FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001


De l'âge d'or à Prométhée :
le choix mythique entre le bonheur naturel et le progrès technique

par

Monique Mund-Dopchie*

Professeur à l'Université de Louvain


Le 14 septembre 2001 s'est tenu à Louvain-la-Neuve un colloque organisé, en partenariat, par le réseau européen EUxIN (coord. scientifique : prof. Bernard Coulie) et le Centre de recherches sur l'imaginaire de l'Université catholique de Louvain (dir. : proff. Myriam Watthee-Delmotte, Laurence van Ypersele, Paul-Augustin Deproost).

Cette journée était la première activité d'un projet centré sur l'étude des « Imaginaires européens », appuyé par la Direction générale de l'éducation et de la culture de la Commission européenne, dans le cadre du programme Culture 2000. Le titre général du séminaire était : « L'utopie pour penser et agir en Europe : état des lieux d'un imaginaire du non-lieu. »

Trois des exposés sont publiés dans le présent fascicule des FEC: l'introduction générale de Paul-Augustin Deproost, la contribution de Monique Mund-Dopchie (ci-dessous), et celle de Paul-Augustin Deproost.

Depuis décembre 2002, les textes sont disponibles en version imprimée : L'utopie pour penser et agir en Europe. Études réunies et présentées par P.-A. Deproost et B. Coulie, Paris, L'Harmattan, 2002, 139 p. (Structures et pouvoirs des imaginaires). La contribution de Monique Mund-Dopchie, reproduite ci-dessous, se trouve aux p. 31-52, du volume imprimé.

Un deuxième séminaire, organisé par les mêmes partenaires, s'est tenu à Louvain-la-Neuve le 31 mai 2002 sous le titre général de : « Les langues pour parler en Europe : dire l'unité à plusieurs voix. » Plusieurs interventions sont disponibles dans les FEC 3 : section « Les langues et l'Europe ».

Un troisième et dernier colloque s'est tenu à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003 sous le titre général de « Les Frontières pour ouvrir l'Europe ». Sont disponibles dans les FEC 7 deux interventions du prof. P.-A. Deproost, à savoir son introduction et sa communication.

[Note de l'éditeur]


Plan


Introduction

La directive adressée aux participants à cette journée d’étude, « dégager les enjeux culturels de nos recherches personnelles », convient parfaitement au « vieux » professeur que je suis, car j’entre précisément dans cette période où il convient d’élaborer une synthèse des recherches et des enseignements poursuivis tout au long d’une carrière et de s’interroger sur leur apport - éventuel - aux attentes d’aujourd’hui. M’étant depuis longtemps intéressée à la survie des auteurs grecs à la Renaissance et à la manière dont ceux-ci furent utilisés pour véhiculer des pensées et des idéologies d’un temps nouveau, je me pencherai dans le cadre de cette communication sur deux mythes antinomiques, le mythe de l’âge d’or et le mythe de Prométhée, qui eurent l’un et l’autre une postérité exceptionnelle en Occident et qui nous marquent encore actuellement. Ne pouvant retracer leur histoire complète, j’analyserai les lignes de force de leur message au cours de trois temps forts de leur évolution, à savoir dans la pensée grecque de la période classique, dans l’imaginaire des Découvreurs de l’Amérique et dans celui de bon nombre de nos contemporains.

Précisons d’emblée que mon exposé se situe bien dans l’optique de notre journée, puisque l’âge d’or a pu être considéré comme une « utopie sans initiative de l’homme » et que la réponse de Platon à l’antinomie opposant nos deux mythes consiste à forger, sans lui donner ce nom, une « utopie issue de l’effort de l’homme » dans son récit de l’Atlantide [1].

[Plan]

La période classique en Grèce

Les mythes de l’âge d’or et de Prométhée s’inscrivent, en Grèce, dans une réflexion menée à travers le langage des symboles, sur l’évolution du monde depuis sa naissance jusqu’à l’époque où vivent les Grecs et sur la place réservée aux humains dans ce monde en train de se constituer. La pensée hellénique, rappelons-le, oppose le monde présent, ordonné (kosmos), où règnent Zeus et les Olympiens, et un monde révolu, où la nature s’essayait à toutes sortes de créations anarchiques, sous le règne d’Ouranos et surtout sous celui de Cronos, dieu allié à de nombreux monstres chtoniens et vaincu par Zeus. Durant ces temps de désordre, assez étrangement l’humanité a connu une période extrêmement heureuse, car elle était proche des dieux, dont elle ne se distinguait que par sa condition mortelle. Citons à cet égard le texte fondateur d’Hésiode, évoquant la vie de la race d’or sous le règne de Cronos, les deux caractéristiques se confondant par la suite dans l’amalgame « âge d’or » :

« D'or fut la première race d'hommes périssables que créèrent les Immortels, habitants de l'Olympe. C'était aux temps de Cronos, quand il régnait encore au ciel. Ils vivaient comme des dieux, le coeur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre » [2]

Pour Hésiode et pour de nombreux penseurs après lui, les choses sont claires : dans la confusion d’un monde en train de s’organiser, les hommes ont connu au sein d’une nature généreuse et nourricière un sort idyllique, dont ils furent privés par la suite et qui se définit par une somme de négations : pas de contrainte, pas de travail, pas de maladie, pas de vieillesse, pas d’angoisse face à la mort. Leur situation actuelle de labeur et de souffrance est le prix qu’ils paient pour une transgression : le vol du feu divin par Prométhée, feu qui est source de toutes les techniques :

« Auparavant la race des hommes vivait sur la terre, totalement à l’écart des maux, du labeur pénible et des dures maladies qui apportent la mort aux humains. […]. D’innombrables maux variés errent chez les hommes ; car la terre est pleine de maux, la mer en est pleine ; les maladies, selon leur mouvement propre, errent chez les humains, les unes de jour, les autres durant la nuit, apportant silencieusement leurs maux aux mortels, puisque Zeus le sage leur a ôté la parole. Ainsi, ils n’est en aucun cas possible d’échapper au dessein de Zeus » [3].

Le bonheur naturel des origines est perdu, quitte à ce qu’il revienne un jour dans une conception cyclique du temps ou qu’il soit retrouvé dans un paradis eschatologique réservé à quelques privilégiés. Tout au plus s’est-il maintenu entre-temps dans des enclaves qui ont échappé à l’évolution du monde et au gouvernement de Zeus : aux confins de la terre habitée (eschatiai, akrai, ultimae terrae) et dans les îles océanes au sein de l’Océan qui circonscrit l’oecoumène, en particulier dans les îles de l’Océan occidental, domaine du Soleil couchant, pays des morts dont nul n’a sondé les immensités. Qu’ils soient éloignés dans le temps ou éloignés dans l’espace, les pays de l’âge d’or sont désormais des lieux inaccessibles, dont on rêve sans pouvoir y parvenir.

