Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 51b-70aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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CONSTANTIN LE GRAND - DOSSIERS de lecture - D03

Ans 308-338 de l'Incarnation

 

C. Le récit du début du règne de Constantin dans le Myreur

 (maladie, guérison, conversion, baptême, décisions et guerres)

 


 

 

Plan

 

1. Les Actus Sylvestri à l’origine lointaine du récit et son évolution

a. Généralités sur les Actus Sylvestri

b. Trois blocs distincts à l'origine, rassemblés dans la suite

c. La Conversio Constantini n’appartient pas à l’histoire mais à la légende

d. La version de la Légende dorée et celle du Myreur

2. Le caractère apocryphe du baptême par Sylvestre

3. Deux décisions de Constantin en faveur des chrétiens (II, p. 55)

4. Constantin reconstructeur et constructeur d’églises - La Basilique du Latran et la Basilique Saint-Pierre

5. Les guerres extérieures de Constantin

6. La bataille du Pont Milvius, la victoire sur Maxence et la vision de Constantin

 


 

 

 

Selon l’historiographie chrétienne, Constantin a été converti et baptisé à Rome dans les premières années de son règne par le pape de l’époque, Sylvestre. De cette conversion et de ce baptême, elle proposa très tôt une histoire fort détaillée, typiquement hagiographique : l’empereur aurait souffert d’une maladie grave, la lèpre ; le pape Sylvestre l’en aurait guéri, la condition étant que l’empereur accepte de se convertir et de recevoir le baptême. Sa conversion l’aurait amené à prendre une série de décisions favorables au christianisme et à la papauté.

De cet événement, Jean fournit un récit, très simple, assez détaillé et dont aucun élément extérieur ne vient perturber le déroulement : la longue et pénible maladie dont souffre l’empereur, l’apparition à celui-ci, pendant son sommeil, de saint Pierre et de saint Paul qui lui indiquent le nom du pape Sylvestre comme guérisseur potentiel, la convocation de ce dernier, les échanges subordonnant la guérison à la conversion et au baptême, l’acceptation totale de ces conditions, la profession de foi trinitaire de Constantin, son baptême, sa guérison et pour terminer, en guise de remerciement en quelque sorte, une série de mesures impériales en faveur du christianisme, des églises, de la papauté et des chrétiens. Ce sont ces points que nous allons maintenant commenter.

Non sans rappeler auparavant que nous avons abordé certains d'entre eux ailleurs, dans un article publié dans les FEC (t. 35, 2018) et intitulé Les deux baptêmes de l’empereur Constantin chez Jean d’Outremeuse (« Myreur des Histors », II, p. 54-55 et 69-70, éd. A. Borgnet, 1864). Il explique que la tradition a mis l’empereur Constantin en rapport avec deux baptêmes, l’un qu’il aurait reçu à Rome au début de son règne des mains du pape Sylvestre, l’autre qui lui fut administré sur son lit de mort près de Nicomédie par l’évêque Eusèbe, lié à l’arianisme. À travers la présentation que Jean d’Outremeuse donne de ces deux événements, cet article étudie la manière dont la tradition hagiographique, désireuse de donner l’image d’un Constantin parfaitement orthodoxe, a « inventé » le baptême de Rome pour remplacer celui de Nicomédie, seul historique, mais difficile à assumer à cause de l’atmosphère arienne qui l’entourait.

 

1. Les Actus Sylvestri à l’origine lointaine du récit et son évolution

On sait aujourd’hui que le récit dont Jean d'Outremeuse se fait l'écho remonte à une vie légendaire du pape Sylvestre, anonyme mais ancienne, à laquelle on donne le nom d’Actus Sylvestri (Bibliotheca Hagiographica Latina 7725). Largement connue au Moyen Âge (Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, XIV, 46-53, par exemple, a enregistré beaucoup de textes tirés ex gestis Silvestri), elle fut notamment utilisée par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée (ch. 12, Saint Sylvestre, p. 86-97, éd. A. Boureau), une des sources importantes de Jean d’Outremeuse. Ces Actus Sylvestri font partie intégrante de ce qu'on appelle la « légende de Sylvestre » laquelle, comme l'écrit A. Boureau (Légende dorée, p. 1097), s'est « construite à partir de fictions et de documents faux ». Présentons-les un peu plus en détail.

