Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 51b-70aN
Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)
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CONSTANTIN LE GRAND - DOSSIERS de lecture - D03
Ans 308-338 de l'Incarnation
C. Le récit du début du règne de Constantin dans le Myreur
(maladie, guérison, conversion, baptême, décisions et guerres)
Plan
1. Les Actus Sylvestri à l’origine lointaine du récit et son évolution
a. Généralités sur les Actus Sylvestri
b. Trois blocs distincts à l'origine, rassemblés dans la suite
c. La Conversio Constantini n’appartient pas à l’histoire mais à la légende
d. La version de la Légende dorée et celle du Myreur
2. Le caractère apocryphe du baptême par Sylvestre
3. Deux décisions de Constantin en faveur des chrétiens (II, p. 55)
5. Les guerres extérieures de Constantin
6. La bataille du Pont Milvius, la victoire sur Maxence et la vision de Constantin
Selon l’historiographie chrétienne, Constantin a été converti et
baptisé à Rome dans les premières années de son règne par le pape de l’époque,
Sylvestre. De cette conversion et de ce
baptême, elle proposa très tôt une histoire fort détaillée, typiquement hagiographique :
l’empereur aurait souffert d’une maladie grave, la lèpre ; le pape Sylvestre l’en
aurait guéri, la condition étant que l’empereur accepte de se convertir et de
recevoir le baptême. Sa conversion l’aurait amené à prendre une série de décisions favorables au
christianisme et à la papauté.
De cet événement, Jean fournit un récit, très simple, assez détaillé et dont aucun élément extérieur ne vient perturber le déroulement : la longue et pénible maladie dont souffre l’empereur, l’apparition à celui-ci, pendant son sommeil, de saint Pierre et de saint Paul qui lui indiquent le nom du pape Sylvestre comme guérisseur potentiel, la convocation de ce dernier, les échanges subordonnant la guérison à la conversion et au baptême, l’acceptation totale de ces conditions, la profession de foi trinitaire de Constantin, son baptême, sa guérison et pour terminer, en guise de remerciement en quelque sorte, une série de mesures impériales en faveur du christianisme, des églises, de la papauté et des chrétiens. Ce sont ces points que nous allons maintenant commenter.
Non sans rappeler auparavant
1. Les
Actus Sylvestri à l’origine
lointaine du récit et son évolution
On sait aujourd’hui que le récit dont Jean d'Outremeuse se fait l'écho remonte à une vie légendaire du pape Sylvestre, anonyme mais ancienne, à laquelle on donne le nom d’Actus Sylvestri (Bibliotheca Hagiographica Latina 7725). Largement connue au Moyen Âge (Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, XIV, 46-53, par exemple, a enregistré beaucoup de textes tirés ex gestis Silvestri), elle fut notamment utilisée par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée (ch. 12, Saint Sylvestre, p. 86-97, éd. A. Boureau), une des sources importantes de Jean d’Outremeuse. Ces Actus Sylvestri font partie intégrante de ce qu'on appelle la « légende de Sylvestre » laquelle, comme l'écrit A. Boureau (Légende dorée, p. 1097), s'est « construite à partir de fictions et de documents faux ». Présentons-les un peu plus en détail.
a. Généralités sur les
Actus
Sylvestri
S'ils
nous sont parvenus dans de
nombreux manuscrits, il n’en existe encore aucune édition critique.
L’unanimité ne s’est pas faite entre les spécialistes sur la date précise de leur rédaction, ni sur leur origine géographique (Orient ? Occident ?), ni sur l’évolution et les rapports entre elles des diverses recensions conservées en latin et en grec. Ils sont toutefois relativement anciens (fin IVe ?, première moitié du Ve ?, milieu du Ve ?). On verra sur ces Actus, l'ouvrage de M. Amerise, Il battesimo di Costantino il Grande. Storia di una scomoda eredità, Stuttgart, 2005, 172 p. (dont nous avons largement utilisé les p. 93 à 118), et celui de T. Canella, Gli Actus Silvestri. Genesi di una leggenda su Costantino imperatore, Spoleto, 2006, 371 p. (Uomini e mondi medievali, 7), accessible sur Internet.
