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Théophraste : Note liminaire - Caractères 1-9 - Caractères 10-19 - Caractères 20-30.

Théophraste : "Athènes au quotidien à l'époque de Théophraste" (article de Mme Loicq-Berger dans les FEC, 4, 2002)


THEOPHRASTE

Les Caractères (20 à 30)

Nouvelle traduction annotée

par

Marie-Paule LOICQ-BERGER (janvier 2002)

  Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 - 4130 Esneux (Belgique)

<loicq-berger@skynet.be>

Plan

Avant-Propos 

1. Le fourbe

2. Le flatteur

3. Le moulin à paroles

4. Le rustre

5. Le flagorneur

6. La fripouille

7. Le phraseur

8. La gazette

9. L'effronté

10. Le pingre

11. Le malotru

12. Le casse-pieds

13. Le mêle-tout

14. L'étourdi

15. Le mufle

16. Le supertitieux

17. Le râleur

18. Le méfiant

19. Le dégoûtant

20. Le raseur

21. Le faiseur

22. Le grippe-sous

23. Le hâbleur

24. L'arrogant

25. Le couard

26. Le réactionnaire

27. Le vieux jouvenceau

28. La mauvaise langue

29. La canaille

30. Le cupide

 

20. Le raseur

(1) Le comportement du raseur, pour le saisir en une définition, est celui qui provoque un désagrément sans réel dommage, et le raseur est du genre (2) à réveiller celui qui vient juste de s'endormir, en entrant pour lui faire la causette. (3) Des gens sont-ils sur le point de s'embarquer, il les retient, (4) et < ... > abordant quelqu'un, il lui demande d'attendre jusqu'à ce qu'il ait fait sa promenade.

(5) Enlevant le gosse des bras de la nounou, il mâche lui-même la nourriture pour lui donner la becquée, claque la langue en lui susurrant des bruits de baisers, le dorlote avec des petits noms tout en l'appelant "un plus grand bandit que son papa !"

(6) Alors qu'il est en train de manger, il explique qu'ayant bu de l'ellébore il s'est nettoyé par en haut et par en bas, et que la bile évacuée dans ses selles était plus noire que la sauce posée ici sur la table. (7) Il est homme encore à demander, en présence de toute la maisonnée : "Dis, maman, quand tu éprouvais les douleurs de l'enfantement pour me mettre au monde, c'était quel jour ?" (8) +et de dire à sa place que c'est bien doux et qu'il n'est pas facile de trouver un homme qui n'ait les deux+ (9) et qu'il y a chez lui une citerne d'eau bien froide, un jardin qui donne beaucoup de légumes bien tendres, un cuisinier qui lui prépare bien ses repas et qu'en somme sa maison est un hôtel; d'ailleurs, elle est toujours pleine et ses amis sont comme le tonneau percé : c'est qu'il a beau les bien traiter, il est impossible de les combler !

(10) Quand il reçoit des hôtes, il fait voir à ses convives quel lascar est son parasite; pour les mettre en train quand on commence à boire, il signale qu'on a "programmé l'agrément de l'assistance" et que "la fille, s'ils la demandent, l'esclave ira sur l'heure la chercher chez l'entrepreneur, afin que nous soyons tous bercés par sa flûte et mis en joie".


21. Le faiseur

(1) Ce type d'ambition apparaîtra comme un vil appétit d'honneurs, et le faiseur est du genre (2) que voici. Est-il prié à dîner, il s'empresse de s'installer aux côtés de son hôte lui-même. (3) Pour faire couper les cheveux à son fils, il le conduit à Delphes (4) et veille à avoir dans sa suite un Éthiopien.

(5) A-t-il à rembourser une mine d'argent, il rembourse en monnaie toute neuve. (6) Pour son geai apprivoisé, il est homme à acheter une échelle miniature et à faire fabriquer un petit bouclier de bronze, que l'oiseau porte pour sauter sur l'échelle. (7) A-t-il sacrifié un boeuf, il cloue face à sa porte d'entrée la peau de la tête entourée de larges bandelettes, afin que ceux qui entrent chez lui voient bien qu'il a sacrifié un boeuf !

(8) S'il a pris part à la procession avec les cavaliers, il donne à son esclave l'ensemble de son équipement à rapporter à la maison, mais garde tout de même son manteau retroussé et ses éperons pour déambuler sur le marché. (9) Son bichon de Malte étant mort, il lui fait faire un monument et une petite stèle avec l'inscription "Greffon de Malte". (10) A-t-il dédié, dans le sanctuaire d'Asclepios, un petit doigt de bronze, il l'astique, le couronne, l'oint chaque jour d'huile parfumée.

(11) À n'en pas douter, il s'arrange avec les prytanes ses collègues pour faire lui-même au peuple l'annonce du sacrifice et, s'étant procuré un manteau d'un blanc éclatant, la tête couronnée, il s'avance en disant : "Citoyens d'Athènes, nous, vos prytanes, avons offert à la Mère des dieux le sacrifice des Galaxies; le sacrifice est favorable, recevez-en, vous autres, le bienfait !". Après cette annonce, il se retire et rentre à la maison raconter à sa femme comme il a supérieurement bien réussi.


22. Le grippe-sous

(1) Le comportement d'un grippe-sous, c'est une absence de générosité en ce qui concerne la dépense, et le grippe-sous est du genre (2), le jour où il a remporté le prix du concours, à dédier à Dionysos une plaquette de bois où est inscrit tout simplement son nom. (3) Demande-t-on au peuple des contributions volontaires, il se tait ou se lève pour se retirer de l'assemblée.

(4) Marie-t-il sa fille, il fait vendre les viandes du sacrifice sauf celles destinées aux prêtres et prend en location pour la noce des serviteurs qui doivent apporter leur propre repas ! (5) Lorsqu'il est commandant d'un navire, il fait disposer pour lui sur le pont les couvertures du pilote et retirer les siennes.

(6) Il est homme encore à ne pas envoyer ses enfants à l'école quand vient la fête des Muses et à prétendre qu'ils sont malades, afin qu'ils n'aient pas à y participer.