 

a. Généralités sur les Actus Sylvestri

S'ils nous sont parvenus dans de nombreux manuscrits, il n’en existe encore aucune édition critique. Le texte latin utilisé généralement par les Modernes est toujours celui fourni par Boninus Mombritius vers 1460 dans son Sanctuarium, seu vitae sanctorum, auquel on accède facilement aujourd’hui dans l’édition des moines de Solesmes (D. A. Brunet et D. H. Quentin, Paris, 2 vol., 1910, accessible sur Internet), où la Vita de Sylvestre figure au tome II, p. 508-531. Le texte de cette édition est le dernier état des rédactions latines (C) et date du IXe siècle. Un bref prologue y fait référence à Eusèbe de Césarée, le grand historiographe du IVe siècle. L’auteur des Actus semble sous-entendre qu’Eusèbe, en écrivant l’histoire de l’Église et la biographie de Constantin, n’aurait pas tout dit (pretermisit ea). Les Actus Sylvestri seraient venus combler cet oubli (!).

L’unanimité ne s’est pas faite entre les spécialistes sur la date précise de leur rédaction, ni sur leur origine géographique (Orient ? Occident ?), ni sur l’évolution et les rapports entre elles des diverses recensions conservées en latin et en grec. Ils sont toutefois relativement anciens (fin IVe ?, première moitié du Ve ?, milieu du Ve ?). On verra sur ces Actus, l'ouvrage de M. Amerise, Il battesimo di Costantino il Grande. Storia di una scomoda eredità, Stuttgart, 2005, 172 p. (dont nous avons largement utilisé les p. 93 à 118), et celui de T. Canella, Gli Actus Silvestri. Genesi di una leggenda su Costantino imperatore, Spoleto, 2006, 371 p. (Uomini e mondi medievali, 7), accessible sur Internet.

Une remarque de notre chroniqueur (II, p. 55) conserve la trace du succès de ces Actus au Moyen Âge : « Celui qui veut avoir une vue complète sur le sujet peut la trouver en lisant l’histoire de saint Sylvestre, [qui circule] dans la Sainte Église ». Jean a manifestement conscience qu’il n’en livrait à ses lecteurs qu’une petite partie, ce qui est le cas, on le verra. Il les estimait en tout cas bien connus. Probablement les lisait-on dans les églises (lectiones).

 

b. Trois blocs distincts à l'origine, rassemblés dans la suite

L’analyse révèle que ces Actus se composent de trois blocs, distincts à l’origine puis rassemblés. Le premier, centré sur Sylvestre, présente les origines familiales du pape, les persécutions dont il est victime avec d’autres chrétiens du fait de l’empereur Constantin, son élection comme évêque de Rome et les décisions qu’il prend dans divers secteurs (notamment caritatif et liturgique).

Le second bloc, qu’on peut appeler la Conversio Constantini et qui est le plus important pour notre sujet, raconte la lèpre qui frappe l’empereur, sa guérison, sa conversion, son baptême et les décisions favorables au christianisme qu’il prend dans les huit jours qui suivent la cérémonie (une décision par jour).

Le troisième et dernier bloc, plus long que les autres et qui fait intervenir Hélène, la mère de l’empereur, veut montrer la supériorité de la religion chrétienne sur la religion juive. C’est le récit d’une altercatio (une sorte de joute oratoire) opposant douze rabbins au pape Sylvestre. Elle est organisée à Rome par Constantin pour répondre à un reproche de sa mère Hélène. Celle-ci, qui était juive et résidait à Béthanie, avait appris la conversion de son fils au christianisme. Elle l’avait félicité d’avoir renoncé au culte des idoles mais blâmé d’avoir rejeté le dieu des Juifs. Pour débattre de religion, elle était venue à Rome accompagnée de nombreux savants juifs, dont douze particulièrement réputés. Ils vont intervenir l’un après l’autre.

La douzième confrontation fait intervenir un taureau féroce et monstrueux, que le rabbin Zambri tue en prononçant à son oreille le nom secret du dieu juif et que Sylvestre – réalisation plus prodigieuse encore – ressuscite au nom de Jésus. Rien d’étonnant dans ces conditions que quelques jours après la séance, Sylvestre intervienne contre un autre monstre, un dragon cette fois qui semait la terreur dans la ville de Rome et qu’il enfermera sous terre.

Le christianisme, qui apparaît au fil des échanges comme la religion supérieure, sort grand vainqueur de cette longue altercatio, qui aboutira à la conversion de très nombreuses personnes, dont Hélène : « Trois mille Juifs se convertirent alors au christianisme. Hélène elle-même, avec tous ses fils et ses filles, crut au Christ » (Mombritius, p. 528).

