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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


APULEE

L'Âne d'or ou les Métamorphoses

2. À Hypata (I, 21, 1 - II, 27, 7)


L'arrivée à Hypata : l'hébergement chez Milon

(I, 21, 1) Ici nous cessâmes de causer et de faire route ensemble. On voyait de là quelques habitations sur la gauche, et mes deux compagnons tournèrent de ce côté.

(2) Pour moi, je fis halte à la première auberge que je trouvai en entrant en ville; et m'adressant à l'hôtesse, qui n'était pas des plus jeunes, je lui fis quelques questions: Est-ce bien ici Hypate? -- Oui. -- (3) Connaissez-vous Milon, l'un des premiers de la ville? Elle partit d'un éclat de rire. Le premier sans contredit, reprit-elle; car il demeure au Pomerium, tout à fait en dehors des murs. -- (4) Raillerie à part, ma bonne femme, dites-moi, je vous prie, quel homme c'est, et où il loge. -- Voyez-vous ces fenêtres là-bas, qui donnent sur la rue? On entre de l'autre côté par une impasse. (5) C'est la maison de votre homme, richard s'il en fut, tout cousu d'or, mais ladre fieffé, et décrié universellement pour ses vilenies. (6) Il gagne gros à prêter à usure, et sur bons gages d'or ou d'argent. Il vit renfermé dans son taudis, avec sa femme qui lui ressemble de tous points. (7) Une servante, une jeunesse composent tout son domestique. Quand il sort, on le prendrait pour un mendiant.

(8) Le portrait me fit rire. Mon ami Déméas a eu vraiment une attention délicate, en me donnant, à moi voyageur, une pareille recommandation. Voilà un logis où je ne serai incommodé ni de la fumée, ni de l'odeur de la cuisine.

(I, 22, 1) La maison n'était qu'à deux pas; je m'y rends, et je frappe en appelant à haute voix. La porte était soigneusement verrouillée. (2) Enfin, une jeune fille se présente. Vous n'y allez pas de main morte, dit-elle. Hé! sur quel gage, s'il vous plaît, prétendez-vous qu'on vous prête? II n'y a que vous qui ne sachiez pas qu'il n'entre chez nous que de bon or ou de bon argent. (3) Allons, lui dis-je, faites-nous un autre accueil: votre maître est-il chez lui? Oui, répondit-elle; mais que lui voulez-vous? (4) J'ai une lettre pour lui de la part de Déméas, duumvir à Corinthe. -- Je vais le prévenir; attendez-moi là. (5) Elle tire les verrous sur elle, et rentre dans la maison. Elle ne tarda pas à revenir, et, en rouvrant la porte: Mon maître désire vous voir, me dit-elle. (6) Je la suis, et je trouve mon homme couché sur un lit très exigu, et au moment de souper. (7) Sa femme était assise à ses pieds. Mon hôte, me montrant qu'il n'y avait rien sur table: Voilà, dit-il, tout ce que j'ai à vous offrir. (8) C'est au mieux, répondis-je; et je lui remets aussitôt la lettre de Déméas. Il y jette un coup d'oeil rapide, et me dit: Déméas est bien aimable de me procurer un hôte de votre importance.

(I, 23, 1) Il fait alors lever sa femme, et m'invite à prendre sa place. Comme je m'en défendais poliment: Asseyez. vous là, me dit-il; les sièges nous manquent. (2) J'ai grand peur des voleurs, et mon mobilier s'en ressent. Je lui obéis. (3) À cette tournure élégante, continua-t-il, à cette modestie virginale, j'aurais bien deviné que vous étiez un jeune homme comme il faut, (4) quand même la lettre de mon ami Déméas ne me l'aurait pas dit. Ne faites pas fi de ma pauvre demeure, je vous en prie. (5) Vous voyez cette pièce ici à côté; c'est un logement très convenable, daignez en faire votre appartement. (6) Ce sera un grand relief pour ma maison, et pour vous l'occasion de suivre un glorieux exemple. Votre vertu va s'élever au niveau de celle de Thésée, dont votre père porte le nom. Ce grand homme ne dédaigna pas la chétive hospitalité de la vieille Hécale. (7) Appelant alors la jeune fille: Photis, dit-il, emporte le bagage de notre hôte, et le dépose avec soin dans cette chambre. (8) Prends dans l'office, et mets à sa disposition ce qu'il faut d'huile pour se frotter, de linge pour s'essuyer. Puis conduis-le au bain le plus proche. Il a fait un voyage pénible et de longue haleine: il doit être fatigué.

(I, 24, 1) À ces mots, désirant entrer dans les vues parcimonieuses de Milon et me concilier d'autant ses bonnes grâces: Grand merci, repris-je; je ne manque jamais de prendre avec moi tout ce qu'il me faut quand je voyage. (2) Quant aux bains, avec ma langue, je saurai bien les trouver. Mais je tiens par-dessus tout à ce que mon cheval, qui m'a été d'un excellent service, ne manque ni de fourrage ni de grain. Tiens, Photis, voici de l'argent pour en acheter.

(3) Cela fait, et mon bagage étant rangé dans ma chambre, je sortis pour me rendre aux bains. Mais je passai d'abord au marché, afin de me pourvoir d'un souper. (4) Il était splendidement approvisionné en poisson. Je marchandai; et ce qu'on m'avait fait cent écus, je l'eus pour vingt deniers. (5) Je sortais de ce lieu, quand je fis rencontre d'un certain Pythias qui avait été mon condisciple à Athènes. Il mit quelque temps à me reconnaître; puis me sautant au cou, il m'embrassa tendrement. (6) Qu'il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, mon cher Lucius! sur ma parole, pas depuis que nous quittâmes les bancs et la cité de Minerve. (7) Et quel motif t'amène ici? Demain tu le sauras, lui répondis-je. Mais que vois-je? Il faut que je te félicite. Un train, des faisceaux! tout l'appareil de la magistrature! (8) Je suis édile, dit Pythias; j'ai la haute main sur les approvisionnements. As-tu quelqu'un à traiter? on pourra t'être utile. Je le remerciai de ses avances, ayant assez pour mon souper du poisson dont j'avais déjà fait emplette. (9) Mais Pythias avisant mon panier, se mit à secouer les poissons pour les mieux examiner: Combien as-tu payé cette drogue? -- Vingt deniers. C'est tout ce que j'ai pu faire que de les arracher à ce prix.

(I, 25, 1) À ces mots, il me prend brusquement par la main; et me ramenant dans le marché: Et à qui de ces gens-là as-tu acheté cette belle marchandise? (2) Je montrai du doigt un petit vieillard assis dans un coin. Mon homme alors les apostrophant du haut de son édilité: (3) Est-ce ainsi, vous autres, que vous rançonnez nos amis? Et des étrangers encore! Vendre à ce prix de pareil fretin! À force de surfaire, vous affamerez cette ville qui est la fleur de toute la Thessalie, et vous nous la rendrez déserte comme un rocher. (4) Mais prenez-y garde. Et toi, je vais t'apprendre comment les fripons sont menés sous mon administration. Répandant alors mon poisson sur le pavé, il ordonne à l'officier qui le suivait de marcher dessus, et d'écraser le tout sous ses pieds. (5) Après cet acte de vigueur, mon Pythias se tourne vers moi, et me dit: C'est un homme d'âge; il est assez puni par l'affront public que je lui ai fait.

(6) Tout ébahi de cette scène, et sans argent ni souper, grâce à l'officieuse intervention de mon habile homme d'ami, je me résigne à aller au bain. De là, plus lavé que restauré, je regagne le logis de Milon, et enfin ma chambre.

(I, 26, 1) Photis vint me dire que le patron me demandait. Moi, bien au fait des habitudes d'abstinence de la maison, je fis une excuse polie: je n'étais que fatigué du voyage, et j'avais moins besoin de nourriture que de repos. (2) Mais il ne s'en contenta pas, il vint en personne; et m'appréhendant au corps avec une douce violence, il tâche de m'entraîner. Je résistais, je faisais des façons: Je ne sors pas d'ici sans vous, dit-il, (3) en appuyant cette protestation d'un serment. Il fallut se rendre, et le suivre, bon gré, mal gré, jusqu'à son méchant lit, où il me fit asseoir. Comment va notre cher Déméas, me dit-il? Et sa femme? et ses enfants? et toute la maisonnée? (4) À chaque question, une réponse. Il s'informe ensuite avec détail des motifs de mon voyage. (5) Je les déduis tout au long. Puis le voilà qui s'enquiert par le menu de tout ce qui concerne ma ville natale, ses notables habitants, son premier magistrat, etc., etc.; (6) tant qu'enfin il s'aperçut qu'épuisé d'un si rude voyage, et non moins harassé de cette enfilade de questions, je tombais de sommeil avant la fin de chaque phrase, ne pouvant plus même franchir certaines articulations. Il me permit alors de gagner mon lit. (7) Je m'échappai ainsi du famélique souper de ce vieux ladre; lourd de tête, mais léger d'estomac; ayant tâté de son babil pour tout potage. Et, rentré dans ma chambre, je goûtai enfin le repos si ardemment souhaité.

Le premier matin à Hypata

(II, 1, 1) Dès que la nuit se fut dissipée et qu'un nouveau soleil eut ramené le jour, je dis adieu au sommeil et au lit, avec cette curiosité fébrile d'un amateur du merveilleux. (2) Enfin, me disais-je, me voici dans cette Thessalie, terre natale de l'art magique, et qui fait tant de bruit dans le monde par ses prodiges. C'est donc ici que s'est passé tout ce que ce bon Aristomène nous a conté en route! J'éprouvais je ne sais quel désir vague et inquiet, et je promenais de toutes parts mes regards scrutateurs. (3) Nul objet ne se présentait à ma vue, que je ne le prisse pour autre que ce qu'il était. Tout me semblait métamorphose. (4) Dans les pierres, les oiseaux, les arbres du Pomérium, les fontaines de la ville, je voyais autant de créatures humaines, transmuées par la vertu des fatales paroles. Le charme avait pétrifié les uns, emplumé les autres, commandé à ceux-ci de pousser des feuilles, à ceux-là de faire jaillir l'eau du fond de leurs veines. (5) Il me semblait que des statues allaient marcher, les murailles parler, le bétail prédire, et que, de la voûte des cieux, le soleil lui-même allait prononcer des oracles.

Rencontre avec Byrrhène: ses avertissements

(II, 2, 1) J'allais et venais, frappé de stupeur, torturé par l'attente; sans apercevoir même un commencement de réalisation de toute cette fantasmagorie. (2) Enfin, tout en errant de porte en porte, me dandinant comme un désoeuvré et marchant en zigzag comme un homme ivre, (3) je me trouvai insensiblement au milieu du marché. Une dame passait, avec un nombreux cortège de domestiques. Je hâtai le pas pour la joindre. (4) Le luxe de ses pierreries, et l'or qui brillait sur ses vêtements, ici en tissu, là en broderie, annonçaient une dame de haut parage. (5) Elle avait à ses côtés un homme d'âge avancé, qui s'écria en m'apercevant: Eh! oui, c'est bien Lucius! (6) Là-dessus, il m'embrasse; et marmottant je ne sais quoi à l'oreille de la dame: Approchez donc, me dit-il, et saluez votre mère. -- (7) Qui? moi? répondis-je; je ne connais pas cette dame. Et, le rouge me montant au visage, je rejetai la tête en arrière, et reculai de quelques pas. (8) La dame fixe alors son regard sur moi: Il tient de famille, dit-elle; voici des traits où la belle âme de sa vertueuse mère Salvia respire tout entière. Et puis, quelles merveilleuses proportions dans toute sa personne! (9) Taille raisonnable, élancée sans être frêle, teint légèrement rosé, cheveux blonds, naturellement bouclés; oeil bleu, mais vif; regard d'aigle, adouci par une expression toujours heureuse; maintien charmant, démarche aisée.

