Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 263b-270a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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LES MÉROVINGIENS - L'EMPIRE - LES BARBARES - LA PAPAUTÉ - L'ÉVÊCHÉ DE TONGRES

Ans 577-586


 

A. Ans 577-581 = Myreur II, p. 263b-265a : Grégoire envoyé comme missionnaire en Angleterre - Bataille épique entre Francs et Goths - Les Goths vaincus se rendent - Le roi des Goths et son peuple sont baptisés - Péris défait les Galiciens qui ont attaqué les Anglais - Les assaillants périssent noyés - Le prévôt Agapet défait les Lombards qui ont envahi la Gothie - Mort d'Agapet, remplacé comme prévôt par son fils Francon

B. Ans 582-583 = Myreur II, p. 265b-266a : Empire :  La générosité de l'empereur Tibère II (épisode du trésor) - Il meurt en luttant contre les Lombards - L'empereur Maurice le remplace - Grégoire, cardinal à Rome

C. Ans 584-585 = Myreur II, p. 266b-268a :  Évêché de Tongres : mort de Monulphe et élection de Gondulphe, comme 22e évêque (actions, lignage, fonctions) - Les Francs : mort de Péris en 585 de l'Incarnation - Curieuse révision de la liste royale mérovingienne (Péris père de Clotaire, de Théodoric et de Gontran ; intervention d'une autre Frédégonde)

D. An 586 = Myreur II, p. 268b-270a : Évêché de Tongres : L'évêque Gondulphe et le passé de la ville - Gondulphe meurt et est remplacé par l'évêque Perpète

 

Note : Sur les évêques de Tongres (Monulphe, Gondulphe et Perpète), cfr notamment Gilles d'Orval, Gesta, I, 33-35 (p. 27-29 Heller).

 


 

A. Ans 577-581 = Myreur II, p. 263b-265a

Grégoire envoyé comme missionnaire en Angleterre - Bataille épique entre Francs et Goths - Les Goths vaincus se rendent - Le roi des Goths et son peuple sont baptisés - Péris défait les Galiciens qui ont attaqué les Anglais - Les assaillants périssent noyés - Le prévôt Agapet défait les Lombards qui ont envahi la Gothie - Mort d'Agapet, remplacé comme prévôt par son fils Francon

[II p. 263b] [Sains Grigore reconvertit Engleterre - De sains Grigore]  L'an Vc et LXXVII envoiat ly pape Pelage Grigoire de cuy ilh fait mention chi-desus, prechier en Engleterre la vray foid, car adont ilh estoient sarasins, enssi com nos avons dit desus. Et là, par ses bonnes predications, reconvertit ly noble docteur le peuple à la foid Jhesu-Crist : et en estoit adont roy Aldebuch.  Puis fut Grigoire rapelleis par le pape, et ilh revient à Romme l'an Vc LXXVIII en mois de junne, et fut ordineis dyaque, et puis se le renvoiat li pape en Constantinoble, où ilh fist les libres des morailes Job.

[II, p. 263b] [Saint Grégoire reconvertit l'Angleterre - De saint Grégoire] En l'an 577, le pape Pélage II envoya Grégoire, mentionné ci-dessus (II, p. 253), en Angleterre pour prêcher la vraie foi (II, p. 203), car à cette époque les habitants étaient sarrasins, comme nous l'avons dit plus haut (II, p. 199). Et là, par ses bons sermons, le noble docteur reconvertit à la foi de Jésus-Christ le peuple, dont le roi était alors Éthelbert. Ensuite Grégoire fut rappelé par le pape. Il revint à Rome en juin 578 et il fut ordonné diacre. Plus tard, le pape le renvoya à Constantinople, où il composa des livres appelés Moralia in Job.

Ce Grégoire est le futur saint Grégoire Ier qui deviendra pape de 590 à 604. Il est l'auteur des Moralia sive Expositio in Job, où «il développe ses conceptions de la vie morale, ascétique et politique». Il sera encore question de lui plus loin, not. II, p. 266 et p. 270.

 [Grant batalhe entre Franchois et Gothois] En cel an, vient la novelle en Franche al roy Peris que ly roy de Gothie estoit entreis en Acquitaine, si avoit gasteit le plas pays et avoit assagiet Tholoux. Quant ly roy entendit chu, si allat encontre luy à grant gens d'Austrie et de Neustrie ; si les partit en dois parchons, si envoiat la plus grant parchon al prevoste Agapitus et li dest qu'ilh s'en alast droit en la terre de Gothie et conquerist la terre, s'ilh poioit. Et ly roy Peris prist l'autre parchon, si s'en alat en Acquitaine ; sy vient à Tholous où ilh trovat Audinoras, le roy de Gothie, à grant gens, si les corut sus ; mains ilh estoit jà vespre et ilh soy defendirent mult bien, et durat la batalhe jusqu'a la nuit. Adont fut ly roy mult corochiés que les Sarasins ne sont desconfis, si soy fiert en l'estour par teile ahir, que ilh fait les rues partir et les reculat par forche ; et feroit de son espafut si grans coulps, qu'ilh fendoit l'unc jusqu'en dens l'autre jusqu'en pis ; et tant fist ilh qu'ilh ochist trois chevaliers qui portoient le baniere as Sarasins. Se le donnat à unc sien chevalier, et ly dest qu'ilh s'en alast fuyant tout parmy les champs ; et chis prent la baniere et si s'enfuit al coite (corr. Bo) d'esporon. Quant les Sarasins veirent leur baniere fuir, si soy misent al fuyr apres com gens desconfis.

