Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 289b-297a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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L'ÉVÊCHÉ DE TONGRES - SAINT AMAND - LA PAPAUTÉ - LES MÉROVINGIENS - L'EMPIRE - MAHOMET

Ans 611-613


 

A. An 611 = Myreur II, p. 289b-293a : Évêché de Tongres : Présentation de saint Amand, 26e évêque de Tongres : Son enfance - Ses divers séjours - Sa vie exemplaire - Le pape le charge du chapitre de Maastricht - Il a comme archiprêtre Landoald - Il construit des églises partout en Francie - Prédications et miracles - Rapports avec Dagobert - Sa présence à Gand et à Bruges - Évêque de Tongres pendant quelques années seulement à la mort de Jean l'Agneau.

 

B. Ans 611-613 = Myreur, II, p. 293b-297a : Divers : L'empereur Phocas - Le Panthéon - Le pape Boniface IV et le pape Dieudonné, son successeur - La fête de tous les saints - Les conquêtes du roi Clovis, présenté comme le frère de Dagobert - Vie et mort de Mahomet

 


A. An 611 = Myreur, II, p. 289b-293

Saint Amand, né vers 600 n.è. (peut-être dans le Bas-Poitou) et mort à Elnone peu après 676 n.è., est un saint évangélisateur du nord de la Gaule, particulièrement de la région de l'Escaut et de la Scarpe. Il fut un « éphémère » évêque de Tongres (quelques années seulement au milieu du VIIe siècle)

 

 

Notes sur saint Amand

 

En ce qui concerne les données historiques sur la vie et les réalisations de saint Amand, la thèse du Père Édouard de Moreau, Saint Amand, apôtre de la Belgique et du nord de la France, Louvain, 1927, 367 p., fait toujours autorité mais on trouvera beaucoup de mises au point importantes dans le récent article d'Alain Dierkens, Notes biographiques sur saint Amand, abbé d'Elnone et éphémère évêque de Maastricht (mort peu après 676), publié à Rennes en 2010 et intégralement accessible sur la Toile. La consultation de La France avant la France (481-888), Paris, 2019, peut également être intéressante (p. 198-201, 205-206, 214, 246, 576).

En ce qui concerne les textes anciens antérieurs à Jean d'Outremeuse, on signalera :

Vita Amandi episcopi, dans M.G.H., Scriptores Rerum Merovingicarum, t. V, 3, p. 395-485, éd. Krusch (3 textes)

* Heriger, Gesta episcoporum Tungrensium, dans M.G.H., Scriptores, t. VII, § 30-39, p. 179-180, éd. Koepke

* Gilles d'Orval, Gesta episcoporum Leodiensium, dans M.G.H., Scriptores, t. XXV, I, § 40-46, p. 31-32, éd. Heller

Ici, comme dans les fichiers précédents, il est exclu pour nous de comparer systématiquement la version de Jean d'Outremeuse à celles de ses prédécesseurs, exclu aussi de vérifier l'historicité des notices qu'il consacre au personnage. Il y aurait, ici comme dans les autres cas, beaucoup de choses à dire. Relevons simplement deux détails en guise d'exemples pour montrer les écarts possibles. Jean d'Outremeuse (II, p. 304) fait mourir saint Amand « le 26 octobre de l'an 620 », soit un demi-siècle plus tôt que les historiens modernes. Quant à sa généalogie, sur laquelle la première notice de Jean s'attarde avec complaisance, elle se résume chez Hériger (Gesta, p. 179, éd. Köpke) à quatre mots brefs : pater Serenus, mater Amantia, sans plus. Rien sur les autres membres de la famille, sur leurs titres ou leurs fonctions.

En ce qui concerne le bref épiscopat de saint Amand à Maastricht, on le date souvent des années 647 à 650 (Wikipédia). A. Dierkens a tenté d'en préciser davantage la durée : c. 648/649 - c. 651/652.

 

 

[II, p. 289b] [Amans ly XXVIe evesque de Tongre] Apres la mort Johan Angnel fut esluis et consacreis à evesque de Tongre le XXVIe unc proidhons canoyne de Treit, et fut nommeis Amans, et chu est sains Amans qui giest à Mons en Peure, lyqueis fut de la nation d'Aquitaine, le fis d'on chevalier qui oit nom Clodomire, et sa mere oit nom Amante, filhe à sire Engorant de Tholoux, chevalier. Chis sains Amans oit unc frere legttime qui oit nom Bernant de Vale, qui fut I noble docteur et I sains proidhons.

[II, p. 289b] [Amand, 26e évêque de Tongres] Après la mort de Jean l'Agneau, un sage, chanoine de Maastricht, fut élu et consacré vingt-sixième évêque de Tongres. Il s'appelait Amand, et c'est le saint Amand qui repose à Mons-en-Pévèle. Originaire d'Aquitaine, il était le fils d'un chevalier nommé Clodomir et sa mère, appelée Amante, était la fille du seigneur Enguerrand de Toulouse, un chevalier. Ce saint Amand eut un frère légitime, Bernant de Vale, qui fut un illustre docteur et un saint homme.

[La vie sains Amans] Et portant que chis vraie confes sains Amans fut si vraie catholique, si vous dirons une partie de sa vie qu'ilh mynat, anchois qu'ilh fust evesque. Promier quant ilh parvient al eaige de VII ans, ilh relenquist la compangnie de peire et de mere, et s'en alat vers une isle en occident que ons nomme Ogiel, en une abbie de moynes qui là estoit fondée, où ilh fut joieusement recheus des freres qui là estoient ; et là fut-ilh teilement instrus en la clergerie, qu'ilh fut tres-suffissans, et commenchat Dieu à servir si devoltement, que tous les altres freres obeissoient à li com à uns sains hons.

[La vie de saint Amand] Et parce que ce vrai confesseur saint Amand fut aussi un vrai catholique, nous vous dirons une partie de la vie qu'il mena, avant de devenir évêque. D'abord, quand il eut atteint l'âge de sept ans, il quitta la compagnie de son père et de sa mère, et s'en alla dans une île en Occident, nommée l'île d'Yeu, dans une abbaye de moines qui y avait été fondée, et où il fut reçu avec joie par les frères qui y vivaient. C'est là qu'il fut si bien instruit en clergie qu'il devint très compétent et commença à servir Dieu avec tant de dévotion que tous les autres frères lui obéissaient comme à un saint homme.

