouvance du maître. En matière de survivances indo-européennes, Dominique Briquel reste certainement un des explorateurs privilégiés de la geste des rois et n'a pas peu contribué sur ce plan à faire progresser nos connaissances. Tout en restant fidèle aux thèses centrales de son compatriote, il n'a pas hésité à prendre sur plusieurs points les distances critiques qui s'imposaient. C'est sur ses travaux que nous voudrions ici attirer l'attention, en évoquant d'abord certains d'entre eux qui avaient déjà été signalés dans notre bilan de 1988, puis en mettant l'accent sur ceux des dix dernières années.
Nous rappellerons ainsi qu'après avoir examiné la position spécifique de Romulus par rapport à ses trois successeurs (1980-1981) [23], ainsi que les liens qu'entretiennent avec le feu non seulement Servius Tullius, Romulus et Caeculus de Préneste, mais aussi les rois indiens et iraniens (1981) [24], D. Briquel a prolongé son enquête dans plusieurs directions, tantôt développant, tantôt nuançant ou corrigeant les positions duméziliennes. Il a ainsi étudié les différentes versions de la disparition de Romulus (1986) [25]. Plus récemment il a tenté d'éclairer le détail de la légende de Romulus par la comparaison avec le type du « premier roi » que représentent Yima et, dans une certaine mesure, Minos et Thésée (1992) [26] ; puis repris l'examen du dossier d'Ancus Marcius (1995) [27], de celui de Quirinus (1996) [28] et de celui de Tullus Hostilius (1997) [29].
Au nombre de ses tout derniers travaux [30] figure une fort importante et fort intéressante synthèse de ses recherches passées et de ses travaux en cours sur les rois de Rome [31]. On y trouve, règne par règne, un tableau, rapide mais précis, de ce qui, dans la tradition, est susceptible d'être analysé dans une optique comparative indo-européenne. Le grand intérêt de ces pages est de proposer dans la même foulée les vues de G. Dumézil et les développements que D. Briquel lui-même a tenté d'y apporter.
À leur lecture, on voit combien la recherche a progressé depuis la mort du comparatiste français, combien aussi la perspective dumézilienne classique s'est élargie, tout particulièrement en ce qui concerne les trois derniers règnes, que G. Dumézil jugeait n'avoir pas été touchés par l'idéologie trifonctionnelle. On songe en particulier ici aux deux études que D. Briquel a consacrées aux derniers rois dans la Revue de l'histoire des religions.
La première [32] a repéré dans la geste de Tarquin l'Ancien une série, orientée fonctionnellement, de trois guerres suivies de trois triomphes, un schéma correspondant à celui qui apparaît dans la tradition sur d'autres rois (Romulus, Tullus Hostilius). Un des intérêts de la démonstration est d'interpréter comme une lointaine occurrence du thème indo-européen du « feu dans l'eau » la curieuse ruse de guerre consistant à jeter dans l'Anio un monceau de bois enflammés (Liv., I, 37, 1-2).
La deuxième étude analyse d'abord [33] trois épisodes attribués, d'une manière un rien flottante parfois [34], aux deux Tarquins : l'histoire des « hôtes entêtés de Jupiter », le conflit entre Attus Navius et Tarquin l'Ancien, et la procédure d'achat des livres Sibyllins. À chaque fois, sur le plan religieux, puis militaire, puis économique, les Tarquins auraient tenté de s'opposer à la volonté des dieux, sans succès finalement, puisqu'à terme les affaires n'auraient entraîné pour Rome que des conséquences favorables. Comparant ensuite [35] l'histoire de la famille des Atrides et celle des Tarquins, l'article met en évidence, dans les deux récits, une structuration ternaire fondée sur la présence de « trois symboles royaux, orientés selon les trois fonctions », à savoir le sceptre (Pélops et le premier Tarquin), le char (Hippodamie et Oenomaos d'un côté, Tullia et Servius de l'autre) et le bélier (celui à la toison d'or d'une part, celui que le Superbe aperçoit en songe dans la tragédie d'Accius de l'autre) [36].