De ces trois blocs, la Légende dorée de Jacques de Voragine (ch. 12, Saint Sylvestre, p. 86-97, éd. A. Boureau) fournit un résumé assez détaillé et assez précis, tout à fait apte à en donner une idée claire. Par contre, le Myreur du chroniqueur liégeois ne s’est réellement intéressé qu’au second, la Conversio Constantini, qui traite de la maladie de Constantin, de sa conversion, de son baptême et de ses décisions en faveur du christianisme. C’est ce récit qui va maintenant nous retenir.

 

c. La Conversio Constantini n’appartient pas à l’histoire mais à la légende

Disons immédiatement qu’aucun historien moderne n’y voit de l’histoire authentique. Il est trop clairement construit sur des topoi courants et classiques. D’abord, le motif des persécuteurs victimes de la punition divine. Dans les Actus, Constantin, au début de son règne, est en effet un persécuteur, même si ce détail n’apparaît plus que sous forme d'allusion chez Jean d’Outremeuse (II, p. 54). Le motif de la lèpre ensuite, qui « est la maladie biblique par excellence et est considérée comme une punition de Dieu » (M. Amerise, Battesimo, 2005, p. 94-95). D’autres motifs encore, comme celui de l’apparition en rêve d’apôtres indiquant la « procédure à suivre », celui de la guérison miraculeuse (les miracles « de guérison » sont nombreux dans les textes hagiographiques), celui de la conversion amenée par la guérison et le miracle (c’est une conséquence classique, qu’il s’agisse d’un individu, ou d’une ville, voire d’une nation).

 

d. La version de la Légende dorée et celle du Myreur

Comme les Actus Sylvestri ont été conservés, il est facile de comparer la version ancienne à celles des auteurs plus récents, notamment Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. 12, Saint Sylvestre, p. 86-97, éd. A. Boureau) et Jean d’Outremeuse, qui nous intéressent particulièrement ici. La version de l’archevêque de Gênes, on l’a dit, tout en étant plus brève que l’original, en conserve bien la structure triple et de nombreux détails. Ce n’est pas le cas de celle du chroniqueur liégeois.

On y a fait allusion plus haut, Jean n’a pour ainsi dire rien conservé du premier bloc (sinon peut-être le détail fort isolé d’un Constantin persécuteur) et a laissé complètement tomber le troisième. En effet, le long texte du Myreur ne livre rien sur l’altercatio entre Sylvestre et les douze rabbins, ni sur le rôle d’Hélène, la mère de Constantin, ni sur l’épisode du dragon prolongeant celui du taureau lié au rabbin Zambri.

Même la partie centrale, celle de la maladie, de la conversion et du baptême – la plus importante pour nous –, a été sérieusement réduite par rapport à ce qui figurait dans les versions anciennes. En voici quelques exemples.

Ainsi, Jean fait l’impasse sur une mesure horrible qu’avait pourtant conservée la Légende dorée de Voragine (p. 88, éd. A. Boureau). Cette légende racontait en effet que les « prêtres des idoles » avaient suggéré à l’empereur, comme moyen de guérison, de prendre un bain dans « le sang frais et encore chaud » de trois mille enfants qu’on aurait tués. On avait commencé à rassembler les petites victimes mais, devant les pleurs et les hurlements de leurs mères, Constantin avait renoncé à cette solution. Et c’est en quelque sorte pour le récompenser de ce mouvement de pitié que Pierre et Paul lui étaient apparus, l’avaient invité à « mander l’évêque Sylvestre qui se cache sur le mont Soracte » et lui avaient expliqué ce qu’on attendait de lui : « Il [= l’évêque] te montrera une piscine. Quand tu t’y seras plongé trois fois, tu seras complètement guéri de la lèpre. Pour remercier le Christ, tu détruiras les temples des idoles, tu restaureras les églises du Christ et enfin tu seras son fidèle » (p. 89, éd. A. Boureau).

Autre détail. Jean, décrivant la cérémonie de baptême, précise à un certain endroit (Myreur, II, p. 55) que Constantin « se fait aussitôt apporter de l’eau » et un peu plus loin qu’il « s’y immerge ». C’est beaucoup plus clair dans les textes plus anciens où il est clairement question de piscine et donc de baptême d’immersion. Jacques de Voragine note même : « Quand Constantin descendit dans l’eau baptismale, un extraordinaire éclat lumineux s’y produisit ; ainsi il sortit purifié du baptême et dit qu’il avait vu le Christ » (p. 89, éd. A. Boureau).

