FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001
Rome. Les
enjeux idéologiques
d'un mythe urbain dans
l'antiquité
par
Paul-Augustin Deproost*
Professeur à l'Université de Louvain
Le 14 septembre 2001 s'est tenu à Louvain-la-Neuve un colloque organisé, en partenariat, par le réseau européen EUxIN (coord. scientifique : prof. Bernard Coulie) et le Centre de recherches sur l'imaginaire de l'Université catholique de Louvain (dir. : proff. Myriam Watthee-Delmotte, Laurence van Ypersele, Paul-Augustin Deproost).
Cette journée était la première activité d'un projet centré sur l'étude des « Imaginaires européens », appuyé par la Direction générale de l'éducation et de la culture de la Commission européenne, dans le cadre du programme Culture 2000. Le titre général du séminaire était : « L'utopie pour penser et agir en Europe : état des lieux d'un imaginaire du non-lieu. »
Trois des exposés sont publiés dans le présent fascicule des FEC : l'introduction générale de Paul-Augustin Deproost, la contribution de Monique Mund-Dopchie, et celle de Paul-Augustin Deproost (dont on trouvera ci-dessous la version du 14 octobre 2001).
Depuis décembre 2002, les textes sont disponibles en version imprimée : L'utopie pour penser et agir en Europe. Études réunies et présentées par P.-A. Deproost et B. Coulie, Paris, L'Harmattan, 2002, 139 p. (Structures et pouvoirs des imaginaires). La contribution de P.-A. Deproost, reproduite ci-dessous, se trouve aux p. 53-71, du volume imprimé.
Un deuxième séminaire, organisé par les mêmes partenaires, s'est tenu à Louvain-la-Neuve le 31 mai 2002 sous le titre général de : « Les langues pour parler en Europe : dire l'unité à plusieurs voix. » Plusieurs interventions sont disponibles dans les FEC 3 : section « Les langues et l'Europe ».
Un troisième et dernier colloque s'est tenu à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003 sous le titre général de « Les Frontières pour ouvrir l'Europe ». Sont disponibles dans les FEC 7 deux interventions du prof. P.-A. Deproost, à savoir son introduction et sa communication.
[Note de l'éditeur]
Quand on évoque les deux grandes civilisations de lantiquité classique, on parle traditionnellement de la civilisation grecque et de la civilisation romaine ; on parle dart grec et non dart latin, mais dart romain ; de religion grecque et de religion romaine ; on parle de la Grèce et de Rome, soulignant ainsi demblée la prégnance dun modèle urbain centralisé dans lémergence et le développement dune de ces deux civilisations. Mon intention nest pas de retracer ici, même sommairement, l'histoire de ce modèle, qui, rappelons-le, sétend sur plus dun millénaire, au moins, où alternent des cultures politiques aussi antagonistes que la royauté, la république et lempire ; tout au long de cette histoire, le concept même de la citoyenneté romaine sest profondément transformé à mesure que le territoire de Rome se mondialisait et se pacifiait, pour donner un sens nouveau à des valeurs comme la liberté, lhonneur ou la gloire, dont lexercice est très différent selon que lon est en guerre ou en paix, selon que lon gouverne comme consul depuis le Sénat à Rome ou comme empereur depuis la cour de Constantinople. Au risque de paraître quelque peu réducteur, mon propos sera seulement disoler quelques aspects dun imaginaire urbain qui attestent les hésitations du mythe de Rome entre utopie et idéologie dans la longue durée de son histoire antique.
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Limen et limes
Il pourrait sembler paradoxal de parler dutopie à propos dune ville qui, dès ses origines, a manifesté un sens aigu pour les valeurs de lespace. Mais, précisément, ces valeurs sont, à Rome, le résultat dune organisation consciente et minutieuse pour quà chaque lieu correspondent des activités propres, selon une vision particulière du monde et de la place quy occupe la Ville. Comme toutes les utopies, Rome a sacralisé le sol de la cité sur lequel résident ses dieux et elle a organisé la construction de leur temple dans les espaces symboliques de leur sphère dactivité : le séjour majeur de Jupiter sur le Capitole, dans lespace consacré du centre originel qui est, avant toute chose, la source du pouvoir à Rome ; hors-les-murs de lenceinte sacrée, sur le Champ de Mars, le séjour du dieu de la guerre et du métier des armes interdites dans les lieux saints de la concorde et de la paix.
Par ailleurs, même si elle prétend couvrir le monde, Rome a toujours été fascinée par un des lieux qui définit tous les imaginaires du non-lieu : les clôtures, les frontières, les limites, dont le franchissement fait lobjet de rituels qui ne laissent place à aucune improvisation. Le dieu Terminus en est le garant : il est la borne de pierre, plantée dans le sol, qui limite un terrain ou un territoire exploité par des hommes et qui en indique le propriétaire. Il veille à la limite des domaines privés, mais aussi du territoire du peuple romain, lager Romanus, éminemment en cette enceinte sacrée par excellence quest le pomerium : à lintérieur règne Jupiter depuis que Romulus en a fait descendre sur terre le templum céleste, tracé par le sillon de sa charrue ; cest le lieu de la paix, de la vie, de la culture, de la concorde, et lon rejette à lextérieur la mort et ses cimetières, la guerre et ses soldats en armes, la campagne et ses travaux des champs. Franchir une limite garantie par Terminus quand on nest pas de la cité quil protège ne peut quêtre le fait dun hôte ou dun ennemi, hospes ou hostis, les deux mots latins étant formés sur le même radical qui désigne « lautre qui est semblable ». Une fête annuelle est consacrée au dieu des Bornes, les Terminalia, dont le rituel souligne cette valeur double du dieu de la séparation et de la proximité, du dieu qui distingue et qui rapproche.