Bien sûr, comme l'écrit D. Briquel lui-même au terme du bilan général dressé dans la Revue des Études latines (t. 76, 1998, p. 61), les analyses proposées restent, « comme toute hypothèse interprétative [...], sujettes à discussion ». Nous dirons toutefois que la qualité de la synthèse et la clarté de l'exposé sont telles que plus personne aujourd'hui n'aura d'excuse pour ignorer ces perspectives de comparaison indo-européenne. Nous ajouterons que tous ces travaux de D. Briquel ne valent pas seulement en tant que tentative importante pour repérer, dans la geste des rois, des traces de structuration trifonctionnelle qui avaient jusqu'ici échappé à la recherche. Elles vont, à notre sens, beaucoup plus loin, parce que leur auteur s'efforce aussi de définir, mieux qu'on ne l'avait fait, l'apport de la comparaison indo-européenne à notre connaissance de l'histoire de la période royale. On y reviendra.
Si D. Briquel est probablement celui qui a le plus travaillé dans ce domaine, il n'est évidemment pas le seul. Nous ne nous arrêterons qu'aux travaux des dix dernières années.
Dans plusieurs études récentes, Gérard Capdeville a abordé le problème du type du premier roi en rapport avec Servius Tullius [37]. Bernard Sergent [38] a approfondi la comparaison établie par G. Dumézil entre le récit annalistique de la première guerre de Rome et le mythe scandinave de la première guerre des dieux. Les perspectives adoptées, notamment l'examen des inversions et le jeu des « codes » (au sens donné à ce mot par Claude Lévi-Strauss), sont enrichissantes, et les résultats intéressants. B. Sergent réussit notamment à « expliquer » les personnages de Mettius Curtius et de Hostus Hostilius, laissés jusqu'alors de côté, ainsi que le motif de l'éponymat des curies.
De son côté, Claude Sterckx [39] a proposé une interprétation très originale des trois derniers rois de Rome. Ce savant a en effet repéré, dans plusieurs traditions indo-européennes (Irlande, Scandinavie, Inde, voire Grèce), des récits sociogoniques rapportant la mise en place d'un monde partagé entre trois classes sociales (détenteurs de l'autorité sacrée, nobles guerriers, tiers état) et trois classes a-sociales (métèques, esclaves, étrangers hostiles). La caractéristique de ces récits est de chercher à prendre en compte, à côté ou en face des citoyens, d'autres groupes d'hommes qui, sans faire partie de la société de plein droit, n'en doivent pas moins être reconnus pour humains. Dans cette interprétation, les trois derniers rois de la tradition romaine pourraient fort bien représenter les « hors-classes » [40], ces gens que l'anthropologie juridique romaine appelle les pérégrins (Tarquin l'Ancien, venu de Tarquinies), les esclaves (Servius Tullius, présenté par certaines versions traditionnelles comme « un esclave, né d'une esclave ») et les ennemis (le tyran Tarquin le Superbe). C'est, en matière d'héritage indo-européen, une contribution originale et pénétrante.
On en perçoit en effet toute l'importance. Car si G. Dumézil (pour les quatre premiers rois) et Cl. Sterckx (pour les trois derniers) ont raison, c'est l'articulation même de tout le récit sur les sept rois que l'héritage indo-européen permettrait d'expliquer. Il n'est plus question ici de repérer des schémas indo-européens à l'oeuvre dans des épisodes particuliers, comme la guerre romano-sabine, ou le combat des Horaces et des Curiaces, ou les mutilations et les exploits d'Horatius Coclès ou de Mucius Scaevola. On est au niveau du récit annalistique saisi dans son intégralité.
Seraient à relever également dans notre inventaire les remarques que Fr. Blaive, étudiant la fonction arbitrale du combat singulier dans le monde indo-européen, a proposées du combat des Horaces et des Curiaces [41]. Mais ce dernier est surtout connu pour ses recherches sur le mythe indo-européen du Guerrier impie, recherches qui se sont révélées particulièrement fécondes et qui viennent de donner lieu à un livre de synthèse [42].
Un peu en dehors de notre période, on songera encore à l'influence que la tripartition fonctionnelle a pu exercer sur l'histoire ou la pseudo-histoire des trois grands adfectatores regni des débuts de la République, Spurius Cassius, Spurius Maelius et M. Manlius Capitolinus. Plusieurs études de P. Martin ont exploré ce domaine [43].