Face à cette vision pessimiste de la destinée humaine au sortir d’une origine heureuse, à peine corrigée par l’espérance d’un retour cyclique ou par la croyance en un paradis eschatologique, surgit grâce à la médiation des sophistes dans le terreau favorable de l’Athènes de Clisthène et de Périclès une vision positive de l’humanité, fondée à l’inverse sur une conception négative de son passé lointain. Cette fois, c’est le désordre des origines ou du temps de Cronos qui est mis en avant et pénalise les mortels : la confusion est dénigrée, la vie naturelle devient enfance ensauvagée, dont l’homme émerge par son utilisation intelligente des techniques, qui lui a permis et lui permet encore de maîtriser et d’organiser son environnement. Citons, à titre d’exemple, ce texte de Diodore de Sicile, qui reproduit l’enseignement de Démocrite sur l’évolution de l’humanité :

« Quant aux premiers nés parmi les humains, installés, à ce que l’on dit, dans une vie désordonnée et sauvage ils se rendaient en ordre dispersé dans les herbages et mangeaient ce qui convenait le mieux parmi les herbes et les fruits qui poussaient spontanément sur les arbres. […]. Comme rien de ce qui était utile à la vie n’avait été découvert, les premiers hommes menaient par conséquent une vie pénible, privés de vêtements, ne connaissant ni l’habitation ni le feu, étant totalement ignorants de la nourriture cultivée. Ignorant la récolte de la nourriture sauvage, ils ne se faisaient aucune provision des fruits en cas de besoin ; c’est pourquoi beaucoup d’entre eux périssaient en hiver à cause du froid et de la rareté de la nourriture. […]. Le feu ayant été connu, ainsi que les autres choses utiles, peu à peu les techniques furent découvertes, ainsi que les autres choses aptes à porter aide à la vie en commun » [4].

Si Démocrite se borne à dresser son constat sans utiliser le langage mythique, d’autres ne se privent pas d’exalter l’inventeur légendaire qui a offert aux mortels, au prix d’une transgression, le feu, source des techniques. Comment ne pas évoquer ici quelques-uns des vers admirables d’Eschyle - ou d’un de ses imitateurs - qui chantent les bienfaits du Titan, protecteur des humains :

« Apprenez les souffrances des mortels, comment je les ai transformés, eux qui étaient auparavant infantiles, en êtres doués de raison et maîtres de leurs pensées. Je le dirai, sans proférer de blâme à l’égard des humains, mais en démontrant la bonté de mes dons. Ceux-ci à l’origine, regardant, regardaient en vain, écoutant, n’entendaient pas, mais, semblables aux formes des songes, ils embrouillaient tout au hasard durant leur longue vie et ne connaissaient ni les maisons de briques exposées au soleil ni le travail du bois, mais ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles, dans les profondeurs sans soleil des cavernes. Il n’y avait pour eux aucun signal sûr ni de l’hiver ni du printemps fleuri ni de l’été fécond, mais ils accomplissaient tout sans réflexion jusqu’à ce que moi, je leur montrai les levers des astres et leurs couchers difficiles à discerner. Et j’ai inventé pour eux le nombre, le plus grand des arts, ainsi que l’assemblage des lettres, mémoire de toute chose, ouvrière industrieuse qui enfanta les Muses. Et le premier, je plaçai sous le joug les bêtes sauvages, esclaves par leur harnais et par leur corps, afin qu’elles succèdent aux hommes pour les chargements les plus pesants ; et j’ai attaché au char les chevaux dociles aux rênes, symbole du luxe le plus éclatant. Aucun autre que moi n’a inventé ces véhicules errant sur la mer avec leurs voiles de lin [5].

« De ma bouche entendant le reste, tu t’étonneras encore davantage des techniques et des moyens que j’ai mis au point. Le plus important, si quelqu’un tombait malade, il n’existait aucun remède, ni à manger, ni à boire, ni à oindre, mais les gens dépérissaient par manque de médicaments avant que je leur montrai les mixtures de remèdes convenables grâce auxquelles ils écarteront absolument toutes les maladies. […]. Quant aux biens dissimulés à l’intérieur de la terre, le bronze, le fer, l’argent et l’or, qui donc pourrait dire qu’il les a découverts avant moi ? personne, je le sais évidemment, à moins qu’il veuille proférer de vaines sottises. Bref, sache tout en une seule formule : tous les arts aux hommes sont venus par la grâce de Prométhée [6].

Les humains sont-ils dès lors contraints à ce choix antinomique sur lequel on porte des jugements opposés : vie naturelle ou vie artificielle, bonheur simple, sans évolution ou progrès technique sophistiqué en perpétuelle évolution ? Assurément non, rétorque Platon qui tente, d’une part, de compléter le mythe de Prométhée, d’autre part d’harmoniser ces deux conceptions de la destinée humaine, notamment à travers son récit de l’Atlantide.

Dans son dialogue Protagoras, Platon commence par conforter Prométhée dans son rôle de dispensateur des techniques, qui assure par ce biais le salut d’une humanité dépourvue des moyens naturels de défense dont disposent les différentes espèces animales ; mais le progrès technique ne suffit pas à garantir la survie des hommes dans un monde difficile ; il leur faut, conformément à la volonté de Zeus, assimiler en plus l’art de vivre en société et par conséquent apprendre à pratiquer la justice (dikè) et la retenue - ou respect de l’autre - (aidôs), laquelle retenue assure à chaque membre son espace de liberté :