Ces limites sont régulièrement interrompues par des portes, elles aussi consacrées à une divinité, Janus, le dieu aux deux visages, qui se trouve partout où lhomme doit changer despace, de la rue à la maison, de la campagne à la ville, et même de la guerre à la paix, puisque les portes de son temple sont ouvertes ou fermées selon que Rome est en temps de guerre ou en temps de paix. Au milieu du vie siècle après Jésus-Christ, au moment où la Rome historique achève son existence antique, un poète chrétien, qui est aussi un sous-diacre de lÉglise romaine, célèbre léloge de lapôtre Pierre en des termes qui prolongent le vieux rite de Janus : « Il ferme la route à la guerre celui qui ouvre la porte dans les astres », réalisant, dans une épopée romaine à la gloire des apôtres Pierre et Paul, les nouveaux jumeaux fondateurs, la prophétie virgilienne dun temps « où les portes de la guerre seraient barrées de fer et détroites jointures » [1]. En amour aussi, les poètes latins connaissent lobstacle de la porte fermée entre les deux amants, et cet obstacle peut nêtre simplement quun « mur jaloux », ouvert en une mince faille au souffle des baisers de Pyrame et de Thisbé, dans la première version connue qua donnée Ovide de cette légende fameuse.
Franchir ces limites nest jamais neutre, et celui qui la franchit sans autorisation provoque le courroux des dieux et les peurs irrationnelles des hommes. Terminus contraint les voisins à partager le repas de la fête et à se réjouir ensemble, en étant les hôtes les uns des autres. Il les oblige ainsi à être des amis et, en cas de refus, à installer entre eux la suspicion avant lhostilité et la haine. Rémus a payé de sa vie davoir joué à sauter au-dessus du sillon fondateur tracé par son frère. On connaît lémoi proverbial et le cataclysme politique qua provoqués César en traversant en armes le Rubicon, cet insignifiant, mais symbolique, cours deau à la frontière nord de lItalie. À lautre bout de lhistoire antique de Rome ou, du moins, de lempire quelle a constitué, en 378 après Jésus-Christ, les Goths enfoncent le limes dans la ville thrace dAndrinople, au cours dune bataille où lempereur Valens disparaît avec beaucoup de ses hommes et plusieurs généraux, annonçant pour de nombreux contemporains la fin de lEmpire et inaugurant, à tout le moins, les premiers examens de conscience de Rome à propos de son propre avenir. Certes, ce désastre nentraîna pas la chute de lEmpire, mais, au contraire, larrivée au pouvoir de Théodose qui signifie lavènement dune grande période de sécurité et dépanouissement. Mais, ce fut au prix dune radicalisation idéologique qui a concentré toute la politique répressive des empereurs du ive siècle, persuadés quil fallait sauver lEmpire romain, sans se demander un seul instant, comme la dit le grand historien Michel Rostovtzeff, « sil valait la peine de le sauver pour en faire une vaste prison pour des millions et des millions dhommes » [2]. De même, quand on franchit une porte romaine, il convient de mesurer ses gestes et ses paroles, de ne pas trébucher du pied ni de la langue pour que le passage soit paisible. Pyrame et Thisbé ne pourront pas franchir le mur qui les séparait ; ils lont contourné en un rendez-vous interdit qui ne pourra dès lors les réunir que dans la mort.
Ainsi conçue, en dehors de toute neutralité, cette fascination pour les frontières induit lambiguïté fondamentale du mythe de Rome, partagée entre lutopie dune cité à construire et à défendre, parce que voulue dans un projet divin, et lidéologie superstitieuse, totalitaire et coercitive des moyens mis en uvre pour la construire et la défendre dans la réalité dune cité historique, en proie à toutes les menaces dinvasion, dans un sens ou dans lautre, pour protéger son identité ou létendre. Le droit romain, qui a constitué un des legs majeurs de Rome à lorganisation des rapports humains à lintérieur et à lextérieur de la cité et de lÉtat, est devenu linstrument du déchaînement de linjustice, selon la vision horrifiée de Salvien de Marseille au ve siècle ; notamment confrontés à une une pression - et une répression - fiscale dévastatrice, nombreux sont les sujets de lEmpire qui ont préféré se réfugier chez les barbares, hors des frontières, « préférant vivre, nous assure Salvien, libres sous une apparence desclavage que dêtre esclaves sous une apparence de liberté », tant il est vrai que pour les citoyens romains la vie était devenue plus douce dans lexil sauvage et malodorant des barbares que sous un régime policé et policier qui avait fait de la citoyenneté un outil de persécution publique [3]. Rome avait inventé la libertas, entendue comme mode de gouvernement par opposition à la tyrannie des anciens rois ; elle en a aussi été le fossoyeur au point de conduire ses citoyens à ne plus vouloir être Romains. La réalité historique de Rome a sombré dans des dérives totalitaires extrêmes qui auraient pu laisser croire, que, comme pour plusieurs de ses empereurs sanguinaires, les victimes chercheraient à marteler définitivement le nom de la Ville pour en « condamner la mémoire ».
Et pourtant le mythe a subsisté ; il est plusieurs fois rené, à limage de loiseau phénix qui lui a servi de chiffre esthétique dans luvre de Lactance ou dans les arts figurés du ive siècle, au temps où le slogan politique de la renouatio in melius encourage toutes les formes de renaissance. Non seulement il survit, mais il simpose aux barbares qui sont devenus les nouveaux maîtres de Rome. Malgré la prise et le sac de la Ville par Alaric en 410, saint Augustin ose répondre aux païens qui accusent la nouvelle religion davoir été la cause de ce désastre : « Certes, lEmpire romain a été éprouvé, mais il na pas été transformé ; il a subi des épreuves analogues en dautres temps et il sen est relevé. Nous ne devons donc pas désespérer quil se relève des épreuves daujourdhui. Qui connaît, en effet, sur ce point la volonté de Dieu [4] ? » Au vie siècle, lostrogoth Théodoric restaure les monuments de la Ville avec des briques frappées de la devise Bono Romae, « pour le Bien de Rome » ; par le biais des légendes monétaires, il célèbre le slogan Roma inuicta, réhabilitant du même coup la prestigieuse titulature impériale de lInuictus, qui avait été abandonnée par Constantin parce quelle était liée au paganisme solaire. Où sarrête lhistoire de Rome ? Mille ans avant Napoléon, Charlemagne sy fait couronner ; son biographe Eginhard dresse le portrait de lempereur en sinspirant de la Vie dAuguste de Suétone. Dans la moitié orientale de lEmpire, le moyen âge byzantin poursuit le mythe de la Ville jusquà la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, cette capitale dun Empire quils appelaient Rûm, Rome toujours continuée.