Une remarque de notre
chroniqueur (II, p. 55) conserve la trace du succès de ces
Actus
au Moyen Âge : « Celui qui veut avoir une vue complète sur le sujet peut la
trouver en lisant l’histoire de saint Sylvestre, [qui circule] dans la Sainte
Église ». Jean a manifestement
conscience qu’il n’en livrait à ses lecteurs qu’une petite partie, ce qui est
le cas, on le verra. Il les estimait en tout cas bien connus. Probablement les
lisait-on dans les églises (lectiones).
b. Trois
blocs distincts à l'origine, rassemblés dans la suite
L’analyse révèle que ces Actus se composent de trois blocs,
distincts à l’origine puis rassemblés. Le premier, centré sur Sylvestre,
présente les origines familiales du pape, les persécutions dont il est victime
avec d’autres chrétiens du fait de l’empereur Constantin, son élection comme
évêque de Rome et les décisions qu’il prend dans divers secteurs (notamment
caritatif et liturgique).
Le second bloc, qu’on peut
appeler la Conversio Constantini et
qui est le plus important pour notre sujet, raconte la lèpre qui frappe
l’empereur, sa guérison, sa conversion, son baptême et les décisions favorables
au christianisme qu’il prend dans les huit jours qui suivent la cérémonie (une
décision par jour).
Le troisième et dernier
bloc, plus long que les autres et qui fait intervenir Hélène, la mère de
l’empereur, veut montrer la supériorité de la religion chrétienne sur la
religion juive. C’est le récit d’une altercatio
(une sorte de joute oratoire) opposant douze rabbins au pape Sylvestre. Elle
est organisée à Rome par Constantin pour répondre à un reproche de sa mère
Hélène. Celle-ci, qui était juive et résidait à Béthanie, avait appris la
conversion de son fils au christianisme. Elle l’avait félicité d’avoir renoncé
au culte des idoles mais blâmé d’avoir rejeté le dieu des Juifs. Pour débattre
de religion, elle était venue à Rome accompagnée de nombreux savants juifs,
dont douze particulièrement réputés. Ils vont intervenir l’un après l’autre.
La douzième confrontation
fait intervenir un taureau féroce et monstrueux, que le rabbin Zambri tue en
prononçant à son oreille le nom secret du dieu juif et que Sylvestre –
réalisation plus prodigieuse encore – ressuscite au nom de Jésus. Rien
d’étonnant dans ces conditions que quelques jours après la séance, Sylvestre
intervienne contre un autre monstre, un dragon cette fois qui semait la terreur
dans la ville de Rome et qu’il enfermera sous terre.
Le christianisme, qui
apparaît au fil des échanges comme la religion supérieure, sort grand vainqueur
de cette longue altercatio, qui
aboutira à la conversion de très nombreuses personnes, dont Hélène :
« Trois mille Juifs se convertirent alors au christianisme. Hélène
elle-même, avec tous ses fils et ses filles, crut au Christ » (Mombritius,
p. 528).
De ces trois blocs, la
Légende
dorée de Jacques de Voragine (ch.
12, Saint Sylvestre,
p. 86-97, éd. A. Boureau)
fournit un résumé assez détaillé et assez précis, tout à fait apte à en
donner une idée claire. Par contre, le Myreur
du chroniqueur liégeois ne s’est réellement intéressé qu’au second, la
Conversio Constantini, qui traite de la
maladie de Constantin, de sa conversion, de son baptême et de ses décisions en
faveur du christianisme. C’est ce récit qui va maintenant nous retenir.
c. La
Conversio Constantini n’appartient pas à l’histoire mais
à la légende
Disons immédiatement qu’aucun historien moderne n’y voit de l’histoire
authentique. Il est trop clairement construit sur des
topoi courants et classiques. D’abord, le motif des persécuteurs
victimes de la punition divine. Dans les Actus,
Constantin, au début de son règne, est en effet un persécuteur, même si ce
détail n’apparaît plus que sous forme d'allusion chez Jean d’Outremeuse (II, p. 54). Le motif de la lèpre ensuite, qui « est la maladie biblique par
excellence et est considérée comme une punition de Dieu »
(M. Amerise,
Battesimo, 2005, p. 94-95). D’autres motifs encore, comme celui de l’apparition en rêve d’apôtres
indiquant la « procédure à suivre », celui de la guérison miraculeuse
(les miracles « de guérison » sont nombreux dans les textes
hagiographiques), celui de la conversion amenée par la guérison et le miracle
(c’est une conséquence classique, qu’il s’agisse d’un individu, ou d’une ville,
voire d’une nation).