(II, 3, 1) C'est moi, mon cher Lucius, ajouta-t-elle, qui vous ai élevé de mes propres mains. Et la chose est toute simple: je suis parente, et, de plus, soeur de lait de votre mère. (2) Issues toutes deux de la famille de Plutarque, nourries du même sein, nous avons grandi comme deux soeurs dans l'intimité l'une de l'autre. La seule différence entre nous est celle du rang. Elle a contracté une haute alliance; et je me suis mariée dans la bourgeoisie. (3) Je suis cette Byrrhène dont le nom, souvent prononcé par ceux qui vous élevaient, doit être familier à vos jeunes oreilles. (4) Acceptez sans scrupule l'hospitalité chez moi, ou plutôt regardez ma maison comme la vôtre. (5) Pendant qu'elle me parlait, ma rougeur s'était dissipée, et je répondis enfin: À Dieu ne plaise, ma mère, que je me donne un pareil tort envers mon hôte Milon, dont je n'ai pas à me plaindre! Mais vous me verrez aussi assidu près de vous que je puis l'être, sans manquer à ce que je lui dois. Et à l'avenir, si je refais ce voyage, à coup sûr je n'irai pas descendre ailleurs que chez nous. (6) Nous faisons quelques pas durant cet échange de compliments, et nous arrivons à la maison de Byrrhène.

(II, 4, 1) Un vestibule de la dernière magnificence nous offre aux quatre coins une colonne, surmontée d'un globe qui porte une Victoire élevant des palmes. (3) Ces figures s'élancent à ailes déployées, chacune vers un point de l'horizon. Du bout de leurs pieds, d'où s'échappent des gouttes de rosée, elles repoussent, par un mouvement précipité, le point d'appui, qui se dérobe en tournant sans se déplacer. Le pied n'y pose plus, mais il l'effleure encore; et l'illusion va jusqu'à vous faire voir ces statues en plein vol. (3) Une Diane en marbre de Paros, du travail le plus exquis, occupe le point central de l'édifice. La déesse marche, et, dans son action animée, ses draperies flottent, son buste se projette en avant; elle semble venir à votre rencontre, et le respect vous saisit à la majesté divine qui l'environne. (4) Plusieurs chiens l'escortent de droite et de gauche. Ces animaux sont aussi de marbre. Leurs yeux menacent, leurs oreilles se dressent, leurs naseaux s'enflent, ils montrent leurs dents terribles. Si, du voisinage, un aboiement se faisait entendre, chacun croirait qu'il sort de ces gosiers de pierre. (5) L'habile statuaire a fait ici un véritable tour de force. Les chiens sont en élan, et toute leur partie antérieure semble porter en l'air, tandis qu'elle repose en effet sur les pieds de derrière qui n'ont pas quitté le sol. (6) En arrière de ce groupe s'élève une grotte tapissée de mousse, de gazon, de lianes grimpantes et de pampre, entremêlés çà et là de ces arbustes qui se plaisent sur les rochers. (7) Tout l'intérieur de la grotte est éclairé par le reflet du marbre, dont rien n'égale la blancheur et le poli. Au dehors et sur les flancs pendent des raisins et d'autres fruits, que l'art, émule de la nature, a exprimés avec une vérité parfaite. (8) C'est à croire qu'ils attendent seulement, pour être cueillis et mangés, que la coloration leur soit venue du souffle mûrissant du vent d'automne. (9) Penchez-vous, et voyez-les se réfléchir dans le miroir de ces fontaines qui jaillissent en divers sens des pieds de la statue; ils tremblent dans cette onde agitée comme aux rameaux de la vigne elle-même, et à l'imitation déjà si parfaite se joint le prestige du mouvement. (10) Au travers du feuillage, on voit se dessiner la figure d'Actéon, déjà cerf à moitié. Il jette, en tournant la tête, un regard furtif sur la déesse, et guette l'instant où elle va se mettre au bain.

(II, 5, 1) Tandis que mon oeil charmé parcourt à l'envi ces belles choses, revenant sans cesse de l'une à l'autre: Tout ce que vous voyez est à vous, me dit Byrrhène; et désirant m'entretenir en tête-à-tête, elle fit retirer tout son monde. (2) Quand nous fûmes seuls: Je tremble pour vous comme pour un fils, mon bien-aimé Lucius, me dit-elle; j'en prends Diane à témoin. Ah! que je voudrais pouvoir écarter les dangers qui menacent cette tête si chère! (3) Gardez-vous, mais gardez-vous sérieusement des fatales pratiques et des détestables séductions de cette Pamphile, la femme de Milon, que vous dites être votre hôte. (4) C'est, dit-on, une sorcière du premier ordre, experte au plus haut degré en fait d'évocations sépulcrales. Elle peut, rien qu'en soufflant sur une pierre, une baguette ou quelque autre objet aussi insignifiant, précipiter les astres du haut de la voûte éthérée dans les profondeurs du Tartare, et replonger la nature dans le vieux chaos. (5) Elle ne voit pas un jeune homme de bonne mine sans se passionner aussitôt. Dès lors, ni ses yeux ni son cœur ne peuvent se détacher de lui. (6) Elle l'entoure d'amorces, s'empare de son esprit, l'enlace à jamais dans les chaînes de son inexorable amour. (7) À la moindre résistance, elle s'indigne; et les récalcitrants sont tantôt changés en pierres ou en animaux, tantôt anéantis tout à fait. Ah! Je tremble pour votre sûreté. Gardez-vous de brûler pour elle; ses ardeurs sont inextinguibles, et votre âge et votre tournure ne vous expose que trop à la conflagration. Ainsi Byrrhène exprimait ses craintes.

La servante Photis : les agaceries

(II, 6, 1) Mais, puissance de la curiosité! au seul mot de magie, ce but de toutes mes pensées, loin d'éprouver de l'éloignement pour Pamphile, (2) je me sentis naître un violent désir de me faire à tout prix initier par elle aux secrets de son art. Il me tardait d'aller à corps perdu me jeter dans cet abîme. (3) Mon impatience tenait du délire; au point que m'arrachant des mains de Byrrhène, comme d'une chaîne qui me pesait, je lui dis brusquement adieu, et je volai au logis de Milon. (4) Allons, Lucius, me disais-je, tout en courant comme un fou, courage et présence d'esprit; (5) voici l'occasion tant souhaitée. Tu vas t'en donner de ce merveilleux dont tu es si avide. (6) Ne vas pas faire l'enfant; il s'agit de traiter rondement l'affaire. Point d'intrigue amoureuse avec ton hôtesse. La couche de l'honnête Milon doit être sacrée pour toi: mais il y a Photis, la jeune chambrière, qu'il te faut emporter de haute lutte. (7) La friponne est piquante; elle aime à rire; elle pétille d'esprit. Hier au soir, quand tu ne songeais qu'à dormir, ne te conduisit-elle pas très officieusement à ta chambre? Et quel empressement! délicat à te déshabiller, à te couvrir dans ton lit! Ce baiser sur ton front, cette expression dans son regard trahissaient assez son regret de te quitter. Maintes fois, avant de sortir, elle a fait une pause, et regardé en arrière. (8) Allons, j'en accepte l'augure. Arrive que pourra, j'aurai pied ou aile de cette Photis.

(II, 7, 1) Tout en délibérant ainsi, et, comme on dit, opinant de mes jambes, je me trouve à la porte de Milon. Ni le patron ni sa femme n'étaient au logis. Mais j'y trouvai Photis, mes amours. (2) Elle s'occupait à préparer pour ses maîtres un mets composé de viande hachée menu et d'autres ingrédients; le tout se mitonnait dans une casserole à ragoûts; et, bien qu'à distance, il en arrivait jusqu'à mon nez des émanations qui promettaient. (3) Photis était vêtue d'une blanche robe de lin, qu'une ceinture d'un rouge éclatant, un peu haut montée, serrait juste au-dessous des boutons du sein. Ses mains mignonnes agitaient circulairement le contenu du vase culinaire, non sans lui imprimer de fréquentes secousses. Un branle voluptueux se communiquait ainsi à toute sa personne. Je voyais ses reins se ployer, ses hanches se balancer, et toute sa taille ondoyer de la façon la plus agaçante. (4) Je restai là muet d'admiration et comme en extase. Voilà mes sens, du calme plat, qui passent à l'état de révolte. (5) Ma Photis, lui dis-je, que de grâces! quel plaisir de te voir remuer ensemble cette casserole et cette croupe divine! (6) Le délicieux ragoût que tu prépares! heureux, cent fois heureux qui pourra en tâter, ne fût-ce que du bout du doigt! (7) La friponne alors, aussi gaillarde que gentille: Gare, gare, pauvre garçon, me dit-elle; cela brûle, il n'en faut qu'une parcelle pour vous embraser jusqu'à la moelle des os. Et alors, quelle autre que moi pour éteindre l'incendie! oui, que moi; car je ne suis pas seulement experte en cuisine; j'entends tout aussi bien un autre service.

(II, 8, 1) En parlant ainsi, elle tourne la tête, et me regarde en riant. Moi, avant de lui obéir, je passe en revue toute sa personne. (2) Mais que sert de vous la décrire en détail? Dans une femme, je ne prise rien tant que la tête et la chevelure. C'est ma plus vive admiration en public, ma plus douce jouissance dans l'intimité. (3) Et, pour justifier cette prédilection, n'est-ce pas la partie principale du corps humain, celle qui est le plus en évidence, qui frappe les yeux tout d'abord? Cet appendice naturel n'est-il pas pour la tête ce qu'une parure éclatante est pour le reste du corps? (4) Je vais plus loin: souvent la beauté, pour mieux éprouver le pouvoir de ses charmes, se dépouille de tout ornement, fait tomber tous les voiles, et n'hésite pas à se montrer nue, espérant plus de l'éclat d'une peau vermeille que de l'or des plus riches atours. (5) Mais de quelques attraits que vous la supposiez pourvue, si vous lui ôtez, (chose affreuse à dire! nous préserve le ciel de la réalité!) si vous lui ôtez, dis-je, l'honneur de sa chevelure, si son front est découronné, (6) eh bien! cette fille du ciel, née de l'écume des mers, bercée par les vagues, elle a beau s'appeler Vénus, avoir pour compagnes les Grâces, et le peuple entier des Amours dans son cortège; elle a beau s'armer de sa ceinture, exhaler le cinnamome et distiller la myrrhe, une Vénus chauve ne peut plaire à personne; non, pas même à son Vulcain.

(II, 9, 1) Que sera-ce si la nature a donné aux cheveux une couleur avantageuse ou un lustre qui en relève l'éclat; de ces teintes vigoureuses qui rayonnent au soleil, ou (2) de ces nuances tendres, dont le doux reflet se joue aux divers aspects de la lumière? Tantôt c'est une chevelure blonde, toute d'or à la surface, et qui prend vers la racine le brun du miel dans l'alvéole; tantôt c'est un noir de jais, dont l'émail rivalise avec l'azur de la gorge des pigeons. (3) Lorsque, luisants des essences d'Arabie, et lissés par l'ivoire aux dents serrées, les cheveux sont ramenés derrière la tête, c'est une glace où se mirent avec délices les yeux d'un amant: (4) ici ils simulent une couronne tressée en nattes serrées et fournies; là, libres de toute contrainte, ils descendent en ondes derrière la taille. (5) Telle est l'importance de la coiffure, qu'une femme eût-elle mis en oeuvre l'or, les pierreries, les riches tissus, toutes les séductions de la toilette; si elle n'a pris un soin égal de ses cheveux, elle ne paraîtra point parée. (6) Cet arrangement chez ma Photis n'avait coûté ni temps, ni peine; un heureux négligé en faisait tous les frais. (7) Réunis en noeud au sommet de la tête, ses cheveux retombaient, gracieusement partagés, des deux côtés de son cou d'ivoire, et de leurs extrémités bouclées atteignaient la bordure supérieure de son vêtement.