Autres différences encore. Dans les Actus et aussi dans la Légende dorée, Constantin, on l’a dit, avait pris une série de huit mesures en faveur des chrétiens (une par jour). On n’en retrouve que deux à cet endroit du Myreur. Celle de la supériorité du pape de Rome sur tous les évêques et celle de la protection accordée à ceux qui viendraient se réfugier dans les églises, deux mesures que les versions anciennes attribuent à Constantin, respectivement le quatrième et le cinquième jour après son baptême.

Les « omissions » ne traduisent pas nécessairement de l’ignorance chez Jean ; elles résultent probablement de choix personnels. En effet certains motifs présents dans les Actus originaux et dans la version de la Légende dorée figurent bien dans le Myreur, mais ailleurs que dans le passage cité ci-dessus. Ainsi l’épisode du dragon apparaît aussi chez Jean (II, p. 61-62), mais « déstructuré », c’est-à-dire complètement coupé du contexte dans lequel il se trouvait à la fois dans les Actus et dans la Légende dorée. Quant à Hélène, la mère de Constantin, si elle est absente du passage où Jean parle de la conversion et du baptême, elle est par contre très largement présente dans l’épisode lié à l’Invention de la Sainte-Croix (II, 58-61).

Mais ces comparaisons entre versions nous éloignent de la question du baptême de Constantin. Sur ce point, la position de Jean est très claire : Constantin, guéri de la lèpre par Sylvestre, s’est converti et a été baptisé au tout début de son règne par le pape. Jean a donc adopté sans hésitation la version des Actus Sylvestri.

 

2. Le caractère apocryphe du baptême par Sylvestre

Cela n’a rien d’étonnant. À l’époque du chroniqueur, il y avait longtemps que le motif du baptême de Constantin à Rome, par le pape Sylvestre, était solidement installé dans la tradition de l’Église. Les Modernes, on l’a dit plus haut, s'ils ne s’accordent pas sur la date exacte de rédaction des Actes de Sylvestre, la situent entre la fin du IVe et le milieu du Ve siècle. Le motif remonte donc en gros au Ve siècle. Comme nous l'avons montré dans notre article sur Les deux baptêmes de Constantin, publié dans les FEC 35-2018, les Modernes ont d’ailleurs pu retracer les détails de sa naissance et de son évolution. Il est clair aujourd'hui que le récit du baptême de Constantin par Sylvestre est apocryphe. Il a été imaginé par la tradition ecclésiastique orthodoxe pour jeter le discrédit sur le seul baptême historiquement attesté de Constantin, celui qui fut administré à l’empereur, à la fin de sa vie, en 337, à Nicomédie, par l'évêque Eusèbe, dont les idées « ariennes » étaient bien connues.

Ainsi, pour écarter un « vrai » baptême, historiquement attesté, la tradition en a inventé de toutes pièces un « faux » et a réussi à l’imposer. Pourquoi ? La raison de la manoeuvre est simple et a déjà été évoquée dans notre dossier sur l'arianisme. Elle permet de comprendre combien ce baptême « arien » de 337 devait être difficile à accepter pour la tradition ecclésiastique officielle, désormais triomphante depuis Théodose Ier. Cette tradition se souvenait du Constantin qui avait convoqué le Concile de Nicée de 325 et fait condamner l’arianisme. Le « premier empereur chrétien » devait rester en tout point un modèle d’orthodoxie.

Cette tradition s’efforça par divers moyens de « gommer » le baptême (historique) de Nicomédie pour le remplacer par une autre baptême (fictif) que Constantin aurait reçu à Rome au début de son règne des mains du pape Sylvestre et qui aurait guéri l’empereur d'une lourde maladie dont il aurait souffert. Nous verrons en détail plus loin comment elle procéda.

 

3. Deux décisions de Constantin en faveur des chrétiens (II, p. 55)

Nous l'avons dit plus haut, le texte des Actes de Sylvestre énumérait une série de huit dispositions en faveur des chrétiens et du christianisme que Constantin aurait prises immédiatement après son baptême (une par jour pendant huit jours). Jacques de Voragine, nous l'avons dit aussi, les avait reprises dans son chapitre 12 de la Légende dorée, consacré à saint Sylvestre (p. 89-90, éd. A. Boureau).