(7) A-t-il acheté ses viandes au marché, il les rapporte lui-même, avec les légumes, dans le pli de son vêtement. (8) Chaque fois qu'il a donné son manteau à laver, il reste chez lui !

(9) Un ami sollicite un prêt et en a discuté avec lui : dès que notre homme le voit venir, il rebrousse chemin et rentre chez lui en faisant le grand tour.

(10) Pour sa femme -- et elle lui a cependant apporté une belle dot --, il n'achète pas de servante, mais prend en location au marché des femmes un esclave pour l'escorter dans ses sorties. (11) Il porte des chaussures maintes fois ressemelées et affirme que ça vaut de la corne... (12) Sitôt levé, il nettoie la maison et épuce les lits. (13) Quand il s'assied, il ramène à son côté le vieux manteau qu'il porte sans rien par-dessous.


23. Le hâbleur

(1) Faire semblant de disposer de biens en réalité inexistants : telle apparaîtra sans doute la hâblerie, et le hâbleur est du genre que voici.

(2) Debout sur le môle, il explique à des étrangers qu'il a des fonds considérables engagés en mer; il discourt sur l'importance de son entreprise de prêt, en précisant combien il y a lui-même perdu et gagné . Et tout en enflant les chiffres, il envoie son petit esclave à la banque -- où il a tout juste une drachme !

(3) En voyage, il est homme à snober son compagnon de route, en racontant comment il a fait campagne avec Alexandre, en quels termes il était avec lui, et combien de coupes incrustées de pierreries il a rapportées; il prétend que les artisans d'Asie sont meilleurs que ceux d'Europe -- voilà ce qu'il affirme, lui qui n'a jamais résidé nulle part en dehors de sa cité !

(4) Il dit aussi qu'il possède des lettres d'Antipatros, trois en fait, qui l'invitent en Macédoine; on lui donnait licence d'exporter du bois en franchise, ce qu'il a refusé de peur d'être attaqué ne serait-ce que par un seul délateur -- "les Macédoniens auraient bien dû penser un peu plus loin" !

(5) Et d'affirmer encore qu'à l'époque de la disette, il a dépensé plus de cinq talents en faveur de ses concitoyens nécessiteux, car il ne sait pas dire non.

(6) Des inconnus se sont-ils assis près de lui, notre homme prie l'un d'eux de disposer les jetons à calcul et, faisant le total depuis la colonne des milliers jusqu'à celle des unités, puis ajoutant de façon toute plausible les noms des bénéficiaires, il arrive bien à dix talents -- et ceci, affirme-t-il, pour n'alléguer que ses prêts d'amitié, sans parler de ses triérarchies et de toutes les liturgies dont il s'est acquitté.

(7) Allant du côté des chevaux de prix, il se donne l'air auprès des vendeurs de vouloir acheter. (8) Se dirigeant vers le secteur des lits au marché, il affirme chercher des tissus pouvant aller jusqu'à deux talents et gourmande son esclave, parce qu'il l'escorte sans avoir pris d'or avec lui.

(9) Habitant une maison dont il est locataire, il assure à qui l'ignore que c'est sa demeure de famille et qu'il va la vendre parce qu'elle est trop exiguë pour ses réceptions...


24. L'arrogant

(1) L'arrogance est un mépris de tout sauf de soi-même, et l'arrogant est du genre (2) à dire à une personne pressée qu'il la rencontrera après dîner, durant sa promenade. (3) A-t-il rendu un service, il entend bien qu'on s'en souvienne. (4) Rencontre-t-il en rue des gens qui lui ont confié le soin de départager leurs arbitres, il se fraie de force un passage !

(5) Est-il élu à une fonction gouvernementale, il se dérobe en affirmant sous serment... qu'il n'a pas le temps. (6) Il ne consent à aborder personne le premier. (7) Il est homme à inviter vendeurs et salariés à se rendre chez lui au lever du jour.

(8) Lorsqu'il marche en rue, tête baissée, il ne parle pas aux gens qu'il rencontre, mais redresse derechef la tête dès lors qu'il en a envie. (9) Donne-t-il un dîner à ses amis, lui-même ne mange pas avec eux, mais il charge quelqu'un de son personnel de s'occuper d'eux.

(10) Quand il est en route, il envoie par avance quelqu'un pour dire qu'il arrive. (11) Il ne laisse entrer personne au moment de sa friction, de son bain ni de son repas. (12) Bien entendu, lorsqu'il règle un compte avec quelqu'un, il enjoint à son esclave de pousser les jetons et, une fois le total fait, de l'inscrire pour lui sur son compte.

(13) Dans une lettre, il n'écrit pas "Vous me feriez plaisir...", mais "Je veux que..." et "J'ai envoyé quelqu'un prendre chez vous..." et "Afin que cela ne se fasse pas autrement" et "au plus vite" !


25. Le couard

(1) La couardise, sans nul doute, aurait assez bien l'air d'une défaillance craintive de l'âme, et le couard est du genre à (2) prétendre, en mer, que les caps sont des barques de pirates; si la houle se lève, il demande s'il se trouve à bord quelqu'un qui n'a pas été initié; la tête levée, il questionne le pilote : est-on à mi-chemin ? que pense-t-il de l'état du ciel ? Il dit au passager assis auprès de lui qu'il se trouve effrayé du fait d'un rêve, enlève sa tunique pour la donner à son esclave et demande qu'on le conduise à terre.

(3) Au cours d'une expédition militaire, alors que l'infanterie se porte en renfort, il appelle tout le monde de son côté, enjoignant qu'on se tienne près de lui et que, tout d'abord, on observe les alentours; il dit que le tout est de discerner lesquels en fait sont nos ennemis...

(4) Dès qu'il entend des cris et voit tomber des hommes, il dit à ceux qui l'entourent qu'il a oublié, dans sa hâte, de prendre son épée; il court à sa tente, envoie son esclave au dehors en lui ordonnant d'observer les positions de l'ennemi... et cache l'épée sous son oreiller... pour passer ensuite beaucoup de temps à paraître la chercher !

