[ BCS ] [ BCS-BOR ] [ BCS-PUB ] [ Encyclopédie de l'Histoire : Introduction ]

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

CICÉRON (106-43 a.C.)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


Cicéron et l'histoire

Aucun titre, dans l'œuvre considérable et variée de Cicéron, ne relève de l'histoire : en dépit des invitations reçues (T 4), l'orateur s'est tenu à l'écart d'un genre où, selon Atticus, il aurait pourtant pu rivaliser avec les grands maîtres grecs. Cicéron mérite néanmoins d'être cité dans cet aperçu sur l'historiographie latine pour ses réflexions sur les buts et les règles de l'histoire et sur les liens entre cette discipline, la rhétorique et la littérature.

L'auteur part d'un état des lieux : jusqu'ici, l'histoire n'existe pas dans la littérature latine (T 4 : abest enim historia litteris nostris). Certes, Rome a connu les Annales des pontifes, puis sont venus des auteurs qui ont travaillé de la même façon, mais le seul mérite de ces œuvres est la concision. Les pontifes et les annalistes n'ont pas le style qui convient à l'histoire : ce sont de simples narratores alors qu'il faudrait des exornatores rerum (T 2). A Rome, autrefois, on composait aussi des éloges funèbres, documents d'une qualité pire encore (T 6). Ce n'est plus ici le style, la qualité littéraire qui font défaut ; c'est le contenu qui est souvent mensonger. Bref, tant pour la forme que pour le fond, l'histoire romaine, telle qu'elle existe vers le milieu du Ier siècle a.C., est totalement insatisfaisante. Cicéron va donc donner ses directives pour une histoire nouvelle.

Il n'est pas original quand il la définit comme magistra vitae (T 1). L'idée était déjà bien présente chez les Grecs, chez Polybe, par exemple, et, à Rome même, chez un Sempronius Asellio (T 8). Banales aussi, même si les formules sont bien frappées, les règles relatives au respect de la vérité, à l'impartialité qui s'imposent en histoire (T 3). Cicéron mérite plus d'attention quand il présente l'histoire comme un opus… oratorium maxime, « un travail tout particulièrement propre à l'orateur » (T 4). Qu'y a-t-il de commun, à ses yeux, entre ces deux genres littéraires ? Que l'orateur doive avoir des notions d'histoire, cela va de soi : ses plaidoyers, ses discours y gagneront en autorité (T 9). Mais le style de l'orateur restera distinct de celui de l'historien (T 8). L'historien, lui, doit-il se comporter comme un orateur, parler comme un avocat devant un tribunal ou un homme politique en face d'une assemblée ? Le respect de la vérité ne le permet sûrement pas. « What Cicero does mean, therefore… is that the true historian must be an artist ; 'oratory' in the wider meaning in which he employs the word is synonymous with 'artistic prose' » (Laistner, The Greater Roman Historians, p. 30-31). En d'autres termes, l'historien, tout en disant le vrai, et tout le vrai, doit le dire avec élégance, travail qui, selon Cicéron, conviendrait parfaitement à l'orateur, lequel maîtrise les techniques littéraires indispensables.

Il est difficile de mesurer l'influence réelle exercée par les idées de Cicéron. Certes, l'historiographie romaine prend, à partir de la fin du Ier siècle a.C., une allure plus littéraire. Salluste, Tite-Live, Tacite n'écrivent plus comme les annalistes. Cicéron aurait-il été entendu ? Cela n'est pas sûr. Salluste, par exemple, doit certainement plus à ses maîtres grecs qu'à l'auteur des Catilinaires. Tite-Live, en revanche, paraît avoir été plus sensible aux leçons de l'orateur. En définitive, n'est-il pas permis de penser que le genre historique aurait de toute façon évolué à Rome, même sans intervention de Cicéron ?

 

Bibliographie

Textes

- De l'orateur. Livre deuxième, éd., trad. E. Courbaud, Paris, 1950 (C.U.F.).

- Traité des lois, éd., trad. G. De Plinval, Paris, 1968 (C.U.F.).

- Brutus, éd., trad. J. Martha, 3e éd., Paris, 1960 (C.U.F.).

- L'orateur - Du meilleur genre d'orateur, éd., trad. A. Yon, Paris, 1964 (C.U.F.).

Études

- Feldherr A., Cicero and the Invention of 'Literary' History, dans Eigler U. e.a. (éds), Formen römischer Geschichtsschreibung von den Anfängen bis Livius, p.196-212.

- Fox M., Cicero's Philosophy of History, Oxford, 2007 (BMCR 2008.06.32)

- Petzold K.E., Cicero und Historie, dans Chiron, 2, 1972, p.253-276.