« Prométhée vint inspecter le partage et vit que les autres êtres vivants étaient dotés convenablement de tout ce qu'il leur fallait, mais que l'homme était nu, sans chaussures, sans couvertures et sans armes. Déjà s'approchait le jour fixé au cours duquel l'homme devait quitter la terre pour se diriger vers la lumière. Se trouvant dans l'embarras pour trouver un moyen de sauver l'homme, Prométhée déroba la compétence technique d'Héphaistos et d'Athéné en même temps que le feu - car sans le feu, il était impossible que cette compétence s'acquière ou soit utile à qui que ce soit - et ainsi il en fit don à l'homme. […]. Certes, la technique de l'artisan leur était une aide suffisante pour la nourriture, mais elle était inefficace en ce qui concerne la guerre contre les bêtes sauvages ; car ils ne disposaient pas encore de l'art politique, dont l'art de la guerre fait partie. Ils cherchaient certes à se rassembler et à se sauver en fondant des cités ; mais lorsqu'ils étaient rassemblés, ils se faisaient mutuellement tort, puisqu'ils ne possédaient pas l'art politique de sorte, que se dispersant à nouveau, ils recommençaient à périr. C'est pourquoi Zeus craignant que notre race ne périsse tout entière envoya Hermès amener chez les hommes le respect et la justice, afin que l'un et l'autre soient les ornements de la cité et des liens créateurs d'amitié. Hermès demanda à Zeus de quelle manière il offrirait la justice et le respect aux hommes : 'Dois-je les répartir à la façon dont les techniques sont réparties ? Car les techniques sont réparties de la manière que voici : un seul homme qui possède l'art du médecin suffit au grand nombre et il en va de même pour les autres métiers. Dois-je donc répartir la justice et le respect de cette façon parmi les hommes ou dois-je les distribuer à tous ?'. - 'À tous, répondit Zeus, et que tous y aient part. Car il n'y aurait pas de cité, si un petit nombre d'entre eux seulement participent à la justice et au respect comme c'est le cas pour les autres arts. Établis en mon nom la loi que voici : que l'on tue, comme un fléau pour la cité, celui qui n'est pas capable de participer au respect et à la justice' » [7].

Par cet ajout d’un nouvel épisode au mythe de Prométhée, le philosophe refuse donc de promouvoir un progrès technique qui s’exercerait sans contrôle social.

Dans la composition du récit de l’Atlantide [8], Platon choisit de s’inscrire cette fois dans le prolongement du mythe de l’âge d’or, même s’il ne s’y réfère pas explicitement. Car les deux pays qui entrent en conflit quelque 9000 ans auparavant sont, de manière assez subtile, dotés de l’une ou l’autre caractéristique du premier âge de l’humanité. Athènes et l’Atlantide bénéficient en effet d’une nature riche et bienveillante, qui pourvoit généreusement aux besoins de leurs habitants :

« La terre de ce pays (sc. l'Attique) dépassait, dit-on, en fertilité toutes les autres, en sorte que la contrée était alors capable de nourrir une grande armée, exempte des travaux de la terre. En voici un témoignage de sa bonté. Ce qui en subsiste encore aujourd'hui est sans égal pour la variété et la qualité des fruits, et pour l'excellence des pâturages qu'elle offre à toute sorte de bétail. Mais alors, outre leur qualité, elle portait aussi ces fruits en quantité infinie » [9].

 « Pareillement, tout ce que la forêt peut donner de matériaux propres au travail des charpentiers, l'île le fournissait avec prodigalité. De même elle nourrissait en suffisance tous les animaux domestiques ou sauvages. L'espèce même des éléphants y était largement représentée. En effet, non seulement la pâture abondait pour toutes les autres espèces, celles qui vivent dans les lacs, les marais et les fleuves, celles qui paissent sur les montagnes et dans les plaines, mais elle regorgeait pour toutes, même pour l'éléphant, le plus gros et le plus vorace des animaux. En outre, toutes les essences aromatiques, que nourrit encore maintenant le sol, en quelque endroit que ce soit, racines, pousses ou bois des arbres, résines qui distillent des fleurs ou des fruits, la terre alors les produisait et les faisait prospérer » [10].

Elles sont en outre éloignées dans le temps (9000 ans avant Platon) et dans l’espace. En ce qui concerne l’Atlantide, l’éloignement spatial est évident, puisque l’île se situe dans l’Océan occidental, où elle rejoint d’autres îles merveilleuses ; en ce qui concerne Athènes et l’Attique, cet éloignement spatial ne peut être évidemment que métaphorique ; c’est bien ainsi que le comprend Platon lorsqu’il les compare à une marge de la terre (akra) [11].

Mais le philosophe n’entent pas se livrer uniquement à une nouvelle réécriture du mythe de l’âge d’or ; il y intègre une réflexion sur la société civique dans une préfiguration de ce que deviendront les « utopies issues de l’ effort de l’homme ». Car son récit lui permet tout à la fois d’affirmer le primat de la politique sur le progrès technique et les limites que celle-ci impose à ce progrès. Comme l’a très bien vu Pierre Vidal-Naquet [12], la société idéale que Platon analyse longuement dans la République et dans les Lois est incarnée par l’Athènes proto-historique dans le résumé du récit livré par le Timée et dans la narration détaillée mais inachevée du Critias. Athènes est exclusivement terrienne, vit en autarcie, ne comporte ni agora ni port pour le commerce ; elle ne produit des biens que pour s’assurer le nécessaire et a réparti les tâches entre différentes classes d’habitants sous l’égide d’un groupe de chefs éclairés et intègres. Elle est placée sous le signe de l'unité et de la permanence : égalité entre les hommes et les femmes, présence d'une seule source, chiffre invariant - autant qu'il est possible - du nombre des guerriers, maintien d'un habitat identique au cours des âges. Elle se trouve dans le camp de la justice (dikè) et de la loi (eunomia). Cette Athènes des temps anciens s’oppose à l’Athènes que connaît Platon et qui est visée par l’Atlantide, vouée au terme de son évolution à l’exécration des dieux. L’île merveilleuse emprunte en effet à l'Athènes classique sa répartition en 10 territoires, un temple qui ressemble singulièrement au Parthénon, une série de ports fort animés, ouverts sur le commerce extérieur. Elle est placée sous le signe de la multiplicité et du changement, comme l'attestent une société qui évolue, la présence de deux sources, l'existence de cinq enceintes et de constructions tantôt simples, tantôt bariolées, le calendrier des réunions des rois (tantôt tous les 5 ans, tantôt tous les 6 ans), le caractère mixte de son régime politique (chaque roi maître chez lui, tous les rois interdépendants et soumis aux décrets de Poseidon). Si l’Atlantide est parfaite en ses débuts, sa quête insatiable de richesses et son exploitation outrancière des ressources naturelles débouchent sur l’injustice (adikia), qui attirera sur elle la vengeance divine.

Les messages divergents des mythes de l’ « âge d’or » et de « Prométhée » se trouvent ainsi réconciliés dans l’utopie parfaite de l’Athènes archaïque et dans son antithèse malheureuse, représentée par l’Atlantide : l’âge d’or intègre désormais le travail humain, un rapport équilibré avec la richesse et l’organisation volontariste des rapports sociaux ; mais il n’est en définitive qu’entrevu puisque seule la mémoire en est conservée, Athènes ayant péri dans un tremblement de terre, l’Atlantide dans un raz de marée, deux cataclysmes en rapport avec leur identité.