Nonobstant les déclins successifs dont les historiens latins avaient eux-mêmes le pressentiment dès le premier siècle de notre ère, la Ville éternelle semble bien ne jamais devoir mourir, confirmant lorgueilleuse prédiction de Jupiter à la mère dÉnée : « Imperium sine fine dedi », « Je leur ai donné un empire sans fin ». LEmpire sest finalement désagrégé, mais non la Ville qui lui a donné naissance ni lutopie « capitale » dont elle est porteuse. Sans doute parce quaprès avoir connu les naufrages idéologiques dont les barbares ont finalement eu raison, lutopie a continué de subsister dune cité qui sétait donné pour mission de rassembler tous les hommes dans la paix. En ce sens, la rencontre inévitable avec le christianisme a été bien sûr décisive : elle a conjugué lutopie géographique et lutopie spirituelle dun double projet universel, en un lieu que le premier empereur romain, déjà, situait au centre géographique du monde sur une carte placée au champ de Mars dans le portique de Vipsanius. À la fin du troisième siècle, sur une autre carte placée dans les portiques des écoles d'Autun nouvellement restaurées, Eumène « prend plaisir à regarder la peinture du monde, maintenant enfin que n'y voyons plus rien d'étranger » [4a].
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Medium et orbis
Car, mieux qu'aucune cité antique, Rome sait qu'il n'y a pas de géographie innocente. « La carte ordonne et donne des ordres Écrire le lieu des choses est un premier geste d'organisation », dit Jean-Loup Rivière [4b]. Dans le cortège triomphal, le général vainqueur exhibe les maquettes des cités soumises et les cartes des nouvelles conquêtes, où la peinture du monde habité s'étend en même temps que l'extension de l'empire. Et toutes les frontières, enceintes et limites ne sont, finalement, que les circonférences successives dun centre unique qui, plus encore quun lieu, simpose à Rome comme une manière dêtre au monde, une façon de penser lunivers. Dans un bel article sur les images du centre et de la périphérie à Rome, Françoise Toulze a montré comment les Romains ont conçu les rapports entre la topographie de leur ville et les missions quils revendiquaient pour elle [5]. En particulier, elle fait valoir que les figures périphériques structurent toutes les forces de cohésion et dunité de la cité, autour de symboles religieux et politiques : par exemple, les lieux de la prise dauspices, sur le pomerium, hérité du sillon de Romulus, pour la vie civile, ou dans le templum des camps pour la vie militaire ; ou encore, la succession des sept collines, dont Anchise avait prophétisé à son fils Énée quelle encerclerait la Ville dun seul rempart, au même moment où il lui annonçait la double hégémonie politique et morale de la cité de Romulus : « Sous les auspices de ce héros, mon fils, cette illustre Rome égalera son empire à lunivers, sa grande âme à lOlympe et, une, elle enfermera pour elle-même, dun mur, sept collines » [6].
On pourrait détailler ici comment Rome a spatialisé, dans lorganisation concentrique de son territoire, lexercice des hiérarchies fonctionnelles héritées du monde indo-européen : les espaces du pouvoir et de lactivité économique dans les temples, basiliques, marchés et autres bâtiments du forum, qui concentre les hauts lieux de la politique, de la justice et de la sociabilité urbaine ; les espaces de larmée à lextérieur de lenceinte sacrée ; il faudrait aussi parler des espaces quon habite, le Palatin qui est la colline des nobles, lAventin, qui est le mont de la plèbe, et entre les deux, le Grand Cirque qui réunit toutes les classes dans la fusion des jeux et divertissements. Mais dans le rayonnement des cercles autour desquels la Ville construit progressivement ses charpentes monumentales, domestiques et sociales, il y a, bien sûr et finalement, le cercle de la terre, lorbis terrarum, à lorigine du jeu de mots fameux entre lurbs et lorbis encore attesté aujourdhui dans la proclamation pontificale du jour de Pâques Vrbi et Orbi, « à la Ville et au monde ». Limage est apparue pour la première fois chez Cicéron, qui, à bien des égards, a été le théoricien du centralisme romain, mais Ovide en a donné une formulation poétique qui en définit très précisément les enjeux : « Les autres peuples ont reçu une terre aux frontières définies. Pour Rome, létendue est la même, de la ville et du monde », « Romae spatium est urbis et orbis idem » [7]. Le cloisonnement typique des utopies éclate ici dans une utopie urbaine qui prétend englober le monde dans ses frontières ; quelques vers plus haut, le poète évoquait létroit emplacement que Jupiter avait dû consentir dans son temple du Capitole pour permettre à Terminus, le dieu des frontières, de regarder par un trou ouvert dans le toit et « de ne rien voir au-dessus de lui que les étoiles » [8]. Réduite à un point et un centre, la limite perd toute consistance géographique pour se transformer en utopie ouverte sur lunivers, au risque de lenfermer dans une circonférence idéologique et totalitaire dès le moment où on souhaitera lui redonner une réalité politique. Selon le poète Ovide, lâge dor avait connu la communauté du sol qui, « comme la lumière du soleil et lair, nétait pas encore marqué du long tracé des limites » ; en prétendant repousser ses frontières aux extrémités du monde, Rome reprend à son compte le mythe primitif dun territoire commun à tout lunivers, mais, désormais, ce territoire est romain et lâge dor devient lapanage de Rome, dont se réjouit encore Eumène quand il célèbre le redressement du monde après que Rome l'a arraché à la barbarie : « Tant il est vrai que ces siècles d'or qui, jadis, sous le règne de Saturne, ne fleurirent pas longtemps, renaissent aujourd'hui sous les auspices éternels de Jupiter et d'Hercule »[9].
Toute lhistoire antique de Rome se confond, en définitive, avec cette ambition détendre aux limites de lunivers le modèle romain de la concorde et de la paix manifesté dans lenceinte sacrée de la Ville, où les soldats qui ont combattu reviennent notamment déposer leurs armes, avant de retourner sur leurs terres. Aussi généreux et recherché fût-il, le droit de cité, qui a fini par faire de « tout étranger qui vit dans le monde habité » un citoyen romain, selon les termes de lédit de lempereur Caracalla, confirme le projet unificateur de Rome, en ce compris la volonté dimposer la paix au monde, non pas en supprimant la diversité et les particularismes des nations, mais en les organisant dans la cohérence dun projet hiérarchisé dont Rome prend linitiative et est la garante, illustrant la définition bien connue que saint Augustin donnera de la paix, à savoir « la tranquillité de lordre » [10]. Rome est au centre du monde et sarroge donc le droit de lui imposer son ordre.