Sur un plan beaucoup plus large, nous évoquerons, pour terminer, les intéressants efforts d'un chercheur anglais, Nick J. Allen, qui tente, depuis quelques années, d'élargir les perspectives ouvertes par G. Dumézil en identifiant une « quatrième fonction » (F4), à côté des trois autres (F1 à F3). Axée sur la notion d'altérité, cette nouvelle fonction serait marquée, tantôt positivement (F4+), tantôt négativement (F4-). N. J. Allen a déjà écrit plusieurs articles sur ce sujet, l'un d'entre eux aborde explicitement le cas des rois de Rome [44]. L'interprétation qui y est proposée est tout à fait originale. Les trois fonctions duméziliennes seraient illustrées respectivement par Numa (F1), Tullus Hostilius (F2) et Ancus Marcius (F3). Romulus pour sa part représenterait la quatrième fonction dans ses aspects positifs (F4+), tandis que les trois derniers rois actualiseraient l'aspect négatif (F4-) de cette même quatrième fonction, une distribution qui ne va toutefois pas sans poser quelques problèmes [45].
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D'autres travaux encore devraient être signalés, et notamment J. Ries et N. Spineto [Éd.], Esploratori del pensiero umano : Georges Dumézil e Mircea Eliade, Milan, Jaca Book, 2000, 431 p. (Di fronte e attraverso, 539), le volume collectif dont est tiré le présent exposé. Il contient en particulier une étude de D. Briquel sur le bon usage du comparatisme indo-européen en matière de religion romaine [46] et une contribution de E. Montanari sur Georges Dumézil et la religion romaine archaïque [47]. Quelques autres titres récents ont été signalés ailleurs. On ajoutera également deux travaux, en version électronique, publiés dans les FEC (3, 2002) : l'un traite de l'héritage indo-européenne dans la religion romaine, l'autre de la vision annalistique des origines et des premiers siècles de Rome.
[1] J. Poucet, Georges Dumézil et l'histoire des origines et des premiers siècles de Rome, dans Ch. M. Ternes [Éd.], Actes du Colloque international « Éliade-Dumézil » (Luxembourg, avril 1988), Luxembourg, 1988, p. 27-49 (Centre Alexandre Wiltheim, Luxembourg. Centre d'Histoire des Religions, Louvain). [Retour au texte]
[2] C. Grottanelli, Un passo del Libro dei Giudici alla luce della comparazione storico-religiosa : il Giudice Ehud e il valore della mano sinistra, dans Atti del Primo Convegno Italiano sul Vicino Oriente Antico (Roma, 1976), Rome, 1978, p. 35-45 (Orientis antiqui collectio, 13) ; Temi dumeziliani fuori dal mondo indoeuropeo, dans Opus, t. 2, 1983, p. 365-389 ; Trifunzionalismi bianchi e neri, dans Quaderni Linguistici e Filologici, t. 4, 1986-1989, p. 33-49 ; Ideologie, miti, massacri. Indoeuropei di Georges Dumézil, Palerme, 1993, 262 p. (Prisma 155). [Retour au texte]
[3] A. Mastrocinque, Romolo. La fondazione di Roma tra storia e leggenda, Este, 1993, 206 p. [Retour au texte]
[4] A. Mastrocinque, Romolo. La fondazione di Roma tra storia e leggenda, Este, 1993, p. 89, n. 321. [Retour au texte]
[5] Par exemple Fr. De Martino, La costituzione della città-stato, dans A. Momigliano, A. Schiavone [Éd.], Storia di Roma. I. Roma in Italia, Turin, 1988, p. 361-362, n. 34 et 36. [Retour au texte]
[6] A. Schiavone, Saperi della città, dans A. Momigliano, A. Schiavone [Éd.], Storia di Roma. I. Roma in Italia, Turin, 1988, p. 552, n. 18. [Retour au texte]
[7] J. M. Roldán Hervás, Historia de Roma. I. La República romana, 2e éd., Madrid, 1987, 781 p. Je n'ai pas vu sa Historia Salamanca de la Antigüedad. Historia de Roma, Salamanque, 1995, 510 p. (Manuales universitarios, 57). [Retour au texte]
[8] J. Martínez-Pínna, Roma. La Roma primitiva, Madrid, 1989, 63 p. (Akal. Historia del mundo antiguo, 37). [Retour au texte]