[Plan]

Le temps des Découvertes

Nos trois mythes - si on accepte de considérer Platon comme un créateur et un réélaborateur de mythes - connaissent une fortune particulière à la Renaissance. Car ils constituent une partie de ce bagage antique « retrouvé » par les humanistes, qui est mis à la disposition des puissants et de leur entourage pour élaborer les idéologies destinées à accompagner et à dire l’émergence d’Etats nouveaux en Europe et la création d’empires politiques et/ou commerciaux dans les terres nouvellement découvertes. Ils servent en particulier à justifier la supériorité des Occidentaux face aux Amérindiens sur la base des critères de civilisation produits par les premiers pour juger les seconds, critères qui seront étendus par la suite à d’autres peuples « colonisés ».

Le premier des trois mythes à resurgir dans les textes produits par les Découvreurs et par les lettrés qui consigneront par écrit leurs aventures est le mythe de l’âge d’or, dont la résurgence exceptionnelle doit beaucoup au hasard. Que se serait-il passé, en effet, si Christophe Colomb, dans la foulée de ses voyages à Bristol et de sa problématique navigation vers l’Islande, était parvenu le 12 octobre 1492 à Terre-Neuve, dans l’embouchure du Saint-Laurent ou encore dans la baie d’Hudson ? Sa vision du Nouveau Monde et celle de ses biographes auraient été singulièrement différentes. Or, en débarquant à Guanahani dans les Lucayes, puis à Cuba et à Haïti, le Grand Amiral découvre, au lieu des épices et de l’or tant convoités, des « bons sauvages » en la personne des Indiens Taïnos, mi-horticoles, mi-chasseurs, peu vêtus et plutôt pacifiques dans le décor luxuriant de la végétation tropicale, au bord d’une mer aux teintes de turquoise et de lapis-lazuli. La comparaison avec le Paradis terrestre lui vient immédiatement à l’esprit. Elle sera reprise par les conquistadores placés en face d’autres contrées. Quant aux chroniqueurs, souvent plus cultivés, ils assimileront également les terres et îles américaines à des enclaves de l’âge d’or, demeurées jusque-là inaccessibles et oniriques. Les affirmations de Pietro Martire d’Angiera et du Licentiado Quiroga sont révélatrices à cet égard :

« Il est prouvé que chez eux (à Cuba) la terre appartient à tout le monde, comme le soleil ou l’eau. Ils ne connaissent ni le mien, ni le tien, source de tous les maux. Ils se contentent, en effet, de si peu que dans cette vaste région il reste toujours plus de champs à cultiver qu’on n’en a besoin. C’est le régime de l’âge d’or » [13].

« Il est Nouveau Monde non pour avoir été nouvellement découvert mais parce qu’il correspond - à cause de ses habitants et de presque tout ce qui le constitue - à cet autre de l’Age d’or primitif que notre inclination au mal et la cupidité de notre nation ont transformé en âge de fer et même pire » [14].

Cette double comparaison avec l’Eden et l’âge d’or n’a d’ailleurs rien de surprenant, car, depuis que le christianisme est devenu religion d’Etat sous le règne de Constantin, une correspondance a été explicitement établie entre les deux mythes.

Mais les îles Caraïbes abritent également des « mauvais sauvages », en l’occurrence les Caribes ou Cannibales anthropophages qui ne respectent aucune loi, divine ou naturelle :

« Les Cannibales les prennent tout enfants, et les châtrent, comme nous faisons chez nous des poulets ou des porcs que nous voulons engraisser et attendrir pour nos repas ; quand ils ont grandi et se sont engraissés, ils les mangent. Lorsqu'ils tombent plus âgés entre leurs mains, les Cannibales les tuent et les coupent en morceaux. Ils mangent aussitôt les intestins et l'extrémité des membres. Quant aux membres, ils les salent, ainsi que nous faisons des jambons de porc, que nous gardons en provisions. Ils ne mangent pas les femmes : ce serait pour eux un crime et une infamie » [15].

Ces populations renvoient cette fois les Européens aux barbares des frontières de l’oecoumène antique, par exemple aux Chalybes du Pont-Euxin, si l’on en croit fray Bartolomé de Las Casas :

« Les gens appelés Chalybes habitent ou habitaient la région du Pont-Euxin, située en Asie-Mineure, et furent les premiers à découvrir le fer, suivant les propos de Virgile [...]. Ces derniers, affirme Solin (ch.25) ne se distinguent aucunement d'avec les Scythes en ce qui concerne leur extrême cruauté, laissant ainsi entendre qu'ils étaient anthropophages et, comme eux, mangeurs de chair humaine » [16].

Le sacrifice humain et la consommation de la chair humaine deviennent ainsi, comme dans le passé, des marqueurs de sauvagerie qui serviront à regrouper dans cette catégorie dérangeante les Mexica et les Inca, dont la civilisation urbaine suscite par ailleurs l’admiration de leurs conquérants.

Cette dualité inscrite dans la représentation de l’Amérindien, tantôt nu et pacifique tantôt cruel et anthropophage, permet dès lors de définir les terres et îles américaines comme des enclaves où les temps primitifs de l’histoire de l’humanité ne s’identifient pas exclusivement à l’âge d’or, mais où ils ont été conservés avec leur double aspect de chaos informe, qu’il faut ordonner, et d’innocence heureuse dans un environnement idyllique. Elle sert en outre de miroir aux Européens en leur donnant à voir le reflet de leur propre origine. C’est par rapport à la « jeunesse » de l’Amérique que l’Europe se dit « vieille » et proclame l’ancienneté de sa civilisation. Cette confrontation peut du reste être appréciée différemment selon les circonstances et les sphères d’érudits. Quelques lettrés européens, écoeurés par les guerres de religion et par les défauts de leur mode de vie, évoqueront en effet avec nostalgie cette simplicité de la vie naturelle, le bon sauvage et les bonheurs de l’âge d’or et de l’âge d’Adam, tel Ronsard dans son célèbre poème Discours contre Fortune :

« Docte Villegaignon, tu fais une grand’faute
De vouloir rendre fine une gent si peu caute,
Comme ton Amerique, où le peuple incognu
Erre innocentement tout farouche et tout nu,
D’habit tout aussi nu qu’il est nu de malice,
[…]
Ils vivent maintenant en leur âge doré.
Or, pour avoir rendu leur âge d’or ferré
En les faisant trop fins, quand ils auront l’usage
De cognoistre le mal, ils viendront au rivage
Où tout camp est assis, et en te maudissant
Iront avec le feu ta faute punissant
[…]
Vivez, heureuse gent, sans peine et sans souci,
Vivez joyeusement, je voudrois vivre ainsi » [
17].