d. La version
de la Légende dorée et celle du
Myreur
Comme les Actus Sylvestri ont été conservés, il
est facile de comparer la version ancienne à celles des auteurs plus récents,
notamment Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. 12,
Saint
Sylvestre, p. 86-97, éd. A. Boureau) et Jean d’Outremeuse, qui nous intéressent
particulièrement ici. La version de l’archevêque de Gênes, on l’a dit, tout en
étant plus brève que l’original, en conserve bien la structure triple et de
nombreux détails. Ce n’est pas
le cas de celle du chroniqueur liégeois.
On y a fait
allusion plus haut, Jean n’a pour ainsi dire rien conservé du premier bloc (sinon
peut-être le détail fort isolé d’un Constantin persécuteur) et a laissé
complètement tomber le troisième. En effet, le long texte du
Myreur ne livre rien sur l’altercatio entre Sylvestre et les douze
rabbins, ni sur le rôle d’Hélène, la mère de Constantin, ni sur l’épisode du
dragon prolongeant celui du taureau lié au rabbin Zambri.
Même la partie
centrale, celle de la maladie, de la conversion et du baptême – la plus
importante pour nous –, a été sérieusement réduite par rapport à ce qui
figurait dans les versions anciennes. En voici quelques exemples.
Ainsi, Jean fait
l’impasse sur une mesure horrible qu’avait pourtant conservée la
Légende dorée de Voragine (p. 88, éd. A.
Boureau). Cette légende racontait en effet que les « prêtres des
idoles » avaient suggéré à l’empereur, comme moyen de guérison, de prendre
un bain dans « le sang frais et encore chaud » de trois mille enfants
qu’on aurait tués. On avait commencé à rassembler les petites victimes mais,
devant les pleurs et les hurlements de leurs mères, Constantin avait renoncé à
cette solution. Et c’est en quelque sorte pour le récompenser de ce mouvement
de pitié que Pierre et Paul lui étaient apparus, l’avaient invité à
« mander l’évêque Sylvestre qui se cache sur le mont Soracte » et lui
avaient expliqué ce qu’on attendait de lui : « Il [= l’évêque] te
montrera une piscine. Quand tu t’y seras plongé trois fois, tu seras complètement
guéri de la lèpre. Pour remercier le Christ, tu détruiras les temples des
idoles, tu restaureras les églises du Christ et enfin tu seras son
fidèle » (p. 89,
éd. A. Boureau).
Autre détail.
Jean, décrivant la cérémonie de baptême, précise à un certain endroit (Myreur,
II, p.
55) que Constantin « se fait aussitôt apporter de l’eau » et un peu
plus loin qu’il « s’y immerge ». C’est beaucoup plus clair dans les
textes plus anciens où il est clairement question de piscine et donc de baptême
d’immersion. Jacques de Voragine note même : « Quand Constantin
descendit dans l’eau baptismale, un extraordinaire éclat lumineux s’y
produisit ; ainsi il sortit purifié du baptême et dit qu’il avait vu le
Christ » (p. 89,
éd. A. Boureau).
Autres
différences encore. Dans les Actus et
aussi dans la Légende dorée,
Constantin, on l’a dit, avait pris une série de huit mesures en faveur des
chrétiens (une par jour). On n’en retrouve que deux à cet endroit du
Myreur. Celle de la supériorité du pape
de Rome sur tous les évêques et celle de la protection accordée à ceux qui
viendraient se réfugier dans les églises, deux mesures que les versions
anciennes attribuent à Constantin, respectivement le quatrième et le cinquième
jour après son baptême.