(II, 10, 1) La volupté chez moi devenait torture; je n'y tenais plus; et me penchant avidement sur le beau cou de Photis, à l'endroit où les cheveux prennent naissance, j'y imprimai un long et délicieux baiser. (2) Elle tourna la tête, et me lançant de côté une oeillade assassine: Ah! jeune écolier, vous prenez goût à ce nanan; tout n'y est pas miel; prenez-y garde. À la longue, trop de douceur aigrit la bile. (3) J'en cours le risque, ma chère âme, m'écriai-je; pour savourer un seul de tes baisers, je suis homme à me laisser griller tout de mon long sur le brasier que voilà. Je dis; et la serrant dans mes bras, je joignis les effets aux paroles. (4) Mon feu la gagne, elle me rend étreinte pour étreinte, caresse pour caresse. Sa bouche entrouverte me prodigue le parfum de son haleine; nos langues se rencontrent aiguillonnées par nos communs désirs. Ivre de ce doux nectar, (5) Je meurs, m'écriai-je, je suis mort, si tu ne m'exauces. (6) Mais elle, m'embrassant de nouveau, me dit: Rassure-toi; tes désirs sont les miens: je suis à toi, et nos plaisirs ne se feront guère attendre. À l'heure des flambeaux, je serai dans ta chambre. Va rassembler tes forces; car je veux toute la nuit te livrer bataille, et j'irai de tout cœur.

(II, 11, 1) L'entretien dura encore quelque temps sur ce ton, puis nous nous séparâmes. Vers midi, je reçois un porc gras, cinq poulardes et un baril d'excellent vin vieux, que Byrrhène m'envoyait pour ma bienvenue. (2) J'appelle aussitôt Photis. Tiens, lui dis-je, voici du renfort pour Vénus: Bacchus, son écuyer, lui apporte ses armes. Il faut qu'aujourd'hui même nous mettions ce tonneau à sec. Noyons la froide pudeur dans le vin, et puisons dans ses flots une ardeur infatigable. (4) De l'huile à pleine lampe (car adieu cette fois au sommeil), et du vin à pleines coupes, c'est tout ce qu'il faut pour le voyage de Cythère. (5) Je me rendis de suite au bain, où je passai le temps jusqu'au souper, mon cher hôte Milon m'ayant invité à partager son très maigre ordinaire. Je n'avais pas oublié les avis de Byrrhène; aussi pris-je grand soin de ne rencontrer que le moins possible le regard de la maîtresse du logis. Je ne jetais les yeux de son côté qu'avec effroi, comme si j'allais voir le lac Averne. (6) Par compensation, Photis était là pour nous servir. Pas un de ses mouvements ne m'échappait, et cette vue me réjouissait l'âme. La nuit survint. Tout à coup Pamphile s'écria, en regardant la lampe: Quelle averse pour demain! Son mari lui demanda comment elle le savait. C'est la lampe qui me l'annonce, reprit-elle. (6) Milon se mit à rire. Admirable sibylle que nous avons là, dit-il, au courant de toutes les affaires du ciel. Du haut de cette tige qui la porte, il n'est sans doute pas un mouvement du soleil qu'elle n'observe.

L'histoire de Diophane et de Cerdon

(II, 12, 1) Ici je pris à mon tour la parole: C'est là effectivement une des premières notions de l'art divinatoire; (2) et la chose est toute simple. Cette petite flamme allumée par une main mortelle n'est rien moins qu'une étincelle du feu céleste; une secrète correspondance existe entre elle et sa divine origine. Elle sait ce qui va se passer là-haut: pourquoi ne pourrait-elle pas le prédire? (3) À ce propos, nous avons maintenant à Corinthe un Chaldéen qui fait des consultations merveilleuses, et qui met toute la ville en émoi. Il va inviter le premier venu, pour son argent, au secret des destinées. (4) Il sait quel jour il faut choisir pour contracter mariage, pour poser une première pierre, pour entreprendre une affaire de négoce, pour faire route sans mauvaise rencontre, ou s'embarquer sous de bons auspices. (5) Moi-même, je l'ai consulté sur mon voyage, il m'en a dit long. Le merveilleux s'y trouve, et la variété aussi. C'est toute une histoire; histoire merveilleuse en vérité, et qui, à l'en croire, fournira matière à plus d'un livre.

(II, 13, 1) Et ce Chaldéen, dit en ricanant Milon, donnez-nous son signalement et son nom. C'est, répondis-je, un homme de haute taille, tirant sur le noir; il s'appelle Diophane. (2) C'est lui, c'est bien notre homme. Nous l'avons eu aussi dans cette ville. Il y a reçu maintes visites, débité maintes prophéties. Il y a fait de l'argent, et mieux que cela; il y a fait fortune: mais, hélas! le sort lui gardait un retour, ou, si vous voulez, un tour des plus cruels. (3) Un jour qu'entouré d'une foule nombreuse, il allait, tirant à chacun son horoscope et prophétisant à la ronde, un négociant, nommé Cerdon, s'en vint le consulter sur le jour qu'il devait prendre pour un voyage. (4) Diophane le lui dit. La bourse était tirée, les espèces comptées; mille deniers, tout autant qu'il allait rafler pour prix de l'oracle, quand un jeune homme de bonne mine, qui s'était glissé derrière le devin, le tire par son manteau, et le serre étroitement dans ses bras, au moment où il se retournait. (5) Diophane lui rend l'accolade, et le fait asseoir auprès de lui. Cette reconnaissance à l'improviste lui faisant perdre de vue l'affaire qui était en train, il engage la conversation avec le nouveau venu. (6) Combien j'ai désiré votre arrivée! Et vous, mon cher ami, dit l'autre, depuis votre départ impromptu de l'île d'Eubée, comment vous êtes-vous tiré de la mer et des chemins?

(II, 14, 1) À cette question, notre brave Chaldéen, oubliant tout à fait son rôle, répond avec la distraction la plus ingénue: Puissent nos ennemis publics ou privés être dans le cas de faire un pareil voyage! c'est une autre Odyssée. (2) Notre vaisseau, battu par tous les vents, dégarni de ses deux gouvernails, est venu, après la plus pénible navigation, sombrer en vue du continent. Nous n'avons eu que le temps de nous sauver à la nage, abandonnant tout ce que nous possédions. (3) Le zèle de nos amis, et la charité publique, nous ont alors créé quelques ressources, mais tout est devenu la proie d'une bande de brigands. Mon frère Arignotus (je n'avais que celui-là) a voulu faire résistance; ils l'ont impitoyablement égorgé sous mes yeux. (4) Il n'avait pas fini son récit lamentable, que le négociant Cerdon avait déjà rempoché ses espèces, et fait retraite, emportant le prix compté de la prédiction. (5) Nous partîmes tous alors d'un bruyant éclat de rire; et Diophane, réveillé comme en sursaut, comprit alors sa faute en même temps que sa déconvenue; (6) mais vous verrez, seigneur Lucius, qu'à votre endroit le Chaldéen aura été véridique une fois dans sa vie. Bonne chance donc, et puisse votre voyage être des plus heureux!

La servante Photis : jeux amoureux

(II, 15, 1) Tandis que Milon pérorait ainsi tout à son aise, je gémissais à part moi, et m'en voulais mortellement de lui avoir si mal à propos suggéré ce sujet de conversation. C'était autant de pris sur la soirée, et sur le doux emploi que je m'en étais promis. (2) Enfin, surmontant ma timidité: Que Diophane s'arrange avec le sort, dis-je à Milon; qu'il aille, tant qu'il lui plaira, risquer encore par terre ou par mer les tributs qu'il a levés sur la crédulité des gens: (3) moi, comme je me ressens encore de ma fatigue d'hier, je vous demande la permission de me retirer de bonne heure. (4) Aussitôt dit, aussitôt fait. J'eus bientôt gagné ma chambre, où je trouvai tous les arrangements d'un souper assez bien entendu. (5) On avait pris soin de faire coucher les domestiques le plus loin possible de ma porte, sans doute afin d'écarter de nos nocturnes ébats toute oreille indiscrète. Près du lit était une petite table, où la desserte du dîner figurait avec avantage. (6) Photis y avait mis deux verres d'honnête dimension, qui, remplis à moitié de vin, ne laissaient de place que pour autant d'eau; enfin, une de ces bouteilles au long cou évasé, qui se vident si facilement, complétait cet arsenal de l'amoureuse escrime.

(II, 16, 1) À peine étais-je au lit, que ma Photis, qui venait de coucher sa maîtresse, accourt près de moi, balançant dans ses mains des roses tressées en guirlandes. Une rose détachée s'épanouissait entre les charmants contours de son sein. (2) Sa bouche s'unit étroitement à la mienne; elle m'enlace dans ses guirlandes, et me couvre de fleurs. Puis saisissant l'un des verres, et mêlant au vin de l'eau tiède, me l'offre à boire, (3) me l'ôte doucement des mains avant que j'aie tout bu, et, les yeux fixés sur moi, hume le reste goutte à goutte, avec un doux frémissement des lèvres. (4) Un second verre, un troisième, et plus encore, passent ainsi d'une bouche à l'autre. Enfin, les fumées du vin me montent à la tête, et portent le trouble dans mes sens. Le sixième surtout s'insurge, et met en feu toute la région qu'il habite. J'écarte la couverture, et, étalant aux yeux de Photis toute la turbulence de ma passion: (5) Par pitié, lui dis-je, viens vite à mon secours. Tu le vois, je me présente assez de pied ferme à ce combat que tu m'offres, sans que le fécial s'en soit mêlé. (6) Le traître Cupidon m'a percé d'une de ses flèches jusqu'au fond du coeur. J'ai bandé mon arc en retour, et si fort, qu'il y a danger que la corde ne se rompe. (7) Viens, et, pour me rendre tout à fait heureux, cesse d'emprisonner ta chevelure; qu'elle flotte en toute liberté sur tes épaules: tes embrassements vont m'en sembler plus doux.

(II, 17, 1) En un clin d'oeil elle a fait disparaître le couvert. Puis elle met à nu tous ses charmes; et, laissant ondoyer ses cheveux dans le plus voluptueux désordre, la voilà qui s'avance, image vivante de Vénus glissant sur les flots. (2) De sa main rosée, la coquette faisait mine de voiler un réduit charmant qu'aucun ombrage naturel ne dérobait à ma vue. (3) Ferme! dit-elle, tiens bon, vaillant guerrier! Tu as un adversaire qui ne cède, ni ne tourne le dos. Face à face, si tu es homme; et, coup pour coup, frappe et meurs. Aujourd'hui point de quartier. (4) Elle dit, et, montant sur la couchette, s'arrange de façon que nous nous trouvons elle dessus et moi dessous. Déployant alors l'élastique fermeté de ses reins par des secousses répétées, et toujours plus vives et plus érotiques, elle me fit savourer à longs traits tout ce que les faveurs de Vénus incube ont de plus enivrantes voluptés, tant qu'enfin une molle langueur circule dans nos membres et s'empare de nos sens; en nous toute force expire, et nous nous laissons aller haletants dans les bras l'un de l'autre. (5) Les premiers rayons du jour vinrent nous surprendre dans nos amoureux ébats, sans que nous eussions fermé la paupière; nous recourions aux libations de temps à autre. Alors nos forces renaissaient, le désir se ranimait, la lutte recommençait. Ce fut une nuit d'ivresse; nous eûmes grand soin qu'elle eût plus d'une répétition.