[Amans fist miracle de serpent - Ly promier myracle l’evesque sains Amans] Si avient que à cel temps avoit une gran serpens en cel ysle asseis pres de l'abbie, et devoroit tout chu qu'il trovoit, et faisoit en ceste isle si grant destoublier, que cascon en parloit. Or avient que sains Amans estoit unc jour issus de l'abbie, si s'en aloit parmy une grant voie, où ilh encontrat le serpent qui vient vers li à geule baiée, com chis qui le voloit estrangleir ; mains quant li enfes le veit, qui encors estoit jovenes, si oit paour et le dobtat, et toutvoie ilh soy respirat tantost par le volenteit de Dieu : si fist son orison à Dieu, et puis fist le signe de la crois de ses dois [II, p. 290] bras et vient vers le serpent, se li mettit sa main sour la deseurtraine leppe de sa geule, et tantost ly serpent cloiit sa bouche, et mult soy humiliat contre l'enfant, puis s'en alat fours deldit ysle, ne puis onques ne fuit veyus en chist ysle. Et chis fut ly promirs myracle que Dieu fist par sains Amans.

[Amand fit un miracle concernant un serpent - Le premier miracle de l’évêque saint Amand] À cette époque, un grand serpent arriva dans cette île, tout près de l'abbaye ; il dévorait tout ce qu'il trouvait et causait un si grand trouble que tout le monde en parlait. Or un jour, il advint que saint Amand, sorti de l'abbaye, marchait sur une route importante où il rencontra le serpent qui vint vers lui, la gueule béante, comme s'il voulait l'étrangler. Quand l'enfant, qui était encore jeune, le vit, il eut peur et s'inquiéta. Mais, par la volonté de Dieu, il se reprit aussitôt. Il adressa sa prière à Dieu, puis, de ses deux [II, p. 290] bras, fit le signe de la croix. Ensuite, il s'avança vers le serpent et posa sa main sur la lèvre supérieure de la gueule de l'animal, qui aussitôt la ferma, s'inclina profondément devant l'enfant et quitta l'île, où on ne le revit plus jamais. Tel fut le premier miracle que Dieu accomplit par l'intermédiaire de saint Amand.

De quen la novelle s'en alat par tous paiis, et tant que Clodomire, li peire sains Amans, en soit parleir ; car devant chu ne savoit-ilh où son fis habitoit, si n'arestat, se vient à l'abbie et vot son fis remyneir, mains ilh ne pot.

La nouvelle s'en répandit dans tous les pays si bien que Clodomir, le père de l'enfant, qui ne savait pas où vivait son fils, entendit parler de ce miracle. Sans attendre, il se rendit alors dans l'abbaye et voulut le reprendre, mais il ne put le faire.

Apres avient que Amans alat à Thour en Thoraine por visenteir le sepulcre sains Martin, et là li fut donneit coronne par l'evesque de Thour, si fut-ilh clers.

Plus tard, Amand se rendit à Tours, en Touraine, pour visiter le tombeau de saint Martin. À Tours, l'évêque lui accorda la tonsure. Il devint ainsi clerc.

Apres revient-ilh à Besenchon, où ilh fist une ceyle en laqueile ilh demorat XVans par le consentement de Augustin, l'evesque de Besenchon, et Supplitiien archediach de Besenchon qui puis fuit evesque de Besenchon. Et deveis savoir que Amans habitoit là, portant que ly abbie où ilh avoit demoreit astoit accusée à son peire, et soy dobtoit qu'ilh n'en fust par forche remeneis.

Par après, il revint à Besançon, y construisit un ermitage où il demeura durant quinze ans, avec l'accord d'Augustin, évêque de Besançon, et celui de Sulpice, archidiacre de Besançon, qui devint par la suite l'évêque de la ville. Vous devez savoir qu'Amand habita cet ermitage, parce que l'abbaye où il avait vécu était connue de son père et il redoutait de s'y voir ramené de force.

[La grant abstinenche de sains Amans] Tous les XV ans qu'ilh habitat là, Amans ne mangnat onques que I fois le jour, et n'avoit altre viande que de pain d'orge, et bevoit del aighe ; et de toutes altres viandes et bevraige ilh soy abstenoit, et dormoit mult pau, ains estoit toudis en orisons orant à Dieu.

[Le haut degré d'abstinence de saint Amand] Durant les quinze années où il vécut dans cet ermitage, Amand ne mangea jamais qu'une fois par jour. Il ne prenait comme nourriture que du pain d'orge et ne buvait que de l'eau, s'abstenant de tout autre type d'aliment et de boisson. De plus, il dormait très peu mais était toujours dans ses oraisons, en priant Dieu.

[Amans s’en alat à Romme, où on lui fist vilonie por bin faire] Apres les XV ans, ilh prist sains Amans en devotion d'aleir à Romme, por visenteir les sepulcre des apostles sains Pire et sains Poul. Si en alat et entrat unc jour en l'engliese sains Pire, et soy mist en orison sy devoltement, qu'ilh soy obliat tot nuit dedens l'engliese ; et lendemain, quant cheaux qui gardoient l'engliese le trovarent, si guidarent qu'ilh fust là demoreis por male faire, si li fisent grant injures et fut butteis fours de l'engliese, vilainnement ; et, quant ilh vient defours, ilh fut si honteux qu'ilh chaiit sicom en extase.

[Amand s’en alla à Rome, où on le tourmenta en voulant bien faire] Après ces quinze années, saint Amand ressentit un vif désir d'aller à Rome, pour visiter les tombeaux des apôtres saint Pierre et saint Paul. Il se mit en route et entra un jour dans l'église Saint-Pierre, où il se mit en prières avec tant de dévotion qu'il s'oublia toute la nuit dans l'église. Le lendemain, quand les gardiens de l'église le trouvèrent, ils crurent qu'il était resté là pour commettre quelque méfait, l'injurièrent fortement et le jetèrent brutalement hors de l'église. Une fois dehors, il ressentit tant de honte qu'il tomba comme égaré.

[Sains Pire s’apparut à sains Amans à Romme] Adont s'apparut sains Pire à li en grant clarteit, et li dest qu'ilh s'en alast prechier es parties de Franche, où ilh avoit mult de ydolatres en pluseurs lis.

[À Rome, saint Pierre apparut à saint Amand] Alors saint Pierre lui apparut dans une grande clarté et lui dit d'aller prêcher dans des régions de Francie, où se trouvaient en de nombreux endroits beaucoup d'idolâtres.

[Ly pape donnat à sains Amans la provende de Treit] Apres, sains Amans alat visenteir le pape qui li fist grant honneur, et ly donnat al departir la canonisie de l'engliese de Treit, où ilh ne fut onques residens sicom canoynes.

[Le pape donna à saint Amand la prébende de Maastricht] Ensuite, saint Amand rendit visite au pape, qui lui fit grand honneur et lui accorda, lors de son départ, la charge du chapitre de l'église de Maastricht, où il ne résida jamais comme chanoine.