Les
« omissions » ne traduisent pas nécessairement de l’ignorance chez
Jean ; elles résultent probablement de choix personnels. En effet certains
motifs présents dans les Actus
originaux et dans la version de la Légende
dorée figurent bien dans le Myreur,
mais ailleurs que dans le passage cité ci-dessus. Ainsi l’épisode du dragon
apparaît aussi chez Jean (II, p. 61-62), mais « déstructuré »,
c’est-à-dire complètement coupé du contexte dans lequel il se trouvait à la
fois dans les Actus et dans la
Légende dorée. Quant à Hélène, la mère
de Constantin, si elle est absente du passage où Jean parle de la conversion et
du baptême, elle est par contre très largement présente dans l’épisode lié à
l’Invention de la Sainte-Croix (II,
58-61).
Mais ces comparaisons entre versions nous éloignent
de la question du baptême de Constantin. Sur ce point, la position
de Jean est très claire : Constantin, guéri de la lèpre par Sylvestre,
s’est converti et a été baptisé au tout début de son règne par le pape. Jean a
donc adopté sans hésitation la version des Actus
Sylvestri.
2. Le caractère
apocryphe du baptême par Sylvestre
Cela n’a rien d’étonnant. À l’époque du chroniqueur, il y avait longtemps que le motif du baptême de Constantin à Rome, par le pape Sylvestre, était solidement installé dans la tradition de l’Église. Les Modernes, on l’a dit plus haut, s'ils ne s’accordent pas sur la date exacte de rédaction des Actes de Sylvestre, la situent entre la fin du IVe et le milieu du Ve siècle. Le motif remonte donc en gros au Ve siècle. Comme nous l'avons montré dans notre article sur Les deux baptêmes de Constantin, publié dans les FEC 35-2018, les Modernes ont d’ailleurs pu retracer les détails de sa naissance et de son évolution. Il est clair aujourd'hui que le récit du baptême de Constantin par Sylvestre est apocryphe. Il a été imaginé par la tradition ecclésiastique orthodoxe pour jeter le discrédit sur le seul baptême historiquement attesté de Constantin, celui qui fut administré à l’empereur, à la fin de sa vie, en 337, à Nicomédie, par l'évêque Eusèbe, dont les idées « ariennes » étaient bien connues.
Ainsi, pour écarter un « vrai » baptême, historiquement attesté, la tradition en a inventé de toutes pièces un « faux » et a réussi à l’imposer. Pourquoi ? La raison de la manoeuvre est simple et a déjà été évoquée dans notre dossier sur l'arianisme. Elle permet de comprendre combien ce baptême « arien » de 337 devait être difficile à accepter pour la tradition ecclésiastique officielle, désormais triomphante depuis Théodose Ier. Cette tradition se souvenait du Constantin qui avait convoqué le Concile de Nicée de 325 et fait condamner l’arianisme. Le « premier empereur chrétien » devait rester en tout point un modèle d’orthodoxie.
Cette tradition s’efforça par divers moyens
de « gommer » le baptême (historique) de Nicomédie pour le remplacer
par une autre baptême (fictif) que Constantin aurait reçu à Rome au début de
son règne des mains du pape Sylvestre et qui aurait guéri l’empereur d'une
lourde maladie dont il aurait souffert. Nous verrons en détail
plus loin comment elle
procéda.
3. Deux
décisions de Constantin en
faveur des chrétiens (II, p. 55)
Nous l'avons dit plus haut, le texte des Actes de Sylvestre énumérait une série de huit dispositions en faveur des chrétiens et du christianisme que Constantin aurait prises immédiatement après son baptême (une par jour pendant huit jours). Jacques de Voragine, nous l'avons dit aussi, les avait reprises dans son chapitre 12 de la Légende dorée, consacré à saint Sylvestre (p. 89-90, éd. A. Boureau).
Sur ce point, il n'est donc pas question d'envisager une influence directe de La légende dorée sur Ly Myreur. Les correspondances ne sont pas très nombreuses. On n'en relèverait que deux. Ainsi, chez Voragine, le quatrième jour après son baptême, Constantin décide que « l’évêque de Rome serait considéré comme le chef de tous les évêques » et, le cinquième jour, que « quiconque se réfugierait dans une église serait protégé de tous » (A. Boureau, p. 89). Cela pourrait correspondre aux notices du Myreur, II, p. 55 sur la supériorité du pape L’emperere ordinat que li pape fust deseurtrain de tout le monde d’une part, sur « les franchises accordées aux églises » (Des franchies dez englieses) d’autre part.
4.