- Rambaud M., Cicéron et l'histoire romaine, Paris, 1953 (Coll. d'études latines. Série scientifique, XXVIII).

- Rawson E., Cicero the Historian and Cicero the Antiquarian, dans Roman Culture and Society, Oxford, 1991, .p.58-79 [= Journal of Roman Studies, 62, 1972, p.33-45].

- Sinkovich K.A., Cicero historicus, dans Rivista di studi classici, 22, 1974, p.164-175.

 

Textes choisis

De l'orateur (trad. E. Courbaud)

T 1 - II, IX, 36 L'histoire enfin, témoin des siècles, flambeau de la vérité, âme du souvenir, école de la vie, interprète du passé, quelle voix, sinon celle de l'orateur, peut la rendre immortelle ?

T 2 - II, XII, 52-54 L'histoire n'était alors que la rédaction des annales. C'est pour cet objet, c'est en vue de conserver les souvenirs publics, que le grand pontife, depuis les premiers temps de Rome jusqu'au pontificat de P. Mucius [Scaevola] , mettait par écrit tous les faits de chaque année, les portant sur une table blanchie qu'il affichait dans sa demeure, afin que le peuple pût venir en prendre connaissance : ainsi fut constitué ce que l'on nomme encore aujourd'hui les Grandes Annales. Beaucoup ont adopté cette manière d'écrire ; ils se sont bornés, sans aucune recherche de beauté littéraire, à consigner la mémoire des époques, des hommes, des lieux, des événements. Ce qu'avaient été chez les Grecs Phérécyde, Hellanicos, Acusilas et bien d'autres, Caton, Fabius ou Pison le furent à Rome. Tous ces gens-là ignorent le secret d'embellir le discours (secret qui n'a d'ailleurs été importé ici que depuis peu de temps) et, pourvu qu'ils se fassent comprendre, ils ne connaissent d'autre mérite que celui de la brièveté. L'un d'eux cependant a pris quelque essor et donné à l'histoire un ton plus relevé, [Coelius] Antipater, l'honorable ami de Crassus. Mais les autres ne songent pas à orner les faits ; ils se contentent de les raconter.

T 3 - II, XV, 62-63 Ne voyez-vous pas quelle belle tâche c'est pour l'orateur que d'écrire l'histoire ? Peut-être même n'y en a-t-il point d'autre qui demande plus d'abondance rapide et de variété dans le style. Et pourtant je ne trouve nulle part que les rhéteurs en aient fait l'objet de préceptes spéciaux. Ces préceptes, aussi bien, sont en évidence, sous nos yeux. Qui ne sait que la première loi du genre est de ne rien oser dire de faux ? la seconde, d'oser dire tout ce qui est vrai ? d'éviter, en écrivant, jusqu'au moindre soupçon de faveur ou de haine ? Oui, voilà les fondements de l'histoire, et il n'est personne qui les ignore.

 

Traité des lois (trad. G. De Plinval)

T 4 - I, II, 6 Atticus - Il y a longtemps que l'on demande, ou plutôt que l'on réclame de toi [Cicéron] une œuvre d'histoire. Car on estime que, si tu te mets à ce genre de travail, nous pourrons arriver même en ce domaine à ne plus du tout nous y trouver inférieurs à la Grèce. Et, pour te faire connaître mon avis personnel, il me semble que c'est là un présent que tu dois non seulement aux aspirations de ceux qui aiment les lettres, mais aussi à la patrie, pour que, déjà sauvée grâce à toi, elle soit, encore grâce à toi, illustrée.

L'histoire en effet n'existe pas dans notre littérature, comme moi-même je m'en rends compte et comme je te l'entends dire si souvent. Or tu peux d'autant mieux y réussir qu'il s'agit, ainsi que tu as d'ailleurs coutume de l'envisager, d'un travail tout particulièrement propre à un orateur. Par conséquent mets-toi à l'ouvrage, nous te le demandons, et assure-toi le temps nécessaire à une entreprise restée jusqu'à présent ignorée ou négligée de nos compatriotes.

T 5 - I, III, 8 Quintus - A partir de quelle époque doit commencer le récit ? Pour moi, je suis d'avis de le prendre à partir des temps les plus éloignés, dont l'histoire a été écrite de telle manière qu'elle en est illisible ; mais lui [Cicéron], il réclame l'histoire contemporaine de son existence, afin de saisir les événements auxquels il a pris part.

Atticus - Je suis plutôt de son avis. Les événements les plus importants se trouvent en effet dans notre époque et notre génération ; de plus, il aura à mettre en lumière la gloire de notre grand ami Pompée ; il rencontrera aussi la belle et inoubliable année de son consulat [a.63] et je préfère qu'il la célèbre plutôt que de l'entendre nous parler, comme on dit, de Rémus et de Romulus.