[Sains Amans prechat et edifiat chi mult d’englieses] Puis vint sains Amans en Franche, où il fut tantoist, depart le roy Dangobert et par les preistre del royalme, ordineis à faire predication ; car adont ne prechat mie uns homme en unc rengne, se [II, p. 291] chu n'estoit par congiet. Adont commenchat sains Amans à prechier commonement, et par tous lis anunchoit la parolle de Dieu. Si edifioit englieses de religieux de tant de manere qu'à mervelhe, et faisoit tant as roy, contes et dus, et à altres saingnours que ons li donnoit tant, qu'ilh acqueroit tres grandes heretaiges qu'ilh donnoit aux englieses ; et rachatoit cheaux qui astoient pris par justiche, puis prioit à Dieu qu'ilh les donnast sens et volenteit de bien faire, et revestioit les povres, et donnoit viandes aux famelheux, et faisoit tant de bien que cascon l'amoit.

[Saint Amand prêcha et édifia beaucoup d'églises] Alors saint Amand se rendit en Francie, où immédiatement le roi Dagobert et les prêtres du royaume le mandatèrent pour prêcher ; car, à cette époque, un homme ne pouvait prêcher dans un royaume que s'il [II, p. 291] y était autorisé. Saint Amand se mit alors à prêcher régulièrement et à annoncer partout la parole de Dieu. Il édifiait tellement d'édifices religieux que c'était prodigieux. Il faisait tant pour le roi, les comtes, les ducs et autres seigneurs qu'il recevait beaucoup de dons et obtenait de très gros héritages, qu'il donnait aux églises. Il rachetait aussi des gens qui avaient été arrêtés par la justice, puis priait Dieu de leur donner le sentiment et la volonté de bien faire. ll donnait des vêtements aux pauvres, nourrissait les affamés et faisait tant de bien que chacun l'aimait.

[Amans delivrat le garchon de dyable] Apres avient que sains Amans s'en alat vers les parties de Flandre, où ilh avoit mult de gens qui creioient es ydolles. Si hostilat une nuit en une abbie sour mere, qui estoit nommée Sentteyles ; et enssi qu'ilh estoit là al matin sour le rivaige del mere, unc dyable issit de la mere et happat unc garchon de l'abbie, se le voloit traire en la mere por noiier. Et chis commenchat à huchier Jhesu-Crist qu'ilh li vosist aidier ; et ly dyable ly demandat qui est chis Jhesu-Crist ? Atant vient sains Amans qui chu entendit, si respondit : « Jhesu-Crist est ly fis de Dieu ly permanable, qui, pour le salut des hommes, rechut mort et passion en la crois. » Et oussitost que ly dyable entendit la vois de sains Amans, si s'en alat criant, et laisat le garchon qui enssi oit salveit sa vie.

[Amand délivra un garçon du diable] Ensuite saint Amand partit vers les régions de Flandre où beaucoup de gens croyaient aux idoles. Ainsi, il logea une nuit dans une abbaye près de la mer, appelée Sentteyles, et tandis qu'au matin il se trouvait au bord du rivage, un diable sortit de la mer et enleva un garçon de l'abbaye qu'il voulait entraîner dans la mer pour le noyer. Ce garçon se mit à appeler Jésus-Christ à l'aide. Le diable lui demanda qui était ce Jésus-Christ. Alors saint Amand, qui avait entendu, répondit : « Jésus-Christ est le fils de Dieu l'éternel, qui, pour le salut des hommes, souffrit la passion et mourut sur la croix. » Et aussitôt que le diable eut entendu la voix de saint Amand, il s'en alla en criant, abandonnant le garçon qui eut ainsi la vie sauve.

En cel heure meismes avoit des gens sour mere qui prisent une mult beal pisson, si en fisent grant fieste qui tantost les tournat en duelhe, car unc gran tempeste assalhit la nave qui le commenchat à depechier ; mains quant sains Amans veit chu, si fist sa proier à Dieu qu'ilh les vosist aidier. Atant s'apparut sains Pire, qui les trahit tous à terre sens perilhe.

À cette heure-là précisément, des pêcheurs qui avaient pris un très beau poisson firent une grande fête qui bientôt les plongea dans le malheur, car une violente tempête frappa le bateau et commença à le mettre en pièces. Quand saint Amand vit cela, il se mit à prier Dieu de bien vouloir les aider. Alors saint Pierre apparut, qui les amena tous à terre, sains et saufs.

[L’enfé respondit : Amen] Apres avient que ly roy Dangobers oit de sa femme I fis, se dest qu'ilh voloit que ilh fust baptiziés par le main de sains Amans. Adont estoit sains Amans à Gant, si fut ameneis à Paris et ilh vient, jasoiche que ly roy l'awist encachiet por coroche de son royalme, portant que sains Amans edifioit tant d'engliese parmy son paiis, si demandoit al roy trop sovent del argent. Quant ly roy veit sains Amans, se li dest : « Beaux sires, je vos pardonne tout coroche et matalant, et vos prie que vos baptiziés mon fis ; je l'ay gardeit XL jours por vos attendre. » Adont commenchat sains Amans à baptizier l'enfant, en [II, p. 292] faisant la divine offische à chu afferante.

[L’enfant répondit : Amen] Un jour le roi Dagobert eut de son épouse un fils et se dit qu'il voulait que ce fils soit baptisé de la main de saint Amand, qui, à ce moment-là, était à Gand. Le saint fut invité à venir à Paris, où il se rendit alors que le roi, en colère, l'avait chassé de son royaume, parce qu'il construisait trop d'églises dans son pays et lui demandait trop souvent de l'argent. Quand le roi vit saint Amand, il lui dit : « Beau seigneur, j'oublie toute colère et toute animosité, et je vous prie de baptiser mon fils ; j'ai patienté quarante jours à vous attendre. » Alors saint Amand accepta de baptiser l'enfant, en [II, p. 292] accomplissant l'office divin attaché à cette cérémonie.

Exil de saint Amand : Jean d'Outremeuse ne fait pas état ici de la méconduite du roi Dagobert envers les femmes, clairement mentionnée par Frédégaire, IV, 60, p. 151, éd. Devillers-Meyers et par l'auteur de la Vita Amandi episcopi I, § 17, p. 440, éd. Krusch (amore mulierum plus quam oportebat deditus omnique spurcitia libidinis inflammatus). La colère de Dagobert à l'égard d'Amand pourrait être une conséquence des reproches qu'aurait adressés le saint au roi pour ses vices et ses désordres. Le roi l'aurait rappelé parce qu'il était revenu à de meilleurs sentiments et voulait que son fils soit baptisé par lui.