[9] Cfr par exemple J. Martínez-Pínna, La tradición literaria sobre los origenes de Roma, dans Gerión, t. 4, 1986, p. 334-335. [Retour au texte]
[10] J. Martínez-Pínna, Tarquinio Prisco. Ensayo histórico sobre Roma arcaica, Madrid, 1996, 440 p. (Series Maior). [Retour au texte]
[11] On ne citera que le livre récent de B. Linke, Von der Verwandtschaft zum Staat. Die Entstehung politischer Organisationsformen in der frührömischen Geschichte, Stuttgart, 1995, p. 14, n. 45 (par exemple), profondément influencé, semble-t-il, par les critiques de A. Momigliano. [Retour au texte]
[12] B. Sergent, Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes, Paris, 1995, p. 52 (Bibliothèque historique Payot). G. Dumézil est cité aux p. 54-55, 581-582, 603-604. [Retour au texte]
[13] The Rise of Rome to 220 BC, 2e éd., Cambridge, 1989, 811 p. (The Cambridge Ancient History. Volume VII, 2). [Retour au texte]
[14] A. Momigliano, The Origins of Rome, 1989, p. 52-112 ; T. J. Cornell, Rome and Latium to 390 B.C., dans F. W.Walbank et A. E. Astin (etc.) [Éd.], The Rise of Rome to 220 BC, Second Edition, Cambridge, 1989, p. 243-308 (The Cambridge Ancient History. Volume VII, 2). [Retour au texte]
[15] T. J. Cornell, The Beginnings of Rome : Italy and Rome from the Bronze Age to the Punic Wars (c. 1000-264 BC), Londres, 1995, p. 77-79 (The Routledge History of the Ancient World). [Retour au texte]
[16] T. P. Wiseman, Remus. A Roman Myth, Cambridge, 1995, 243 p. La citation est tirée de la n. 33, p. 177. [Retour au texte]
[17] En ce qui concerne les Pays-Bas, dans J. N. Bremmer, N. M. Horsfall, Roman Myth and Mythography, Londres, 1987 (University of London. Institute of Classical Studies. Bulletin Supplement, 52), il n'est pas facile de déterminer l'attitude de J. N. Bremmer vis-à-vis des thèses de G. Dumézil. Celle de W. W. Belier, Decayed Gods. Origin and Development of Georges Dumézil's « Idéologie tripartie », Leyden 1991, 254 p. (Studies in Greek and Roman Religion, 7) est beaucoup plus claire et négative. [Retour au texte]
[18] Parmi les historiens de Rome : D. Briquel, P. Martin ; parmi les spécialistes de la religion romaine : R. Schilling, J. Scheid ; parmi les comparatistes : D. Dubuisson, B. Sergent, G. Capdeville, Fr. Blaive, le Belge Cl. Sterckx, pour ne prendre que quelques exemples. [Retour au texte]
[19] Si J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, Paris, 1993, p. 228-231 (Nouvelle Clio, 7), a fait une place - réservée et critique - à l'oeuvre de G. Dumézil, J.-Cl. Richard, par exemple, a toujours été fort réticent à l'égard des thèses centrales du grand comparatiste. On évoquera dans un instant le cas d'un autre savant français, spécialiste lui aussi des origines de Rome, Alexandre Grandazzi. Dans un compte rendu de J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985, 155 p. (paru dans REL, t. 64, 1986, p. 319-321), Danielle Porte critique nettement les vues trifonctionnelles de G. Dumézil sur la succession des rois romains, mais elle intervient dans le domaine de la religion romaine. [Retour au texte]
[20] Il est frappant de voir combien est sclérosée la vision que plusieurs auteurs de manuels se font des thèses de G. Dumézil. [Retour au texte]
[21] A. Grandazzi, La fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire, Paris, 1991, p. 51-68 (Histoire) (« L'herméneutique de Georges Dumézil ») et p. 260-264 (sur l'épisode sabin). [Retour au texte]
[22] Dans notre livre sur Les Rois de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, 2000, p. 424-433 (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22), pages qui ont été reprises dans les FEC en version électronique. [Retour au texte]