(5) Voyant, dans sa tente, qu'on ramène un de ses amis blessés, il se précipite, l'exhorte au courage, le soulève et le transporte. Puis il soigne cet homme, éponge le sang et, assis auprès de lui, chasse les mouches de sa blessure : bref, tout plutôt que combattre l'ennemi ! Et lorsque le trompette a sonné la charge, le gaillard dit, assis dans sa tente : "Va-t-en au diable ! C'est qu'à sonner sans arrêt, il ne laissera pas le pauvre homme prendre de repos !"

(6) Et plein d'un sang qui provient de la blessure d'autrui, il rencontre ceux qui reviennent du combat; il raconte, comme s'il avait couru un danger :"J'ai sauvé un de nos amis !", et introduit auprès du gisant les hommes de son dème, ceux de sa tribu, tout en expliquant à chacun de ceux-ci comment lui-même a, de ses mains, rapporté le blessé dans la tente.


26. Le réactionnaire

(1) La tendance réactionnaire aurait assez bien l'air d'un amour du pouvoir qui convoite puissance et profit, et le réactionnaire est un homme du genre (2) que voici. Alors que le peuple délibère sur le choix des citoyens qui, avec l'archonte, s'occuperont de la procession, notre homme se présente à la tribune pour déclarer que ces citoyens doivent disposer des pleins pouvoirs; si d'aucuns proposent dix noms, lui, il assure : "Il suffit d'un seul, mais celui-là doit être un homme !". Des vers d'Homère, voici le seul qu'il retient (quant au reste, il n'en connaît rien) : "Ce n'est pas un bien qu'une souveraineté multiple; qu'un seul soit le chef !"

(3) Il est homme, assurément, à tenir des propos de ce genre : "Nous devons nous réunir entre nous pour délibérer de ces questions, nous écarter de la foule et de la place publique, cesser de prendre part au gouvernement et de nous laisser ainsi maltraiter ou honorer par ces gens-là"; et encore "soit c'est à eux, soit c'est à nous d'habiter la cité".

(4) Le personnage sort vers midi, manteau drapé, cheveux mi-longs, ongles soigneusement taillés et il s'avance fièrement en entonnant des discours de ce genre : (5) "Avec les délateurs, la ville n'est plus habitable !", "nous en voyons de belles, dans les tribunaux, avec nos juges achetés !", "je me demande ce que cherchent ceux qui s'introduisent dans la chose publique", "comme la masse est ingrate et se livre toujours à quiconque partage ou donne !". Et de dire qu'il se sent honteux, à l'Assemblée, quand s'assied près de lui un individu chétif et malpropre.

(6) Il ajoute encore : "Quand cesserons-nous de nous ruiner en liturgies et en triérarchies ?", "Combien haïssable la race des chefs populaires ! C'est Thésée qui a été le premier responsable des maux de notre cité, lui qui a ramené dans une seule cité les populations de douze, et aboli leurs royautés; au reste, il a subi son juste sort, puisqu'il a péri le premier sous leurs coups !"

[Et autres propos du genre à l'adresse des étrangers et de ceux qui, parmi ses concitoyens, ont même caractère et mêmes préférences politiques.]


27. Le vieux jouvenceau

(1) [L'instruction tardive aurait assez bien l'air d'une application au travail excessive par rapport à l'âge] et l'homme formé sur le tard est du genre (2) que voici.

À soixante ans, il apprend des tirades, qu'il oublie quand il veut les réciter lors d'un banquet. (3) Avec son fils, il apprend "droite", "gauche", "en arrière !". (4) Aux fêtes des héros, il apporte sa cotisation aux jouvenceaux et participe à la course aux flambeaux. (5) A-t-il été invité dans un sanctuaire d'Héraclès, le voilà évidemment qui jette son manteau et soulève le boeuf pour lui faire tendre le cou. (6) Il entre dans les palestres pour s'exercer à la lutte.

(7) Aux spectacles de foire, il endure trois ou quatre représentations, tant il s'efforce d'apprendre les airs chantés. (8) Se fait-il initier au culte de Sabazios, il s'empresse pour paraître tout beau auprès du prêtre. (9) S'amourachant d'une prostituée, il attaque sa porte à coups de bélier, se fait rosser par son rival et se trouve en procès.

(10) A-t-il emprunté un cheval pour se rendre à la campagne, tout en faisant des exercices d'équitation, il tombe et se brise la tête. (11) Aux banquets des décadistes, il convie ceux qui, avec lui, en sont les promoteurs. (12) Il joue à la grande statue avec son serviteur. (13) Il tire à l'arc et lance le javelot avec le surveillant de ses enfants, tout en conseillant à ce dernier de prendre des leçons avec lui, comme si cet homme-là n'y connaissait rien !

(14) Tout en luttant, aux bains, il roule continuellement des hanches, pour avoir l'air bien entraîné. (15) Y a-t-il des dames en vue, il s'exerce à esquisser des pas de danse en se fredonnant à lui-même un accompagnement.


28. La mauvaise langue 

(1) Faire la mauvaise langue, c'est un penchant de l'âme à aller au pire dans les propos, et la mauvaise langue est le genre d'homme que voici.

(2) On lui demande : "Un tel, c'est qui ?"; il se gonfle, comme font les généalogistes : "Tout d'abord, je commencerai par sa lignée. Le père de cet homme-là s'appelait à l'origine Sosias, mais à l'armée il est devenu Sosistrate puis, une fois inscrit à la commune, <Sosidème>. Sa mère pourtant est noble -- une noble Thrace; la chère âme s'appelle en tout cas Krinokoraka, et les femmes de cette espèce sont, dit-on, nobles dans leur patrie. Aussi l'individu lui-même, issu de telles gens, n'est-il qu'un coquin, bon pour le fouet !"

(3) Méchamment encore, notre homme dit à quelqu'un : "Parbleu ! c'est que je connais, moi, ce genre d'affaires, à propos desquelles tu te fourvoies, ici, devant moi !" Et là-dessus, entrant dans le détail : "Ces femmes-là, dans la rue, elles s'emparent des passants !", puis "Cette maison-là, c'est une qui lève les jambes ! C'est pas de la frime, ce qu'on dit : comme les chiennes, elles s'accouplent en rue". Et : "Bref, des filles qui parlent aux hommes !" et : "elles vont elles-mêmes répondre à la porte de la cour !"