Si avient que enssi que li capelains qui là estoit, qui estoit nommeis Renart, n'entendit mie bien, por le bruit des gens, chu que sains Amans disoit, porquoy ilh obliat à respondre I fois ; mains li enfes meismes respondit : Amen si hault et si cleir, que chascon l'entendit. Et fut ly enfes nommeis Sygibers, et de sa response fut faite grant joie. Et rendit ly roy grasce à Dieu et al proidhomme, por cuy amours Dieu avoit demonstreit chesti myracle.

Le chapelain qui était là, dénommé Renart, n'entendait pas bien ce que disait saint Amand, à cause du bruit que faisaient les gens. Il oublia une fois de répondre ; et ce fut l'enfant lui-même qui répondit un Amen, si haut et si clair que chacun l'entendit. L'enfant fut nommé Sigebert, et sa réponse fut source d'une grande joie. Le roi rendit grâce à Dieu et au saint homme, pour l'amour de qui Dieu avait fait ce miracle.

Sur la réponse miraculeuse du bébé, cfr Vita Amandi episcopi I, § 17, p. 442, éd. Krusch, et Grandes Chroniques, livre V, ch. 11, p. 139-140, éd. Viard.

[Sains Amans convertit ches de Gant] Apres s'en ralat sains Amans à Gant, où ilh trovat des gens dyabolique et heretiques contre la foid de Dieu, car ilh lassoient Dieu, si adoroient grans merins. Sains Amans commenchat ches gens à prechier, et al demonstreir la voie de Dieu, et blasmeir leurs ydolles qu'ilhs servoient, et les faisoit chaioir et depechier devant eaux ; mains ilh n'y voloient entendre et derachoient sains Amans en son visaige, se le jettoient de brolier, et le battoient et le delengoient ; et teile fois ilh estoit attrapeis des femmes, sy estoit adont battus, et tous ses draps desquireis et despulhiés tous nus, et jetteis el rivier del Escause qui là couroit. Mains sains Amans ne laisat onques por chu sa predication ; ains fist tant en la fin, que ilh les convertit à la foid de Dieu, et fondat en la vilhe de Gant une abbie en l'honeur de saint Pire l'apostle.

[Saint Amand convertit les habitants de Gand] Après cela, saint Amand retourna à Gand, où il trouva des gens diaboliques et hérétiques, opposés à la loi divine : ils se détournaient de Dieu et adoraient de grands poteaux de bois. Saint Amand se mit à prêcher devant ces gens-là, en leur montrant la voie vers Dieu et en blâmant les idoles qu'ils servaient. Il les faisait tomber et se briser en morceaux devant eux ; mais les gens ne voulaient rien entendre. Ils crachaient au visage de saint Amand, lui lançaient des ordures, le battaient et lui enlevaient ses habits. Parfois, des femmes l'attrapaient et le battaient ; tous ses vêtements étaient arrachés et déchirés, il était jeté tout nu dans l'Escaut qui coulait à cet endroit. Mais saint Amand ne cessa jamais ses prédications ; au contraire, il réussit finalement à les convertir à la foi en Dieu, et fonda dans la ville de Gand une abbaye en l'honneur de l'apôtre saint Pierre.

[Sains Amans resuscitat un mort] Apres alat sains Amans à Bruges, où ilh trovat le senescal de la conteit de FIandre, qui faisoit meneir pendre I hons que ilh disoit avoir embleit alcon chouse. Adont priat sains Amans à senescal que ilh vosist relaxeir la vie de cesti prisonnier, car encor poroit-ilh estre proidhons. Mains ly senescal n'y volt onques entendre, ainsle fist pendre ; et puis soy partit li peuple de gibet. Mains sains Amans dependit le prisonnier et l'emportat à son coul jusqu'en son oratour où ilh habitoit, et, enssi qu'ilh gisoit en orison, tout mut de costé de cesti mors. Lendemain ilh apellat ses ministres por laveir le corps de mors, affin que ilh fust ensevelis plus nettement. A cel pointe salhit ly prisonnier sus tous vief, et ne poioit-ons veioir par tout son corps ensengnes des plaies que ons li avoit fait, quant ons le battoit al meneir pendre.

[Saint Amand ressuscita un mort] Par la suite, saint Amand se rendit à Bruges, où il trouva le sénéchal du comté de Flandre, qui faisait conduire à la potence un homme, qui, disait-il, avait volé quelque chose. Saint Amand pria alors le sénéchal d'accepter de laisser la vie à ce prisonnier, car il pourrait encore redevenir un homme bon. Mais le sénéchal ne voulut rien entendre et le fit pendre. Une fois le peuple loin du gibet, saint Amand dépendit le prisonnier, l'emporta sur ses épaules jusqu'à l'oratoire où il habitait et, tandis qu'il était plongé dans ses oraisons, on ne parla plus du mort. Le lendemain Amand appela ses serviteurs pour laver le corps, afin de l'ensevelir plus décemment. Alors le prisonnier se releva. Il était bien vivant et on ne pouvait voir sur son corps les marques des plaies qu'il avait reçues quand on le battait en le conduisant à la potence.

[Amans fut fais evesque de Tongre] Apres avient que sains Amans s'en alat en Dannemarche, et ens altres parties oultre le flu de la Denawe, où ilh quidat le peuple convertir, et n'y pot riens faire. Et fut tout chu l'an VIc et XI deseurdit, que li evesque [II, p. 293] Johan Aligneal estoit mors ; si fut adont esluis sains Amans, al requeste del roy Dangobers d'Austrie et Neustrie, à evesque de Tongre.

[Amand fut élu évêque de Tongres] Après cela, saint Amand partit au Danemark et en d'autres régions au-delà du Danube, où il croyait convertir la population, mais il ne put rien faire en ce sens. Tout cela se passa en l'an 611, mentionné ci-dessus, quand l'évêque [II, p. 293Jean l'Agneau mourut. Alors saint Amand fut élu évêque de Tongres, à la requête du roi Dagobert d'Austrasie et de Neustrie.

[Landoaldus fut archepriestre de Treit] Puis commenchat sains Amans à visenteir tout sa dyoceise, en faisant predication ; mains ilh trovat ses gens si bons et plains de foid, que ilh ly sembloit qu'ilh ne poroit riens profiteir, et s'en partit quant ilh oit demoreis I an entre eaux. Et li pape Bonifache envoiat à Treit I archepriestre, qui desous sains Amans governat l'evesqueit, les IX ans durant que sains Amans tient le siege, et fut chis archepriestre nommeis Landoaldus, qui fut I proidhons, et bien maintient le paiis en pais, et fist mult de predication par l'evesqueit. Et sains Amans s'en alat en l'isle de Chanalans, où ilh habitat awec des altres freres.