Constantin
reconstructeur et constructeur d’églises
Dans le Myreur, parmi les décisions prises par Constantin après son baptême, on trouve, juste avant les notices sur la supériorité du pape et les franchises accordées aux églises, mention d'une ordonnance prise par l’empereur concernant la réfection des églises abattues pendant la persécution. La voici (II, p. 55) : « Après cela, l’empereur Constantin ordonna à tout le clergé de Rome et des alentours de refaire et de restaurer toutes les églises abattues et détruites ». Dans le récit du règne de Dioclétien et de Maximien, en II, p. 45 (année 299 de l’Incarnation), Jean avait clairement évoqué cette destruction générale : « D’abord ils firent abattre toutes les églises de la ville de Rome et des régions voisines ». En guise d’exemples, Jean cite nommément deux églises ainsi reconstruites : en 317 de l’Incarnation, écrit-il (II, p. 57-58), Constantin fit reconstruire, « plus belles et plus grandes qu’elles n’avaient jamais été, les deux églises romaines de Saint-Pierre et de Saint-Paul, détruites précédemment par Dioclétien ».
Constantin n'est pas seulement selon Jean un reconstructeur
d’églises détruites ; il en construit aussi des nouvelles (cfr
II, p. 57-58).
Le
chroniqueur
mentionne ainsi (en
315 de l’Incarnation) une chapelle en l’honneur de saint Laurent, et l’année
suivante, à l’intérieur du palais impérial,
une église en l’honneur de Notre-Seigneur, qui devra être « la
première des églises de Rome » et celle qui « contrôle toutes les
autres églises ».
Il reviendra plus loin (II, p. 68), en énumérant une série de réalisations du pape Sylvestre, sur cette église « édifiée par Constantin dans son palais du Latran et nommée maintenant l’église Saint-Sauveur ». L’empereur l’avait fait construire, précisera Jean à cet endroit, pour que « personne ne puisse dire ou penser qu’il n’était pas un chrétien vraiment sincère ». Elle sera solennellement consacrée par le pape Sylvestre le 9 novembre et marquée par l’apparition divine de l’image du Sauveur. Voici la description par Jean de ce miracle : « lors de cette consécration, l’image de Notre-Sauveur Jésus-Christ, due non à une main humaine mais à une opération divine, apparut peinte sur un mur de l’église, où elle se trouve encore aujourd’hui ». En ce qui concerne cette église, la version du chroniqueur liégeois est très proche de celle de Martin (Chronique, p. 451, éd. L. Weiland).
On sait que le bâtiment original subira
au fil de l’histoire de multiples transformations. Plus de vingt papes travaillèrent
à la rebâtir, la restaurer et l’embellir pour donner naissance à ce qu’on
appelle communément aujourd’hui la Basilique Saint-Jean-de-Latran. Dédiée au
Très-Saint-Sauveur, à saint Jean-Baptiste et à saint Jean-l’Évangéliste, elle
passe pour « la mère et la tête de toutes les églises de la Ville et du
monde ». Jean a donné ailleurs (I, p. 75-77), d’après les
Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae,
une description des innombrables reliques conservées dans cette Basilique.
Et qu’en est-il de la Basilique Saint-Pierre ? Les
origines de cette église, comme celles de la Basilique Saint-Jean-de-Latran, sont
traditionnellement attribuées à Constantin, qui en 324 de notre ère aurait fait
ériger un sanctuaire là où aurait été déposé le corps de saint Pierre.
Mais le
Myreur en parle à peine. Comme on l’a
dit plus haut, il se borne à signaler (II, p. 57-58) qu’en
l’an 317 de l’Incarnation, l’empereur
Constantin l’avait fait reconstruire, plus belle et plus grande qu’elle ne
l’était avant d’être détruite par Dioclétien.
On se serait attendu à une présentation plus détaillée quand on voit comment ses sources habituelles, Martin d’Opava et Jacques de Voragine, racontaient la construction de Saint-Pierre.
Selon le chroniqueur polonais (Chronique, p. 451, éd. L. Weiland) :
Ipse etiam accipiens fossorium primus terram aperuit ad fundamenta basilice sancti Petri inchoanda, et ad numerum 12 apostolorum 12 cophinos plenos lapidibus propriis humeris deportans, ibidem iactauit
L’empereur lui-même, prenant une bêche, fut le premier à ouvrir le sol pour commencer les fondations de la Basilique Saint-Pierre. Puis, conformément au nombre douze des apôtres, il amena en les portant sur ses propres épaules douze couffins remplis de pierres, qu’il vida dans le trou.