Lhistoire du mot mundus est une illustration saisissante et symbolique de ce centralisme universel et vital pour la Ville. Avant de signifier le monde, ce mot désignait, au cur de la Ville primitive, une fosse fermée, où Romulus, selon un rite étrusque, aurait jeté une motte de terre sortie de la ville dAlbe ; puis chacun de ses compagnons y aurait jeté, comme lui, un peu de terre apportée du pays doù il venait. En même temps, ce mundus tirait son nom de la voûte du ciel, dont il avait la forme, et lorsquil souvrait, trois fois par an selon la formule religieuse mundus patet, les âmes des morts sen échappaient ; elles étaient celles des ancêtres de ces premiers Romains. Au centre du centre se trouve donc enfermé le monde, qui reproduit sur le sol la courbure du ciel, lieu sacré de circulation entre les vivants et les morts, où se rassemblent toutes les terres des fondateurs et de leurs descendants. À lui seul, cet endroit sacré entre tous résume la conscience unifiante de Rome.
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Caput
Mais il na pas suffi à Rome dêtre au centre pour attirer le monde à elle. Il lui fallait aussi en être la tête, au sens dun organisme vivant. « Roma caput mundi » : gravée dans une pierre du Cirque Flaminius, cette inscription définit lidéologie, fondamentalement romaine, de la ville capitale. À linverse des cités grecques qui essaimaient en envoyant leurs citoyens sétablir ailleurs pour fonder une nouvelle cité, rapidement autonome, Rome sétend, grandit et grossit, comme un corps vivant. Les Grecs ne lient pas leur culture à un territoire : on peut être Grec en Afrique, en Gaule, en Italie, car il ny a pas de capitale de lhellénisme. En revanche, pour les Romains, Rome est unique, et le Romain qui sinstalle ailleurs ne peut quy reproduire le modèle de sa ville, car il ne peut concevoir la naissance dune ville seulement dans un rite de fondation ; pour exister, une ville romaine doit être une Rome en réduction. Contrairement à la colonisation grecque, la colonisation romaine procède habituellement par lannexion de territoires conquis, sur lesquels simplantent généralement danciens soldats que lon appelle les vétérans. Au besoin, lancienne cité est rasée, comme Carthage, pour faire place à une topographie urbaine qui reproduit celle de la capitale : on y retrouve le forum, le cirque, les thermes, le théâtre, mais aussi la curie, où se réunissent les élus locaux, et même le capitole, qui étend à la nouvelle cité lunique protection de Jupiter concentrée à Rome dans son temple du Capitole.
Comme beaucoup didées romaines, celle-ci est en germe dans larchéologie des temps légendaires dont les historiens et les poètes sauront sinspirer pour diffuser les thèmes de lhégémonie. Le destin du Capitole et de la ville qui devait se construire au départ de cette colline était dêtre le centre capital du monde, depuis la découverte mythique du crâne de la « tête dOlus » à lendroit où lon avait commencé de creuser les fondations du temple de Jupiter. Le devin étrusque, consulté pour interpréter le sens de cette trouvaille, annonça que ce lieu serait la tête de lItalie. À lépoque augustéenne, lhistorien Tite-Live confirme le prodige qui devait faire du Capitole « le sommet de lempire et la tête du monde » [11]. Et le prestige de la ville capitale est tel que Rome a imposé à sa plus grande rivale, Carthage, une même archéologie mythique et centrale pour expliquer à la fois la puissance de cette cité et la grandeur de celle qui la vaincue. Au moment où Énée arrive à Carthage et admire les rumeurs de la ville en construction, - plus romaine que punique, faut-il le dire -, Virgile raconte quau centre de la ville, les Carthaginois ont déterré une tête de cheval fougueux, dont le présage leur avait été envoyé par Junon, lépouse royale de Jupiter [12]. Au cur dun monde circulaire, le conflit des centres devait aboutir à la disparition de lun deux, mais Énée ne pouvait avoir été séduit que par un mirage urbain proche de sa véritable destination et dont létiologie mythique garantissait une promesse digne de tenter le héros virgilien.
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Loci communes utopiae
Ver perpetuum
Ville centrale, ville capitale, Rome reproduit tous les lieux communs de lutopie. Terre médiane, elle jouit dun climat tempéré, éloignée à égale distance des grands froids du nord et des chaleurs extrêmes du sud, selon cette « ordonnance » que le poète augustéen Properce attribue à luvre dun dieu savant dans la carte des mondes : « Je sais quelle est la terre engourdie par le gel, quelle est celle que décompose la chaleur ; je sais quel est le vent favorable qui pousse les voiles vers lItalie [13]. » Après avoir observé que le territoire de Rome occupe le centre du monde, larchitecte Vitruve inscrit même cet ordre climatique dans un projet providentiel à partir duquel sest construit lespace politique de la cité, car « la pensée divine a placé la ville du peuple romain dans une région merveilleusement tempérée afin quelle commandât au cercle de la terre » [14]. Cest le climat du « printemps éternel » de lâge dor, qui est aussi lâge de Saturne, le dieu qui sinstalla sur le Capitole avant que Rome y fût fondée. Romulus ne pouvait pas choisir ailleurs le site de sa ville, pressentant, « comme si un dieu leût inspiré », dit Cicéron dans une page célèbre du De Republica, « quelle serait un jour le siège et la demeure du plus grand empire » [15]. Toujours selon Cicéron, le fondateur a choisi un lieu « riche en sources et salubre, au milieu dune région par ailleurs malsaine, car les collines sont bien aérées et donnent de lombre aux vallées » [16]. Au demeurant, la proximité de la mer et son fleuve donnent à Rome les avantages dune situation stratégique, mais Cicéron souligne que Rome en est aussi suffisamment éloignée pour être protégée des envahisseurs venus de la mer, des corruptions étrangères qui accompagnent le transport des produits précieux, de la tentation de quitter la patrie, toutes menaces redoutées par les créateurs dutopies.