La plupart des individus et des groupes impliqués dans l’aventure coloniale considéreront toutefois « cette enfance » des Amérindiens comme une étape dont ceux-ci doivent sortir au plus vite : par le travail, selon les conquistadores et l’administration espagnole, ce qui justifiera le système de l’encomienda et par la suite l’exploitation des ressources américaines au bénéfice de la monarchie espagnole ; par la conversion au christianisme, selon d’autres, ce qui amènera l’Eglise à intervenir en force dans les rapports avec les Amérindiens et dans les débats qu’ils suscitent. C’est la réflexion sur le statut des autochtones qui provoque la résurgence de nos deux autres mythes.

Sans qu’il soit fait explicitement appel à Prométhée - après tout le Titan n’est pas un héros voyageur à la manière d’Ulysse ou d’Héraclès [18] - , l’idéologie qu’il sous-tend est largement répandue durant la Renaissance. La conscience d’un progrès sans précédent des connaissances et des techniques par rapport à un Moyen Age « obscur », selon la vision que s’en donnent les humanistes, traverse tout le XVIe siècle en Europe occidentale. A la fière proclamation du poète lauréat de l’Empire allemand Ulrich von Hurten, exprimée en 1518 : « Ô siècle, ô études, c’est une joie de vivre !…Malheur à vous, barbares » [19] fait écho en 1620 la conviction d’Alessandro Tassoni, selon laquelle les progrès de son temps ont dépassé ceux de l’Antiquité :

« Qu’ont inventé les Grecs et les Romains qui puisse se comparer à l’imprimerie ? […] Passons au compas et à la carte marine […] Quelle gloire pour celui qui a appris aux Portugais à naviguer vers un pôle inconnu, d’un horizon à un autre ! […] Quelle invention aussi terrible a-t-on imaginé qui puisse rivaliser avec nos artilleries ? […] Qu’auraient dit les Grecs et les Latins de la brillante invention des horloges mécaniques, qui sonnent et montrent les heures dans une ronde perpétuelle comme les mouvements des planètes ? A lui seul le télescope, qui vous permet de voir des choses éloignées de quinze ou vingt milles comme si elles étaient devant vous, et qui découvre des étoiles invisibles dans le ciel, surpasse de loin n’importe quelle invention des Grecs et des Latins tout au long de ces siècles tant vantés » [20].

Il n’est dès lors pas surprenant que les conquistadores et les premiers colons espagnols, fiers de la reconquête de leur pays contre les Maures honnis, désireux de s’enrichir dans le Nouveau Monde et de s’y donner un statut social supérieur, se soient employés à promouvoir sur place ce progrès dont ils étaient si fiers et par conséquent à exploiter à leur profit les ressources naturelles abondantes des anciens empires Mexica et Inca. Suivant en quelque sorte le plan d’action de Prométhée tel qu’il a été défini dans la tragédie d’Eschyle, ils se sont livrés à la culture extensive de plantes vivrières (tomates, haricots, maïs, chocolat), à l’élevage du bétail importé, à la fabrication de produits manufacturés ou semi-manufacturés en or, en argent et en cuivre, cordages [21]. Il n’est pas davantage surprenant qu’ils aient jugé utile d’en enseigner les techniques aux Indiens, que ce soit dans le cadre des encomiendas ou dans celui de la christianisation : l’instruction d’une population fruste et ignorante ne revenait-elle pas aux Européens, bénéficiant d’une sérieuse avance technologique et scientifique et conscients, en tant que chrétiens et héritiers des Grecs et des Latins, de leur situation d’aînés et de leur devoir social vis-à-vis de leurs cadets ? C’est en tout cas ce que laisse entendre Bartolomé de Las Casas :

« Il n’y a pas de nations au monde, aussi rustres, incultes, sauvage et barbares, grossières ou cruelles et presque bêtes qu’elles soient, qui ne puissent être persuadées, conduites et acheminées à l’ordre et à la civilisation […] si on emploie habileté et aptitude. […] Ainsi, toute la race des hommes est une […] et aucun ne naît instruit ; et ainsi nous avons tous besoin, au début, d’être guidés et aidés par d’autres qui sont nés avant nous. De telle façon que, lorsqu’on trouve au monde des populations tellement sauvages, elles sont comme la terre en friche, qui produit facilement des mauvaises herbes et des ronces, mais elle a en elle-même tellement de vertu naturelle que, en la travaillant et en la soignant, elle donne des fruits comestibles, sains et utiles » [22].

Cette volonté d’éduquer les Indiens a entraîné ainsi la réactualisation du troisième mythe, lorsque des centaines de missionnaires, franciscains, dominicains et jésuites, se sont efforcés de faire sortir ceux-ci du quasi-esclavage des encomiendas pour les regrouper dans des villages artificiels, modèles d’urbanisme volontaire. Dans ce nouvel environnement les populations autochtones non seulement devaient être amenées à la « civilisation », mais se transformer en une société chrétienne, soustraite à l’influence d’Européens corrompus et digne de la République de Platon et de l’Utopie de Thomas More. Ainsi, Vasco de Quiroga, disciple de l’humaniste anglais a construit plusieurs cités « utopiques » du XVIe siècle, destinées à accueillir et à sédentariser les nomades tarasques (Patzcuaro, Santa Clara del Cobre etc.). De même, au cours du siècle suivant, les réductions jésuites du Paraguay (1609-1767) ont tenté à leur tour d’incarner une utopie catholique, avec toutefois moins d’illusions sur « la bonté naturelle » des Indiens, ce qui justifiait le recours à des méthodes plus coercitives. Qu’il s’agisse des Tarasques ou des Guaranis, le fonctionnement de ces entités urbaines est en l’occurrence identique : on y retrouve d’une part l’uniformité et la régularité de l’architecture et du plan urbain, chères à Platon, d’autre part une organisation sociale fortement structurée sous la direction de prêtres éclairés, les équivalents des philosophes païens en quelque sorte [23] .