Ce texte de Martin est tiré de la notice sur l'empereur Constantin et concerne la Basilique Saint-Pierre. Il vaut la peine de noter que le motif des couffins de terre employés pour les fondations d'une église avait été utilisé précédemment par le chroniqueur polonais dans son récit de la construction, par Constantin toujours, de la Basilique Saint-Sauveur à l’intérieur de son palais du Latran. Il s'agit cette fois de la notice de Martin sur le pape Sylvestre (Chronique, p. 415, éd. L. Weiland) :
Construxit etiam intra palacium Lateranense Salvatoris nostri ecclesiam, 12 cophinos terre propriis humeris ad fundamenta deportando.
Il construisit aussi à l’intérieur du palais du Latran l’église de Notre-Sauveur, en transportant sur ses propres épaules douze couffins de terre à jeter dans les fondations.
Manifestement Martin semble avoir été tellement frappé par le motif des 12 couffins qu'il l'a utilisé à deux reprises.
Après lui, Jacques de Voragine, qui considère le geste de Constantin comme la huitième des décisions favorables au christianisme prises par l'empereur immédiatement après son baptême, s'exprimera en des termes voisins dans la Légende dorée (ch. 12, Saint Sylvestre, p. 89-90, éd. A. Boureau) :
Le huitième jour, l'empereur se rendit en l'église de saint Pierre, où il confessa ses fautes avec beaucoup de gémissements. Puis il se saisit d'une pioche et commença lui-même à creuser les fondations de la basilique et porta sur ses épaules douze couffins de terre.
N'insistons pas. Le silence de Jean concernant le motif des couffins est un exemple de plus de la liberté qu'il manifeste vis-à-vis de ses sources.
*
En parlant des sources du récit de Jean, on a
mentionné à plusieurs reprises les Actus Sylvestri. On n'a rien
dit encore du Liber
Pontificalis. Dans l'édition Th. Mommsen des M.G.H., il consacre au pape Sylvestre quelque 25 pages, une
sorte de record pour les papes de l’Église primitive, mais en ce qui concerne
le baptême de Constantin, le rédacteur du Liber
signale simplement que Sylvestre baptizavit
Constantinum Augustum, quem curavit dominus per baptismo a lepra (« Il
baptisa Constantin l’Auguste, que le Seigneur avait guéri de la lèpre par le
baptême »). C'est là une information réduite au fait essentiel, sans aucun détail.
Jean d’Outremeuse a donc dû trouver ailleurs que dans le Liber Pontificalis de quoi rédiger les notices qui sont
les siennes.
Qu'en est-il de Jacques de Voragine ? Au chapitre 12 de La légende dorée (p. 86-97, éd. A. Boureau), Jacques de Voragine consacre au pape Sylvestre un très long texte, qui contient entre autres le récit de la maladie de l’empereur, de sa guérison, de son baptême, des décisions positives prises en faveur des chrétiens (p. 88-90). Il y est aussi question de l’épisode du dragon dont Sylvestre libère Rome et de la mort du pape (p. 96-97). Le long chapitre 64 de la même Légende dorée sur L’invention de la Sainte Croix (p. 363-372, éd. A. Boureau) contient aussi quelques pages (p. 365-367) sur la bataille du pont Milvius, sur la guérison de Constantin et sur son baptême. Mais les différences avec Ly Myreur sont telles que Jacques de Voragine n’est certainement pas la source directe du chroniqueur liégeois.
Par contre, les notices de Martin d’Opava sur Sylvestre
(p. 415, éd. L. Weiland) et sur Constantin (p. 450, éd. L. Weiland) ont
certainement pu fournir à Jean des informations sur la maladie de l’empereur,
sa guérison par Sylvestre, sa conversion, son baptême et ses décisions en
faveur des chrétiens.
5. Les
guerres « extérieures » de Constantin
En ce qui concerne les guerres que Jean prête à Constantin, examinons
d’abord les opérations extérieures (II,
p. 55-56).