[23] D. Briquel, La « Théogonie » d'Hésiode. Essai de comparaison indo-européenne, dans RHR, n° 197, 1980, p. 243-276 ; Jupiter, Saturne et le Capitole. Essai de comparaison indo-européenne, dans RHR, n° 198, 1981, p. 131-162 [Retour au texte]
[24] D. Briquel, En-deça de l'épopée, un thème légendaire indo-européen : caractère trifonctionnel et liaison avec le feu dans la geste des rois iraniens et indiens, dans R. Chevallier [Éd.], L'épopée gréco-latine et ses prolongements indo-européens, Paris, 1981, p. 7-31 (Caesarodunum, 16bis). [Retour au texte]
[25] D. Briquel, La légende de la mort et de l'apothéose de Romulus, dans P.-M. Martin, Ch. M. Ternes, La mythologie, clef de lecture du monde classique. Hommage à R. Chevallier, I, Tours, 1986, p. 15-35 (Caesarodunum, 21bis). [Retour au texte]
[26] D. Briquel, Du premier roi au héros fondateur : remarques comparatives sur la légende de Romulus, dans Ch. M. Ternes [Éd.], « Condere Vrbem ». Actes des 2èmes « Rencontres Scientifiques de Luxembourg » (janvier 1991), Luxembourg, 1992, p. 26-48 (Publications du Centre universitaire de Luxembourg. Études classiques, 3). [Retour au texte]
[27] D. Briquel, Le règne d'Ancus Marcius : un problème de comparaison indo-européenne, dans MEFR(A), t. 107, 1995, p. 183-195. [Retour au texte]
[28] D. Briquel, Remarques sur le dieu Quirinus, dans RBPh, t. 74, 1996, p. 99-120. [Retour au texte]
[29] D. Briquel, Le règne de Tullus Hostilius et l'idéologie indo-européenne des trois fonctions, dans RHR, t. 214, 1997, p. 5-22, article intéressant notamment en ce que l'auteur retrouve, dans le texte de Denys d'Halicarnasse, une articulation trifonctionnelle fondée sur les triomphes du troisième roi. [Retour au texte]
[30] Nous remercions D. Briquel qui nous a fait l'amitié de nous en communiquer le texte manuscrit avant leur sortie de presse. [Retour au texte]
[31] D. Briquel, À propos de Tite-Live, I. L'apport de la comparaison indo-européenne et ses limites, dans REL, t. 76, 1998, p. 41-70 ; cfr déjà D. Briquel, À propos de Tite-Live, I. Présence de l'idéologie indo-européenne des trois fonctions, dans Vita Latina, n° 149, 1998, p. 34-49. [Retour au texte]
[32] D. Briquel, Tarquins de Rome et idéologie indoeuropéenne (I), dans RHR, t. 215, 1998, p. 369-395. [Retour au texte]
[33] D. Briquel, Tarquins de Rome et idéologie indoeuropéenne (II), dans RHR, t. 215, 1998, p. 419-435. [Retour au texte]
[34] « Des 'histoires parallèles' racontées à propos de ces souverains - sans qu'elles s'insèrent dans une chronologie clairement définie, ni même concernent tel roi plutôt que tel autre ». [Retour au texte]
[35] D. Briquel, Tarquins de Rome et idéologie indoeuropéenne (II), dans RHR, t. 215, 1998, p. 435-450. Le savant français a repris, en la développant, une articulation trifonctionnelle que J. Orgogozo (L'Hermès des Achéens, dans RHR, t. 136, 1949, p. 10-30, 139-179, en l'espèce p. 24-28) avait naguère cru retrouver dans la série de trois dons qui fondent la royauté de Pélops et de son fils Atrée ; cfr aussi B. Sergent, Les trois fonctions indo-européennes dans la Grèce ancienne : Bilan critique, dans Annales (ESC), t. 34, 1979, p. 1168 [p. 1155-1186]. [Retour au texte]
[36] Cette analyse est évidemment attrayante, mais des études publiées dans RHR (1998), c'est peut-être la plus hypothétique. La structure sous-jacente est réellement fort éclatée, beaucoup plus que celle qu'on peut retrouver derrière la série des guerres et des triomphes, celle des désirs humains s'opposant à la volonté divine, ou encore celle des têtes à Rome et à Carthage (dont on dira un mot ailleurs). [Retour au texte]