[Landoald fut archiprêtre de Maastricht] Saint Amand se mit alors à visiter tout son diocèse, en prêchant. Mais il y trouva les gens si bons et si pleins de foi qu'il lui sembla impossible de leur apporter un quelconque profit, et il partit, après être resté un an parmi eux. Le pape Boniface envoya à Maastricht un archiprêtre, pour gouverner le diocèse, sous la direction de saint Amand, les neuf années durant lequelles saint Amand occupa le siège. Cet archiprêtre, qui s'appelait Landoald, était un homme sage, qui maintint le pays en paix et fit de nombreuses prédications à travers le diocèse. Saint Amand, lui, s'en alla dans l'île de Calloo (cfr II, p. 299), où il habita avec d'autres frères.

Sur la vie de Landoald, cfr encore II, p. 305, p. 308 et p. 310 et sur celle de saint Amand, cfr II, p. 300-305 passim.


B. Ans 611-613 = Myreur, II, p. 293b-297a

Divers : L'empereur Phocas, le pape Boniface IV, le Panthéon et la fête de tous les saints - Le pape Dieudonné, son successeur - Les conquêtes du roi Clovis, présenté comme frère de Dagobert - Vie et mort de Mahomet, cardinal romain

 

L'empereur Phocas, le pape Boniface IV, le Panthéon et la fête de tous les saints

[II, p. 293b] [L’an VIc et XI - De Pantheon] Item, en cel an VIc et XI, donnat ly emperere Fouques al pape Bonifache unc temple qui seioit à Romme, que ons nommoit Pantheon, en queile temple ilh avoit anchienement esteit mis et adoreis tous les faux dieux et les ydolles de toutes nations. Et avoient sovent à cel temps meismes les cristiens grant destoublier ; car quant les cristiens aloient en cel temple, les dyables qui estoient ès ydolles, assavoir est Cymballes li mere des dieux, et Neptun li dieux des anchiens marenires, yssoient de ches ydolles et feroient les cristiens teilement, que ilh les abatoient à terre tous estendus.

[II, p. 293b] [L’an 611 - Le Panthéon] En cette année 611, l'empereur Phocas donna au pape Boniface IV un temple, qui se trouvait à Rome et qu'on appelait Panthéon, dans lequel avaient été placés et adorés tous les faux dieux et toutes les idoles de toutes les nations. En ce temps-là, les chrétiens eux-mêmes éprouvaient un grand trouble ; en effet, quand ils allaient dans ce temple, les diables qui se trouvaient dans les idoles, à savoir Cybèle, la mère des dieux, et Neptune, le dieu des anciens marins, en sortaient et les frappaient au point de les jeter par terre.

Phocas, surnommé le Tyran, dont le « règne calamiteux » de 8 années (602-610 n.è.), se place entre les empereurs de la dynastie justinienne (de Justin I le Grand, 518-527 et Justinien Ier le Grand, 527-565, à Maurice, 582-602) et les représentants de la dynastie des Héraclides (de Héraclius, 610-641, à Justinien II Rhinotmète "au nez coupé", 685-695)

Panthéon : Il en a été question dans le Tome I, p. 70-71, p. 73, p. 84 et p. 488.

[Quant et porquoy la fieste de tos les sains fut ordinée et fait] De cel temple edifiat li pape Bonifache, par le consentement l'emperere de Romme, une mult belle engliese, laqueile fut dedicausie le promier jour de mois de novembre l'an VIc et XII, en l'honour de la benoite Virge Marie et de tous les sains, et nommat-ons ceste engliese Sainte-Marie la Reonde. Adont ordinat li pape que, dedont en avant, fuste à cheli jour celebreit la sollempniteit de tous les sains, et que tous les ans, à chis propre jour, li pape de Romme celebrast messe dedens cel engliese, et que li peuple presist à cheli jour le corps Jhesu-Crist, et lendemain fust celebreit ly anniversaire de toutes les fideiles armes des mors.

[Quand et pourquoi la fête de tous les saints fut ordonnée et établie] Avec le consentement de l'empereur de Rome, le pape Boniface fit de ce temple une très belle église, qui fut dédicacée le premier jour de novembre de l'an 612, en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie et de tous les Saints. Elle fut appelée Sainte-Marie-la-Ronde. Alors le pape ordonna que dorénavant la fête solennelle de tous les saints soit célébrée chaque année ce jour-là, que ce jour-là le pape dise la messe dans cette église, que ce jour-là aussi le peuple prenne le corps de Jésus-Christ et que le lendemain soit célébré l'anniversaire de toutes les âmes des fidèles décédés.

Mahomet, ancien évangélisateur et cardinal romain, brigue la papauté

[II, p. 293] [Machomes revient à Romme qui mult de paiis avoit convertis] En cel an meismes revient à Romme li cardinal Machomes, qui mult avoit en Arabe convertis de peuples par ses predications. Et, quant ilh fut revenus à Romme, ilh commenchat à acquerir partie secreement por avoir election al papaliteit, se li pape Bonifache morroit, et disoit en vantant qu'ilh avoit [II, p. 294] plus laboreit por l'engliese que nuls altres.

[II, p. 293] [Mahomet qui avait converti de nombreux pays revient à Rome] Cette même année [612], le cardinal Mahomet, dont les prêches avaient converti de nombreux peuples en Arabie, revint à Rome. À son retour, il se mit en secret à s'attirer des partisans, pour être élu à la papauté si le pape Boniface mourait. Il disait en se vantant qu'il avait [II, p. 294] oeuvré pour l'église plus que quiconque. [suite infra, II, p. 294]

Les conquêtes du roi Clovis, présenté comme frère de Dagobert (cfr II, p. 288)

[Ly roy Clovis conquist mult de paiis oultre mere et les convertit] A cel temps conqueroit mult de paiis oultre mere ly roy Cloveis, li frere Dangobert : ilh conquist le royalme de Hermenie et le convertit al foid de Dieu, puis conquist mult de casteals et de citeis en la royalme d'Egypte. Et deveis savoir que chis roy Cloveis fut ly plus poissans chevalier, plus fors et plus hardis qui fust à son temps. Ilh entrat en la terre de Aisie la grant, si conquestat le royalme de Caldée, de Mede et de Crete ; mains ilh oit mult de batalhes anchois que tout chu fust conquis.