 [Grande bataille entre Francs et Goths] Cette année-là, parvint au roi Péris en Francie la nouvelle que le roi des Goths avait pénétré en Aquitaine, avait dévasté le plat pays et assiégé Toulouse. Quand il apprit cela, le roi marcha contre lui avec un grand nombre de gens d'Austrasie et de Neustrie. Il les sépara en deux groupes. Il envoya le plus grand au prévôt Agapet et lui dit de partir directement pour la Gothie et, s'il le pouvait, d'en faire la conquête. Le roi Péris prit avec lui le second groupe et partit pour l'Aquitaine ; il arriva à Toulouse, où il trouva Audinoras, le roi de Gothie, entouré d'un grand nombre de gens. Il fonça sur lui. C'était déjà le soir. Ils se défendirent très bien et la bataille dura jusqu'à la nuit. Les Sarrasins n'ayant pas encore été vaincus à ce moment-là, Péris fut très en colère. Il se lança dans le combat avec tant de rage qu'il brisa leurs rangs et les força à reculer. Il frappait de son espadon des coups si forts qu'il pourfendait ses adversaires tantôt jusqu'aux dents, tantôt jusqu'à la poitrine. Il réussit à tuer trois chevaliers qui portaient l'étendard des Sarrasins. Il donna alors cet étendard à un de ses chevaliers, lui disant de s'enfuir à travers champs. Le chevalier prit l'étendard et s'enfuit à coups d'éperons. Quand les Sarrasins virent leur étendard disparaître, ils se mirent alors à fuir comme des vaincus.

[Ly roy de Gothie fut baptisiet] [II, p. 264] Adont s'enfuit ly roy Audinoras à chu de gens qu'ilh avoit de remanant, car les Franchois en fisent grant occhision ; et vient en son pays où ilh trovat le prevoste de Franche Agapitus qui tout son paiis avoit destruite, et estoient toutes les vilhes rendues à luy. Si fut li roy mult enbahis, car ilh ne savoit où alleir. Si oit conselhe qu'ilh soy rendist al roy Peris, par teile condicion qu'ilh prenderoit ly et tout son paiis baptemme, et creroient en Dieu. Enssi soy baptizat li roy de Gothie et ses gens, sour l'an Vc et LXXIX en mois de may, al temps que Tybers, li secon de chi nom, estoit emperere de Romme.

[Le roi de Gothie fut baptisé] [II, p. 264] Alors le roi Audinoras s'enfuit avec ce qui lui restait de gens, car les Francs en avaient tué un très grand nombre. En arrivant dans son pays, il y trouva le prévôt de Francie, Agapet (cfr II, p. 248), qui avait tout dévasté et à qui toutes les villes s'étaient rendues. Audinoras fut tout décontenancé, car il ne savait où aller. Il prit la décision de se rendre au roi Péris, en acceptant, pour lui et ses sujets, de recevoir le baptême et de croire en Dieu. Ainsi le roi de Gothie et ses sujets furent baptisés, en l'an 579, au mois de mai, au temps où Tibère, le second de ce nom, était empereur de Rome.

Adont revint Peris parmy Espangne, où ilh oit novelle que ly roy de Galisse assembloit ses oust por aleir en Engleterre destruire le paiis, portant qu'iIh avoient relenquit le loy sarasine. Si que ly roy Peris dest à prevoste Agapitus, qu'ilh s'en alast en Franche et gardast bien son paiis, car ilh yroit en Engleterre où les Galitiiens voloient aleir, si ratenderoit là les Sarasins, et feroit leurs naves traweir, puis les couroit sus, affin que nuls n'en powist retourneir dechà sens son conselhe. Et chu voloit-ilh faire, affin que plus en moroit s'ilh les coroit sus dechà mere ilh feroient si que les fuians escaperoient par aventure (phrase incomplète selon Bo). Enssi fut fait que ly roy avoit dit. Agapitus chevalchat en Franche et ly roy Peris en Engleterre, qui grandement le festiat le cause porquoy ilh estoit là venus. De chu le remerchiat mult ly roy et assemblat ses gens.

Alors Péris revint en traversant l'Espagne, où il apprit que le roi de Galice rassemblait ses armées en vue d'aller dévaster l'Angleterre, parce que les habitants avaient abandonné la loi sarrasine. Dès lors, le roi Péris dit au prévôt Agapet de retourner en Francie et d'assurer la garde du pays. Lui se rendrait en Angleterre, où les Galiciens voulaient aller ; il attendrait les Sarrasins là-bas, ferait percer leurs bateaux, puis foncerait sur eux, afin que nul [d'entre eux] ne puisse repartir sans son accord. Il voulait agir ainsi, afin de causer plus de morts s'il les attaquait loin de la mer au cas où les fuyards s'échapperaient éventuellement (?). Et il fut fait comme le roi avait dit. Agapet chevaucha vers la Francie et le roi Péris vers l'Angleterre, qui lui fit grande fête pour la raison de sa venue. Le roi l'en remercia vivement et rassembla ses gens.