[37] G. Capdeville, Servius Tullius et le mythe du premier roi, dans Fr. Jouan, A. Motte [Éd.], Mythe et Politique. Actes du Colloque de Liège, 14-16 septembre 1989, Paris, 1990, p. 45-74 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, 257) ; « Volcanus ». Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, École française de Rome, 1995, 521 p. (BEFAR, 288), dont les p. 7-39 sont consacrées au sixième roi. [Retour au texte]
[38] B. Sergent, L'or et la mauvaise femme, dans L'Homme, t. 30, 1, n° 113, 1990, p. 13-42. [Retour au texte]
[39] Cl. Sterckx, Les sept rois de Rome et la sociogonie indo-européenne, dans Latomus, t. 51, 1992, p. 52-72. Pour une présentation de synthèse : Fr. Blaive, Introduction à la mythologie comparée des peuples indo-européens, Arras, 1995, p. 135-141. Voir aussi le compte rendu que Cl. Sterckx a donné dans Ollodagos, t. 2, 1991, p. 257-258, du livre d'E. Campanile, La ricostruzione della cultura indoeuropea, Pise, 1990, 190 p. (Studi Linguistici, 16). [Retour au texte]
[40] Cl. Sterckx, Les sept rois de Rome et la sociogonie indo-européenne, dans Latomus, t. 51, 1992, p. 61. [Retour au texte]
[41] Fr. Blaive, La fonction arbitrale du combat singulier dans le monde indo-européen d'Homère à Grégoire de Tours, dans Ollodagos, t. 3, 1991, p. 109-127. Voir aussi Fr. Blaive, Réflexions sur l'utilisation de l'héritage indo-européen à Rome, dans Héritage indo-européen et survivances sélectives. Études offertes à Jacques-Henri Michel [= Ludus Magistralis, t. 22, 1991, n° 65], Bruxelles, 1991, p. 19-29. [Retour au texte]
[42] Fr. Blaive, « Impius bellator. » Le mythe indo-européen du guerrier impie, Arras, 1996, 148 p. [Retour au texte]
[43] P. Martin, Distorsions dues à l'idéologie tripartite dans le récit des trois « adfectationes regni » de la tradition romaine, dans EIE [= Georges Dumézil in memoriam, II], t. 7, 1988, p. 15-30 ; Id., Des tentatives de tyrannies à Rome aux Ve - IVe siècles ?, dans W. Eder [Éd.], Staat und Staatlichkeit in der frühen römischen Republik, Stuttgart, 1990, p. 49-72. [Retour au texte]
[44] On verra notamment : N. J. Allen, The Ideology of the Indo-Europeans. Dumézil's Theory and the Idea of a Fourth Function, dans International Journal of Moral and Social Studies, t. 2, 1987, p. 23-39 ; Id., Debating Dumézil : Recent Studies in Comparative Mythology, dans JASO, t. 24, 1993, p. 119-131 ; Id., Romulus and the Fourth Function, dans E. Polomé, Indo-European Religion after Dumézil, Washington, 1996, p. 13-36 (Journal of Indo-European Studies Monographs, 16). [Retour au texte]
[45] Peut-on imaginer facilement qu'au sein de la quatrième fonction, un seul roi (Romulus) « réponde » à un groupe de rois (les trois derniers) ? D'autre part, mettre les deux Tarquins et Servius Tullius sur le même pied (F4-), c'est gommer les différences internes qui existent entre eux. Dans l'imaginaire romain en effet, Servius Tullius, roi fondateur d'institutions fondamentales, un peu comme Romulus, est valorisé positivement, alors que son successeur, Tarquin le Superbe, est connoté d'une manière négative. Le fait ne laisse pas d'inquiéter, même si, comme le note lui-même N. J. Allen, ces signes (+ et -) doivent être relativisés. [Retour au texte]
[46] D. Briquel, Sul buon uso del comparativismo indoeuropeo in materia di religione romana, dans J. Ries e N. Spineto [Éd.], Esploratori del pensiero umano : Georges Dumézil e Mircea Eliade, Milan, 2000, p. 25-50. [Retour au texte]
[47] E. Montanari, Georges Dumézil e la religione romana arcaica, dans J. Ries e N. Spineto [Éd.], Esploratori del pensiero umano : Georges Dumézil e Mircea Eliade, Milan, 2000, p. 51-102. [Retour au texte]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002