Sur ce point, il n'est donc pas question d'envisager une influence directe de La légende dorée sur Ly Myreur. Les correspondances ne sont pas très nombreuses. On n'en relèverait que deux. Ainsi, chez Voragine, le quatrième jour après son baptême, Constantin décide que « l’évêque de Rome serait considéré comme le chef de tous les évêques » et, le cinquième jour, que « quiconque se réfugierait dans une église serait protégé de tous » (A. Boureau, p. 89). Cela pourrait correspondre aux notices du Myreur, II, p. 55 sur la supériorité du pape L’emperere ordinat que li pape fust deseurtrain de tout le monde d’une part, sur « les franchises accordées aux églises » (Des franchies dez englieses) d’autre part.

 

4. Constantin reconstructeur et constructeur d’églises - La Basilique du Latran et la Basilique Saint-Pierre

Dans le Myreur, parmi les décisions prises par Constantin après son baptême, on trouve, juste avant les notices sur la supériorité du pape et les franchises accordées aux églises, mention d'une ordonnance prise par l’empereur concernant la réfection des églises abattues pendant la persécution. La voici (II, p. 55) : « Après cela, l’empereur Constantin ordonna à tout le clergé de Rome et des alentours de refaire et de restaurer toutes les églises abattues et détruites ». Dans le récit du règne de Dioclétien et de Maximien, en II, p. 45 (année 299 de l’Incarnation), Jean avait clairement évoqué cette destruction générale : « D’abord ils firent abattre toutes les églises de la ville de Rome et des régions voisines ». En guise d’exemples, Jean cite nommément deux églises ainsi reconstruites : en 317 de l’Incarnation, écrit-il (II, p. 57-58), Constantin fit reconstruire, « plus belles et plus grandes qu’elles n’avaient jamais été, les deux églises romaines de Saint-Pierre et de Saint-Paul, détruites précédemment par Dioclétien ».

Constantin n'est pas seulement selon Jean un reconstructeur d’églises détruites ; il en construit aussi des nouvelles (cfr II, p. 57-58). Le chroniqueur mentionne ainsi (en 315 de l’Incarnation) une chapelle en l’honneur de saint Laurent, et l’année suivante, à l’intérieur du palais impérial, une église en l’honneur de Notre-Seigneur, qui devra être « la première des églises de Rome » et celle qui « contrôle toutes les autres églises ».

Il reviendra plus loin (II, p. 68), en énumérant une série de réalisations du pape Sylvestre, sur cette église « édifiée par Constantin dans son palais du Latran et nommée maintenant l’église Saint-Sauveur ». L’empereur l’avait fait construire, précisera Jean à cet endroit, pour que « personne ne puisse dire ou penser qu’il n’était pas un chrétien vraiment sincère ». Elle sera solennellement consacrée par le pape Sylvestre le 9 novembre et marquée par l’apparition divine de l’image du Sauveur. Voici la description par Jean de ce miracle : « lors de cette consécration, l’image de Notre-Sauveur Jésus-Christ, due non à une main humaine mais à une opération divine, apparut peinte sur un mur de l’église, où elle se trouve encore aujourd’hui ». En ce qui concerne cette église, la version du chroniqueur liégeois est très proche de celle de Martin (Chronique, p. 451, éd. L. Weiland).

On sait que le bâtiment original subira au fil de l’histoire de multiples transformations. Plus de vingt papes travaillèrent à la rebâtir, la restaurer et l’embellir pour donner naissance à ce qu’on appelle communément aujourd’hui la Basilique Saint-Jean-de-Latran. Dédiée au Très-Saint-Sauveur, à saint Jean-Baptiste et à saint Jean-l’Évangéliste, elle passe pour « la mère et la tête de toutes les églises de la Ville et du monde ». Jean a donné ailleurs (I, p. 75-77), d’après les Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae, une description des innombrables reliques conservées dans cette Basilique.

Et qu’en est-il de la Basilique Saint-Pierre ? Les origines de cette église, comme celles de la Basilique Saint-Jean-de-Latran, sont traditionnellement attribuées à Constantin, qui en 324 de notre ère aurait fait ériger un sanctuaire là où aurait été déposé le corps de saint Pierre. Mais le Myreur en parle à peine. Comme on l’a dit plus haut, il se borne à signaler (II, p. 57-58) qu’en l’an 317 de l’Incarnation, l’empereur Constantin l’avait fait reconstruire, plus belle et plus grande qu’elle ne l’était avant d’être détruite par Dioclétien.