(4) Et bien sûr, si d'autres font la mauvaise langue, il vient à la rescousse en disant : "Eh ! bien, moi, voilà un homme que j'exècre plus que tous; car il est détestable, rien qu'à voir son visage; sa méchanceté, il n'y a rien de pareil... La preuve : à sa femme, qui lui a pourtant apporté une belle dot, depuis qu'elle porte un enfant de lui, il donne juste trois sous pour sa nourriture, et il l'oblige à prendre un bain froid le jour de Poseidon.

(5) Est-il assis dans un groupe, c'est l'homme à parler de celui qui vient juste de s'en aller et, une fois qu'il a commencé, à ne pas s'abstenir non plus d'insulter la maisonnée de l'absent. (6) Il médit copieusement de ses amis et familiers, et même des défunts, dénommant cette attitude liberté de parole, démocratie et liberté et tenant cela pour la chose la plus agréable de la vie.

(7) [Ainsi la démangeaison de l'enseignement affole-t-elle les gens et les fait-elle sortir d'eux-mêmes.]


29. La canaille

(1) La canaillerie, c'est un désir du mal, et la canaille est du genre (2) que voici. Cet individu cherche à rencontrer les gens qui ont perdu un procès ou ont été condamnés dans des actions publiques : il imagine qu'à leur contact, il deviendra plus expert et plus redoutable.

(3) Des gens honnêtes, il dit : "Oui, ... en apparence"; il assure que personne n'est honnête, que tous sont pareils, et tourne en dérision "il est honnête".

(4) Du méchant, il dit que, si on veut bien l'examiner, c'est un homme libre; il admet que tout ce que les gens disent à son sujet est vrai, mais il y a tout de même des choses qu'on méconnaît : cet homme-là, dit-il, a une bonne nature, il est attaché à ses amis, adroit; et de soutenir énergiquement qu'il n'a jamais rencontré personne de plus capable.

(4 a) La canaille prend encore parti pour le méchant quand celui-ci parle à l'Assemblée ou se trouve accusé au tribunal; il est même de ceux qui diraient aux juges que ce n'est pas l'homme qui doit être jugé, mais l'affaire... Cet homme-là, affirme-t-il, est un chien de garde pour le peuple, car il surveille les malfaiteurs. Et d'ajouter : "Nous n'aurons personne pour se charger avec nous des intérêts publics si nous abandonnons de pareils citoyens".

(5) La canaille est homme aussi à se faire le défenseur de vils individus, à plaider dans les tribunaux pour de sales affaires et, lorsqu'il rend un jugement, à tirer dans le plus mauvais sens les arguments des parties adverses.

(6) [Bref, la canaillerie est soeur de la méchanceté. C'est bien vrai, ce que dit le proverbe : "Le pareil va vers son pareil".]


30. Le cupide 

(1) La cupidité est le désir d'un gain honteux, et le cupide est du genre (2) à ne pas faire servir de pain en suffisance quand il invite à un repas. (3) Il demande un emprunt à un hôte qui loge chez lui. (4) Quand il distribue des portions, il affirme qu'il est juste d'en donner le double au distributeur... et se l'adjuge immédiatement à lui-même.

(5) Vend-il du vin, il le fournit tout mélangé à son ami. (6) Il va au théâtre avec ses fils les jours où les entrepreneurs de spectacle laissent entrer gratuitement. (7) Voyageant à l'étranger en mission officielle, il a laissé chez lui l'indemnité qui lui est allouée par l'État, mais emprunte auprès de ses collègues d'ambassade; il charge son serviteur d'un fardeau plus lourd que celui-ci n'en peut porter et lui octroie des provisions de route plus chiches que quiconque. Il réclame, pour la revendre, sa part des cadeaux faits aux ambassadeurs.

(8) Se frictionne-t-il, au bain, tout en disant : "Mais elle est rance, gamin, l'huile que tu as achetée !", il utilise celle de son voisin. (9) Il est homme encore à réclamer sa part de la monnaie trouvée en rue par ses serviteurs, en affirmant : "Hermès est à tout le monde !". (10) A-t-il donné son manteau à nettoyer, il prend celui d'une connaissance et traîne ainsi plusieurs jours, jusqu'à ce qu'il lui soit réclamé.

(11) Et des traits de ce genre : c'est avec une mesure phidonienne, dont le fond est bombé vers l'intérieur, qu'il mesure lui-même les vivres nécessaires à la maisonnée, et en nivellant strictement ! (12) Un ami lui paraît-il avoir acheté une chose au-dessous de son prix, il la rachète à sa guise, pour la revendre une fois qu'il la tient. (13) Et bien sûr, ayant à rembourser une dette de trente mines, il paie quatre drachmes de moins.

(14) Si ses fils, parce qu'ils sont souffrants, ne vont pas à l'école pendant le mois tout entier, il défalque des droits de scolarité un montant proportionnel; et durant le mois d'Anthesterion, où il y a nombre de spectacles, il ne les envoie pas à leurs leçons, pour ne pas devoir payer le traitement des maîtres.

(15) Perçoit-il d'un esclave une redevance, il réclame de surcroît le change de la monnaie de cuivre, et de même lorsqu'il reçoit les comptes de son intendant. (16) Donne-t-il à dîner aux membres de sa phratrie, il demande à la caisse commune la nourriture de ses propres esclaves, et fait inscrire les demi-radis abandonnés sur la table, de peur que les esclaves de service ne les prennent.

(17) S'il est en voyage avec des connaissances, il se sert de leurs esclaves, tandis qu'il loue les siens à l'extérieur, sans verser leurs gages à la caisse commune. (18) Des gens se réunissent-ils chez lui, il fait bien entendu l'estimation des denrées qu'il a lui-même fournies : bois, lentilles, vinaigre, sel, huile de lampe.

(19) Si l'un de ses amis convole ou bien marie sa fille, quelque temps à l'avance, notre homme se rend à l'étranger, afin de ne pas devoir faire de cadeau. (20) Il emprunte à ses connaissances ce genre de choses que personne ne réclamerait ni ne reprendrait volontiers quand bien même on offrirait de les rendre.