 

Brutus (trad. J. Martha)

T 6 - XVI, 62 Ah ! par exemple ! Des éloges funèbres, on en a ! Les familles les conservaient comme des titres d'honneur et comme des documents, soit pour en faire usage lorsqu'un de leurs membres venait à mourir, soit pour perpétuer le souvenir de la gloire domestique, soit pour faire valoir tout ce qu'on avait de noblesse. Ces éloges funèbres ont d'ailleurs altéré notre histoire. On y trouve consignées beaucoup de choses qui n'ont pas eu lieu, de faux triomphes, des consulats dont le nombre est grossi, de fausses généalogies et de prétendus passages de patriciens à la plèbe, imaginés quand des gens de basse origine se coulaient dans une famille aristocratique portant le même nom: comme si moi, par exemple, je me disais issu de Manius Tullius, qui était patricien et qui fut consul avec Servius Sulpicius dix ans après l'expulsion des rois.

T 7 - LXXV, 262 Le fait est que ses discours [de César], dit Brutus, me plaisent infiniment. J'en ai lu beaucoup. J'ai lu aussi les mémoires qu'il a écrits sur ses campagnes.

Oh ! repris-je, tout à fait excellents ! Ils sont nus, vont droit au fait, ont une grâce sans aucun apprêt oratoire, comme un corps dépouillé de son vêtement. En voulant fournir des matériaux aux historiens futurs, il a peut-être fait plaisir à des lourdauds, qui seront tentés de friser tout cela au petit fer. Mais aux gens sensés il a ôté l'envie d'écrire; car dans l'histoire la brièveté élégante et lumineuse est ce qu'il y a de plus agréable.

 

L'orateur (trad. A. Yon)

T 8 - XX, 66 Proche de ce genre [des sophistes] est l'histoire qui comporte des narrations ornées et souvent la description d'une contrée ou d'une bataille ; on y intercale aussi des harangues et des exhortations ; mais on y recherche un style étiré et coulant, non celui tendu et vif de l'orateur. L'éloquence que nous cherchons doit être séparée des historiens non moins que des poètes.

A comparer à Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 31 (trad. H. Bornecque)

L'histoire peut également fournir à l'orateur je ne sais quel suc fécond et agréable. Mais, elle aussi, en la lisant, il faut que nous sachions que l'orateur doit fuir la plupart de ses qualités. En effet, très voisine de la poésie, elle est en quelque sorte un poème en prose. De plus, elle se propose de raconter, non de prouver, et, dans toutes ses œuvres, elle a en vue non pas un effet immédiat ou un combat actuel, mais la mémoire de la postérité et la réputation de l'écrivain: voilà pourquoi elle emploie des mots moins usités et des figures plus hardies pour éviter la monotonie du récit. Aussi, comme je l'ai dit, la célèbre brièveté de Salluste, comble de la perfection pour les oreilles d'érudits qui ont du loisir, nous ne devons pas essayer de l'imiter devant un juge, préoccupé de mille pensées, et qui, généralement, n'est pas érudit; et cette abondance laiteuse de Tite-Live n'instruira pas suffisamment un homme qui, dans un exposé, cherche, non la beauté, mais la vérité. Ajoutez que Cicéron croit que même Thucydide ou Xénophon ne sont pas utiles à l'orateur, quoique, d'après lui, le premier "embouche la trompette guerrière", et que, par la bouche de l'autre, "les Muses aient parlé".

T 9 - XXXIV, 120 Qu'il [l'orateur] apprenne également l'ordre des événements et de l'histoire du passé, surtout sans doute de notre cité, mais aussi des peuples conquérants et des rois illustres. Cette tâche nous a été facilitée par le travail de notre ami Atticus, qui, en observant l'ordre chronologique et mentionnant les faits à leur date sans en oublier aucun d'important, a rassemblé dans un seul livre [= Liber annalis] l'histoire de sept cents ans. Ignorer ce qui s'est passé avant qu'on ne soit né, c'est être toujours un enfant. Qu'est-ce en effet que l'âge d'un homme si par le souvenir du passé il ne s'ajoute pas à celui de ses devanciers dans une trame continue ? D'autre part le rappel de l'antiquité et l'allusion aux précédents historiques ajoutent au discours, avec beaucoup d'agrément, à la fois de l'autorité et du crédit.

 


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick

[14 septembre 2007 ]


 [ BCS ] [ BCS-BOR ] [ BCS-PUB ] [Encyclopédie de l'histoire : Introduction]