On se serait attendu à une présentation plus détaillée quand on voit comment ses sources habituelles, Martin d’Opava et Jacques de Voragine, racontaient la construction de Saint-Pierre.

Selon le chroniqueur polonais (Chronique, p. 451, éd. L. Weiland) :

Ipse etiam accipiens fossorium primus terram aperuit ad fundamenta basilice sancti Petri inchoanda, et ad numerum 12 apostolorum 12 cophinos plenos lapidibus propriis humeris deportans, ibidem iactauit

L’empereur lui-même, prenant une bêche, fut le premier à ouvrir le sol pour commencer les fondations de la Basilique Saint-Pierre. Puis, conformément au nombre douze des apôtres, il amena en les portant sur ses propres épaules douze couffins remplis de pierres, qu’il vida dans le trou.

Ce texte de Martin est tiré de la notice sur l'empereur Constantin et concerne la Basilique Saint-Pierre. Il vaut la peine de noter que le motif des couffins de terre employés pour les fondations d'une église avait été utilisé précédemment par le chroniqueur polonais dans son récit de la construction, par Constantin toujours, de la Basilique Saint-Sauveur à l’intérieur de son palais du Latran. Il s'agit cette fois de la notice de Martin sur le pape Sylvestre (Chronique, p. 415, éd. L. Weiland) :

Construxit etiam intra palacium Lateranense Salvatoris nostri ecclesiam, 12 cophinos terre propriis humeris ad fundamenta deportando.

Il construisit aussi à l’intérieur du palais du Latran l’église de Notre-Sauveur, en transportant sur ses propres épaules douze couffins de terre à jeter dans les fondations.

Manifestement Martin semble avoir été tellement frappé par le motif des 12 couffins qu'il l'a utilisé à deux reprises.

Après lui, Jacques de Voragine, qui considère le geste de Constantin comme la huitième des décisions favorables au christianisme prises par l'empereur immédiatement après son baptême, s'exprimera en des termes voisins dans la Légende dorée (ch. 12, Saint Sylvestre, p. 89-90, éd. A. Boureau) :

Le huitième jour, l'empereur se rendit en l'église de saint Pierre, où il confessa ses fautes avec beaucoup de gémissements. Puis il se saisit d'une pioche et commença lui-même à creuser les fondations de la basilique et porta sur ses épaules douze couffins de terre.

N'insistons pas. Le silence de Jean concernant le motif des couffins est un exemple de plus de la liberté qu'il manifeste vis-à-vis de ses sources.

*

 En parlant des sources du récit de Jean, on a mentionné à plusieurs reprises les Actus Sylvestri. On n'a rien dit encore du Liber Pontificalis. Dans l'édition Th. Mommsen des M.G.H., il consacre au pape Sylvestre quelque 25 pages, une sorte de record pour les papes de l’Église primitive, mais en ce qui concerne le baptême de Constantin, le rédacteur du Liber signale simplement que Sylvestre baptizavit Constantinum Augustum, quem curavit dominus per baptismo a lepra (« Il baptisa Constantin l’Auguste, que le Seigneur avait guéri de la lèpre par le baptême »). C'est là une information réduite au fait essentiel, sans aucun détail. Jean d’Outremeuse a donc dû trouver ailleurs que dans le Liber Pontificalis de quoi rédiger les notices qui sont les siennes.

Qu'en est-il de Jacques de Voragine ? Au chapitre 12 de La légende dorée (p. 86-97, éd. A. Boureau), Jacques de Voragine consacre au pape Sylvestre un très long texte, qui contient entre autres le récit de la maladie de l’empereur, de sa guérison, de son baptême, des décisions positives prises en faveur des chrétiens (p. 88-90). Il y est aussi question de l’épisode du dragon dont Sylvestre libère Rome et de la mort du pape (p. 96-97). Le long chapitre 64 de la même Légende dorée sur L’invention de la Sainte Croix (p. 363-372, éd. A. Boureau) contient aussi quelques pages (p. 365-367) sur la bataille du pont Milvius, sur la guérison de Constantin et sur son baptême. Mais les différences avec Ly Myreur sont telles que Jacques de Voragine n’est certainement pas la source directe du chroniqueur liégeois.