NOTES 

20. Le raseur (Notes)

et < ... > (Car., 20) : Lacune supposée par certains éditeurs; il semble, en effet, que manquent ici les mots qui justifieraient la suite, peu intelligible, de la phrase.

+ et de dire... (Car., 20) : Texte irrémédiablement altéré, sans interprétation décisive.

tonneau percé (Car., 20) : Allusion au fameux tonneau des Danaïdes, ces cinquante princesses argiennes qui, à l'exception d'une seule, avaient tué leur époux la nuit des noces et avaient été condamnées à remplir éternellement aux Enfers un tonneau sans fond.

parasite (Car., 20) : Le parasite (littéralement "qui mange auprès de, commensal") est une sorte d'amuseur que les riches convient à leur table, à charge pour lui d'égayer le repas. Quelquefois installé à demeure chez son hôte, l'individu vit le plus souvent en pique-assiette de hasard, payant son écot en flatteries et en traits d'esprit, voire en bouffonneries. La littérature grecque en connaît bon nombre, tel le célèbre parasite dont le Syracusain Épicharme (fgt 103 Olivieri) a évoqué avec délicatesse le sort doux-amer et qui fournira un type apprécié par la comédie attique, moyenne et nouvelle.

on commence à boire (Car., 20) : Sur la distinction entre "banquet" et "beuverie", cf. Car., 6.

entrepreneur (Car., 20) : Cf. Car., 6, 5. En général les filles ainsi louées étaient de surcroît musiciennes et danseuses et, telles des call-girls, assuraient donc tous les plaisirs des convives...

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21. Le faiseur (Notes)

aux côtés de son hôte lui-même (Car., 21) : Prenant ainsi, d'office, la place la plus recherchée; les convives du repas s'installent, comme on sait, sur des lits de table à deux places, la place d'honneur étant à la droite du maître de maison. Il n'était pas rare que les questions de préséance suscitent des froissements personnels : cf. Plutarque, Questions de table, I, 615 d; Lucien, Dialogues des dieux, 13.

Delphes (Car., 21) : La chevelure des jeunes Athéniens, portée longue jusqu'à la puberté, était rituellement coupée lors de la fête des Apatouries (cf. Car., 3) et offerte alors à une divinité locale; le faiseur se démarque de la pratique courante en faisant répéter à son fils l'offrande faite à Delphes par le héros mythique Thésée : cf. Plutarque, Thésée, 5, 1.

Éthiopien (Car., 21) : autre trait de snobisme : produire un esclave nègre est une mode nouvelle inspirée par les récentes campagnes d'Alexandre; Cléopâtre, voulant impressionner Antoine par une réception prestigieuse, fera usage d'esclaves éthiopiens comme porte-torches (cf. Athénée, IV, 148 b).

une mine (Car., 21) : La mine vaut 100 drachmes, donc 600 oboles (cf. Car., 6, 9).

Pour son geai... (Car., 21) : Le geai était un oiseau qu'on apprivoisait volontiers, à en croire la métaphore impertinente d'Aristophane, Guêpes, 129-130, comparant un vieux juge ridicule à un geai grimpant sur son échelle-perchoir. Le faiseur achète donc aisément la petite échelle, mais doit faire fabriquer le bouclier de l'oiseau, raffinement plus rare !

sacrifié un boeuf... (Car., 21) : Le snob tient à ce que nul ne l'ignore, car c'est là un sacrifice coûteux et inhabituel pour un simple particulier : cf. Ménandre, Dyscolos, 474; Plutarque, Solon, 21, 6.

avec les cavaliers (Car., 21) : Corps aristocratique, la cavalerie athénienne assurait la parade d'honneur dans les grandes processions : ce sont les fameux cavaliers représentés par Phidias sur la frise des Panathénées, avec leurs manteaux courts (chlamydes), agrafés autour du cou par une fibule et élégamment retroussés.

Greffon de Malte (Car., 21) : Dans le texte grec : Clados de Malte. Nom commun, clados signifie "rameau, greffon"; on suppose que le terme fonctionne ici comme le nom réel du chien, avec un rappel de son origine distinguée (d'où "Greffon"). En effet, ces chiens de petite taille étaient recherchés, donc coûteux; ils sont plusieurs fois évoqués par les sources littéraires (cf. par exemple Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, 34).

un petit doigt de bronze (Car., 21) : Aux sanctuaires d'Asclepios, dieu de la médecine, affluaient les ex-voto dédiés au divin guérisseur par des malades soulagés. Le faiseur prend un soin ridicule du petit objet de bronze évoquant son doigt guéri.

prytanes (Car., 21) : Le collège des prytanes est en quelque sorte le bureau du Sénat. Le Conseil ou Sénat (Boulè) se composait de 500 membres délégués paritairement par les dix tribus. Un bureau permanent était fourni, à tour de rôle, par chacune des tribus et fonctionnait pendant un dixième de l'année. Les prytanes convoquent Sénat et Assemblée, dont ils programment l'ordre du jour. Ils assument d'autre part certaines responsabilités religieuses, organisant les sacrifices festifs de la cité et ceux qui précèdent chaque séance de l'Assemblée; il incombe ensuite à l'un des prytanes de proclamer l'auspice favorable à l'issue de ce sacrifice -- c'est là un rôle de vedette qui convient fort bien au "faiseur" des Caractères.

Galaxies (Car., 21) : Galaxies (tà Galaxia) est une correction palmaire du texte des manuscrits (tà axia) apportée par Wilamowitz. Le lexicographe Hesychios, s.u. Galaxia, signale en effet une fête athénienne de ce nom en l'honneur de Cybèle, la Mère des dieux; d'après une inscription d'époque hellénistique, les éphèbes dédiaient alors à la déesse une coupe d'or.