Arma in finibus, pax in medio
Comme toutes les utopies, Rome a banni les armes de son centre. Aucun soldat armé ne peut pénétrer dans le pomerium sacré ; les comices chargées des affaires militaires ne sy réunissent pas et le service dordre y est inexistant. Quand Rome a décidé de partir en guerre, toujours « juste et sainte », elle ouvre les portes du temple de Janus, comme sil sagissait de quitter, symboliquement aussi, le territoire, car partir en guerre est un rite de passage qui transforme le citoyen en soldat pour préserver la Ville de toute agression extérieure. Sous la République du moins, il ny a pas de soldat à Rome, car il ny a pas darmée romaine en dehors de la guerre. La Rome républicaine ignore larmée de métier, et lorsque la paix règne, il ny a pas le moindre soldat sur le territoire romain. Lorsque la guerre est finie, le soldat revient à Rome, avant de rentrer chez lui, pour déposer ses armes sur le Champ de Mars, en dehors du pomerium, et redevenir un simple citoyen dans sa cité. Les seules armes qui sont tolérées dans le centre de Rome sont celles du triomphe ; il ne sagit plus alors des armes de la guerre, mais de celles de la paix, au moment où le chef des armées conduit son cortège de victoire à travers la Ville jusquau Capitole pour se purifier des souillures du sang, une fois revenu dans le monde de la cité. Pour symboliser le retour à la paix, le cortège commence au Champ de Mars, où il se détourne du dieu de la guerre, avant de monter au Capitole où le vainqueur offre alors son sacrifice à Jupiter de qui viennent la victoire et la concorde. On connaît le rite extrêmement codifié de cette cérémonie où tout est mis en uvre pour rappeler à la fois au vainqueur quil revient à lanonymat de tous les citoyens, et à la Ville quelle a conforté son pouvoir au centre du monde ; dans leur chant triomphal, les soldats broquardent leur général comme sil sagissait dun moins que rien, et le défilé des pancartes, qui récapitulent les conquêtes, visualise la maîtrise romaine sur le monde en des dessins, panneaux et maquettes qui permettent à Rome de mettre régulièrement à jour ce que Claude Nicolet appelle joliment son « inventaire du monde » [17].
Il est vrai que la Ville autorise, sinon encourage, en son sein certaines formes de combat et de violence qui font appel aux armes : les jeux du cirque, les duels de gladiateurs ou les chasses contre les fauves exotiques ramenés à grands frais dans lamphithéâtre des cités. Mais il ne sagit pas alors du monde de la guerre. Cest le monde du divertissement, le monde des plaisirs, qui, nonobstant leur cruauté extrême, ne menacent pas lintégrité de la paix ou de la concorde civiles, mais contribuent, au contraire, à assurer une forme de cohésion sociale autour de spectacles de masse. Certes, les débordements existent : sous lempereur Théodose, en 390, par exemple, larrestation dun cocher pour mauvaises murs provoque un délire collectif à Thessalonique et une effroyable répression de 7000 morts. On peut même dire que les émeutes les plus violentes qua connues lEmpire romain ont été suscitées par la passion des jeux. Mais le risque valait la peine dêtre pris : on connaît laphorisme fameux du poète Juvénal : « Panem et circenses », « du pain et des jeux » ; cétait le prix à payer pour donner aux citoyens lillusion de vibrer ensemble, dans les espaces urbains apaisés, à des formes de courage et de gloire que les soldats illustraient aux frontières.
Du reste, le gladiateur nutilise jamais larmement du légionnaire, mais des armes étranges, plus barbares que celles-là, et, sans nier lhéroïsme dont elles peuvent saccompagner, les sanglantes chorégraphies du cirque obéissent à des instincts rituels et des besoins dramatiques où les lois de la guerre nont aucune place. Les combattants ne sont dailleurs pas des citoyens romains, mais toujours sinon des barbares de naissance, au moins des barbares détat, Romains déchus ou criminels de droit commun ; sans préjudice des implications religieuses de ces combats, qui étaient au départ un rite funéraire et auxquels on assistait notamment tête nue comme on assistait aux sacrifices, ils sont le lieu qui rassemble la ville autour de lidée que Rome doit rester le rempart contre la barbarie. Au moins pour les Thraces et les Gaulois, le nom des catégories de gladiateurs a conservé le souvenir de leur origine barbare. En frissonnant et en applaudissant à ces démonstrations sanguinaires, les citoyens romains désamorcent, dans les cirques de leurs cités, les peurs que vivent leurs légions, à la périphérie de lempire, dans linlassable combat de Rome contre la sauvagerie humaine ou animale. Linstant de ce spectacle, le centre de la ville met en scène la violence des confins, comme pour en prendre la mesure, la domestiquer, au sens propre où elle lintègre dans sa « maison », dans sa domus, et donc en maîtriser la menace extérieure. Rome interdit à ses citoyens de prendre part au combat, mais elle les autorise à se réjouir de son spectacle et à en fixer lissue, car seule Rome a la clé de léquilibre qui renvoie toutes les sauvageries dos à dos, et larmement dissymétrique des paires de combattants est comme la traduction, dans larène, des extrémismes barbares que Rome prétend réduire après quelle les a assimilés.
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Alius : hospes an hostis ?
Les frontières, les images complémentaires du centre et de la tête, les rituels spectaculaires de la violence, transversale à toutes ces formes dimaginaires, le mythe urbain de Rome pose, en définitive, la question que rencontrent tôt ou tard les constructions utopiques : comment intégrer dans un système fermé ce qui ny a pas été prévu, la différence, la dissidence, lautre ? On a souvent fait valoir la tolérance des Romains à légard des cultes, des langues, des usages étrangers. Et il est vrai que, dès lépisode de lenlèvement des Sabines aux premiers temps de son histoire, Rome a fait du métissage un de ses modes privilégiés de conquête et de gouvernement. Malgré des résistances célèbres, comme celle de Caton à lhellénisme, au fur et à mesure de son extension, Rome souvre généreusement à toutes les influences et les cultures quelle rencontre, dont la Grèce et lÉgypte sont, sans doute, les exemples les mieux connus ; elle accorde le droit de cité aux peuples conquis, elle intègre ces nouveaux citoyens dans son armée. Il est possible dêtre Romain et de le rester, et même dêtre empereur romain, comme Hadrien, Marc-Aurèle ou Julien, tout en pratiquant peu la langue de Rome en dehors des obligations administratives, et le Panthéon romain accueille volontiers les divinités issues des cultes étrangers.