Le dîner chez Byrrhène. Histoire de Télyphron

(II, 18, 1) Un jour Byrrhène m'invita de la manière la plus pressante à venir souper chez elle. En vain j'essayai de m'en défendre; elle ne tint compte de mes excuses. (2) Il me fallut donc présenter requête à Photis, obtenir son congé, prendre ses auspices. Tout ce qui m'éloignait de ses côtés, ne fût-ce que d'un pas, était peu de son goût. Toutefois, elle consentit d'assez bonne grâce à ce court armistice. (3) Au moins, dit-elle, ayez bien soin de quitter la table de bonne heure; car il y a dans notre jeune noblesse un parti sans frein, ennemi juré de la paix publique: et vous rencontrerez des hommes égorgés en pleine rue. Les troupes du gouverneur sont trop loin de nous pour empêcher ces massacres. (4) Votre position élevée fait de vous un point de mire; et, comme étranger, vous avez moins qu'un autre de protection à attendre. (5) Rassure-toi, ma chère Photis, lui répondis-je; je tiens plus à nos plaisirs qu'à tous les festins du monde; et il suffit de ton inquiétude pour me faire presser mon retour. D'ailleurs, je ne marche pas seul. Et puis j'aurai au côté mon épée. C'est une sauvegarde qui ne me quitte pas. Muni de cette précaution, je me rends à ce souper.

(II, 19, 1) J'y trouvai grande réunion, et, comme je m'y attendais, d'après le rang de la dame du logis, la meilleure compagnie de la ville. Les lits, d'une magnificence extrême, étaient en bois de citronnier avec des ornements d'ivoire, et recouverts d'étoffes brodées d'or. Sur la table de larges coupes, toutes diverses de forme et de beauté, toutes d'un prix inestimable. (2) Ici le verre artistement ciselé, là le cristal taillé à facettes. L'argent brillait, l'or resplendissait. Il s'y trouvait jusqu'à des morceaux d'ambre cristallisé, que l'art avait creusé pour servir de vase à boire; enfin un luxe inimaginable. (3) Plusieurs écuyers tranchants, magnifiquement vêtus, découpaient les mets sans nombre que de jeunes filles servaient avec toute la grâce possible. De jeunes garçons qu'on avait frisés au fer, et élégamment drapés, ne cessaient de verser aux convives un vin vieux dans des vases faits de pierres précieuses. (4) Bientôt l'arrivée des flambeaux donne l'essor aux propos de table; le rire se communique, les bons mots circulent, et, parfois, l'épigramme étincelle. (5) Byrrhène alors m'adressa la parole: Que dites-vous de notre pays? Aucune ville, que je sache, ne possède rien de comparable à nos temples, à nos bains, à nos édifices publics en général. Et nous ne sommes pas moins bien pourvus des choses utiles: (6) chez nous l'homme de plaisir trouve les mêmes facilités, l'homme de négoce les mêmes débouchés qu'à Rome même; et l'homme aux goûts tranquilles peut jouir ici du recueillement de la campagne. Tous les plaisirs de la province s'y sont donné rendez-vous.

(II, 20, 1) Rien n'est plus vrai, repris-je; nulle part je ne me suis senti plus à l'aise. Mais il y a la magie, dont je redoute singulièrement les ténébreuses embûches et les pièges inévitables. (2) Le tombeau même, dit-on, ne met pas à l'abri de ses atteintes. Elle dispute aux bûchers, aux sépulcres, les dépouilles des morts; et des lambeaux, arrachés aux cadavres, deviennent les instruments de ses funestes pratiques contre les vivants. (3) On parle de vieilles sorcières qui, au milieu même d'une pompe funèbre, savent escamoter un mort et frauder la sépulture. (4) Bah! dit alors une personne de la compagnie, on ne fait pas même ici grâce aux vivants. À qui donc est-il arrivé dernièrement de se trouver mutilé, défiguré au point d'en être méconnaissable? (5) Aussitôt un rire immodéré s'empare de l'assemblée. Tous les yeux se tournent vers un convive qui se tenait à l'écart dans un coin, (6) et qui, tout confus de se voir l'objet d'une attention si marquée, murmure quelques mots de dépit, et fait mine de se lever de table. Byrrhène lui dit alors: (7) Allons, mon cher Télyphron, rasseyez-vous; et, tenez, vous qui êtes si complaisant, racontez-nous encore une fois votre histoire. Je serais charmée de procurer à mon fils Lucius, que voilà, le plaisir de l'entendre de votre bouche. (8) Madame, répondit Télyphron, vous êtes la bonté même; mais il y a des gens d'une impertinence... (9) Il paraissait outré. Mais Byrrhène, à force d'instances, finit par le décider pour l'amour d'elle.

(II, 21, 1) Ramenant alors la housse du lit en un monceau, comme point d'appui à son coude, il projette en avant le bras droit, (2) et dispose ses doigts à la manière des orateurs, c'est-à-dire en fermant les deux derniers, et tenant étendus les autres, avec le pouce en saillie. Après ce préliminaire, notre homme commence ainsi: (3) J'étais encore en tutelle à Milet, quand l'idée me vint d'aller aux jeux olympiques. J'étais curieux au dernier point de visiter cette province célèbre. Après avoir parcouru toute la Thessalie, pour mon malheur j'arrive à Larisse. (4) Le voyage m'avait mis des plus mal en espèces, et j'errais par la ville en rêvant aux expédients. Au milieu d'une place, j'aperçois un vieillard de haute taille, (5) qui était monté sur une borne, et criait à pleine voix: Qui veut garder un mort? Faites votre prix. (6) Que signifie cette proclamation? dis-je au premier passant. Avez-vous peur que vos morts ne s'enfuient? (7) Paix! me répond-il, vous parlez en enfant et en étranger. Sachez que vous êtes en Thessalie. Il y a ici des magiciennes toujours prêtes à déchiqueter le visage des morts; c'est l'élément principal de leurs conjurations.

(II, 22, 1) Et, s'il vous plaît, repris-je, pour cette lugubre faction quelle est la consigne? (2) Faire le guet toute la nuit, dit-il, les yeux tout grands ouverts et fixés sur le cadavre; et il n'y a pas à cligner de la paupière, encore moins à regarder de droite ou de gauche: car ces maudits caméléons femelles se glissent soudain en tapinois, sous une forme quelconque; l'oeil du Soleil ou de la Justice y serait lui-même trompé. (3) Elles se changent en chien, en souris, en mouche même, au besoin. Puis vite un enchantement; et les gardiens s'endorment. (4) On n'en finirait pas à décrire toutes les surprises imaginées par ces infernales créatures pour en venir à leurs fins. (5) Notez que, pour salaire, on n'offre guère plus de quatre à six pièces d'or à qui se charge de ce périlleux service. (6) Ah! j'oubliais: le gardien, dans le cas où le corps ne serait pas retrouvé le matin dans son entier, est tenu de remplacer ce qui manque, pièce pour pièce, avec la chair de sa propre face.

(II, 23, 1) Ainsi renseigné, je prends mon courage à deux mains; je vais droit au crieur, et lui dis: (2) Ménagez vos poumons; voici le gardien tout trouvé; voyons le prix. On vous donnera mille écus, dit-il; (3) mais, mon gaillard, songez-y bien, le mort est le fils d'un des premiers de la ville. Faites bonne garde au moins contre ces détestables harpies. (4) Bagatelle! recommandation inutile! répondis-je; je suis un corps de fer, et, pour la vigilance, un Lyncée, un Argus; des yeux partout. (5) J'avais à peine fini, qu'il me conduit à une maison dont les principales issues étaient fermées. Nous entrons par une petite porte de derrière, et j'arrive à un appartement dont tous les jours interceptés excluaient la lumière du dehors, et où pourtant je parvins à apercevoir une femme éplorée, et en deuil des pieds à la tête. (6) Voici, dit mon guide en s'approchant, un homme résolu qui s'engage à garder le corps de votre époux. (7) À ces mots, la dame écarte ses cheveux des deux côtés de son visage, dont la beauté me frappa au milieu de ses larmes; et arrêtant ses regards sur moi: Vous savez, dit-elle, ce que votre tâche exige de surveillance. (8) Soyez sans inquiétude, repris-je, pourvu que j'aie un supplément de prix raisonnable.

(II, 24, 1) Elle y consent, et, se levant aussitôt, me conduit dans une autre chambre. (2) Là se trouvait le corps du défunt, recouvert d'un linceul éclatant. Elle le découvre en présence de sept personnes appelées comme témoins; et, à cette vue, ses larmes recommencent à couler. Puis, après un moment de silence, adjurant les assistants, elle procède sous leurs yeux à une revue exacte de tous les membres; l'inventaire en est dressé sur une tablette. (3) Voyez, dit-elle, le nez est entier, les yeux en bon état, les oreilles au complet, les lèvres intactes; rien ne manque au menton. Citoyens, rendez-moi du tout bon et fidèle témoignage. Elle dit, et, les sceaux étant apposés aux tablettes, elle allait se retirer; mais je la retins. (4) Madame, lui dis-je, faites-moi, je vous prie, donner ce qui est nécessaire. (5) Qu'entendez-vous par là, dit-elle? Une de vos plus grandes lampes, repris-je, de l'huile suffisamment pour l'alimenter jusqu'au jour, de l'eau chaude, du vin, un verre, et un plateau garni des restes de votre souper. (6) Alors, avec un geste de mépris: Perdez-vous le sens? dit-elle; un souper! des restes! dans une maison de mort, où, depuis tant de jours déjà, le foyer n'a pas même de fumée! (7) Croyez-vous être venu ici pour faire bombance? Allez; songez plutôt à sympathiser par vos larmes avec le deuil que vous voyez autour de vous. (8) Se tournant alors vers sa suivante: Myrrhine, donnez sur-le-champ une lampe et de l'huile à cet homme, enfermez-le dans la chambre, et retirez-vous.

(II, 25, 1) Me voilà donc livré à moi-même, avec la compagnie d'un cadavre pour passe-temps. Je me frotte les yeux pour éloigner le sommeil, et, de temps à autre, je fredonne une chanson pour me donner du coeur au ventre. (2) Arrive la brune, puis la nuit; la nuit épaisse, profonde; la nuit dans toute son horreur. (3) Ma frayeur croissait avec les ténèbres: tout à coup, une belette se glisse dans la chambre, vient se poser devant moi, et se met à me regarder en face avec la dernière assurance. Tant d'audace dans ce petit animal ne me troubla pas médiocrement. (4) J'ose enfin lui adresser ces paroles: Veux-tu bien t'en aller, bête immonde? Va te cacher avec les rats, seule société qui te convienne; ou tu vas sentir ce que pèse mon bras. (5) Zeste, elle détale, et disparaît de la chambre; mais au même instant je m'abîme en un sommeil profond; si bien que le dieu de Delphes lui-même, voyant là deux corps gisants, aurait eu peine à distinguer le vivant du mort. (6) J'étais bien là, en effet, comme si je n'y eusse pas été privé de tout sentiment, dans un état à être gardé, plutôt qu'à garder moi-même.