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22. Le grippe-sous (Notes)

Le comportement d'un grippe-sous (Car., 22) : Cette définition, qui résume celles du petit recueil pseudo-aristotélicien Vertus et vices, 1251 b 4-11, pourrait être une interpolation tardive.

prix du concours tragique (Car., 22) : Comme tout citoyen bien nanti, le grippe-sous doit participer aux charges financières de la cité, en s'acquittant de services publics onéreux (liturgies). Parmi ces liturgies figure la prise en charge des représentations théâtrales (chorégie) organisées à l'occasion des grandes fêtes de Dionysos, et qui comportent des concours de tragédie, de comédie et de dithyrambe. Il s'agit ici d'un concours tragique, dont notre personnage, au titre de producteur (chorège), doit honorer le poète vainqueur; il est d'usage, en l'occurrence, d'ériger un monument commémoratif où figurent les noms de l'auteur de la pièce, du titre de celle-ci et de ses acteurs. Le bonhomme se contente d'offrir chichement une plaquette de bois où, comble d'inconvenance, ne figure que son propre nom ! -- Les liturgies ayant été abolies par Demetrios de Phalère, qui gouverna Athènes (317-307) au nom de Cassandre de Macédoine (cf. Car., 8, 5), on peut encore trouver ici un élément qui corrobore la datation des Caractères, c. 319.

contributions volontaires (Car., 22) : En cas de crise financière, l'État fait appel à la libéralité des citoyens et des riches métèques : un décret de l'Assemblée ouvre une souscription à laquelle répondent dons en argent ou en nature, qui vaudront généralement à leurs auteurs des distinctions honorifiques.

les viandes du sacrifice... (Car., 22) : La veille du mariage, le père de la future offrait un sacrifice dont les viandes étaient ensuite consommées lors d'un repas -- à l'exception des parts réservées aux prêtres. C'est le fait d'un individu sordide que de vendre ces viandes : cf. Car., 9, 2.

commandant d'un navire (Car., 22) : L'une des charges incombant aux citoyens nantis (= liturgie : cf. Car., 22, n.) consistait dans la triérarchie, à savoir l'obligation d'équiper et d'entretenir un navire fourni par l'État. Le triérarque était en même temps le capitaine du bâtiment.

la fête des Muses (Car., 22) : Les écoliers célébraient leurs patronnes, les Muses, au cours d'une fête (Eschine, I, 10), à laquelle ils devaient sans doute apporter leur écot. On connaît par des témoignages littéraires (Athénée, XIV, 629 a; Plutarque, De l'amour, 748 f) et par de nombreuses inscriptions la fête des Muses de l'Hélicon, qui se déroulait à Thespies (Béotie) tous les cinq ans, avec des concours littéraires et musicaux, auxquels participaient des artistes venus de tout le monde grec.

le pli de son vêtement (Car., 22) : Sur ce pli du vêtement, cf. Car., 6, 8 et Car., 16, 14.

marché des femmes(Car., 22) : Cf. Car., 2, 9.

la corne (Car., 22) : La dureté de la corne est proverbiale : cf. Lucien, Histoire véritable, 14; Alexandre, 21.

il nettoie la maison et épuce les lits (Car., 22) : Besognes singulièrement peu plaisantes, que seul le souci d'économie pousse notre homme à exécuter lui-même !

sans rien par-dessous (Car., 22) : Littéralement : "qu'il porte seul"; cf. Car., 4, 7.

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23. Le hâbleur (Notes)

le môle (Car., 23) : Le texte grec fournit ici un mot (diazeugma) d'emploi très rare mais accepté par la plupart des éditeurs, qui voient là un môle fermant le port du Pirée.

entreprise de prêt (Car., 23) : Il s'agit en l'occurrence de prêt maritime ou à la grosse aventure, entreprise hasardeuse mais pouvant être très lucrative. À des époques ignorant les mécanismes de l'assurance maritime, les armateurs allaient chercher auprès de bailleurs fortunés les fonds destinés à l'achat d'un fret à revendre dans un port étranger. L'affaire tenait du pari : en cas de naufrage, le prêteur perdait entièrement sa mise, mais si le navire arrivait à bon port, il récupérait son capital accru d'intérêts plantureux; à Athènes, l'intérêt maritime, fixé pour la durée du voyage, c'est-à-dire quelques mois ou quelques semaines, pouvait atteindre entre 12 et 30 %, voire davantage.

Antipatros (Car., 23) : Cf. Avant-Propos, n. et Car., 8, n.

Les Macédoniens auraient dû... (Car., 23) : C'est-à-dire s'aviser qu'un tel privilège commercial rendrait le bénéficiaire suspect aux yeux de ses concitoyens athéniens.

talents (Car., 23) : Allusion sans doute au fait historique d'une disette qui sévit à Athènes entre 330 et 326. Le talent vaut 60 mines, c'est-à-dire 6000 drachmes; à son estimation -- minimale --, le hâbleur aurait ainsi donné 30000 drachmes. Mais un calcul plus précis, comme le montre la suite du texte, portera son estimation au double, c'est-à-dire à 10 talents ou 60000 drachmes (somme réellement énorme), sans compter les liturgies !

des unités (Car., 23) : Sur la table à calculer, cf. Car., 14, 2.

prêts d'amitié (Car., 23) : Sur le prêt d'amitié (éranos), cf. Car., 15, n.

triérarchies (Car., 23) : Sur la triérarchie, cf. Car., 22, 5.

liturgies (Car., 23) : Sur les liturgies, cf. Car., 22, n.

deux talents (Car., 23) : Somme très considérable : cf. Car., 23, 5. L'achat annoncé par le hâbleur doit consister ici en riches étoffes ou en couvertures de luxe, bien que le terme grec (himatismos) désigne d'ordinaire un ensemble de vêtements, sens qui ne convient pas ici. 

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24. L'arrogant (Notes)

pousser les jetons (Car., 24) : C'est-à-dire de compter en déplaçant les jetons sur la table à calcul, l'abaque : cf. Car., 14, 2. L'arrogant ne consent pas à faire lui-même l'opération.