[Le roi Clovis conquit de nombreux pays outre-mer et les convertit] À cette époque le roi Clovis, le frère de Dagobert, faisait outre-mer la conquête de nombreux pays. Il conquit le royaume d'Arménie et le convertit à la foi en Dieu, il conquit aussi de nombreuses places fortes et cités dans le royaume d'Égypte. Et vous devez savoir que ce roi Clovis fut le chevalier le plus puissant, le plus fort et le plus hardi de son temps. Il pénétra dans le territoire de la grande Asie, et conquit les royaumes de Chaldée, de Médie et de Crète. Il dut mener de nombreuses batailles pour réaliser toutes ces conquêtes.

L'empire romain d'Orient : le sénateur Crispus, les empereurs Phocas et Héraclius

Item, l'an VIc et XIII avoit à Romme I senateur qui oit nom Presciain, qui fort haioit l'emperere Fouques. portant que ilh avoit ochis l'emperere Maurisse à cuy chis senateur estoit cusins : chis senateur envoiat lettres al roy d'Affrique Eracle, et li mandat qu'il envoiast son fis à Romme encontre Fouques, et ilh aideroit à chu que ilh seroit emperere. Et quant ly roy Eracle entendit chu, si assemblat grans gens, si les chergat son fis, qui les amenat à Romme et assegat la citeit où ilh seit longtemps.

En l'an 613, il y avait à Rome un sénateur du nom de Crispus, qui haïssait fortement l'empereur Phocas, parce que celui-ci avait tué l'empereur Maurice, le cousin du sénateur. Celui-ci adressa des lettres au roi d'Afrique, Héraclius, et lui demanda d'envoyer son fils à Rome contre Phocas, lui disant qu'il l'aiderait à devenir empereur. Quand le roi Héraclius entendit cela, il rassembla une grande quantité d'hommes qu'il confia à son fils, lequel les amena à Rome, et assiégea longtemps la cité (pour la suite, cfr II, p. 297b).

Dans la version de Jean, ce « sénateur » Presciain pourrait représenter ici Crispus, général sous les empereurs Maurice, Phocas et Héraclius : il était effectivement le gendre de Phocas (cfr < https://atelieremploi.fr/wiki/Priscus_(magister_militum>).

Fonction d'Héraclius : Vision aberrante de Jean. Héraclius n'était pas « roi d'Afrique » mais l'exarque africain de Phocas. Il avait un fils qui portait le même nom que lui (Héraclius le Jeune). C'est cet Héraclius le Jeune qui renversera Phocas et le fera mettre à mort « avec une extrême cruauté » (Histoire et Civilisations. La splendeur de Byzance, Barcelone, 2014, p. 65). Il régnera de 610 à 641 n.è. et sera le fondateur de la dynastie des Héraclides.

Vie et mort de Mahomet, cardinal romain (sur Mahomet, cfr II, p. 288)

[II, p. 294] [Ly pape Bonifache morut - Dieudonneit, ly LXXIe pape de Rome] Item, en cel an ly VIIIe jour de mois de junne, morut à Romme li pape Bonifache. Et apres sa mort vacat li siege I mois et XXVI jours, et oit entres les cardinals grant discors, car ilh y oit grant partie de cheaux qui faisoient partie por Machomes ; mains la plus grant partie si fut à unc cardinal qui estoit nommeis Dieudonneit, qui fut de la nation de Romme, le fis d'on preistre qui fut nommeis Estiene, liqueis tient le siege III ans et XX jours ; et altre part est escript VI ans.

 [II, p. 294] [Le pape Boniface mourut - Dieudonné, 71e pape de Rome] Cette année-là, le huit juin, le pape Boniface IV mourut à Rome. Après sa mort, le siège resta vacant durant un mois et vingt-six jours, et une vive discorde naquit entre les cardinaux. Beaucoup étaient des partisans de Mahomet, mais la majorité était acquise à un cardinal nommé Dieudonné Ier, originaire de Rome, fils d'un prêtre qui s'appelait Étienne. Il occupa le siège trois ans et vingt jours, mais ailleurs on trouve six ans.

[Machomes renoiat Dieu et pervertit ches qu’ilh avoit convertis - Machomes fait myracle par nygromanche] Adont fut Machomes tous desperées, si renoiat Dieu et passat mere, et par tous les paiis que iIh avoit convertit, ilh les pervertit al prechier, et par nygromanche ilh faisoit tant de mervelhe qu'ilh prechoit eistre myracle ; et faisoit venir emmy les champs, sour jour voé, citeis et casteal, et faisoit sour heure venir devant ly une fontaine, puis le transmuoit en vin, puis faisoit se aighe douche de fontaine, puis le faisoit salée, puis blanche, puis roge ; puis faisoit en yvier les arbes florir et fructifiier, et disoit à une montangne : « Vas seoir de l'autre costeit » et ilh y aloit, chu sembloit aux gens. Et tant fist Machomes de ses enchanteries, qu'ilh pervertit tout le peuple qu'ilh avoit convertit devant.

[Mahomet renia Dieu et retourna ceux qu’il avait convertis - Mahomet fait des miracles par magie] Alors Mahomet fut désespéré. Il renia Dieu, traversa la mer et, dans tous les pays qu'il avait convertis, il retourna les gens par ses prêches tandis que, en recourant à la magie il accomplissait tant de choses prodigieuses qu'il affirmait être des miracles. Ainsi il faisait apparaître parmi les champs, à un jour déterminé, des cités et des places fortes. En une heure de temps, il faisait jaillir devant lui une fontaine, dont il transformait l'eau en vin, ensuite l'eau de la fontaine se faisait douce, puis salée, blanche, puis rouge. En outre, en hiver il faisait fleurir les arbres et leur faisait porter des fruits. Il disait à une montagne : « Va te mettre de l'autre côté », et les gens croyaient la voir se déplacer. Bref Mahomet, par ses enchantements, fit tant et si bien qu'il retourna tout le peuple qu'il avait converti précédemment.

[II, p. 295] Chis Machomes disoit que chis Jhesu-Crist, qu'ilh al aultrefois avoit prechiet eistre fis de Dieu, ne l'estoit mie ; car Dieu ly avoit mandeit que ilh venist prechier le contraire, et ly avoit donneit poioir de li faire croire « à vos qui esteis ses amis par certains myracles que je feray evidenment, » et disoit que Dieu li avoit ensi mandeit del prechier. Et quant les gens veirent ses myracles qu'ilh faisoit, se l'adoront enssi com Dieu et disoient qu'ilh estoit Dieu.