Mais il ne faut pas voiler les ambiguïtés de ce modèle. Car la tolérance et la générosité de Rome valent pour les nations étrangères dans la mesure où elles ont été préalablement conquises et où elles se conforment au modèle qui les accueille. En particulier, la généralisation de la paix et de la concorde romaines à lensemble du monde aboutit finalement à lélimination même de la notion détranger. Contrairement au monde grec, le barbare ne représente pas à Rome un « étranger » par la culture ou la langue, et en face de qui il faut affirmer sa différence, mais un « inconnu » quil faut romaniser. Mutatis mutandis, lautre nintéresse le Romain que dans la mesure où il entre dans lorbis Romanus et en accepte le modèle civilisateur. Dans son souci détablir entre les personnes des relations à la fois stables et exemptes de violence, le droit romain na cessé, depuis les origines, dimaginer les moyens deffacer les contrastes entre les villages et les peuples. Par ailleurs, dès le moment où Cicéron a cherché à fonder le droit en raison pour en faire un chapitre de la philosophie politique, il a certes donné à la loi les possibilités dune expression universelle, au-delà des coutumes et pratiques superstitieuses, mais il en a fait aussi limage perfectible dun droit naturel dorigine divine, qui dépasse les groupes sociaux particuliers et qui appartient à lordre du monde, ou du moins à ce quil considère comme tel. Si le droit émane de la raison, il doit être universel dans ses principes et ses applications ; il nest plus lié à une cité, à tel ou tel groupe dhommes, mais à lhumanité tout entière. Même si elle nélimine pas la notion de cité, cette nouvelle conception du droit la fragilise : la loi doit certes réaliser léquité sociale et civile, mais de la même façon dans toutes les cités et pas seulement à Rome, et donc, en pratique, dans toutes les nations que la conquête a intégrées dans lempire et qui perdent, du même coup, leur qualité « étrangère ».
Le meilleur exemple de cette évolution est, sans doute, linvention et le développement du « droit des gens », le ius gentium, qui constitue un des apports majeurs de la pensée juridique romaine à lémergence de ce que lon appellerait aujourdhui le droit international. Certes, entre autres choses, ce droit a considérablement humanisé les lois de la guerre et de la victoire, il a organisé légalité de tous les citoyens de lEmpire, mais à partir du modèle romain ; léquité des contrats, traités ou foedera qui fondent ces rapports internationaux reste immanquablement celle du vainqueur, même si le vainqueur a souvent su fonder sa domination sur la participation des vaincus à une cité indéfiniment élargie ; lactualité militaire la plus récente de lEurope montre que ces modèles contractuels ne sont pas toujours sans ambiguïtés. Jaime évoquer lhumanisme de Sénèque qui revendiquait le monde pour patrie, mais il ne faut jamais oublier que Sénèque ne connaissait du monde que ce que Rome en avait conquis [18].
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Christiana respublica
Tout au long de son histoire antique, Rome sest donné pour mission de prendre le monde en charge. Lorsquau ive siècle, lantiquité et le christianisme se réconcilient sous limpulsion des empereurs chrétiens, cette vocation rencontre un projet similaire dont la Bible sest souvent fait linterprète dans ses deux Testaments. « Nous avons reçu ta miséricorde au milieu de ton temple, et ta louange retentit aux limites du monde » : du centre dun sanctuaire aux frontières de lunivers, lhistoire du salut sadresse à tous les peuples, éminemment depuis que Jésus a envoyé ses apôtres pour annoncer lévangile aux nations, depuis que saint Paul, aussi, a inscrit leffacement de toutes les différences, notamment sociales et ethniques, dans le programme de lhomme nouveau [19]. Quel que soit le jugement que lon porte sur le fait chrétien lui-même, il faut admettre quune part importante de la conscience européenne est issue de la coïncidence des universalismes romain et chrétien, qui a assuré au christianisme les moyens de sa diffusion et à Rome sa survie dans lordre spirituel. Rome a donné une forme et un espace au message chrétien dévangélisation des peuples ; le christianisme a donné à Rome de retrouver le dynamisme de ses utopies, en désincarnant ses mythes urbains pour leur donner valeur de symbole.
Une fois passé le temps des persécutions, lhistoire de Rome est apparue aux chrétiens comme une « préparation » à leur propre histoire, au sens où létait celle de lAncien Testament pour Eusèbe de Césarée, le théologien de lempire constantinien. Virgile devient le prophète et le « bon usage » de toute la poésie chrétienne en langue latine, qui saccommode aussi de la fragilité dOvide, de lart poétique dHorace, des fulgurances baroques de Lucain ; Cicéron est le maître à penser et à écrire de Lactance, de saint Augustin ; les rituels militaires, la sagesse stoïcienne et le théâtre tragique de Sénèque alimentent dimages et de rhétorique la littérature martyriale. LÉglise romaine emprunte ses diocèses à ladministration impériale et son Pontifex Maximus à la plus ancienne hiérarchie sacerdotale de Rome ; elle réunit ses assemblées liturgiques dans les basiliques et elle construit ses sanctuaires à lendroit des anciens temples. Lapologétique chrétienne na pas hésité à inclure très tôt les sibylles antiques et leurs oracles parmi les prophètes du Christ, et lon sait que, jusquau xvie siècle, le chant de la sibylle restera un moment important dans les liturgies romaines de Noël et de Pâques. Et on nen finirait pas daligner les reprises chrétiennes de tout ce qui a fait lhistoire, la religion, lart, la culture antiques de Rome jusque dans ce beau titre de christiana respublica, dont le pape Grégoire le Grand aime encore appeler la Ville alors quelle agonise dans le démantèlement du monde antique [20].
Car lempire romain sest finalement écroulé, comme se sont écroulés tous les empires à prétention hégémonique, contraints, à terme, de dénaturer leur projet utopique en idéologies totalitaires pour maintenir leur existence historique. Mais les mythes qui lont fondé étaient trop forts que pour disparaître totalement, et ils ont retrouvé leur sens dans lexégèse des chrétiens latins : le mythe des deux frères fondateurs est devenu la figure des apôtres Pierre et Paul qui ont refondé la Ville ; comme Romulus avait choisi le site de sa fondation, les apôtres ont choisi celui de leur passion ; les sept collines sont les sommets sur lesquels Pierre bâtit sa capitale : « Couronnée de tours, elle porte sa tête sur toutes les rives du monde » [21] ; et saint Augustin verra même dans son droit dasile la figure de la rémission des péchés [22]. Dans la Psychomachie du poète Prudence, lutopie spirituelle ouvre le mythe de Rome à lhistoire du salut, en associant lavènement de la paix publique sous la direction de lempereur chrétien et la pacification du cur de lhomme lorsque la partie la plus haute de lâme y a pris le pouvoir pour faire taire les pulsions rebelles et y construire son temple. Le combat de Rome contre la barbarie devient celui des Vertus contre les Vices en des espaces psychologiques qui spiritualisent les rituels militaires ; la victoire de lhomme sur ses passions est loccasion dédifier une architecture de triomphe qui totalise toutes les fascinations romaines pour les villes en construction, les mythes de fondation, les remparts, les sommets et les tours des villes capitales, les images du centre, mais en attente de la Cité sainte qui doit réaliser toutes les valeurs urbaines en dehors du temps.