[Grant desconfiture en Engleterre] Et ly roy de Galisse vient en Engleterre sour l'an Vc et IIIIxx en mois d’avrilh, si le commenchat à gasteir ; mains par le conhelhe le roy de Franche Peris le lassat-ons entreir parfont dedens le paiis, puis ordinarent leurs gens et vinrent al derier, si qu'ilh ne porent reculeir, et ficharent leur treis à une liwe pres d'eaux ; apres ilh fisent traweir toutes les naves, et, quant tout chu fut fais, ly roy les corut sus. En cel batalhe soy provat mult ly roy Peris de Franche, car nuls ne l'encontroit que ilh ne le fesist morir ou fuir : et là furent ochis XXIIm Sarasins et fut ly roy mors par le main le roy Peris, et ly remanant soy mist al fuyr jusqu'a neis, si entrarent dedens ; mains elles estoient trawées si qu'ilh ne porent explotier, sique tantoist qu'ilh vinrent sour mere les ondes destouparent les stoupas des trais, si entrat dedens l'aighe, si furent tous noiiés que onques nuls n'en escappat. Puis fisent prendre les [II, p. 265] mors, et fut fait une grande fosse deleis le ghibet où ons pendoit les gens, et les jettarent dedens, portant que ilh ne voloient mie que ilh les punassent leur paiis.

[Grande défaite en Angleterre] Le roi de Galice arriva en Angleterre en l'an 580, au mois d'avril, et commença à dévaster le territoire. Sur le conseil du roi de Francie, Péris, les habitants le laissèrent pénétrer profondément dans le pays, puis ils mirent leurs gens en ordre de bataille et vinrent se positionner derrière eux, si bien que les ennemis ne purent reculer. Ils installèrent leurs tentes à environ une lieue d'eux ; ensuite, ils firent percer tous les navires, et quand tout cela fut fait, le roi Péris fonça sur eux. Au cours de cette bataille, le roi de Francie se distingua grandement, car tous ceux qu'il rencontrait il les fit mourir ou prendre la fuite : vingt-deux mille Sarrasins périrent dans cette bataille et leur roi fut tué de la main même du roi Péris. Les survivants se mirent à fuir jusqu'aux bateaux, mais ceux-ci étaient troués et ne pouvaient plus servir. Dès qu'ils furent en mer, les vagues enlevèrent les étoupes des trous, l'eau entra à l'intérieur et tous furent noyés, sans que personne ne puisse s'échapper. On rassembla alors les [II, p. 265] cadavres, on creusa une grande fosse près du gibet où on pendait les gens et on les y jeta, parce qu'on ne voulait pas qu'ils empestent le pays.

Apres s'en alarent à Londre, là fut remerchis ly roy Peris de roy Goduant d'Engleterre, et devient ses hommes por luy servir a tous jours luy et ses successeurs roys de Franche. Et puis revient Peris en Franche, et rentrat en Paris l'an Vc IIIIxx et I, le VIIe jour d'avrilh, et dest, se ses gens ne fussent si fort travelhies, qu'ilh awist aleis conquesteir Galisse.

Après ils se rendirent à Londres, où le roi Péris reçut les remerciements du roi Goduant d'Angleterre, qui devient son vassal, pour le servir toujours lui et ses successeurs, les rois de Francie. Ensuite Péris revint en Francie où il rentra à Paris en l'an 581, le 7 avril. Il déclara que si ses gens n'avaient pas tellement souffert, il aurait conquis la Galice.

Apres, avient en cel an que les Lombars entrarent en la terre de Gothie, ou ilhs fisent mult de males et ochisent le roy. Si en vient la novelle en Franche ; si y fut Agapitus le prevoste envoiés, et oit batalhe à eaux, si les desconfist. Mains ilh fut vilainement navreis. Si soy retournat vers Franche, quant ilh oit mis unc roy en la terre de Gothie, et morut dedens II mois apres chu qu'ilh fut revenus, assavoir l'an Vc IIIIxx et II, le secon jour de junne.

Après cela, cette même année, les Lombards pénétrèrent dans le pays des Goths, y causèrent beaucoup de maux et tuèrent leur roi. La nouvelle en parvint en Francie. Le prévôt Agapet fut envoyé sur place, il se battit contre les Lombards, et les défit. Mais il fut grièvement blessé. De retour en Francie après avoir installé un roi en Gothie, il mourut deux mois après son retour, c'est-à-dire le 2 juin 582.

Chis prevoste Agapitus avoit unc fis qui estoit bons chevalier, qui oit nom Franco : chis fut fais prevoste apres son peire, et regnat XXXVIII ans.

Ce prévôt Agapet avait un fils, qui était un bon chevalier. Il s'appelait Francon : il fut prévôt après son père et régna pendant trente-huit ans.


B. Ans 582-583 = Myreur II, p. 265b-266a

L'empereur byzantin Tibère II (578-582 n.è.) : sa générosité (épisode du trésor) et sa mort dans la lutte contre les Lombards - L'empereur byzantin Maurice (582-602 n.è.) le remplace - Grégoire, cardinal à Rome

[II, p. 265b] [Le gran bien que ch’est del donneir por Dieu] En cel an estoit à Romme l'emperere Tybers, qui estoit mult proidhons, pieu et misericorde, vrais catholique ; et amoit les cristiens, et donnoit aux povres taut chu que ilh poioit avoir, et tant qu’ilh donnat tout son tressoire, et si effondreit l'avoit que cel an, en mois d'octembre, ilh estoit aleis à son tressoire, et awec ly sa femme l'emperres, si ne trovat mie le valhant de cent doniers d'or.