(II, 26, 1) Déjà la retraite de la nuit était sonnée par tous les coqs du voisinage. (2) Je m'éveille en sursaut, et, dans le dernier effroi, je cours au cadavre; j'en approche la lumière, et j'examine en détail si le dépôt dont j'avais pris charge se retrouvait dans son intégrité. (3) Bientôt l'épouse infortunée, suivie des témoins de la veille, entre brusquement. L'oeil en pleurs et tout effarée, elle se précipite sur le corps, qu'elle couvre longtemps de ses baisers; puis, la lampe à la main, elle en fait un récolement complet. Alors elle se retourne, appelle son intendant Philodespotus, (4) et lui ordonne de payer sur-le-champ l'excellent gardien. Jeune homme, me dit-elle ensuite, je vous ai les plus grandes obligations. Et certes, après la vigilance dont vous avez fait preuve en vous acquittant de ce devoir, je dois vous compter désormais comme un de mes amis. (5) Moi, dans l'extase de ce gain inespéré, et tout ébloui de l'or que je faisais sonner dans ma main: Dites votre serviteur, madame, m'écriai-je: à la première occasion, je suis à vos ordres. Vous n'avez qu'à parler. (6) À peine avais-je prononcé ces paroles, que tous les amis de la veuve éclatent en exécrations, et fondent en masse sur moi, se faisant arme de tout. (7) C'est à qui me brisera les mâchoires et les épaules de ses poings ou de ses coudes, à qui me froissera les côtes ou me lancera son coup de pied. Mes cheveux sont arrachés, mes habits déchirés en lambeaux. (8) Enfin meurtri et malmené, autant que le furent jamais le beau chasseur Adonis ou le dédaigneux fils de Calliope, je me vois impitoyablement jeté hors du logis.

(II, 27, 1) Pendant que, sur une place voisine, je cherchais à reprendre mes esprits, je m'avisai un peu tard de la sinistre inconvenance de mes paroles, et convins que je n'avais pas encore été rossé comme je le méritais. (2) Pendant ce temps, le cérémonial des pleurs et des cris avait été son train, et le cortège, d'une ordonnance conforme à l'usage du pays, s'avançait au milieu de la place, avec la pompe convenable à la qualité du défunt. (3) Tout à coup un vieillard accourt, les yeux mouillés de pleurs, et arrachant les cheveux de sa tête chenue; il étend précipitamment les deux mains sur le lit funèbre: (4) Citoyens, s'écrie-t-il de toute la force de sa voix entrecoupée de sanglots, par tout ce que vous avez de plus sacré, au nom de la piété publique, vengez le meurtre d'un de vos frères! (5) Cette misérable, cette infâme créature, s'est souillée du plus grand des forfaits; j'appelle sur sa tête toutes les sévérités de la justice. C'est sa main, et sa main seule, qui a fait périr par le poison ce malheureux jeune homme, le fils de ma soeur. Un amour adultère et l'appât de sa succession ont poussé une épouse à ce crime. (6) Le vieillard allait de l'un à l'autre, ne cessant de faire entendre ses plaintes lamentables. Déjà les esprits s'irritent; le crime paraît probable; on y croit. (7) Des pierres! un bûcher! s'écrie-t-on de toutes parts. Et voilà les enfants qu'on excite contre cette malheureuse. Elle, le visage baigné de pleurs de commande, et simulant de son mieux l'horreur d'un tel attentat, prenait tous les dieux à témoin de son innocence.

(II, 28, 1) Eh bien! dit le vieillard, reposons-nous sur la divine providence du soin de manifester la vérité. Il y a ici un Égyptien nommé Zatchlas, prophète du premier ordre. Dès longtemps il s'est engagé avec moi, au prix d'une somme considérable, à évoquer temporairement une âme du fond des enfers, et à lui faire animer de nouveau le corps qu'elle aurait quitté. (2) Il dit, et fait avancer au milieu de l'assemblée un jeune homme couvert d'une robe de lin, chaussé d'écorce de palmier, le poil rasé entièrement; (3) et, après lui avoir longtemps baisé les mains et même embrassé les genoux, il lui adresse ces paroles: O pontife! ayez pitié de nous; je vous en conjure par les célestes flambeaux, par les divinités infernales , par tous les éléments de cet univers, et le silence des nuits, et les mystères de Coptos, et les crues du Nil, et les arcanes de Memphis, et les sistres de Pharos. (4) Que ces yeux fermés pour l'éternité puissent un moment se rouvrir au soleil, et ressaisir la lumière des cieux! (5) Nous ne voulons pas troubler l'ordre naturel, ni disputer à la terre ce qui lui appartient. C'est afin que justice soit rendue au mort, que nous demandons pour lui ce retour d'un moment à l'existence. (6) Cette allocution eut son effet sur le prophète. Il appliqua trois fois une certaine herbe sur la bouche du défunt, puis une autre herbe autant de fois sur sa poitrine. (7) Se tournant alors vers l'orient, il adresse une prière tacite au soleil, qui s'élevait majestueusement au-dessus de l'horizon. Ce préliminaire imposant émeut et préoccupe les spectateurs, et les met dans une grande attente du miracle qui va s'accomplir.

(II, 29, 1) Je me mêle à la foule, et, montant sur une borne, derrière le lit funèbre, je regardais de tous mes yeux. (2) Un léger soulèvement se manifeste vers la poitrine du mort, son pouls recommence à battre, ses poumons à jouer; le cadavre se met sur son séant; la voix du jeune homme se fait entendre: (3) J'avais déjà bu l'eau du Léthé, dit-il, et presque franchi les marais du Styx. Pourquoi me rengager dans les tristes devoirs de cette vie éphémère? Cessez, cessez, de grâce, et me rendez à mon repos. (4) Ainsi parla le cadavre. Mais le prophète lui dit d'un ton impératif: Il faut tout révéler; il faut mettre au grand jour le secret de la tombe. Ne sais-tu pas que mes accents ont le pouvoir d'évoquer les Euménides, et de livrer tes membres aux tortures qu'elles savent infliger? (5) Le mort, poussant alors un profond gémissement, se tourne vers le peuple et dit: La femme que j'avais épousée a causé mon trépas. J'ai péri par le poison; et ma couche n'était pas refroidie, que déjà l'adultère venait la souiller. (6) À cette accusation, l'épouse, s'armant d'une effronterie sans pareille, oppose un sacrilège démenti. La foule s'agite, les esprits se partagent, Les uns veulent que, sans plus tarder, cette femme scélérate soit ensevelie toute vive avec son mari. D'autres crient au prestige, et soutiennent que le cadavre a menti.

(II, 30, 1) Mais bientôt la question est tranchée par une révélation accessoire du défunt, poussant un nouveau et plus profond soupir: Je vais, dit-il, je vais prouver jusqu'à l'évidence que je n'ai dit que la vérité; et cela, par une circonstance à moi seule connue. (2) Pendant que ce fidèle surveillant (me montrant du doigt) faisait si bonne garde auprès de mon corps, des sorcières, qui avaient jeté le dévolu sur ma dépouille, ont vainement cherché, sous diverses formes, à mettre sa vigilance en défaut. (3) Enfin, elles ont étendu sur lui les vapeurs du sommeil; et, l'ayant plongé dans une sorte de léthargie, elles n'ont cessé de m'appeler par mon nom, tant qu'enfin mes membres engourdis et mon corps déjà glacé commençaient à s'évertuer pour répondre à la magique sommation. (4) Celui-ci, qui était bien vivant, qui n'avait d'un mort que l'apparence, entendant prononcer son nom (car nous portons le même), se lève sans savoir pourquoi, (5) s'avance comme un fantôme, et machinalement va donner contre la porte; elle était bien fermée; mais il s'y trouvait une ouverture au travers de laquelle on lui coupa successivement d'abord le nez, puis les oreilles; amputation qu'il n'a subie qu'à mon défaut. (6) Les sorcières ont ensuite imaginé un raccord pour déguiser leur larcin. Avec de la cire, elles lui ont façonné une paire d'oreilles qu'elles lui ont appliquées très proprement, et lui ont adapté de même un nez tout pareil au sien. Voilà où en est ce pauvre homme. On l'a payé, non de sa peine, mais de ses mutilations. (6) Tout étourdi d'une telle découverte, et voulant m'assurer du fait, je me pince le nez ; mon nez s'enlève: je tâte mes oreilles, elles suivent la main. (8) En un clin d'oeil: je vois tous les yeux dirigés, tous les doigts braqués sur ma personne; le rire allait éclater. Une sueur froide me saisit; je me glisse entre les jambes des assistants, et parviens à faire retraite; (9) mais défiguré de la sorte, et désormais voué au ridicule, je n'ai plus osé reparaître dans ma famille, ni revoir mon pays. Avec mes cheveux que je rabats sur les côtés, je suis parvenu à cacher la place de mes oreilles; et ce morceau de linge que je me suis collé au visage dissimule assez bien l'accident de mon nez.

(II, 31, 1) À ce récit de Télyphron, les convives, que le vin avait mis en gaieté, se prennent à rire de plus belle. Et, pendant que quelques bons vivants réclament les libations d'usage au dieu du Rire, Byrrhène se tourne vers moi: (2) Demain, dit-elle, est l'anniversaire de la fondation de notre ville, jour consacré à l'auguste dieu du Rire. C'est un culte observé par nous seuls sur la terre, et que nous célébrons par les plus joyeuses cérémonies. Votre présence serait un plaisir de plus; (3) et puisse quelque heureux fruit de votre imagination ajouter encore à la fête, et contribuer à rendre l'hommage plus digne de la divinité! Bien volontiers, madame, répondis-je; vos ordres sont ma loi; et je souhaite que l'inspiration me serve assez bien pour que la toute-puissance du dieu se manifeste dans mon œuvre.

Le retour chez Milon. L'attaque par trois brigands

(II, 31, 4) Là-dessus, mon valet vint m'avertir que la nuit s'avançait. Je me lève, ébloui des fumées du vin; je prends à la hâte congé de Byrrhène, et, d'un pied chancelant, je m'achemine vers le logis.

(II, 32, 1) Mais voilà qu'au premier détour de rue un coup de vent éteint notre unique flambeau, et nous plonge soudainement dans les ténèbres. Nous eûmes mille peines à nous tirer de cet embarras; et ce ne fut que harassés de fatigue, et après nous être meurtri les pieds contre chaque pierre du chemin, que nous pûmes nous rendre au logis. (2) Nous y arrivions cependant bras dessus, bras dessous, quand trois gros et vigoureux gaillards se lancent avec force contre notre porte. Notre présence, loin de les déconcerter, (3) semble les piquer d'émulation; c'est à qui frappera le plus fort: nous les prîmes, moi surtout, pour des brigands fieffés, et de la pire espèce. (4) Vite je saisis sous mon manteau l'épée dont je m'étais précautionné pour de pareilles rencontres; (5) et, sans marchander, je m'élance au milieu de ces bandits. À mesure qu'il m'en tombe un sous la main, je lui plonge mon épée jusqu'à la garde, (6) et je les étends l'un après l'autre à mes pieds, criblés de coups, et rendant l'âme par de larges blessures. (7) Après cet exploit, tout haletant et baigné de sueur, j'enfilais la porte que venait d'ouvrir Photis, réveillée par le vacarme; une lutte avec le triple Géryon ne m'eût pas épuisé davantage. Je gagnai promptement mon lit, et ne tardai pas à m'endormir.

 

[LIVRE TROISIEME]

 

La fête du Rire

(III, 1, 1) Déjà l'Aurore, de ses doigts de rose, secouant les rênes empourprées, lançait son char dans la carrière des cieux. Adieu le doux repos; la nuit le cédait au jour. (2) Une violente agitation me saisit au souvenir des événements de la veille. Je m'assis sur mon lit, les pieds croisés, et, appuyant sur mes genoux mes mains entrelacées, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Mon imagination alarmée me peignait déjà le tribunal, l'arrêt, et jusqu'au bourreau même tout prêt à mettre la main sur moi. (3) Comment supposer un juge assez bénin, assez débonnaire, pour acquitter l'homme souillé d'un triple meurtre, teint du sang de tant de citoyens? (4) Était-ce donc là ce glorieux voyage que le Chaldéen Diophane m'avait si intrépidement promis? (5) Cependant une vive rumeur et des coups répétés se font entendre à la porte extérieure.