Dans l’Histoire, Constantin
et ses généraux n’ont pas négligé la défense de l’Empire contre les ennemis
extérieurs. Trois fronts les ont retenus : le Rhin (contre les Francs et
les Alamans), le Danube (contre les Sarmates et les Goths) et la Perse. Mais il
est extrêmement difficile de faire le lien entre la réalité de l’histoire et la présentation de Jean.
En tout cas, que l’empereur
Constantin soit intervenu militairement contre le duc Marcon de Gaule, contre
le roi Agilfo d’Espagne, contre le roi Agalidas d’Austrie ou contre les pauvres
Frisons, nus et déchaussés, et cela pour récupérer des tributs non versés,
relève plus de la légende épique médiévale, si souvent rencontrée, que de la
réalité historique. On retrouve d’ailleurs ici le thème, cher à Jean, de la
valorisation des Gaulois. Quant au détail du pape Sylvestre venant réconforter
Constantin de sa défaite en Gaule, il est touchant.
6. La
bataille
du Pont Milvius, la victoire sur Maxence et la vision de Constantin
Par contre, on
ne peut contester l’historicité d’un autre événement militaire : la bataille du
pont Milvius sur laquelle Jean (II, p. 57) donne assez peu de détails. Elle eut lieu sur le Tibre à une
dizaine de kilomètres au nord-est de Rome, au lieu-dit Saxa Rubra « les Roches
Rouges ». C’est là que le 28 octobre 312 de notre ère, Constantin remporta sur
son rival Maxence, le fils de Maximien, une victoire qui lui assura la
domination incontestée sur l’Occident.
Les historiens chrétiens de
l'Antiquité (par exemple
Lactance, De la mort des persécuteurs,
XLIV, 11-12 ; Eusèbe de Césarée, Histoire
ecclésiastique, IX, 9, 9 ; Cassiodore,
Histoire tripartite, 1, 4-5) mettaient cette victoire en rapport
étroit avec un événement de la vie personnelle de Constantin, la vision qu’il
aurait reçue d’un « signe ». Ce signe, qu’on appellera le chrisme,
représentait un chi et un
rho, les deux premières lettres en
caractères grecs du nom du Christ. Bénéficiaire de cette victoire éclatante,
Constantin n’a aucun doute : il l’attribue au dieu des chrétiens, fait du
christianisme sa religion personnelle et « se convertit ». C’est le
motif célèbre rendu par l’expression latine
in
hoc signo vinces « Par ce signe, tu vaincras ».
Martin d’Opava n’accorde à l’événement que
quelques mots (éd. L. Weiland, p. 450), mais Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. 64,
L’invention de la Sainte Croix, p.
366-367, éd. A. Boureau) le présente plus en détail dans la ligne des historiens
ecclésiastiques.
La vision de Jean (II, p. 57) est un peu particulière. Dans son récit, la bataille du Pont Milvius se serait déroulée après la conversion et le baptême de l’empereur, événements que le chroniqueur liégeois raconte en détail en II p. 54-55. Mais ce qui est le plus important, c’est moins le rapport chronologique entre la victoire et le baptême que le baptême lui-même, avec tout ce qui l’accompagne (maladie, guérison, conversion). Nous en avons longuement discuté plus haut. En tout cas, Jean n’établit pas de rapport particulier entre l’épisode du Pont Milvius et ceux de la conversion et du baptême de Constantin.
Quoi qu’il en soit, si on peut accepter comme historique le fait que Constantin ait écrasé son rival Maxence au Pont Milvius, qu’il ait pensé devoir cette victoire au dieu des chrétiens et qu’il ait adopté ce dernier comme son dieu personnel, favorisant le christianisme, il n’en est plus de même du récit de sa maladie, de sa guérison et de son baptême.
On n'abandonnera pas l'épisode de la victoire du Pont Milvius sans signaler l'article récent de Chr. Burgeon, La vision et le songe de Constantin ayant précédé la bataille du pont Milvius dans les œuvres d'Eusèbe et de Lactance, dans Folia Electronica Classica, t. 37, 2019.
[Texte II, p. 51-70] [Liste des dossiers] [D01, D02, D04, D05, D06 et D07] [Texte II, p. 70-79]