[II, p. 295] Ce Mahomet disait que ce Jésus-Christ, qu'autrefois dans ses sermons il avait présenté comme le fils de Dieu, ne l'était pas. Dieu lui avait ordonné, à lui Mahomet, de venir prêcher le contraire et lui avait donné le pouvoir de le faire croire, « à vous qui êtes ses amis, par certains miracles que je ferai de façon évidente. » ll disait que Dieu lui avait ordonné de prêcher cela. Et quand les gens virent les miracles que faisait Mahomet, ils l'adorèrent comme Dieu, disant qu'il était Dieu.

[Machomes fut roy d‘Arabe et prist la roine à femme] Ilh y at une altre hystoire qui dist que Machomes fut neis d'Arabe et estoit I povre garchon, si gardoit les angneals ; et estoit mult subtils, si marchandat à dyable, qui ly aprist la scienche de nygromanche por son arme avoir ; se fist tant que, quant ly roy d'Arabe fut mors, que ly peuple qui creioient en Machomet com Dieu, por ses deceptions qu'ilh faisoit tous les jours, le rechuirent à roy d'Arabe et li donnarent la royne à femme.

[Mahomet fut roi d‘Arabie et prit la reine pour femme] Il existe une autre histoire qui raconte que Mahomet était né en Arabie, que c'était un garçon pauvre qui gardait des moutons, qu'il était très ingénieux et qu'il marchanda avec le diable, lequel lui enseigna la science de la magie, en échange de son âme. Il fit tant et si bien que, quand le roi d'Arabie mourut, la population, qui faisait de Mahomet un Dieu suite à ses tromperies quotidiennes, l'accueillit comme roi d'Arabie et lui donna la reine pour femme.

Mains ilh avoit une grief maladie : quant ilh ly prendoit, ilh chaioit à terre, en queile lieu que chu fust, et soy hontrissoit com unc porceal. Si furent de chu ses hommes enbahis ; mains ilh leur disoit que chu faisoit la grant doucheur et la clarteit que ly angle Gabriel ly aportoit, qui venoit parleir à ly toutes les fois qu'ilh chaioit à terre. De chu furent content ses hommes, si tinrent plus grant bien en ly.

Mais il avait une grave maladie. Quand une crise le prenait, il tombait par terre, en quelque lieu que ce fût, et se vautrait comme un pourceau. Les gens de son entourage en étaient très étonnés, mais il leur disait que ce phénomène était provoqué par la grande douceur et la clarté que lui apportait l'ange Gabriel, qui venait lui parler chaque fois qu'il tombait. Ses gens l'apprirent avec joie et eurent encore une plus grande considération pour lui.

[Mervelhe de Machomes] Apres, pour dechivoir son peuple encors plus avant, ilh nourissoit en unc lieu secreit, que nuls ne le savoit, des blans colons, et les aprendoit à venir prendre leur pasture en son orelhe, où ilh butoit des pois. Et quant ilh devoit tenir sa court as sollempniteis de la loy sarasine, ilh laisoit junneir unc jour ses colons, et quant ilh venoit qu'ilh devoit seioir à tauble, ilh ovroit une fenestre de sa chambre et mettoit des pois en ses orelhes ; et li colons, qui apris avoit à prendre sa pasture en son orelhe, venoit avollant deseur le tauble, et soy asseioit sour son espalle, et queroit en son orelhe sa pasture, et apres ilh s'envoloit. Et Machomes faisoit enssi fausement entendant aux Sarasins que chu estoit li Sains-Espirs que Dieu ly envoioit, et qui li disoit tout chu qu'ilh devoit faire. En teile manere regnal chis Machomes longtemps, et prechoit mult de heresies contre la foid ; mains al derain ilh fut devoreis par I porcel, sicom nos dirons chi apres.

[Prodige de Mahomet] De plus, pour tromper davantage encore son peuple, il nourrissait dans un endroit secret, ignoré de tous, des pigeons blancs. Il leur apprenait à venir prendre de la nourriture dans son oreille, où il enfonçait des pois. Et quand il devait tenir sa cour lors des célébrations dictées par la loi sarrasine, il laissait ses pigeons jeûner toute une journée ; puis, quand venait le moment de se mettre à table, il ouvrait une fenêtre de sa chambre et mettait des pois dans ses oreilles. Alors le pigeon, qui avait appris à prendre de la nourriture dans son oreille, venait voler au-dessus de la table, s'installait sur son épaule, cherchait sa pâture dans l'oreille de Mahomet et puis s'envolait. C'est ainsi que Mahomet faisait faussement entendre aux Sarrasins, que Dieu lui envoyait le Saint-Esprit qui lui disait tout ce qu'il devait faire. C'est de cette manière que Mahomet régna longtemps, prêchant maintes hérésies contre la foi ; mais finalement il fut dévoré par un pourceau, comme nous vous le dirons ci-dessous.

Et promier ilh avoit en Arabe uns sains proidhons heremites qui avoit son habitation en unc bois, auqueile Machomes [II, p. 296] prendoit grant delectation, jasoiche que chis Machomes fut heretiques ; si aloient toutes les nuit, awec li dois de ses varlés, voilier deleis cheli proidhomme en parlant de diverses chouses, qui troppe displaisoit aux II escuwiers ; car ilh leur sembloit que por jour ilh estoient mult travelhiés al court et par nuit al heremitaige, sy n'avoient onques enssi repouse, et leur maistre soy repoisoit par jour à sa volenteit.

Disons d'abord qu'il y avait en Arabie un saint homme, un ermite, qui habitait dans un bois et que Mahomet [II, p. 296], bien qu'hérétique, avait grand plaisir à fréquenter. Avec deux de ses serviteurs, il allait toutes les nuits veiller près de ce sage, en parlant de diverses choses, ce qui déplaisait beaucoup aux deux écuyers. Ils estimaient en effet être très occupés, le jour à la cour et la nuit à l'ermitage, sans avoir jamais de repos, alors que leur maître pouvait se reposer comme il le voulait pendant la journée.

Si avient I jour que Machomes avoit tenuit sa court, si avoit buit de vin plantivoisement, et tant qu'ilh vient à la nuit al heremitaige, si s'asist deleis le heremite et commenchat à parleir, et en parlant Machomes endormit par son ennyvretongne ; et oussi ly proidhomme s'endormit par deleis ly. Adont soy conselharent les II varlés Machomes, si prisent l'espée que Machomes avoit chinte, el le butarent l'hermite en ventre, et rebuctarent l'espée toute desanglelée en le wayne de Machomes. Et quant ly roy Machomes fut envoilhiés et ilh trovat le proidhomme mors, ilh dest à ses II varlés qu'ilh l'avoient ochis ; mains ches respondirent que ilh meismes l'avoit ochis de son espée, et se ne le wot onques lassier por eaux. Adont sachat Machomes son espée, se le trovat desangletée ; si fut tant corochiet, qu'ilh maldist de tout son poioir le vin et tous cheaux qui jamais en boveroient, car par le vin avoit-ilh esteit yvres, si avoit par yvretongne ochis le proidhomme sens cause. Enssi furent les varlés delivreis de l'hermite. Se le quidat Machomes luy-meisme avoir tueis le proidhons, et enssi ilh fist le malediction sour le vin.