[II, p. 265b] [C'est un grand bien de faire des dons au nom de Dieu] Cette année-là [582] régnait à Rome [Constantinople] l'empereur Tibère, un homme très sage, pieux et miséricordieux, un vrai catholique ; il aimait les chrétiens et donnait aux pauvres tout ce qu'il pouvait posséder, au point de distribuer tout son trésor. Cette année-là, il y avait tellement puisé, que, au mois d'octobre, lorsqu'il y était allé, accompagné de sa femme l'impératrice, il n'y trouva pas la valeur de cent deniers d'or.

Adont l'emperres fut mult chorochié et ly dest : « Chertes, sires, chu que vos faites n'est fours que por dissipeir le tressoire publement et par vayne gloire, quant vos aveis enssi mis à fin le grant tressoire de palais. » A chu respondit l'emperere : « Ma damme, vos ne saveis que vos dit, car le tressoire que nos avons nos vient de Dieu, et à quoy est-ilh bons, se ons ne le depart aux ministres de Dieu ? J'ay fianche en Dieu que nos ne poions n'en ne devons retenir chu qu'ilh nos at pristeit, sens repartir à cheaux qui mestier en ont, ne jà Dieu ne pardonrat pechiet que nos avons fait al amasseir tel tressoire, se de chu qu'ilh nos donne ne faisons almoynes, de quoy nos acquerons la gloire permanable. Et ne say tant donneir, que Dieu ne moy doie asseis plus rendre por donneir. »

Alors l'impératrice, très en colère, lui dit : « En vérité, Sire, ce que vous faites n'est rien d'autre que dissiper le trésor ouvertement et par vaine gloire. C'est ainsi que vous avez réduit à rien celui du palais. » À cela l'empereur répondit : « Madame, vous ne savez pas ce que vous dites, car le trésor que nous avons nous vient de Dieu, et à quoi sert-il si on ne le partage pas entre les serviteurs de Dieu ? J'ai foi en Dieu [qui nous dit] que nous ne pouvons ni ne devons retenir ce qu'il nous a prêté, sans le distribuer à ceux qui en ont besoin. Jamais Dieu ne pardonnera le péché que nous avons commis en amassant un tel trésor, si nous ne faisons pas les aumônes qu'il nous permet de faire, ce qui nous vaudra une gloire durable. Et je ne sais donner autant que Dieu ne doive me rendre beaucoup  plus pour le donner. » (?)

[II, p. 266] Adont soy partit la damme par coroche de l'emperere, et ly emperere demorat en son royal palais, si regardat devant luy sour le pavement où ilh devoit passeir, si veit une des taubles de pavement qui avoit en lée sculpée une belle crois. Adont apellat ses servans et fist sus leveir cel tauble, affin que ons ne passast mie sour la crois, et mult soy mervelhat dont elle venoit, car onques ne l'avoit plus veyut ; puis fut la table ostée, mains oussitoist que ostée fut et ilh oit dit : « chu est grant indignation del faire en chis pavement le signe de la crois desous les piés des hommes, laqueile les hommes le doient faire en leurs frons. » Puis ilh regardat desous la table levée, si veit une altre table de marbre en teile maniere d’on crois sculpée, se le fist leveir et osteir ; mains ilh regardat encor en la fosse, si veit la tirche table qui une crois avoit en lée sculpée. Adont fut l'emperere esbahis et le fist leveir, si trovat desous si grant tressoire que ons ne le poioit à nombreir, ne onques emperere n'en oit tant ; si en donnat mult aux povres, mains riens n'y paroit de chu que ons en prendoit, tant en estoit.

[II, p. 266] Alors la dame furieuse quitta l'empereur qui demeura dans son palais royal. Et là, en regardant devant lui le pavement où il devait passer, il vit une des dalles qui portait sur elle une belle croix sculptée. Il appela ses serviteurs et la fit soulever, pour empêcher que l'on passe sur la croix. Il s'étonna beaucoup, se demandant d'où venait cette croix, car on ne l'avait jamais vue. La dalle fut aussitôt enlevée et Tibère dit : « Quelle indignité de représenter sur cette dalle, sous les pieds des hommes, le signe de croix qu'ils doivent faire sur leurs fronts. » Il regarda alors sous la dalle qu'on avait soulevée et en aperçut une autre, en marbre; représentant une croix sculptée. Il la fit soulever et enlever, puis regarda à nouveau dans la fosse pour en apercevoir une troisième, portant une croix sculptée.  L'empereur fut très étonné et la fit soulever : elle cachait un trésor si important qu'il était impossible de l'évaluer. Jamais un empereur ne posséda autant de richesses. Il en donna énormément aux pauvres, mais rien de ce qu'on prenait dans ce trésor ne se voyait, tant il était important.

 L'an Vc IIIIxx et trois, revinrent les Lombars devant Romme et l'asseghont ; mains ly emperere issit fours à grant gens, se les corit sus et en fist grant occhision et les rencachat, mains ilh fut navreis en pis d'on saiete tochié de venyn, si en morit en cel an, le XIIe jour de mois de may.

En l'an 583, les Lombards revinrent devant Rome qu'ils assiégèrent ; mais l'empereur sortit de la ville avec de grandes forces, fonça sur les Lombards, en tua beaucoup et les pourchassa, mais il fut blessé à la poitrine par une flèche empoisonnée et en mourut, le 12 mai de cette année-là.

L'empereur Maurice (582-602 n.è.) remplace l'empereur Tibère (578-582 n.è.)