Comme on peut le constater, que ce soit sur un mode de fonctionnement « doux » ou brutal, les Européens de la Renaissance ont été quasi spontanément amenés à imposer, par l’endoctrinement ou par la manière forte, leur modèle de civilisation, dont ils n’imaginaient pas un seul instant pouvoir mettre en doute la supériorité. Car l’expérience américaine leur a offert l’occasion de confronter de la manière la plus concrète la « vie primitive » dont ils sont sortis et « la vie civilisée » à laquelle ils ont abouti ; surtout elle leur a prouvé que le choc entre deux mondes aussi différents débouche sur la victoire du camp « civilisé », grâce à la plus haute technicité des moyens et à la rationalité plus avisée des tactiques. De la supériorité technique à la supériorité tout court, il n’y a qu’un pas que la plupart des penseurs européens ont franchi dès cet instant, croyant désormais à leur vocation « innée » à dominer les civilisations fonctionnant sur d’autres principes que les leurs. Seuls quelques admirateurs nostalgiques regretteront la disparition de cet état de nature originel retrouvé en Amérique, oubliant toutefois un peu vite qu’eux-mêmes s’enorgueillissent de l’avoir quitté et d’être les témoins et les bénéficiaires des progrès de l’humanité. Ils préfigurent de la sorte les chantres d’aujourd’hui qui, avec notre approbation, « anoblissent au moment où notre société achève de les supprimer ceux pour quoi elle n’éprouvait qu’effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires redoutables » [24] et regrettent que la disparition des civilisations vaincues ait appauvri l’humanité en lui faisant perdre une dimension d’elle-même. On peut ainsi assimiler à ce type de requiem le message de l’exposition de Venise (automne1998 - printemps 1999) consacrée aux Maya, « ces hommes merveilleux qui inventèrent le zéro et l’infini », selon les annonces publicitaires : au-delà de la fascination exercée par les mystères précolombiens, l’hommage de l’Europe y sonnait comme « une auto-absolution posthume », alors que les descendants des Maya, bien vivants, étaient au même moment entraînés dans la rébellion zapatiste [25].

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Aujourd’hui en Occident

Bien qu’il soit délicat de formuler un jugement sur l’époque dans laquelle nous vivons, faute du recul nécessaire, je crois pouvoir affirmer sans grand risque d’erreur que le mythe de Prométhée, avec son idéologie sous-jacente, est bien vivant aujourd’hui. A l’instar de l’Europe de la Renaissance, l’Occident connaît une nouvelle révolution technologique, notamment dans la diffusion du savoir, ce qui confirme, aux yeux de larges courants d’opinion, sa suprématie sur d’autres parties du monde et sa vocation à convertir les autres à ses valeurs (démocratie, lois du marché, standardisation etc.). Les instruments de son hégémonie ont toutefois radicalement changé, l’influence des médias et de la Toile l’emportant désormais sur le langage des armes. Forts de ce constat, de nombreux discours officiels ont témoigné ces dernières années - avant la tragédie du 11 septembre 2001 [26] - d’une confiance absolue dans un progrès technique et économique générateur de richesses, dont on a déduit un progrès intellectuel, social et éthique. Epinglons, comme exemple de cette bonne conscience occidentale, l’article et le livre de Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire »: son auteur considère l’émergence, après l’effondrement du système communiste, d’une mondialisation inspirée quasi-exclusivement du modèle américain comme l’aboutissement ultime d’une évolution occidentale étalée sur plusieurs siècles ; c’est pourquoi il peut, sans se demander si le reste du monde partage sa conclusion, annoncer « la fin de l’histoire », puisque l’Occident, désormais sans rival, peut jouir de son mode de vie appelé à devenir universel.

Même si on fait volontairement abstraction du point de vue des « Autres » dans le cadre de cet exposé, force est de constater que ce credo « prométhéen » est loin de faire l’unanimité en Occident même. Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur les récents événements de Seattle, de Porto Alegre et de Gênes, ces derniers ont en tout cas rappelé qu’il n’y a pas de lien automatique entre le progrès technique, d’une part, le bonheur individuel et l’art de vivre en société, d’autre part. C’est dans cette perspective que Prométhée est explicitement convoqué, comme inventeur des techniques, certes, mais aussi comme auteur d’une transgression coupable d’un « ordre naturel » : à tort ou à raison, il devient, avec Faust, un inventeur fou qui rompt un équilibre sans se préoccuper des conséquences de ses actes et est dès lors voué à l’exécration plutôt qu’à la célébration. Ce type d’interprétation se rencontre sans surprise dans des textes plus ou moins écologiques :

« On s’adresse donc, en attendant d’être en mesure de capter économiquement des quantités suffisantes d’énergie solaire (quand ?) à l’énergie atomique que Barbara Ward appelle justement le feu de Prométhée : on est en train de jouer avec l’énergie première de l’univers » [27].

« C’est ainsi que l’automobile a merveilleusement réussi contre les transports en commun, le nucléaire contre le solaire, le périssable contre le robuste, le gaspilleur contre le sobre etc. Les chantres de Prométhée ont alors beau jeu de dire que l’on ne peut revenir en arrière, que ce développement était le seul possible : ‘la preuve, c’est que les gens veulent toujours plus d’essence, plus d’autoroutes, plus d’électricité’ » [28].

Par ailleurs, ceux-là mêmes qui profitent des nouveaux dons de Prométhée et apportent leur contribution au « progrès », en d’autres termes, ceux d’entre nous qui disposent d’un emploi et de la possibilité de consommer, sont, à certaines périodes de l’année tout au moins, en proie à la nostalgie de l’âge d’or. A cette différence près que contrairement aux Anciens et aux Conquistadores qui rêvaient de l’âge d’or vécu par les autres, nos contemporains désirent revivre eux-mêmes, momentanément il est vrai, ce temps béni. Que cherchent, en effet, les vacanciers qui se bousculent sur les routes, dans les gares et dans les aéroports sinon les charmes associés à la vie primitive : oisiveté, nourriture agréable et abondante, évasion du travail et oubli des contraintes qui lui sont associées, retour à la nature, perçue comme généreuse et maternelle. Si les vacances sont « vertes », on sera heureux de redécouvrir les pratiques d’autrefois comme le prouve le succès rencontré par les fêtes des moissons, les « Vieilles Charrues » bretonnes, les banquets champêtres à l’ancienne etc. Si les vacances sont « méditerranéennes », mieux encore « tropicales », puisque les gros transports aériens autorisent des villégiatures de plus en plus lointaines et de plus en plus exotiques, le retour à la vie primitive implique en outre un contact charnel avec le sable de la plage et l’eau bleue de la mer, contact à ce point important qu’Europe n°1 fournissait chaque matin de cet été le tableau des températures des eaux de la mer et de toutes les plages françaises.