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Signum hominis
À égale distance de tous les confins et de leurs peuples merveilleux, dont Virgile loue les qualités dans un éloge fameux de lItalie au deuxième livre des Géorgiques, Rome est le lieu géométrique de tous les équilibres. Selon les mots de Properce, « la nature a posé ici tout ce qui était partout » ; Rome concentre en un seul lieu les beautés éclatées du monde et elle en prolonge lâge dor, car aucun de ces peuples ne peut rivaliser déloges avec la « terre de Saturne ». En même temps, le centre éloigne Rome de toutes les monstruosités dont les confins sont souvent investis : elle est une terre dhumanité et de prospérité, car elle est « grande mère de moissons et de héros » [23]. En loccurrence, le centre nest pas seulement un lieu, il est une façon dêtre et de penser, il est une culture, la culture de lhumanité et du juste milieu qui rejoint le temps de lâge dor dans la morale de laurea mediocritas encouragée par le poète Horace [24].
Pour autant, ce centre nest pas figé, isolé, clos et refermé sur lui-même. Rome est un projet ouvert et rayonnant qui veut sans cesse étendre les vertus sociales par le biais dun idéal citoyen, tant il est vrai que la ciuitas est à la fois le lieu et le mot où se constitue la civilisation. La culture de Rome, cest lhomme, mais lhomme social, politique, civique. Énée nest pas Achille, Agamemnon ou Ulysse : il ne combat pas pour lui-même, pour venger la mort dun ami, retrouver son honneur perdu ou réaliser lespérance du retour au pays ; son combat est celui du fondateur de cité, investi dune mission qui dépasse sa personne et quil sait inscrite au cur dun projet généalogique, national et divin. Entre le monde et lui, lhomme romain a besoin de sa famille, de ses dieux domestiques, de sa cité et de toutes les « petites patries », comme les appelle Cicéron, quartier, centurie, association professionnelle ou religieuse, camaraderie militaire, toutes communautés qui le constituent dans son humanité quotidienne. Plus tard, le monachisme latin se distinguera radicalement de la spiritualité du désert en ce besoin de vivre en communauté, soumis à lobservance dune Règle.
En cela aussi, le mythe de Rome rejoint les constructions utopiques, qui développent habituellement un projet collectif, où la cité donne aux hommes qui la peuplent leur raison de vivre et leur identité. Sans doute « rien dhumain nest étranger » à Rome, selon les mots célèbres dun personnage de Térence, mais il sagit dabord de lhomme dans la cité, celui qui sexpose, qui parle, qui combat, qui gouverne, pour quon puisse le reconnaître comme tel dans une ville dont lhistorien Tacite dit quelle est « informée de tout et ne passe rien sous silence » [25]. On sait limportance du regard des autres dans tout projet utopique, qui laisse peu de place aux valeurs de lintériorité et de lindividu. Avant dêtre la course aux honneurs, le cursus honorum est la carrière politique où lexercice des charges de lÉtat est la récompense publique du mérite personnel et la mise à lépreuve de celui que le peuple a désigné pour les exercer. À Rome, nonobstant lexception stoïcienne, lhomme a besoin dun il qui nest pas le sien pour évaluer sa propre valeur et la faire reconnaître dans la société ; ceci explique peut-être la force des modèles électifs et de linstitution sénatoriale dans les procédures de décision et de contrôle du pouvoir, jusque dans les rites de consensus à lépoque impériale qui authentifient la légitimité dynastique ou militaire ; consensum facere, la formule deviendra aussi celle de lélection des évêques dans la Gaule mérovingienne.
À lhorizon dune ville, Rome est aussi devenue, en définitive, lhistoire dun regard sur lhomme et sur le monde : le regard de ces portraits dempereurs qui trahissent, sans concession, toutes les formes dhumanité ; le regard du censeur qui identifie, classe et note les citoyens ; le regard de lhomme de spectacle, pour qui tous les instants de lexistence sont ceux dune chorégraphie religieuse et civile ; le regard qui sait affronter celui de lautre dans la conquête, ou le croiser, en « offrant aux vaincus de partager ses lois » [26] ; le regard du peuple qui valide tous les cérémonials publics délection, de guerre, de victoire, de triomphe, de mort, de justice et de plaisirs ; puis, à lépoque tardive, le regard de lorant, du « saint homme », comme lappelle Peter Brown, du souverain monothéiste, du maître enseignant, de lhomme des Muses ou du philosophe, tendu vers les réalités den-haut, ouvert sur linfini, comme en attente des étoiles, où les inscriptions funéraires de cette époque réservent un « tendre repos », un « ciel apaisé » ou une « lumière aimante » aux âmes des élus, après que, dans le Songe de Scipion, Cicéron y avait installé lau-delà des grands serviteurs de lÉtat [27].
Lempire romain a échoué dans le temps. Avec une amertume qui cache mal une profonde déception, certains, comme Salvien de Marseille, ont expliqué quil ne méritait pas mieux. Pour autant, Rome na pas cessé de vivre, mais ailleurs et autrement que dans la réalité politique qui lui était associée : « Ils vont chercher sans doute parmi les Barbares lhumanité des Romains, dit Salvien, parce quils ne peuvent plus supporter parmi les Romains linhumanité des Barbares » [28]. Lhumanité a historiquement déserté Rome, mais, depuis la profession humaniste du personnage de Térence et la foi dans le mystère dun Dieu qui a fait lexpérience de lhomme, elle a bien été et continue dêtre lenjeu ultime de lutopie romaine et chrétienne, jusque dans lémergence des concepts humanitaires que lEurope a su imposer à la conscience universelle. Élevé au-dessus des vicissitudes terrestres, le dernier regard de Rome a sauvé la Ville de la disparition ; à travers tous les réajustements de lhistoire, il en perpétue indéfiniment le mythe et les virtualités utopiques, car, en fixant résolument le ciel, il a donné son geste ultime au mouvement qui met debout et dans lequel les anciens ont toujours reconnu le signe de lhomme.