[Mauris, l’emperere ly LIX] Apres la mort l'emperere Tybier, le XXe jour, fut coroneis à emperere unc prinche qui fut nommeis Mauris, qui estoit de petite nation et fut de Romme ; et fut promier notaire de la court le pape de Romme, puis fut de conselhe l'emperere, puis oit une offische c'on dist Cesar, et fut chevalier et conte, et apres emperere ; et regnat XXII ans II mois et XXI jour, et Martiniain dist XX ans, et altruy dist XXI an.

[Maurice, 59e empereur] Le vingtième jour après  la mort de l'empereur Tibère,  un prince nommé Maurice fut couronné empereur. Originaire d'une petite nation, il vint à Rome. Il fut premier notaire de la cour du pape de Rome, puis membre du conseil de l'empereur. Il eut une charge, lui donnant le titre de César, devint chevalier et comte, et ensuite empereur. Il régna durant 22 ans, 2 mois et 21 jours, durant 20 ans selon Martin et durant 21 ans selon un autre auteur.

Saint Grégoire, futur pape, est nommé cardinal

[De sains Grigore] En cel an revient Grigoire, le fis le senateur Gordiain, de Constantinoble où ly pape l'avoit envoiet. Chis estoit uns valhant docteur, et parloit cascon de la grant scienche qui estoit en ly, et fut à cel fois cardinal de Romme.

[Saint Grégoire] Cette année-là [583], Grégoire, fils du sénateur Gordien, revint de Constantinople, où le pape l'avait envoyé. C'était un docteur de valeur et tous parlaient de la grande science qu'il possédait. Il fut nommé cardinal de Rome (cfr II, p. 270).


C. Ans 584-585 = Myreur II, p. 266b-268a

Évêché de Tongres : mort de Monulphe et élection de Gondulphe, 22e évêque (actions, lignage, fonctions) - Les Francs : mort de Péris en 585 de l'Incarnation - Curieuse révision de la liste royale mérovingienne (Péris père de Clotaire, de Théodoric et de Gontran ; intervention d'une autre Frédégonde)

[II, p. 266b] [Des Hongrois qui vinrent à Treit] Item, l'an Vc IIIIxx et IIII, vinrent à Treit une manere de gens qui estoient de Hongrie, qui avoient gasteit mult de pays en Germaine ; si en fut ly evesque esbahis de leur venue, et mandat à son frere Grymoart, le duc de Lotringe, qu'ilh ly venist aidier. Et chis y vient à grant gens et les recachat.

[II, p. 266b] [Des Hongrois vinrent à Maastricht] En l'an 584, des gens, provenant de Hongrie, vinrent à Maastricht, après avoir dévasté beaucoup de régions en Germanie. L'évêque fut très surpris de leur venue, et le fit savoir à son frère Grimoald, le duc de Lotharingie, lui demandant de venir l'aider. Celui-ci arriva avec un grand nombre de gens et les chassa.

Les évêques Monulphe et Gondulfe

A cel temps estoit mors, sor l'an Vc LXXVIII, ly evesque de Tongre, [II, p. 267] Monulphe, et estoit ensevelis en l'engliese Sains-Bertremeir à Treit, que ons nomme maintenant Sains-Servais.

À cette époque, en l'an 578, l'évêque de Tongres, [II, p. 267] Monulphe, mourut et fut enseveli dans l'église Saint-Barthélemy à Maastricht, église maintenant appelée Saint-Servais.

[Gondulphe, li XXIIe evesque de Tongre] Si fut apres consacreis à evesque li doyen de ladit engliese, qui oit nom Gondulphe, qui jà avoit regneit VI ans, et regnat encors apres chu II ans : chu fut VIII ans qu'ilh regnat. Chis fut ly fis à Gondemart, dus de Lotringe ; et sa mere fut Mandegloire, la fille le roy de Franche Lotaire, et soreur al roy Gertains, et antain al roy Peris.

[Gondulphe, 22 évêque de Tongres] Ensuite, le doyen de cette église fut consacré évêque. Il avait pour nom Gondulphe. Il avait déjà régné six ans, et régna encore deux ans : il eut donc huit ans de règne. Il était le fils de Godemar, duc de Lotharingie. Sa mère, Mandegloire, était la fille du roi de Francie Lothaire [Clotaire ? 13e roi ?], la soeur du roi Gertains/Gontran et la tante du roi Péris.

[Del temporaliteit qui fut concedeit à Gondulphe] Et fut Gondulphe ly XXIIe evesques de Tongre ; et, por le raison de son gran sanc, li fut otriés alcon jurisdiction temporeil, mains nos ne savons certainement queile, car nos ne l'avons mie troveis en escript. Et uns altre hystoryens dist que, por le grandeur de son lynaige, ly fut otroiés, par les citains de Treit et par tout le universiteit de son paiis, luy eistre dedont en avant sire oussi bien temporeis com spiritueis, que nient n'estoit et oussi n'avoient esteit ses predicesseurs.

[La juridiction temporelle concédée à Gondulphe] Gondulphe fut le 22e évêque de Tongres. En raison de la noblesse de son sang, on lui octroya une juridiction temporelle, mais nous ne savons pas avec certitude laquelle, car nous ne l'avons pas trouvée dans des documents écrits. Selon un autre historien, en raison de l'importance de son lignage, les citoyens de Maastricht et la totalité de son pays lui octroyèrent d'être dorénavant leur seigneur aussi bien temporel que spirituel, ce que n'étaient ni n'avaient été ses prédécesseurs.