(III, 2, 1) La maison s'ouvre avec violence, et des magistrats, des officiers, un flot de gens de toute espèce y fait soudain irruption. Sur l'ordre des magistrats, des licteurs me saisissent et m'entraînent. Toute idée de résistance était bien loin de moi. (2) Nous n'étions pas hors de l'impasse, que la population, déjà sur pied, nous suivait en foule, et quelle foule! (3) Or, tout en marchant tristement, la tête inclinée vers la terre (j'aurais voulu être plus bas), il m'arriva de regarder de côté, et je fus frappé d'une circonstance étrange. (4) De tant de milliers d'individus qui nous entouraient, il n'y en avait pas un qui ne parût pouffer de rire. (5) Après qu'on m'eut fait faire le tour de toutes les places de la ville, comme à ces victimes que promène une procession lustrale pour conjurer quelque fléau, nous arrivons enfin au lieu ou se rendait la justice, et je me trouve en face du tribunal. (6) Déjà les magistrats avaient pris place sur l'estrade, et l'huissier commandait le silence, quand, tout d'une voix, l'assemblée se récrie contre les dangers d'une agglomération si considérable dans un si étroit espace; et l'on demande que, en raison de son importance, la cause soit jugée au théâtre. (7) La foule aussitôt prend les devants, et, en un clin d'oeil, l'enceinte du théâtre est encombrée. (8) Les couloirs, les combles même sont envahis. Quelques spectateurs embrassent les piliers, d'autres se suspendent aux statues. Il n'y a pas jusqu'aux fenêtres et aux lucarnes où quelque curieux ne se montre jusqu'à mi-corps. L'intérêt de la scène étouffait tout sentiment de danger. (9) J'avance toujours du pas d'une victime, entouré de mes gardes, qui me font traverser le Proscenium, et me placent au milieu de l'orchestre.

(III, 3, 1) De nouveau la voix de Stentor de l'huissier se fait entendre. Un vieillard se lève; c'était l'accusateur: il prend un petit vase dont le fond s'allonge en entonnoir, il le remplit d'une eau qui s'en écoule goutte à goutte, et prononce le discours suivant: (2) Honorables citoyens, cette affaire est des plus graves. La sécurité de toute la ville est en cause, et réclame un grand exemple. (3) L'intérêt général, le bien-être individuel, la vindicte publique, veulent également que l'atroce meurtrier dont la main impitoyable s'est baignée dans le sang de tant de victimes, ne puisse obtenir ici l'impunité. (4) Et ne croyez pas qu'en ce moment j'écoute aucun ressentiment personnel. C'est moi qui commande le guet; et je crois qu'on ne m'accuse pas de manquer de vigilance ni de zèle. (5) Voici le détail de l'événement de cette nuit; je serai exact. Vers la troisième veille, comme je faisais ma ronde de porte en porte avec la plus scrupuleuse surveillance, (6) j'aperçois ce jeune scélérat, l'épée au poing, qui semait autour de lui le carnage. Déjà sa cruauté s'était immolé trois victimes. Les corps étaient à ses pieds, palpitants encore, et noyés dans des flots de sang. (7) Justement effrayé de l'énormité de son crime, il a soudain pris la fuite et s'est glissé dans une maison, à la faveur des ténèbres; il s'y est tenu caché toute la nuit; (8) mais la céleste providence ne permet pas qu'il échappe un coupable. De grand matin je me suis posté pour prévenir toute évasion clandestine, et j'ai réussi à le faire comparaître à votre auguste tribunal. (9) L'homme que vous avez devant vous est un triple homicide; il a été pris en flagrant délit; il n'est pas de cette contrée. Épargnerez-vous, dans un étranger, un attentat dont la réparation demanderait le sang même d'un concitoyen?

(III, 4, 1) Après cette formidable allocution, mon redoutable accusateur se tut. L'huissier me dit alors que, si j'avais quelque chose à dire pour ma défense, je pouvais parler: (2) mais pendant quelques moments je ne pus trouver que des larmes; moins atterré, hélas! par la terrible accusation que par le cri de ma conscience. Enfin une inspiration d'en haut me rendit courage, et je répliquai: (3) En présence des cadavres de trois citoyens, je sens combien est difficile la position de l'homme qui est accusé de leur trépas. Quoiqu'il dise la vérité, quoiqu'il fasse spontanément l'aveu du meurtre, (4) comment persuadera-t-il de son innocence la nombreuse assemblée qui l'écoute? Cependant, si votre humanité accorde un moment d'attention à ma défense, je démontrerai facilement que ce n'est point un crime volontaire qui me fait courir aujourd'hui le risque d'une condamnation capitale; mais que le résultat bien fortuit d'un mouvement d'indignation légitime est le seul fondement de l'odieuse prévention qui m'amène devant vous:

(III, 5, 1) J'avais soupé en ville, et je rentrais assez tard, ayant bu plus que de raison; je n'hésite pas à en convenir. Arrivé devant la maison où je loge, celle de l'honorable Milon votre concitoyen, (2) je vois des brigands déterminés qui tentaient de s'y introduire, en faisant sauter les gonds et en forçant la porte d'entrée. Déjà toute la fermeture, bien que des plus solides, avait cédé à leurs efforts, et il n'était plus question pour eux que de mettre à mort les habitants. (3) Le plus désespéré de la bande, homme gigantesque, exhortait ainsi ses camarades: (4) Alerte, enfants! tombons vigoureusement sur ces dormeurs. Point de mollesse, point de quartier! vite, l'épée au poing, promenons partout le carnage dans cette maison. (5) Tuez dans leur lit ceux qui dorment, assommez ceux qui résisteront; que personne n'échappe, si nous voulons en échapper nous-mêmes. (6) Je l'avouerai, citoyens, en présence de tels forcenés je ne vis que mon devoir d'honnête homme, que l'extrême danger qui menaçait la famille de mon hôte, que mon propre péril. (7) Je tire une petite épée que je porte avec moi pour ces sortes de rencontres, et je fonds sur les brigands, espérant que cette démonstration les mettrait en fuite; (8) mais j'avais affaire à des sauvages, à des bêtes féroces. Au lieu de fuir en me voyant armé, ils se tournent résolument contre moi.

(III, 6, 1) Un véritable combat s'engage. L'un d'eux, le chef et l'orateur de la troupe, s'élance, et, de ses deux mains m'empoignant aux cheveux, me fait renverser la tête en arrière. (2) Il va me l'écraser avec un pavé qu'il demande à grands cris, lorsque je le frappe moi-même d'une main sûre, et le jette à mes pieds. Le second s'était attaché à mes jambes, et me les mordait avec rage; je prends mon temps, et lui plonge mon épée entre les deux épaules. Quant au troisième, au moment où il se lançait à corps perdu sur moi, je présente le fer, et ma lame lui traverse la poitrine. (3) J'avais combattu pour le bon ordre, protégé la maison de mon hôte, la vie de vos concitoyens. Je me croyais non seulement à l'abri de tout reproche, mais en droit d'attendre un témoignage de la reconnaissance publique. J'ajoute que jamais prévention même la plus légère ne s'éleva contre moi, et que je jouis dans mon pays de la considération qu'on mérite quand on met une conscience pure au-dessus de tous les biens. (4) Enfin, je ne puis comprendre que, pour avoir usé contre des brigands du droit de légitime défense, une telle accusation vienne peser sur ma tête, (5) quand on ne peut arguer contre moi, ni d'aucun précédent d'inimitié, que dis-je? de relations quelconques avec ces misérables, non plus que d'aucun instinct de cupidité qui ait pu me pousser à tremper mes mains dans leur sang.

(III, 7, 1) Ayant ainsi parlé, de nouveau je fonds en pleurs, et, joignant mes mains suppliantes, je vais de l'un à l'autre implorant leur merci, au nom de l'humanité et de tout ce qu'ils ont de plus cher au monde. (2) Je crus les voir émus de pitié, attendris par mes larmes; et déjà je faisais intervenir l'oeil du Soleil et de la Justice, et déjà je mettais ma cause sous la sauvegarde de la céleste providence, (3) quand, levant un peu la tête et promenant mes regards sur l'assemblée, je la vois s'abandonner tout entière à un fou rire. Il n'y avait pas jusqu'à cet excellent Milon, un hôte, un père, qui ne s'en donnât à coeur-joie. (4) O bonne foi! ô conscience! dis-je en moi-même: eh quoi! pour l'amour de lui je me fais meurtrier, j'expose ma tête, et cet ingrat, loin de me prêter la moindre assistance, ne verra dans mon piteux cas qu'une occasion de se désopiler la rate!

(III, 8, 1) En ce moment, une femme pleurant à fendre le coeur accourt au milieu du théâtre, vêtue de noir et tenant un enfant sur son sein. Une vieille la suivait tout en haillons, et également éplorée. Toutes deux, agitant des branches d'olivier, (2) font le tour du lit où gisaient recouverts d'un manteau les trois cadavres; et voilà ces nouvelles venues qui se mettent à pousser des cris lamentables. (3) Au nom de la pitié publique, s'écriaient-elles, par les droits sacrés de l'humanité, soyez touchés du sort de ces malheureux jeunes gens si indignement égorgés; et ne refusez pas à une veuve, à une mère, désormais sans appui, la consolation de la vengeance! (4) Secourez du moins, secourez cette faible créature vouée dès sa naissance à la misère, et que le sang de ce monstre soit offert en expiation à la morale et aux lois outragées. (5) Sur cet incident, le président se lève, et s'adresse au peuple en ces termes: Le crime est avoué par le coupable, il en sera fait justice exemplaire. Mais nous avons un devoir préalable à remplir, c'est de découvrir les complices d'un tel forfait: (6) car il n'est pas vraisemblable qu un seul homme ait pu ôter la vie à trois jeunes gens aussi vigoureux. La torture mettra au jour la vérité. (7) L'esclave qui l'accompagnait ayant pris la fuite, il ne nous reste qu'à appliquer au maître la question, pour qu'il révèle ses adhérents. Par là nous rassurerons la cité, en extirpant radicalement cette association formidable.

(III, 9, 1) Il dit; et déjà les apprêts se font, d'après l'usage de la Grèce. On apporte du feu, une roue, et des fouets de toutes formes et dimensions. (2) Pour surcroît de disgrâce (et ma peine en était doublée), il ne m'était pas même permis de mourir tout entier. (3) Mais la vieille, qui avait fait tant de bruit par ses lamentations, prend alors la parole: Citoyens, dit-elle, avant que cet abominable meurtrier de mes malheureux enfants expie son crime sur la croix, ordonnez-lui de découvrir leurs cadavres, (4) afin qu'à la vue de tant de beauté, de tant de jeunesse, votre indignation mesure la sévérité du supplice à l'atrocité du forfait. (5) On applaudit à cette motion, et, à l'instant, le magistrat m'ordonne de découvrir de ma propre main les cadavres placés sur le lit. (6) Je me révolte à l'idée d'une répétition de l'horrible spectacle de la veille. Je me débats longtemps contre les licteurs, qui, sur un signe des magistrats, essayent de me contraindre à obéir. Enfin ils saisissent mon bras, l'éloignent de mon corps de vive force, et l'étendent sur les cadavres. (7) Accablé, épuisé, je cède, et je prends, certes, bien malgré moi, un coin du manteau qui les recouvre. Je le soulève... Grands dieux, que vois-je? ô prodige! quelle péripétie! (8) Quand déjà je me regardais comme un hôte de Proserpine, comme un commensal des enfers, tout à coup la scène change, et je reste stupéfait: les mots ne sauraient exprimer une pareille métamorphose. (9) Mes trois victimes n'étaient autres que trois outres gonflées d'air. Leurs flancs portaient des marques de perforation qui répondaient exactement, si ma mémoire était bonne, aux blessures que j'avais faites aux trois bandits.