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Paul-Augustin DEPROOST (deproost@egla.ucl.ac.be)
Université catholique de Louvain
Collège Erasme
B-1348 Louvain-la-Neuve (Belgique)
Notes
[1] Voir Arator, La geste des apôtres, I, 1076 : « Claudit iter bellis qui portam pandit in astris », que lon comparera à Virgile, Énéide, I, 293-294 ; « Dirae ferro et compagibus artis/ claudentur Belli portae ». [Retour]
[2] M. Rostovtzeff, The Social and Economic History of the Roman Empire, Londres, 1957, t. 1, p. 532. [Retour]
[3] Voir Salvien de Marseille, Le gouvernement de Dieu, V, 21-23. [Retour]
[4] Augustin dHippone, La cité de Dieu, IV, 7 : « Quamquam Romanum imperium adflictum est potius quam mutatum, quod et aliis ante Christi nomen temporibus ei contigit et ab illa est adflictione recreatum, quod nec istis temporibus desperandum est. Quis enim de hac re nouit uoluntatem Dei ? » [Retour]
[4a] EUMÈNE, Discours pour la restauration des écoles d'Autun, 21, 3 : « Nunc enim, nunc demum iuuat orbem spectare depictum, cum in illo nihil uidemus alienum. » [Retour]
[4b] Voir J.-L. RIVIÈRE, La carte et la décision, dans Cartes et figures de la Terre, Paris, Centre Georges Pompidou. Centre de Création Industrielle, 1980, p. 379. [Retour]
[5] Voir F. Toulze, Centre et périphérie à Rome, dans Uranie, t. 3 : Espaces mythiques, 1993, p. 87-118. [Retour]
[6] Virgile, Énéide, VI, 781-783 : « En huius, nate, auspiciis illa incluta Roma/ imperium terris, animos aequabit Olympo,/ septemque una sibi muro circumdabit arces. » [Retour]
[7] Voir léloge du dieu Terminus dans Ovide, Fastes, II, 639-684, et plus particulièrement les v. 683-684 pour notre citation. Voir les premiers exemples de la paronomase chez Cicéron, e.g. Catilinaires, I, 4, 9 ; Plaidoyer pour Muréna, X, 22 ; etc. [Retour]
[8] Ovide, Fastes, II, 671-672 : « Nunc quoque, se supra ne quid nisi sidera cernat,/ exiguum templi tecta foramen habent. » [Retour]
[9] EUMÈNE, Discours pour la restauration des écoles d'Autun, 18, 5 : « Adeo ut res est aurea illa saecula, quae non diu quondam Saturno rege uiguerunt, nunc aeternis auspiciis Iouis et Herculis renascuntur. » Pour le mythe des quatre âges du monde, voir OVIDE, Métamorphoses, I, 89-150, en particulier les v. 135-136. [Retour]
[10] Augustin dHippone, La cité de Dieu, XIX, 13, 1. [Retour]
[11] Voir Tite-Live, I, 55, 1-6. [Retour]
[12] Voir Virgile, Énéide, I, 441-445. [Retour]
[13] Voir Properce, IV, 3, 37-40 : « Cogor et e tabula pictos ediscere mundos,/ qualis et haec docti sit positura dei,/ quae tellus sit lenta gelu, quae putris ab aestu,/ uentus in Italiam qui bene uela ferat » ; en III, 22, le poète Properce chantait déjà léquilibre de Rome qui ne connaît ni serpents ni monstres, et dont « leau coule en Italie en labsence de prodiges inédits ». [Retour]
[14] Vitruve, Larchitecture, VI, 1, 10-11, en particulier : « Ita diuina mens ciuitatem populi Romani egregiam temperatamque regionem conlocauit, uti orbis terrarum imperii potiretur. » [Retour]
[15] Voir Cicéron, La République, II, 5, 10 : « ut mihi iam tum diuinasse ille uideatur hanc urbem sedem aliquando et domum summo esse imperio praebituram. » [Retour]
[16] ibid., VI, 11 : « Locumque delegit et fontibus abundantem et in regione pestilenti salubrem ; colles enim sunt qui cum perflantur ipsi tum adferunt umbram uallibus. » [Retour]
[17] Voir C. Nicolet, Linventaire du monde. Géographie et politique aux origines de lEmpire romain, Paris, Fayard, 1988. [Retour]
[18] Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, XXVIII, 4. [Retour]
[19] Voir Col 3, 10-11, et Ps 47, 10-11 : « Suscepimus Deus misericordiam tuam in medio templi tui ; secundum nomen tuum Deus sic et laus tua in fines terrae. » [Retour]
[20] Voir Grégoire le grand, Registre des lettres, VI, 64 ; IX, 68. [Retour]
[21] Arator, La geste des apôtres, II, 1226 : « Haec turrita caput mundi circumtulit oris. » [Retour]
[22] Voir Augustin dHippone, La cité de Dieu, II, 29, 1. [Retour]
[23] Virgile, Géorgiques, II, 136-176 (en particulier, 173-174 : « Salue, magna parens frugum, Saturnia tellus,/ magna uirum »). [Retour]
[24] Horace, Odes, II, 10, 5. [Retour]
[25] Tacite, Annales, XI, 27 : « in ciuitate omnium gnara et nihil reticente. » [Retour]
[26] Rutilius Namatianus, Sur son retour, 65-66 : « Dumque offers uictis proprii consortia iuris,/ urbem fecisti quod prius orbis erat. » [Retour]
[27] Voir e.g. E. Diehl, Inscriptiones latinae christianae ueteres, t. 2, Berlin, 1927, p. 205, 3439, 4 : « (Sanctus) quem inter astra tenet alma quies » (cfr. t. 1, 1925, p. 207, 1070a, 7-8 : « Denique pacato sociatur gloria caelo/ et meriti palmam lux comitatur amans. ») [Retour]
[28] Salvien de Marseille, De gubernatione Dei, V, 21 : « quaerentes scilicet apud barbaros Romanam humanitatem, quia apud Romanos barbaram inhumanitatem ferre non possunt. » [Retour]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001