[Des biens sains Gondulphe] Et oussi ilh les governat sy noblement, que nuls ne s'en plaindoit ; et oussi ilh fut chevalier de sainte Englise, car tout son viscant ilh prechat plus que nuls altre ; et fut solitars en tos temps à bien faire. Et en toutes les vilhes et casteais de son dyoceis, enqueiles ilh n'avoit onques oyut englieses, ilh en faisoit partout faire et edifiier, et toutes chouses qui necessaires estoient entour la divine offische de sainte Engliese, ilh acomplissoit en tous lieux où ilh estoit besongneux del faire, et n'atendoit pais lendemain de chu qu'ilh poioit faire à jour d'huy, et fut toudis laborans del prechier ou de edifiier : les VIII ans qu'ilh regnat, ilh n'avoit onques altre estudie.

[Les réalisations positives de saint Gondulphe] Il gouverna si noblement que nul ne s'en plaignait. Il fut également chevalier de la Sainte-Église, car de son vivant il fit plus de prédications que quiconque. Il s'appliquait toujours à faire le bien en toutes circonstances. De plus, partout dans toutes les villes et les places-fortes de son diocèse qui n'avaient jamais eu d'églises, il en faisait faire et édifier. Concernant les cérémonies divines de la Sainte-Église, il faisait faire le nécessaire partout où il le fallait. Il n'attendait pas demain pour faire ce qu'il pouvait faire aujourd'hui. Il fut toujours occupé à prêcher ou à construire. Durant ses huit ans de règne, il n'eut jamais d'autres activités.

La mort du roi franc Péris - Son fils, Gontran - Intervention d'une autre Frédégonde - Clotaire, 13e roi de Francie - Théodoric, roi d'Aquitaine et de Bourgogne

[De roy franchois] Sour l'an Vc IIIIxx et V, alat unc jour cachier ly roy Peris de Franche, et issit fours de Paris ; si avint que son cheval tresbuchat, et chaiit si roidement que ly roy chaiit desous son cheval ; si fut si deffrosiés qu’ilh en morut dedens XII jours là apres. Chis roy avoit II fis, Clotaire et Theodrich, et si estoit oncle de ses enfans li prevoste Franco, car la royne de Franche estoit sorour à Franco et filhe à Agapitus, et estoit nommée Fredegunde ; mains elle n'estoit mie male, ains estoit toute debonnaire et humble, tant que ch'estoit tout bien et devotion de lée, et fut sa mere enssi nommée, portant que la male Fredegunde le levat de sains fons.

[Le roi franc] Un jour de l'an 585, le roi Péris de Francie s'en alla chasser hors de Paris. Il se fit que son cheval trébucha et chuta si rudement que le roi tomba sous sa monture. Il fut si meurtri qu'il mourut dans les douze jours qui suivirent. Ce roi avait deux fils, Clotaire et Théodoric, dont le prévôt Francon était l'oncle. La reine de Francie était la soeur de Francon et la fille d'Agapet ; elle s'appelait Frédégonde, n'était pas mauvaise, mais très bonne et humble. D'elle n'émanaient que bonté et dévotion. Elle fut ainsi appelée parce que c'était la méchante Frédégonde qui l'avait tenue sur les saints fonts baptismaux.

[Clotaire, li XIIIe roy de Franche - Comment Acquitain et Borgongne furent fait ducheis] Apres la mor le roy Peris fut roy de Franche ly XIIIe Clotaire, qui regnat XX ans, [II, p. 268] et Theodrich fut roy d'Aquitaine et de Borgongne, sy l'amynuist si en fist ducheis de l'une et de l'autre, et ne furent plus royalmes, mains todis nommoit-ons le roy Theodrich.

[Clotaire, 13e roi des Francie - Comment l'Aquitaine et la Bourgogne devinrent des duchés] Après la mort du roi Péris de Francie, le 13e roi de Francie fut Clotaire, qui régna durant vingt ans, [II, p. 268] tandis que Théodoric devint roi d'Aquitaine et de Bourgogne ; il déclassa ces deux régions et en fit des duchés, qui cessèrent d'être des royaumes, mais Théodoric portait toujours le titre de roi.

Apres, ly roy Peris avoit unc fis naturel de la royne d'Espagne, qui estoit bons chevalier et poissans, et oit à nom Gondrach ; se ly donnarent ses freres la citeit d'Orliens et tout le pays là entour ; et si l'amarent mult por sa bonne chevalerie, et portant qu'ilh estoit de sainte vie et estoit li fis d'on Sarasine. Chis roy Peris fut ensevelis dedens l'engliese Sains-Vincent des Preis, que ons nomme maintenant Sains-Germain.

Le roi Péris avait, en outre, de la reine d'Espagne un fils naturel, qui était un bon et puissant chevalier et portait le nom de Gontran ; ses frères lui donnèrent la cité d'Orléans et tout le territoire alentour. Ils l'aimèrent beaucoup, parce qu'il était un bon chevalier et menait une sainte vie, quoique fils d'une Sarrasine. Ce roi Péris fut enseveli dans l'église Saint-Vincent-des-Prés, nommée maintenant Saint-Germain.


D. An 586 = Myreur II, p. 268b-270a

Évêché de Tongres : L'évêque Gondulphe et le passé de la ville de Tongres - Gondulphe meurt et est remplacé par l'évêque Perpète

[II, p. 268b] [Gondulphe alat veir le lieu où Tongre avoit jadis esteit] Item, l'an Vc IIIIxx et VI, prist en volenteit l'evesque Gondulphe d'aleir veioir le lieu où la citeit de Tongre avoit jadit esteit ; et, quant ilh vint là, si prist à regardeir le grandeur et la largeche de la citeit, puis le lieu où la mere soloit venir, et pluseurs altres chouses diverses et nobles, qui onques n'avoient esteit veyus par nulle citeit en monde, qui ly monstroit unc vilhart à cuy son ayon l'avoit monstreit.