Cette expérience, circonscrite dans le temps, de la vie de l’âge d’or répond à l’évidence à une aspiration commune plus ou moins consciente, ce qu’ont très bien compris les différents promoteurs de « l’industrie culturelle ». C’est pourquoi ce besoin de « retour aux sources » est habilement sollicité par des publicités qui ne dédaignent pas intégrer dans leurs descriptions d’une nature vierge et généreuse de discrètes allusions à un des noms qui désignent ce vieux rêve d’âge d’or et de paradis terrestre dans l’imaginaire occidental ; en témoignent ces deux annonces faites, l’une, par le Club Méditerranée pour un hôtel situé dans l'archipel des Maldives, l’autre par l’office de tourisme guatémaltèque pour un pays aux beautés encore largement méconnues :

« C'est simple, avec Faru, on s'offre une île [Maldive]. Vous en rêviez depuis votre enfance et la voici [...]. À Faru, en plein océan indien, on est véritablement au bout du monde. Ces cocotiers, ces plages de corail blanc, cette mer aux bleus profonds, vous vous sentez l'âme d'un Robinson Crusoé... qui n'aurait pas à lutter pour sa survie! Votre chambre, climatisée bien sûr, donne sur la mer, des restaurants et deux bars, dont un sur pilotis, vous attendent. Ici, vous devenez un Robinson de luxe. Les fous de plongée deviendront encore plus fous lorsqu'ils découvriront, dans un jardin sous la mer, les poissons paradant dans des couleurs extraterrestres qui viennent manger jusque dans leurs mains. Un paradis à découvrir de toute urgence » [29].

« La mère nature a béni le Guatemala. De ses jupons d'étoiles ont jailli de superbes forêts, tièdes et humides. De la fraîcheur de ses entrailles ont pris leur envol les plus merveilleux oiseaux, aux plumages inimitables, dans un vacarme de tortues enchantées, de lamantins espiègles, de félins au pelage cosmique et d'une rivière aux eaux d'argent, où se mirent les fleurs sauvages.

Le Guatemala est un débordement de lianes et de quetzals, d'orchidées et de toucans, de bromélies, de fougères, de crustacés et de singes hurleurs. Le paradis terrestre n'est peut-être pas dans la forêt guatémaltèque, mais Dieu est sans doute venu y puiser son inspiration » [30].

Mieux encore, les responsable de l’entreprise « voyages et villégiatures » organisent artificiellement des enclaves d’âge d’or, des reconstitutions de « paradis terrestres ». Pour parler ici uniquement d’un pionnier dans ce type de réalisation, le Club Méditerranée, dans les premières années de son fonctionnement, s'est ouvertement inspiré d’un coin de nature idyllique, à l’écart de la « civilisation » européenne, à savoir l’archipel polynésien. Pour reprendre les termes de l'analyse très fine de Catherine Bertho Lavenir [31] « les chants et les danses du Pacifique, le collier de fleurs passé au cou des nouveaux arrivants, le paréo - que les boutiques du Club vendent -, voire les paillotes qui forment longtemps l'architecture des villages, sont autant de références à une Polynésie de rêve, où règnent le soleil et la mer, où les relations humaines sont harmonieuses, les inhibitions sociales et sexuelles levées ». Le règne de l'âge d'or est artificiellement restauré dans son intégralité par les promoteurs du Club, puisque les échanges commerciaux y sont interdits - l'argent est remplacé par les boules d'un collier -, la hiérarchie sociale et professionnelle, niée - le tutoiement est de rigueur -, et l'exotisme présenté sous une forme aseptisée - les résidents sortant de leurs enclaves préservées pour visiter en groupe des lieux soigneusement choisis (de préférence des marchés colorés). Ainsi a été mise au point une technique rentable de transformation du temps du loisir et de l'espace vierge des horizons lointains en marchandise, une technique qui a évolué avec le temps, avec des résultats de plus en plus éclatants.

Il nous reste plus qu’à nous interroger sur les motifs qui assurent le succès de ce dialogue entre les marchands du tourisme et leurs clients. On y verra certes à bon droit un antidote contre le temps contraint de l'usine ou du bureau ou encore l'accomplissement d'une jouissance sans entraves et la célébration de tout ce que la société industrielle récuse. Mais on peut aussi considérer ces désirs naïfs d'une nature réenchantée, de même que les mythes primordiaux qui les ont précédés, avec les yeux d'Otto Rank qui a étudié l'angoisse de la naissance. Selon l'éminent psychanalyste, les uns et les autres renverraient à l'état de bonheur insconscient dévolu à l'enfant-foetus, baignant béatement dans les eaux maternelles, nourri et logé à température constante, état bienheureux dont le nouveau-né est désormais privé par sa projection dans un monde énorme, dangereux, bruyant, aveuglant. C’est pourquoi la nostalgie de l'âge d'or et de l'Éden et la migration touristique vers des rivages ensoleillés, propices au dolce farniente, expriment, selon l'analyse de Rank, un même désir de retour au sein maternel. Ils peuvent également être interprétés, dans la perspective ouverte par Mircéa Éliade, comme l'expression d'un désir récurrent de sacré et comme un pèlerinage symbolique aux sources de l'histoire humaine. Si le rite dans les sociétés traditionnelles a pour vocation de redonner vie au mythe, ne peut-on, en effet, considérer avec Michel Michel que le « rite » des vacances dans les pays jugés exotiques constitue en quelque sorte une parenthèse dans la marche du temps, une réincarnation temporaire du mythe célébrant une humanité sans souci, protégée par une nature bienveillante qu'elle habite en parfaite entente avec la divinité, ou encore une recherche, dans le territoire d' « ailleurs », de traces de l'Autre Monde ou du Monde d'Avant, que le modèle prométhéen a effacées chez soi [32].

Est-ce parce que le même homme occidental est alternativement « prométhéen » et « homme de la nature » qu’il semble y avoir actuellement peu de place pour la mise en oeuvre d’une utopie, destinée pourtant, dans l’esprit de ses fondateurs, à concilier les deux aspirations à travers une structure sociale forte et dirigée ? Sil les utopies déclinent en Occident, ne peut-on craindre que ne meurent pas en même temps qu’elles les solidarités et les tissus sociaux qui, selon Platon, complétaient et encadraient le progrès technique pour assurer la survie des humains ? Le débat est ouvert et la question revient de façon lancinante.