Un jour où Mahomet avait tenu sa cour, il avait bu du vin très abondamment jusqu'à son arrivée la nuit à l'ermitage. Il s'assit près de l'ermite et commença à parler. Et tout en parlant, il s'endormit parce qu'il était ivre ; le sage ermite aussi s'endormit à côté de lui. Alors les deux serviteurs tinrent conseil, prirent l'épée que Mahomet avait à la ceinture, l'enfoncèrent dans le ventre de l'ermite, puis la rengainèrent toute sanglante dans son fourreau. Quand le roi Mahomet fut réveillé, il trouva mort le brave homme et accusa ses serviteurs de l'avoir tué ; mais eux répondirent que c'était lui qui l'avait tué, avec son épée, et ils ne voulurent jamais se laisser accuser. Alors, Mahomet tira son épée et la trouva toute ensanglantée. Il en fut tellement en colère qu'il maudit de toutes ses forces le vin et tous ceux qui en boiraient un jour, car c'est par le vin qu'il avait été enivré et c'est à cause de son ivresse que, sans raison, il avait tué le sage. Ainsi les serviteurs furent-ils délivrés de l'ermite. Mahomet crut l'avoir tué lui-même, et c'est pour cela qu'il lança sa malédiction sur le vin.

[La mort Machomes] Et Machomes fut ly promier qui le comparat, car ilh ne passat gaire apres chu que Machomes, qui avoit useit de beure vin et n'en osoit beure là ons le veist et le bevoit volentier ; et adont l'en prist plus grant volenteit que en devant, se le bevoit en une chambre secreement. Si avient que I jour en avoit buit plantivoisement, si qu'ilh fut tout yvres ; puis yssit de son palais, si s'en vient parmy une court où ilh trovat, sour unc fumier que ons dist I ansinier une troie qui avoit VII jovenes porcheIons laytans. Et avint que, par le forche de vin, prist à Machomes la maladie de quoy ilh estoit entachiés, sy soy jettat sour chis ansynier, et soy commenchat à dejecteir et frappeir sour ches jovenes porchelés, qui commencharent à crieir si fort que la troie, qui mere en estoit, vint là por [II, p. 297] aidier ses porchelons : si corut sus Machomes qui se hontrissoit là et ly mangnat le visaige et l'estranglat. Et enssi morut Machomes.

[La mort de Mahomet] Mahomet fut le premier à être victime de cette malédiction, et très vite. Voici comment. Lui, qui avait l'habitude de boire du vin et en buvait volontiers, n'osait plus le faire en public, mais il avait l'envie d'en prendre plus qu'avant et en buvait secrètement dans sa chambre. Il arriva qu'un jour où il en avait pris abondamment au point d'être totalement ivre, il sortit de son palais et arriva au milieu d'une cour où se trouvait sur un fumier, qu'on appelle ansinier, une truie avec sept porcelets à la mamelle. Sous l'effet du vin, Mahomet, saisi par la maladie dont il souffrait, se jeta sur le fumier et commença à écarter et à frapper les porcelets, qui se mirent à crier si fort que la truie, leur mère, arriva sur place pour [II, p. 297] les aider. Elle courut sur Mahomet qui se vautrait là, lui mangea le visage et l'étrangla. C'est ainsi qu'il mourut.

[Machomes comment ilh fut ensevelis] Apres fut Machomes mis en unc vassel de cristal, et chis vassel fut mis en une tralhie gaolle de fin fier, puis fut chis porteis en une chambre en la citeit de Bersabée, qui estoit faite deseur, desous et de tous costeis de pire d'aymant, puis fut mis tout en aire emmy la chambre ; si demorat enssi, car chascon costeit trahoit le fier, si qu'ilh demorat tout enssi en l'aire, et enssi ilh l'avoit ordineit à son viscant. Et deveis savoir qu'ilh demorat là enssi longtemps, puis fut mis en la citeit de Meich, sicom vos oreis chi apres à temps Karle le Gran et Ogier le Danois. Et portant qu'ilh demeurt, enssi en l'aire, croient les Sarasins que chu soit par le myracle de Dieu.

[Comment Mahomet fut enseveli] Après, Mahomet fut déposé dans un cercueil de cristal, lequel fut placé dans une cage entourée d'un fin treillis de fer. Le tout fut transporté dans la cité de Bersabé et installé dans une chambre faite de pierres d'aimant, au-dessus, en dessous et de tous les côtés. Placé en l'air au milieu de la chambre, le cercueil y resta immobile, bloqué de tous les côtés par les aimants qui le maintenaient en place. C'était ce que Mahomet avait voulu de son vivant. Et vous devez savoir qu'après être resté là longtemps, il fut placé dans la cité de La Mecque comme vous l'entendrez ci-après, à l'époque de Charlemagne et d'Ogier le Danois. Et parce que le cercueil reste ainsi en l'air, les Sarrasins croient que c'est par un miracle de Dieu.

Ce motif, très célèbre au Moyen Âge, du « cercueil suspendu de Mahomet », a probablement inspiré à Jean d'Outremeuse « l'image de la statue de Mercure prodigieusement grande, représentée dans l'air comme si elle volait », qu'on rencontrait dans le Capitole de Trèves (cfr Myreur, I, p. 16). Allusion aussi à la mort de Mahomet en II, p. 329.

Nous avons une altre hystoire de Machomes, que nos creions bien estre voire, et qui parolle dont Machomes issit et ses ancesseurs des al temps Abraham, le patriarche, de Agar la concubine Abraham ; mains ilh est long por escrire, et portant ne l'avons mie chi mis et le lairons enssi, car vraiement tout chis linaige fut toudis si malvais que ons ne puet dire piour. Et fut uns des faux prophetes contre Dieu.

Nous possédons une autre histoire de Mahomet, que nous croyons bien être vraie. Elle raconte d'où est issu Mahomet et parle de ses ancêtres au temps d'Abraham le patriarche, et d'Agar sa concubine, mais elle est trop longue à écrire. C'est pourquoi nous ne l'avons pas retenue et nous en resterons là, car vraiment tout ce lignage fut toujours si mauvais qu'on ne peut rien dire de pire. Mahomet fut un des faux prophètes contre Dieu.


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