[II, p. 268b] [Gondulphe alla visiter l'endroit où se trouvait Tongres autrefois] En l'an 586, l'évêque Gondulphe voulut aller voir l'endroit où jadis s'était trouvée la cité de Tongres ; et quand il fut arrivé, il se prit à considérer la grandeur et la largeur de la cité, et le lieu où la rivière venait habituellement, et beaucoup d'autres choses, diverses et illustres qui n'avaient jamais été vues dans aucune cité de par le monde. C'est un vieillard, à qui son aïeul les avait montrées, qui les lui montrait.

[Gondulphe morut de paour] Chis li monstrat les palais royals, et le palais Sains-Materne, et les englieses de Tongre, dont ly evesque fut tous enbahis et plorat tenrement de la destruction de la citeit, et fist là habitation, car ilh y voloit habiteir. Mains Dieu si fist à ly signifianche que ch'estoit temps perdut, car ilh n'estoit encor neis et si ne nasceroit encors dedens longtemps, chis qui le devoit réedifiier finablement. Adont prist à l'evesque teile paour que ilh en morut dedens III mois, et puis fut ensevelis en l'engliese Sains-Bertremere par deleis Sains-Monulphe.

[Gondulphe mourut de peur] Ce vieillard lui montra les palais royaux et le palais de Saint-Materne, et les églises de Tongres, ce qui étonna grandement l'évêque, qui déplora amèrement la destruction de la cité ; et il y fit là une habitation, parce qu'il voulait y résider. Mais Dieu lui fit comprendre que c'était du temps perdu, car celui qui devait réédifier finalement cette ville n'était pas encore né et ne naîtrait pas avant longtemps. Alors l'évêque fut pris d'une telle peur qu'il en mourut dans les trois mois ; après cela il fut enseveli dans l'église Saint-Barthélemy, près de saint Monulphe.

[Ilh fut monstreit à Gondulphe tous les lieu de Tongre] Apres vos dis que ons true en escript que, quant ly evesque Gondulphe estoit en lieu où Tongre fut jadit, si regardat la destruction et dest à ses gens : « Véeis chi Babyloyne la deserte qui siet en Aisie, car elle estoit bien semblant à lée. »

[On montra à Gondulphe tous les quartiers de Tongres] Ensuite je vous dirai qu'existent des documents écrits disant que, quand l'évêque Gondulphe se trouvait à l'endroit où autrefois s'élevait Tongres, il regarda la ville détruite et dit à son entourage : « Vous voyez ici la Babylone déserte située en Asie, car elle lui ressemblait très fort. »

Et estoit là uns beal homme à cuy ly evesque demandat s'ilh avoit onques oiit dire à queile costeit les englieses et les palais royals avoient esteis edifiiés. Et chis respondit : « Sires, je vos diray et monstray tout chu que mon peire me dest et monstrat, et que son peire mes ayon li avoit monstreit, qui avoit esteit presens à la destruction de Tongre, et qui s'enfuit à Treit awec les altres quant Tongre fut conquestée. »

Il se trouvait là un homme distingué à qui l'évêque demanda s'il avait jamais entendu dire de quel côté avaient été édifiés les églises et les palais royaux. Celui-ci lui répondit : « Seigneur, je vous dirai et je vous montrerai tout ce que mon père m'a dit et montré, et que lui avait montré son père, mon aïeul, qui était présent lorsque Tongres avait été détruite et qui s'était enfui à Maastricht avec les autres, lorsque Tongres fut conquise. »

Apres prist-ilh l'evesque par le main et l'enmenat par tout les edifisches de la citeit, et li monstroit [II, p. 269] les englieses et les aultres chouses par leur nom, sicom nommeis estoient anchienement ; puis li monstrat le grant palais qui fut fondeis en l'honeur Octoviain Cesar, et por lequeile Octoviain et sa mere Octoviane avoient Tongre nommée Octoviane.

Ensuite, cet homme prit l'évêque par la main et l'emmena à travers tous les édifices de la cité, lui montrant [II, p. 269] les églises et les autres choses, en les désignant par le nom qu'elles portaient anciennement. Ensuite, il lui montra le grand palais, fondé en l'honneur de Octavien César, et origine du nom Octaviane, qu'Octavien et sa mère Octaviane avaient donné à Tongres.

[Des lieu de la noble citeit de Tongre] Apres li monstrat le palais en queile sains Materne et les altres evesques apres luy avoient demoreit, qui semblat à Gondulphe unc lieu santisme ; et estoit de tous les lis de la citeit cheli qui moins estoit destruis, et chu notat bien l'evesque et dest que sains Servais avoit là esteit habitans. Et ly proidhons dest que chu estoit veriteit, et dest li evesque : « Tous chi lieu est reliquieux » et porlant en gemissant ilh le baisat, et en baisant ilh plorat si fort, que les larmes ly coroient contreval le visaige, et, portant qu'ilh ploroit, ilh soy partit de cheli lieu.