[Plan]

Conclusion

La Grèce a-t-elle forgé des universaux parce qu’elle était le miracle unique de la recherche d’une rationalité commune à tous les êtres humains ou cette Grèce-là a-t-elle été « inventée » à partir de la Renaissance par des lettrés soucieux de se trouver une origine et une référence digne des événements sans précédents qu’ils étaient en train de vivre ? Quelles que soient les convictions de principe qui divisent aujourd’hui les amoureux de la Grèce à ce sujet [33], il est évident que les mythes antithétiques de l’âge d’or et de Prométhée ont accompagné et exprimé, sinon construit, des valeurs auxquelles l’Occident est attaché. Celui-ci a le plus souvent éprouvé une fierté « prométhéenne » pour les progrès techniques caractérisant sa civilisation et, à certaines époques, il en a tiré une confiance - orgueilleuse selon certains - dans son destin. Mais il en a aussi ressenti régulièrement les limites : de là sa nostalgie pour un âge d’or, révolu ou conservé aux extrémités de la terre ; de là son besoin actuel de communier, même de façon factice, avec des usages d’autrefois et de vivre momentanément l’état de nature. Cette contradiction que l’homme occidental résout aujourd’hui en assumant alternativement les valeurs de chaque mythe, des penseurs ont tenté, à différentes époques, de la concilier par la conception d’une utopie, accompagnée ou non d’un ancrage dans la réalité. Il s’agissait pour eux, à l’instar de Platon, de garantir à un groupe humain le bonheur de l’âge d’or sans exclure le travail et en établissant une société organisée selon une structure et des règles strictes. Si les utopies littéraires ont connu un large succès, les utopies implantées dans la réalité ont été éphémères - comme celles des missionnaires du Nouveau Monde - ou ont été maintenues par la contrainte et souvent dans le sang, comme l’ont expérimenté les générations qui nous ont précédés en différentes contrées de la terre. Contrairement à la vocation prométhéenne et à la nostalgie de l’âge d’or, les utopies « issues de l’effort de l’homme » ne seraient-elles pas vouées exclusivement à donner une forme à un rêve, qui ne peut être réalisé que dans un pays de Nulle Part ?

 

Monique Mund-Dopchie
Département d'Études grecques, latines et orientales
Faculté de philosophie et lettres
Université catholique de Louvain (UCL)


Notes

[1] L.T. Sargent, « L’utopie : l’espace, le temps, l’histoire », dans Utopie, (2000), pp.16-27. [Retour]

[2] Hésiode, Op. 109-119. [Retour]

[3] Hésiode, Op. 90-105. [Retour]

[4] Diodore de Sicile, I, viii, 1-10. [Retour]

[5] Eschyle, Pro., 442-471. [Retour]

[6] Eschyle, Pro., 476-506. [Retour]

[7] Platon, Protagoras, 320c-322d. [Retour]

[8] Platon,Timée, 24e-25d et Critias. [Retour]

[9] Platon, Critias, 110e-111a. [Retour]

[10] Platon, Critias, 114e-115a. [Retour]

[11] Platon, Critias, 111a.[Retour]

[12] Vidal-Naquet (1964). [Retour]

[13] Pietro Martire de Anghiera, De orbe novo, dec.3, ch.8. [Retour]

[14] Licentiado Quiroga, Información de 1535. [Retour]

[15] Pietro Martire, De orbe novo, dec.1, ch.1. [Retour]

[16] B. de Las Casas, Apol. Hist., ch..205. [Retour]

[17] Ronsard, Le second livre des poèmes, n°3. [Retour]

[18] Voir l’étude de R. Trousson. [Retour]

[19] Cité par Hale (1998), p.609. [Retour]

[20] Cité par Hale (1998), pp.611-612. [Retour]

[21] Duverger (2001) pp.271, 367-368. [Retour]

[22] Cité par Bessis (2001), p.23. [Retour]

[23] A. Milhou, « Mundus novus et renovatio mundi », dans Utopie (2000), p.161. [Retour]

[24] C. Lévy-Strauss, cité par Bessis (2001), pp.272-273. [Retour]

[25] cf. Bessis (2001), pp.261-262. [Retour]

[26] Le texte de cette communication était achevé le 9 août 2001. [Retour]

[27] R. Dumont, L’utopie ou la mort, Paris, 1974, p.17. [Retour]

[28] L. Puiseux, La Babel nucléaire, Paris, 1977, pp.242-243. [Retour]

[29] Club Med (hiver 1997-1998), p.169. [Retour]

[30] Dépliant fourni par l’office du tourisme du Guatemala. [Retour]

[31] Bertho Lavenir (1999), pp.399-400. [Retour]

[32] Michel (1985), pp.353-355. [Retour]

[33] J. de Romilly (2000) face à Florence Dupont (2001) p.ex.  [Retour]


Bibliographie succincte

  • Bessis (Sophie), L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie, Paris, 2001.

  • Bertho Lavenir (Catherine), La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, 1999.

  • Chesneaux (Jean), L'art du voyage. Un regard (plutôt politique...) sur l'autre et l'ailleurs, Paris, 1999.

  • Cioranescu (Alexandre), « Nostalgies et tentations », dans L'avenir du passé. Utopie et littérature, Paris, 1972, pp.47-86.

  • de Romilly (Jacqueline), Les Grecs contre la violence, Paris, 2000.

  • Dupont (Florence), L’insignifiance tragique, Paris, 2001.

  • Duverger (Christian), Cortés, Paris, 2001.

  • Graulich (Michel), Montezuma, Paris, 1994.

  • Hale (John), La civilisation de l’Europe à la Renaissance. Traduit de l’anglais par René Guyonnet, Paris, 1998 (1e éd. 1993).

  • Michel (Michel), « Figure de l'exotisme et désir d'au-delà », dans Exotisme et création. Actes du Colloque international (Lyon, 1983), Lyon, 1985, pp.345-355.

  • Trousson (Raymond), Le thème de Prométhée dans la littérature européenne, 2e éd., 2 vol., Genève, 1976.

  • Utopie. La quête de la société idéale en Occident, sous la direction de Lyman Tower Sargent et de Roland Schaer, Paris, 2000.

  •  Vidal-Naquet (Pierre), « Athènes et l’Atlantide. Structure et signification d’un mythe platonicien » (1964), revu et repris dans Le chasseur noir, 3e éd., Paris, 1991, pp.335-360.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001

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