Par contre, les notices de Martin d’Opava sur Sylvestre (p. 415, éd. L. Weiland) et sur Constantin (p. 450, éd. L. Weiland) ont certainement pu fournir à Jean des informations sur la maladie de l’empereur, sa guérison par Sylvestre, sa conversion, son baptême et ses décisions en faveur des chrétiens.

 

5. Les guerres « extérieures » de Constantin

En ce qui concerne les guerres que Jean prête à Constantin, examinons d’abord les opérations extérieures (II, p. 55-56).

Dans l’Histoire, Constantin et ses généraux n’ont pas négligé la défense de l’Empire contre les ennemis extérieurs. Trois fronts les ont retenus : le Rhin (contre les Francs et les Alamans), le Danube (contre les Sarmates et les Goths) et la Perse. Mais il est extrêmement difficile de faire le lien entre la réalité de l’histoire et la présentation de Jean.

En tout cas, que l’empereur Constantin soit intervenu militairement contre le duc Marcon de Gaule, contre le roi Agilfo d’Espagne, contre le roi Agalidas d’Austrie ou contre les pauvres Frisons, nus et déchaussés, et cela pour récupérer des tributs non versés, relève plus de la légende épique médiévale, si souvent rencontrée, que de la réalité historique. On retrouve d’ailleurs ici le thème, cher à Jean, de la valorisation des Gaulois. Quant au détail du pape Sylvestre venant réconforter Constantin de sa défaite en Gaule, il est touchant.

 

6. La bataille du Pont Milvius, la victoire sur Maxence et la vision de Constantin

Par contre, on ne peut contester l’historicité d’un autre événement militaire : la bataille du pont Milvius sur laquelle Jean (II, p. 57) donne assez peu de détails. Elle eut lieu sur le Tibre à une dizaine de kilomètres au nord-est de Rome, au lieu-dit Saxa Rubra « les Roches Rouges ». C’est là que le 28 octobre 312 de notre ère, Constantin remporta sur son rival Maxence, le fils de Maximien, une victoire qui lui assura la domination incontestée sur l’Occident.

Les historiens chrétiens de l'Antiquité (par exemple Lactance, De la mort des persécuteurs, XLIV, 11-12 ; Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IX, 9, 9 ; Cassiodore, Histoire tripartite, 1, 4-5) mettaient cette victoire en rapport étroit avec un événement de la vie personnelle de Constantin, la vision qu’il aurait reçue d’un « signe ». Ce signe, qu’on appellera le chrisme, représentait un chi et un rho, les deux premières lettres en caractères grecs du nom du Christ. Bénéficiaire de cette victoire éclatante, Constantin n’a aucun doute : il l’attribue au dieu des chrétiens, fait du christianisme sa religion personnelle et « se convertit ». C’est le motif célèbre rendu par l’expression latine in hoc signo vinces « Par ce signe, tu vaincras ».

Martin d’Opava n’accorde à l’événement que quelques mots (éd. L. Weiland, p. 450), mais Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. 64, L’invention de la Sainte Croix, p. 366-367, éd. A. Boureau) le présente plus en détail dans la ligne des historiens ecclésiastiques.

La vision de Jean (II, p. 57) est un peu particulière. Dans son récit, la bataille du Pont Milvius se serait déroulée après la conversion et le baptême de l’empereur, événements que le chroniqueur liégeois raconte en détail en II p. 54-55. Mais ce qui est le plus important, c’est moins le rapport chronologique entre la victoire et le baptême que le baptême lui-même, avec tout ce qui l’accompagne (maladie, guérison, conversion). Nous en avons longuement discuté plus haut. En tout cas, Jean n’établit pas de rapport particulier entre l’épisode du Pont Milvius et ceux de la conversion et du baptême de Constantin.

Quoi qu’il en soit, si on peut accepter comme historique le fait que Constantin ait écrasé son rival Maxence au Pont Milvius, qu’il ait pensé devoir cette victoire au dieu des chrétiens et qu’il ait adopté ce dernier comme son dieu personnel, favorisant le christianisme, il n’en est plus de même du récit de sa maladie, de sa guérison et de son baptême.

On n'abandonnera pas l'épisode de la victoire du Pont Milvius sans signaler l'article récent de Chr. Burgeon, La vision et le songe de Constantin ayant précédé la bataille du pont Milvius dans les œuvres d'Eusèbe et de Lactance, dans Folia Electronica Classica, t. 37, 2019.

 


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