[Les lieux de l'illustre cité de Tongres] Ensuite il lui montra le palais dans lequel saint Materne et les autres évêques après lui avaient habité, et qui parut à Gondulphe un endroit très sacré. De tous ceux de la ville, c'était celui qui était le moins détruit. L'évêque releva la chose et dit que saint Servais y avait habité. Alors le sage reconnut que c'était vrai, et l'évêque dit : « Ce lieu est plein de reliques » et tout en parlant et en gémissant, il le baisa, et tandis qu'il faisait cela, il pleurait si fort que les larmes coulaient sur son visage. Alors toujours en pleurs, il s'en alla.

Et li vies hons le menat en la grant engliese Nostre-Damme, que sains Materne avoit jadit fondeit, et vient en propre lieu où li alteis et li sanctuars avoient esteit, et passat avant si trovat une ymage de Nostre-Damme qui estoit encors dedens l'engliese : si avoit vestit une cotte qui tout estoit pourie, si en prist ly evesque une pieche et ilh chaiit en poure, et ilh jettat le poure sor son chief, puis soy mist devant l'ymaige en genos, et quant ilh oit jut unc pou en orison, si soy levat et vint à une ymaige de Jhesu-Crist mult destient qu'ilh veit là steir, et li dest : « Sires, je voy chi vostre Syon et vostre Jherusalem, mains comment est-ilh dissolue et degastée ? » Et puis dest en dolosant : « O malische d'homme, envie de dyable, par vos est ly ciel deshirteis, par vos est la terre dissolue, de cest citeit est tout le region demembrée, si en demeurt tondue et deserte. »

Puis le vieil homme le conduisit vers la grande église Notre-Dame, fondée jadis par saint Materne, et il arriva à l'endroit exact où s'étaient trouvés l'autel et le sanctuaire ; et passant outre, il trouva une statue de Notre-Dame qui était encore dans l'église : elle était revêtue d'une tunique complètement pourrie ; l'évêque en prit un morceau, qui tomba en poudre. Il se couvrit la tête de cette poussière, s'agenouilla devant la statue et, après être resté quelque temps en prière, se leva et se dirigea vers une représentation, toute délavée de Jésus-Christ, qu'il vit se dresser là et il lui dit : « Seigneur, je vois ici votre Sion et votre Jérusalem, mais comment la ville est-elle ainsi altérée et mise à mal ? »  Puis confondu de douleur, il dit : « O méchanceté des hommes, envie du diable, à cause de vous, le ciel est déserté, la terre est corrompue, toute la zone de cette cité est démembrée, et reste rasée et déserte. »

Et puis dest à ses hommes que ilh voloit là réedifiier unc citeit en laqueile ilh metteroit gens habiteir, et ly-meisme y habiteroit. Adont dest-ilh encore que ilh voroit illuc unc pou demoreir, por miés veoir la citeit de tous les costeis ; mains Dieu li demonstat que chu n'estoit mie sa volenteit, por le malvaisteit que cheaux de Tongre avoient jadit fait à sains Servais.

Et puis, il dit à ses hommes qu'il voulait reconstruire à cet endroit une cité, où il installerait des habitants, et où il habiterait lui-même. Ensuite, il déclara qu'il voudrait demeurer quelque temps en ce lieu, pour mieux voir la cité de tous les côtés ; mais Dieu lui montra que telle n'était pas sa volonté, à cause de la méchanceté que les gens de Tongres avaient jadis manifestée à saint Servais.

Et adont vinrent unc grant multitude de leux enragiés qui, en la presenche del evesque, devorarent et abatirent tout chu que ons avoit commenchiet à faire por l'evesque habiteir. Et commenchat à ardre, et à toneir, et alumeir ; chu fait, ly evesque revient à [II, p. 270] Treit mult malaides, et veit bien que ilh avoit fait contre la volenteit de Dieu, si en fist grant penanche ; et, en faisant la penanche, ilh morut le septemme kalende d'awost. Si fut ensevelis deleis son predicesseur, sains Monulphe, qui trespassat à chi propre jour meismes ; et fisent à leur vie et apres leur mort mult de myracles. Ches II sains evesques amarent mult Dieu, et ensacharent le loy de Dieu et sainte Engliese à leur poioir.

Alors survint une foule de loups enragés qui, en présence de l'évêque, dévorèrent et anéantirent tout ce qu'on avait commencé à faire pour l'habitation de l'évêque. Puis la foudre, le tonnerre et les éclairs se mirent à se manifester ; après cela, l'évêque revint à [II, p. 270] Maastricht très malade. Il comprit qu'il avait agi contre la volonté de Dieu et fit grande pénitence. C'est pendant sa pénitence qu'il mourut, le septième jour des calendes d'août. Il fut enseveli près de son prédécesseur, saint Monulphe, qui était décédé exactement le même jour. Tous deux, ils firent, durant leur vie et après leur mort, un grand nombre de miracles. Ces deux saints évêques aimèrent beaucoup Dieu et lièrent à leur règne sa loi et celle de la sainte Église.

[Perpetuus, ly XXIIIe evesque de Tongre] Apres la mort sains Gondulphe, fut consacreis et ordineis à evesque XXIIIe de Tongre uns sains hons, canoyne de l’engliese Sains-Bertremeir que ons nomme maintenant Sains-Servais, qui oit nom Perpetuus, et tient le siege trois ans.

[Perpète, 23e évêque de Tongres] Après la mort de saint Gondulphe, un saint homme fut consacré et ordonné comme évêque de Tongres ; il était chanoine de l'église Saint-Barthélemy, appelée maintenant église Saint-Servais ; il se nommait Perpète et il occupa le siège durant trois ans.

 


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