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25. Le couard (Notes)

qui n'a pas été initié (Car., 25) : Ce qui serait fâcheux ! Le couard s'inquiète de savoir si les passagers, dans l'ensemble, sont bel et bien initiés aux Mystères des dieux de Samothrace : on voyait là une précaution salutaire contre les dangers de la mer (cf. Diodore, IV, 43, 1). Les dieux de Samothrace sont les Cabires, divinités énigmatiques, dont la filiation et le nombre varient d'après les traditions, mais qui sont attestées anciennement en plusieurs autres sites, dont Thèbes de Béotie et Lemnos.

la donner à son esclave (Car., 25) : Afin de nager plus facilement, sans vêtement. Le couard, férocement, n'hésite donc pas à handicaper son esclave, le cas échéant !

sa tribu (Car., 25) : Sur le dème, cf. Car., 10, 11. Moyennant une structure administrative intermédiaire, représentant une sorte d'arrondissement (la trittye), les dèmes (communes) attiques se répartissaient en dix tribus qui, en temps de guerre, constituaient le cadre d'incorporation de la troupe -- tous les citoyens d'une même tribu servent dans un même bataillon.

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26. Le réactionnaire (Notes)

Le réactionnaire (Car., 26) : Il n'est guère possible de traduire littéralement le titre grec (oligarchie) de ce Caractère. En effet, le personnage esquissé n'est pas un oligarque au sens habituel du mot, c'est-à-dire le membre d'un gouvernement oligarchique, mais il est de tempérament autoritaire, élitiste, en tout cas farouchement anti-démocratique : partisan des pleins pouvoirs à conférer à un seul (§ 2), des débats en comité restreint et, le cas échéant, de l'abstention politique (§ 3), il critique âprement les institutions en place, l'administration judiciaire et fiscale (§ 6); son mépris du régime populaire lui fait même voir en Thésée, le héros national d'Athènes, le fauteur de la décadence actuelle de la cité.

l'archonte (Car., 26) : Il s'agit de l'archonte (littéralement "gouvernant") présidant le collège des neuf archontes qui, à Athènes, représente la plus haute instance gouvernementale. Ce président, dit archonte éponyme (littéralement "qui donne son nom à l'année"), est investi de responsabilités importantes, telles la surveillance juridique de la famille, la désignation des chorèges (sur la chorégie, cf. Car., 22, n.) et l'organisation de certaines cérémonies religieuses, telles les processions des Panathénées (cf. Car., 21, n.) et des Grandes Dionysies (cf. Car., 3, 3).

vers d'Homère (Car., 26) : Suivant un usage qui fut cher aux Grecs durant toute l'Antiquité, l'élégance littéraire, quel que soit le genre, requiert une citation homérique. Théophraste introduit ici un vers de l'Iliade (II, 204) qu'Aristote avait déjà cité dans la Politique (IV, 1292 a 13-14); dans le contexte homérique, Ulysse, inspiré par Athéna, tentait de refaire l'unité dans l'armée achéenne découragée par le défaitisme d'Agamemnon.

vers midi... (Car., 26) : Afin de ne pas se mêler à la foule des petites gens, actifs le matin; le personnage soigne particulièrement sa tenue -- la coupe des cheveux "mi-longs" était sans doute celle de l'homme distingué, adversaire des coupes trop fréquentes (cf. le portrait du flagorneur, Car., 5, 6) comme des tailles trop rares (trait brocardé par Aristophane, Nuées, 834).

les délateurs (Car., 26) : Ce sont les fameux sycophantes, qui ont réellement sévi à Athènes au grand dam des honnêtes gens, et ont laissé beaucoup d'échos dans la littérature classique.

liturgies et triérarchies (Car., 26) : Cf. Car., 22.

Thésée... (Car., 26) : Plaisant anachronisme que cette référence du réactionnaire à la "démagogie" de Thésée, le héros légendaire ! Selon la tradition, Thésée avait effectivement réalisé à Athènes le premier synoecisme, c'est-à-dire un regroupement d'habitats comme en réaliseront historiquement nombre de cités. Il aurait regroupé sur le site d'Athènes et organisé dans une perspective égalitaire les habitants disséminés des bourgades attiques (Thucydide, II, 15; Plutarque, Thésée, 25). Mais les notables dépossédés se dressèrent contre le réformateur et Thésée dut finalement quitter Athènes avec les siens (Plutarque, Thésée, 35, 5); ailleurs, Théophraste faisait du héros la première victime de l'ostracisme athénien (fgt 638 Fortenbaugh-Huby, II, 1992, p. 484.).

Et autres propos... (Car., 26) : Cet épilogue est un ajout tardif.

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27. Le vieux jouvenceau (Notes)

Le vieux jouvenceau (Car., 27) : Les termes grecs appliqués à ce caractère (opsimathie, opsimathe, littéralement "instruction tardive", "tard instruit") recouvrent, comme on va voir, une disposition plus large qu'une ardeur juvénile appliquée à l'étude intellectuelle; le personnage esquissé ici veut "faire le jeune" en plusieurs domaines : littéraire et musical, plastique, sportif. Or le terme "instruction" évoque surtout le savoir dispensé par l'école, quelle qu'elle soit; on a donc renoncé, du moins pour le titre, à une traduction comme celle de La Bruyère (D'une tardive instruction), que suit Navarre (Le tard instruit).

L'instruction tardive... (Car., 27) : L'authenticité de ce préambule, qui ne s'applique pas exactement à la description qui suit, est suspectée par plusieurs éditeurs; ce peut être un ajout tardif.

banquet (Car., 27) : Plus exactement lors de la réunion où l'on boit, après avoir mangé (cf. Car., 6) et où il est d'usage de pousser la chansonnette (Aristophane, Guêpes, 1219 ss).

il apprend... (Car., 27) : Avec son fils, qui fait son service militaire, le fringant sexagénaire apprend à manoeuvrer au commandement.

course aux flambeaux (Car., 27) : Nombre de héros -- ainsi Thésée à Athènes -- sont honorés lors d'une fête particulière à laquelle participent les éphèbes et qui comporte, entre autres, une course aux flambeaux; notre personnage paie sans doute sa cotisation à un club de jeunes pour pouvoir s'inscrire à l'épreuve.

tendre le cou (Car., 27) : Au couteau du sacrificateur; convié dans un temple d'Héraclès à l'occasion d'un sacrifice, le sexagénaire prétend s'acquitter d'une tâche normalement assumée par de jeunes costauds...