(III, 10, 1) L'hilarité, que les meneurs de cette mystification avaient jusque-là tant soit peu contenue, fit alors explosion. Ce fut un débordement frénétique, des convulsions de rire à s'en tenir les côtes à deux mains. Enfin, après s'en être donné à cœur joie, la foule évacua la salle; mais chacun, avant de sortir, se retournait encore pour me regarder.

(2) Moi, depuis le moment où j'avais soulevé le linceul, j'étais resté immobile et glacé comme un marbre, et je ne bougeais non plus qu'une des colonnes ou qu'une des statues du théâtre. (3) Je ne sortis de cette léthargie qu'au moment où mon hôte Milon vint s'emparer de moi pour me ramener. Je résistai; les larmes se firent jour de nouveau, et j'éclatai en sanglots. Ce ne fut qu'en me faisant doucement violence qu'il parvint à me faire sortir. (4) Pour rentrer au logis, il choisit les rues les moins fréquentées, et prit plusieurs détours. Il me disait tout ce qu'il croyait propre à calmer mes nerfs et à combattre mon chagrin; (5) mais rien n'y faisait. J'étais ulcéré de m'être vu bafoué si indignement.

(III, 11, 1) Tout à coup les magistrats eux-mêmes se présentent, et les voilà qui m'adressent une réparation en ces termes: Seigneur Lucius, nous connaissions votre mérite personnel et votre noble maison. L'illustration de votre famille est notoire dans la province. (2) Croyez qu'aucune pensée d'insulte n'a présidé à la scène de tout à l'heure; que votre cœur n'en conserve aucun ressentiment: (3) nous célébrons aujourd'hui la fête du dieu du Rire; et c'est parmi nous à qui s'ingéniera pour rajeunir cet anniversaire. (4) Le dieu, qui vous a été si redevable en ce jour, veut que partout sa propice influence vous accompagne, et que votre heureuse physionomie soit en tous lieux un signal d'hilarité. (5) La ville, du reste, vous a par acclamation décerné les plus grands honneurs. Elle veut que votre nom soit inscrit au nombre de ses grands personnages, et que le bronze lui conserve le souvenir de vos traits. (6) À ce discours, je répondis: Je reconnais, comme je le dois, l'immense honneur que me fait une ville, la fleur et la perle de la Thessalie. Mais quant à des images, à des statues, réservez un tel témoignage pour qui les mérite mieux que moi.

(III, 12, 1) Après cette modeste réplique, mon front commençant à se dérider, je me donnai de mon mieux l'air agréable; et les magistrats, en prenant leur congé, ne trouvèrent chez moi que politesse et aménité. (2) Un valet arrive alors tout courant, et me dit: Vous avez promis à votre parente Byrrhène d'être aujourd'hui de son souper. L'heure approche; je vous prie de n'y pas manquer. (3) À ces mots, un frisson me saisit. Je voudrais bien, répondis-je, me rendre aux ordres de ma mère; mais un engagement sacré s'y oppose. (4) Mon hôte Milon m'a fait jurer, par le dieu dont c'est aujourd'hui la fête, de souper avec lui ce soir. Il reste au logis, et ne me permettra pas d'en sortir. Ce sera donc partie remise. (5) Je n'avais pas fini de parler, que déjà Milon m'appréhendait au corps, et m'entraînait aux bains les plus proches, donnant l'ordre de nous y apporter tout ce qu'il nous fallait. Je me serrais contre lui, pour me dissimuler autant qu'il m'était possible , évitant les regards des passants, et très peu jaloux de jouir de la gaieté qu'inspirait ma présence. (6) Dans ma confusion, je me laissai baigner, essuyer et ramener au logis sans savoir comment: tant le souvenir de tous ces yeux, de tous ces doigts braqués ensemble sur ma personne, m'avait en quelque sorte abasourdi.

Scènes de magie : Pamphile

(III, 13, 1) Je dépêchai le maigre souper de Milon, et, sous prétexte d'un violent mal de tête que je m'étais donné à force de pleurer, j'obtins aisément la permission d'aller me coucher. Je ruminais tristement dans mon lit sur mon aventure du jour, (2) quand Photis vint me trouver après le coucher de sa maîtresse. Je la trouvai toute changée: ce n'était plus son minois éveillé, son propos égrillard. (3) Sa langue hésitait, sa parole était timide. Je suis, dit-elle, je le confesse, la cause de tout le désagrément qu'on vous a fait essuyer. (4) Là-dessus, elle tire de son sein une lanière, et me la présente: Vengez-vous, ajouta-t-elle, vengez-vous d'une femme aussi coupable, ou plutôt infligez-moi quelque châtiment plus rude encore: (5) mais ne croyez pas que j'aie volontairement amené cette cruelle scène. Me préserve le ciel de vous causer la peine la plus légère; (6) puissé-je même, si quelque infortune vous menace, la racheter au prix de mon sang! Ce que j'avais ourdi par ordre et en vue d'un autre, ma funeste étoile l'a fait tourner contre vous.

(III, 14, 1) Ma curiosité naturelle s'éveille à ce propos; et désirant pénétrer ce mystère: (2) Moi, te frapper de cette odieuse et horrible courroie! m'écriai-je; plutôt la mettre en pièces mille fois, que d'en effleurer seulement le délicat tissu de cette peau d'albâtre! (3) Mais dis-moi, je t'en supplie, qu'as-tu donc fait qui m'ait été si fatal? Je le jure par cette tête chérie, je ne te supposerai jamais capable d'une machination contre moi; tu l'affirmerais, que je ne le croirais pas; (4) et quand l'intention est innocente, un hasard, fût-il même funeste, ne saurait la rendre criminelle. (5) Tandis que je parlais, Photis me regardait timidement d'un oeil humide et à demi voilé, où mille baisers allèrent aussitôt recueillir avidement et savourer ses douces larmes.

(III, 15, 1) Mes caresses lui rendirent sa gaieté. Avant tout, dit-elle, laissez-moi bien fermer la porte: un mot entendu au dehors serait de ma part la plus fatale des indiscrétions. (2) En disant ces mots, elle va pousser les verrous et fermer le crochet. Puis revenant à moi, elle jette ses deux bras autour de mon cou, et d'une voix basse et singulièrement affaiblie: (3) Je tremble, dit-elle, le cœur me manque. Dois-je révéler le secret de la maison, le grand arcane de ma maîtresse? (4) Allons, je me fie à vous, à vos principes. Avec les sentiments d'honneur que vous ont transmis vos nobles ancêtres, avec un esprit aussi élevé que le vôtre, initié comme vous l'êtes à de sacrés mystères, vous êtes fidèle assurément à la religion du secret. (5) Que mes confidences restent donc à jamais comme murées dans le sanctuaire de votre conscience; et payez par une discrétion à toute épreuve la candeur de mes épanchements. (6) C'est l'amour qui me force à révéler ce que nul autre que moi ne sait au monde. Oui, vous allez connaître tout ce qui se passe en ces lieux. (7) Je vous dirai par quels enchantements ma maîtresse sait faire obéir les mânes, troubler le cours des astres, assujettir les dieux, soumettre les éléments. (8) C'est surtout lorsqu'elle a jeté un regard de complaisance sur quelque beau jeune homme (ce qui lui arrive souvent), qu'on la voit déployer la terrible puissance de son art.

(III, 16, 1) En ce moment même, éperdument éprise d'un jeune Béotien beau comme le jour, il n'est sorte d'artifices et de machinations qu'elle ne mette en jeu. (2) Hier, après midi, je l'ai entendue, entendue de mes propres oreilles, menacer le soleil de l'obscurcir, et d'ensevelir sa lumière dans d'éternelles ténèbres, s'il ne précipitait sa course pour laisser le champ libre à ses conjurations. (3) En sortant du bain, elle avait aperçu son jeune amant assis dans la boutique d'un barbier; et vite, elle m'ordonna de m'emparer furtivement des cheveux que les ciseaux avaient fait tomber de sa tète. (4) Le barbier me surprit au milieu de l'opération; et, comme ce trafic de maléfices nous a fait une réputation détestable, il me saisit, et m'apostrophant avec brutalité: (5) Tu ne cesseras donc pas, dit-il, de voler ainsi les cheveux de tous les beaux jeunes gens? Que je t'y reprenne, et, sans marchander, je te livre aux magistrats. (6) Le geste suit les paroles; il fourre sa main dans ma gorge, et m'arrache avec rage les cheveux que j'y avais cachés. (7) Très déconcertée de ma mésaventure, et songeant à l'humeur de ma maîtresse, qu'une contrariété de ce genre peut mettre hors d'elle-même, et qui alors me bat à outrance, je fus au moment de prendre la fuite; mais j'ai pensé à vous, et je n'ai pu m'y décider.

(III, 17, 1) Je m'en revenais cependant, bien en peine de me présenter les mains vides, quand j'aperçois un homme occupé à tondre avec des ciseaux des outres de peau de bouc. (2) Après qu'il les eut gonflées, je le vis les lier fortement et les suspendre. Je ramassai par terre plusieurs touffes de leur toison; elle était blonde, et ressemblait assez sous ce rapport à la chevelure du jeune Béotien. Je rapportai cette dépouille à ma maîtresse, sans lui dire d'où je la tenais. (3) Aussi, dès que la nuit fut venue, et avant votre retour du souper, Pamphile, que le désir talonne, monte aux combles, en un réduit ouvert à tous les vents, ayant vue sur l'orient et les autres points de l'horizon. C'est le lieu qu'elle a choisi comme le plus propice à ses enchantements. (4) Enfermée dans ce magique laboratoire, la voilà qui procède à ses manipulations accoutumées, dont les éléments sont des aromates de toute espèce, des lames d'airain couvertes de caractères indéchiffrables, des ferrements des navires naufragés, (5) nombre de débris humains enlevés à des cadavres avant ou après la sépulture. Ici sont des fragments de nez, de doigts; là des clous arrachés avec la chair aux croix patibulaires; plus loin du sang d'homme tué, et des morceaux de crânes humains disputés à la dent des bêtes féroces.

(III, 18, 1) Devant elle sont des entrailles encore palpitantes. Après quelques mots magiques, elle les arrose successivement d'eau de fontaine, de lait de vache et de miel de montagne; elle y joint des libations d'hydromel. (2) Ensuite elle entrelace les prétendus cheveux, les noue, et les brûle sur des charbons ardents, avec force parfums. (3) Soudain le charme irrésistible opère, et, par la mystérieuse puissance des pouvoirs évoqués, les outres, dont la toison fumait et grillait sur la braise, s'animent comme des créatures humaines, (4) sentent, entendent, marchent, et, attirées par l'odeur qui s'exaltait de leurs dépouilles, les voilà qui arrivent au défaut du Béotien, et se lancent contre notre porte. (5) C'est alors qu'étourdi par de copieuses libations, et trompé par l'obscurité, vous mîtes bravement l'épée au vent; et, nouvel Ajax, dans un transport de folie pareil, (6) mais bien plus héroïque, (car il s'est rué comme un boucher sur des animaux vivants) vous fîtes, vous, rendre l'âme à trois outres gonflées. (7) Si bien qu'après cet innocent exploit, où pas une goutte de sang n'a coulé, c'est un vainqueur, non pas homicide, mais outricide, que je reçois dans mes bras.