Aux spectacles de foire (Car., 27) : Cf. Car., 6, 4.

il s'empresse... (Car., 27) : Cf. Car., 16, 4. L'attitude visée ici par le vieil impétrant est difficile à apprécier : beauté corporelle ou gestuelle, docilité rituelle ?

décadistes (Car., 27) : Membres d'un club qui organisait un banquet le dixième jour de chaque mois. La signification du geste n'est pas claire : le "vieux jeune" prend-il, ici encore, une initiative intempestive ?

Il joue... (Car., 27) : On ignore ce que pouvait être ce jeu : tableaux vivants (Jebb-Sandys, Navarre), tir contre un mannequin ("homme de bois" dit La Bruyère) ?

surveillant de ses enfants (Car., 27) : Cf. Car., 9, 5.

roule continuellement des hanches (Car., 27) : Mouvement spécifique des fameux lutteurs argiens : Théocrite, 24, 111-112.

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28. La mauvaise langue (Notes)

Sosidème (Car., 28) : Sosidème est un ajout au texte, imposé par le sens. La mauvaise langue, d'entrée de jeu, disqualifie le tiers en cause, en lui prêtant une généalogie à consonance ironique : Sosias est un nom d'esclave, Sosistratos (stratos, "armée") et Sosidème (dèmos, "commune" : cf. Car., 10, 11) veulent marquer une ascension sociale qui fera oublier l'origine du personnage.

nobles dans leur patrie (Car., 28) : Malveillance flagrante : vue d'Athènes, la noblesse thrace, rude et inculte, est méprisable. L'insinuation va plus loin : affublée d'un nom ridicule, la personne en cause (la "chère âme" désigne la mère, me semble-t-il, et non quelque dulcinée), une femme "de cette espèce" pourrait bien être une prostituée.

elles-mêmes répondre (Car., 28) : Répondre soi-même à la porte est inconvenant (cf. Car., 4, 12), et particulièrement déplacé pour une femme (Aristophane, Paix, 981-982; Ménandre, fgt 815 Kassel-Austin).

le jour de Poseidon (Car., 28) : Sans doute le huitième jour du mois de Poseidéon (décembre-janvier : cf. Car., 3, 3), donc en plein hiver.

Ainsi ... (Car., 28) : Cet épilogue apocryphe pourrait être celui du chapitre précédent, erronément transféré ici.

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29. La canaille (Notes)

Bref... (Car., 29) : Épilogue banal, ajouté sans doute par un lecteur byzantin. Le proverbe est courant, et ancien : Homère, Odyssée, XVII, 218; cf. Aristote, Rhétorique, I, 1371 b 15-16; Éthique à Nicomaque, VIII, 1155 a 34.

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30. Le cupide (Notes)

mélangé (Car., 30) : Le vin se boit coupé d'eau, à table (cf. Car., 4, 9), mais doit se vendre pur !

entrepreneurs de spectacle (Car., 30) : Ces producteurs sont sans doute les fermiers du théâtre, c'est-à-dire des gens chargés d'entretenir les installations, moyennant quoi ils perçoivent un droit fixe de deux oboles sur les entrées (cf. A. Pickard-Cambridge, The dramatic Festivals of Athens, 2e éd., Oxford, 1968, p. 266).

Hermès est à tout le monde ! (Car., 30) : Hermès, dieu des affaires, des aubaines, est proverbialement invoqué dans les cas de ce genre : Paroem. Gr., II, p. 483, 15; cf. Aristote, Rhétorique, II, 1401 a 22; Lucien, Le navire, 12.

mesure phidonienne (Car., 30) : Le cupide se sert malignement d'une vieille mesure de capacité, sortie de l'usage, et plus petite que celle d'emploi courant : en effet, l'étalon des mesures phidoniennes (Phidon, roi d'Argos, début du VIIe siècle) est inférieur à celui des mesures soloniennes (réforme monétaire de Solon d'Athènes, au VIe siècle); cf. Aristote, Constitution d'Athènes, 10, 2.

une fois qu'il la tient (Car., 30) : Texte désespérément corrompu, et restitué d'après conjectures.

quatre drachmes... (Car., 30) : La mine valant cent drachmes, le cupide prétend rabattre sa dette de quatre drachmes (soit un tétradrachme, monnaie d'argent très courante), c'est-à-dire de 4 %.

Anthesterion (Car., 30) : Mois de février-mars, que ponctuent à Athènes diverses fêtes religieuses : les Anthestéries, littéralement "fête des fleurs", mais plus réellement fêtes du vin en l'honneur de Dionysos, les Diasies, en l'honneur de Zeus, où l'on offre des jouets aux enfants, les petits Mystères d'Éleusis préparant à la grande initiation qui interviendra à la fin de l'été suivant, en Boédromion (cf. Car., 3). Ces fêtes, agrémentées de processions, d'épreuves sportives, etc., sont évidemment des jours de congé dans les écoles.

le traitement des maîtres (Car., 30) : Moins heureux que les sophistes de grand renom qui, à la fin du Ve et au IVe siècles, demandaient des honoraires très élevés, ou les professeurs à succès, tel Isocrate qui s'édifia une belle fortune, les maîtres d'école de l'époque hellénistique sont mal payés : à peine plus qu'un ouvrier qualifié, en principe à la fin de chaque mois, mais parfois irrégulièrement. Cf. H.I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, 6e éd., Paris, 1965, p. 223.

monnaie de cuivre (Car., 30) : Un maître loue volontiers ses esclaves à un tiers, moyennant une rémunération que l'esclave doit partiellement ristourner au premier. L'esclave, en ce cas, est un journalier rétribué en petite monnaie de cuivre; le maître cupide en fera le change contre de la monnaie d'argent, opération désavantageuse pour laquelle il exige encore une compensation de son malheureux serviteur !

leurs gages (Car., 30) : Plus précisément, la redevance sur les gages que doit à son maître l'esclave loué à un tiers : cf. note précédente.

phratrie (Car., 30) : Sur la phratrie, cf. Car., 3, n. Le cupide reçoit chez lui, mais n'entend pas assumer toute la dépense !

ce genre de choses (Car., 30) : Par exemple, les petites choses utiles au quotidien, qu'on se prête entre voisins, au grand dam du pingre : cf. Car., 10, 13.

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[17 janvier 2002]

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