(III, 19, 1) À ce trait de Photis, ma gaieté s'anime, et je riposte: Oui, mon premier trophée peut être comparé aux douze travaux d'Hercule. (2) Cette victoire sur trois outres ira de pair avec son triomphe sur le triple Géryon ou sur Cerbère aux trois têtes. (3) Mais veux-tu que je te pardonne ton étourderie et tous les embarras qu'elle m'a causés? Il est une chose que je désire avec passion; fais-la. (4) Montre-moi ta maîtresse opérant selon la science dans le feu de l'évocation; que je la voie au moins dans une de ses métamorphoses. Je meurs d'envie d'apprendre les secrets de l'art magique. (5) Mais toi, si je ne me trompe, non, tu n'y es pas novice; je le sais, et de plus je le sens. Moi, si indifférent aux caresses de nos belles dames, ces yeux brillants, ces fraîches joues, l'or de cette chevelure, ces baisers à lèvres ouvertes, cette gorge enivrante, je suis l'esclave de tout cela, et l'esclave volontaire. (6) Adieu le foyer, adieu le retour. Une nuit comme celle-ci est ce que je mets au-dessus de tout.

(III, 20, 1) Que je serais heureuse de te contenter, mon cher Lucius, répondit-elle; mais ces pratiques sont vues de si mauvais oeil, que ma maîtresse ne s'y livre jamais qu'en s'environnant de solitude, en éloignant tous les regards. (2) Cependant, à mes risques et périls, je ferai ce que tu désires, j'épierai le moment favorable; ta curiosité sera satisfaite. (3) Tandis que nous jasons, le désir se réveille, et les sens se mettent de la partie. (4) Vite à bas tout voile jaloux! nus tous deux comme la main, nous nous étreignons avec fureur. L'amoureuse lutte dura longtemps; je me rendais de guerre lasse quand Photis me ranima par une piquante diversion, offerte avec une complaisance plus que féminine. Mais enfin le sommeil nous gagna, et nos paupières languissantes se fermèrent jusqu'au matin.

Lucius transformé en âne

(III, 21, 1) Nous eûmes trop peu de répétitions de cette nuit charmante. Je vois un jour Photis accourir tout émue; elle m'annonce que sa maîtresse, ayant échoué dans ses précédentes tentatives, avait résolu de se changer la nuit suivante en oiseau, et d'aller sous cette forme trouver l'objet de sa passion; (2) que j'eusse donc à me tenir prêt, et qu'elle me ferait assister, discret témoin, à cette scène merveilleuse. (3) En effet, vers la première veille, elle ne manque pas de me venir prendre; elle me mène à pas de loup jusqu'au réduit aérien, puis elle me place à une fente de la porte par où je pouvais tout voir. (4) Pamphile commença par se dépouiller de tous ses vêtements; ensuite elle ouvrit un petit coffret et en tira plusieurs boîtes, ôta le couvercle de l'une, y prit une certaine pommade, s'en frotta longtemps la paume des mains, et, se les passant sur tous les membres, s'en enduisit le corps, de la plante des pieds à la racine des cheveux. Vint après un long colloque à voix basse avec sa lanterne; (5) soudain elle imprime une secousse à toute sa personne, et voilà ses membres qui s'assouplissent et disparaissent, d'abord sous un fin duvet, puis sous un épais plumage. Son nez se courbe et se durcit, ses ongles s'allongent et deviennent crochus. (6) Pamphile est changée en hibou; elle jette un petit cri plaintif, et, après quelques essais de vol à ras de terre, la voilà qui prend l'essor à tire d'aile.

(III, 22, 1) Sa transformation était volontaire, et l'effet de ses puissants sortilèges. Moi qui n'en avais été que le simple témoin, hors de l'influence du charme, je restais frappé de stupeur, et ne ressemblais à rien moins qu'à moi-même: (2) frappé comme d'imbécillité, j'étais dans un état voisin de la démence, rêvant tout éveillé, me frottant les yeux, et me demandant si ce n'était pas un songe. (3) Enfin, revenant à moi, je saisis la main de Photis, je la presse contre mes yeux: (4) L'instant nous favorise, lui dis-je; accorde-moi, je t'en supplie, un gage éclatant de ton amour: (5) donne-moi un peu de cette pommade. Par les globes charmants de ton sein, c'est moi qui t'en conjure, et qu'un tel bienfait, qu'aucun prix ne saurait payer, m'enchaîne à jamais sous tes lois; que, grâce à toi, je puisse, nouveau Cupidon, voltiger autour de ma Vénus! (6) Oui-dà! renard, mon ami; mais c'est me dire tout simplement d'aller moi-même chercher les verges! Joli moyen pour ne plus craindre ces chattes de Thessaliennes! Et ce bel oiseau, dites-moi, où courrai-je après lui? quand le verrai-je?

(III, 23, 1) Me préserve le ciel de commettre une pareille infamie! m'écriai-je. Quand je pourrais, comme l'aigle, planer sur toute l'étendue des cieux, faire les messages de Jupiter ou porter fièrement son foudre; qu'avec joie on me verrait, des hauteurs de l'empyrée, revoler au petit nid que j'aime tant! (2) Oui, j'en fais le serment par ce noeud de ta chevelure, noeud charmant qui m'enchaîne; à tout je préfère ma Photis. (3) Et, d'ailleurs, quand j'y songe, une fois que, par la vertu de cette friction, je me serai affuble d'un tel plumage, ne me faudra-t-il pas éviter toute habitation? Le beau, l'aimable galant qu'un hibou! comme les dames en doivent être tentées! (4) Triste oiseau des ténèbres, dès qu'il se montre en un logis, c'est à qui l'attrapera pour le clouer à la porte, et lui faire expier par mille tourments son aspect de sinistre augure. (5) Mais, vraiment, j'oubliais: quelles paroles dire, quelles pratiques observer, pour me débarrasser de toutes ces plumes et redevenir Lucius? (6) À cet égard, dit-elle, tu peux être tranquille. J'ai appris de ma maîtresse ce qu'il faut faire pour quitter ces formes d'emprunt et revenir à la figure humaine: (7) et ne va pas croire qu'elle m'en ait instruite par bonté d'âme; c'est seulement pour s'assurer de ma part une assistance efficace à son retour. (8) Au reste, tu le vois, c'est avec les herbes les plus communes que s'opèrent de si grands effets: il suffit d'un peu d'aneth et de quelques feuilles de laurier infusés dans de l'eau de source. Elle en fait usage en bain et en boisson.

(III, 24, 1) Après m'avoir répété cette instruction, elle se glisse dans le réduit, non sans trembler de tous ses membres. Elle prend dans le coffret une petite boîte (2) dont je m'empare et que je baise, en la suppliant de faire que je puisse voler. En un clin d'oeil je me mets nu, et je plonge mes deux mains dans la boite. Je les remplis de pommade, et je me frotte de la tête aux pieds. (3) Puis me voilà battant l'air de mes bras, pour imiter les mouvements d'un oiseau; mais de duvet point, de plumes pas davantage; (6) ce que j'ai de poil s'épaissit, et me couvre tout le corps. Ma douce peau devient cuir. À mes pieds, à mes mains, les cinq doigts se confondent et s'enferment en un sabot; du bas de l'échine il me sort une longue queue, (5) ma face s'allonge, ma bouche se fend, mes narines s'écartent, et mes lèvres deviennent pendantes; mes oreilles se dressent dans une proportion démesurée. (6) Plus de moyen d'embrasser ma Photis; mais certaine partie (et c'était toute ma consolation) avait singulièrement gagné au change.

(III, 25, 1) C'en est fait; j'ai beau considérer ma personne, je me vois âne; et d'oiseau, point de nouvelles. Je voulus me plaindre à Photis; mais déjà privé de l'action et de la parole humaine, je ne pus qu'étendre ma lèvre inférieure, et la regarder de côté, l'oeil humide, en lui adressant une muette prière. (2) À peine m'a-t-elle vu dans cet état, que, se meurtrissant le visage à deux mains, elle s'écrie: Malheureuse, je suis perdue! je me suis tant pressée, j'étais si troublée... La ressemblance des boîtes... J'ai fait une méprise; (3) mais, par bonheur, il y a un moyen bien simple pour revenir de cette métamorphose. Vous n'avez qu'à mâcher des roses, et vous quitterez cette figure d'âne, et mon Lucius me sera rendu. (4) Pourquoi faut-il qu'hier au soir je n'en aie pas préparé quelque guirlande à mon ordinaire! vous n'auriez pas même à subir le retard de cette nuit. Mais patience! au point du jour, je serai près de vous avec le remède.

(III, 26, 1) Telles étaient ses lamentations. Je me trouvais âne bel et bien, et de Lucius devenu bête de somme. Mais je n'en continuais pas moins à raisonner comme un être humain: (2) je délibérai longtemps, à part moi, si je ne devais pas tuer cette exécrable femme, en la terrassant à coups de pieds ou en la déchirant à belles dents. (3) Une réflexion m'arrêta: Photis morte, toute chance de salut pour moi s'anéantissait avec elle. (4) L'oreille basse et secouant la tête, je pris donc le parti de dévorer pour un temps mon affront; et, me conformant à ma situation présente, j'allai prendre place à l'écurie à côté de mon propre cheval. J'y trouvai aussi un autre âne appartenant à mon ci-devant hôte Milon; (5) je me disais: S'il est une religion de l'instinct chez les êtres privés de la parole, ce cheval doit me reconnaître, et se sentir ému de sympathie; il va m'offrir une place, me faire les honneurs du râtelier et de la provende. (6) Mais ô Jupiter Hospitalier! ô divinités saintes, protectrices de la bonne foi! ce noble coursier, qui m'avait porté, se donne le mot avec l'autre âne; tous deux s'entendent contre moi, (7) me redoutent comme un rogneur de leur portion. Ils baissent l'oreille en signe de fureur, et me lancent vingt ruades à mon approche. (8) Je me vois repoussé loin de l'orge que de mes propres mains, j'avais étalée la veille devant ce monstre d'ingratitude domestique.

(III, 27, 1) Ainsi maltraité, force me fut de faire bande à part, et je me retirai dans un coin de l'écurie. Tandis que j'y réfléchissais sur l'insolence de mes deux camarades, me promettant de tirer le lendemain bonne vengeance de mon coquin de cheval, sitôt que, par la vertu des roses, je serais redevenu Lucius, (2) j'aperçois, à moitié de la hauteur du pilier qui supportait la voûte de l'écurie, une niche qu'on y avait pratiquée, et où se trouvait l'image de la déesse Épone, parce avec des guirlandes de roses encore fraîches. (3) En voyant le remède à mes maux, je me livre à l'espérance. Je me dresse, levant le plus haut possible mes pieds de devant, et, cou tendu, lèvres allongées, je fais tous mes efforts pour atteindre jusqu'aux guirlandes. (4) O fatalité! tandis que je m'évertue ainsi, le valet chargé par moi-même de panser chaque jour mon cheval s'aperçoit de ma manoeuvre, et, se levant tout en colère: (5) C'est à n'en pas finir avec ce porte-choux, dit-il; tout à l'heure il en voulait au manger de nos bêtes, maintenant le voilà qui s'en prend aux images des dieux! (6) Attends, sacrilège animal, je te vais éreinter de la bonne manière; au moins tu ne sortiras que boiteux de mes mains. Tout en parlant, il cherchait de quoi accomplir sa menace; (7) et, trouvant un fagot laissé là par hasard, il y choisit le plus gros parement, tout garni encore de ses feuilles, et se met à en labourer ma pauvre échine. Le jeu n'eût pas cessé de sitôt; mais il se lit soudain grand bruit dans le voisinage. Mille coups viennent tonner contre la porte de ta maison; on crie Aux voleurs! de toutes parts; mon bourreau s'effraye et s'enfuit.

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