Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

V. Duel décisif [697-790]

 1. Premier affrontement et fuite de Turnus (697-745)

12, 697 Mais le grand Énée, lorsqu'il entend le nom de Turnus,
délaisse les remparts, délaisse la haute citadelle,
ne souffre aucun retard, suspend toute activité;

12, 700 exultant de joie, il fait sonner ses armes comme un tonnerre horrible,
aussi grand que l'Athos, que l'Éryx, aussi grand que le vénérable Apennin,
quand il propage le grondement de ses yeuses mouvantes,
ou quand il dresse avec fierté ses sommets enneigés vers les nues.
Et déjà les regards des Rutules, des Troyens et de tous les Italiens

12, 705 convergent aussitôt, et ceux qui occupaient le haut des remparts,
comme ceux qui, à coups de bélier, frappaient la base des murailles
détachent les armes de leurs épaules et les posent. Le grand Latinus même
regarde avec stupeur ces géants, nés en des lieux opposés du globe,
marchant l'un vers l'autre pour en découdre par le fer.

12, 710 Dès que la plaine entièrement dégagée s'ouvre à eux,
tout en courant en avant, de loin ils lancent des piques
et engagent le combat, tandis que résonnent les boucliers de bronze.
La terre gémit; alors les coups d'épée pleuvent, redoublés;
la chance et la valeur se mêlent en un tout indistinct.

12, 715 Et comme lorsque, dans l'immense Sila ou au sommet du Taburne,
deux taureaux courent l'un vers l'autre pour s'affronter
en un combat haineux, les maîtres, muets de crainte, se sont reculés,
tout le troupeau reste dressé; les génisses se demandent tout bas
qui régira le bois, quel guide mènera les troupeaux;

12, 720 les taureaux se heurtent violemment, s'infligent force blessures,
et se déchirent à coups de cornes, un sang abondant inonde
leurs cols et leurs épaules; tout le bois retentit de leur plainte :
ainsi le Troyen Énée et le héros daunien, avec leurs boucliers,
courent sus l'un à l'autre, et un fracas énorme emplit le ciel.

12, 725 Jupiter en personne soutient en parfait équilibre les deux plateaux
de la balance, et y place les destins contraires des deux héros :
qui l'épreuve condamnera-t-elle, et sous le poids de qui penchera la mort ?
Turnus, se pensant invulnérable, bondit, se dresse
de tout son corps, brandit bien haut son épée, et frappe.

12, 730 Les Troyens et les Latins épouvantés poussent un cri,
et les deux armées sont debout. Mais l'épée traîtresse se brise
et abandonne en pleine action le bouillant héros,
qui n'a d'autre recours que la fuite. Plus rapide que l'Eurus, il fuit
dès qu'il remarque, dans sa droite désarmée, une poignée inconnue  :

12, 735 on raconte que, dans sa précipitation à monter sur son char
au début des combats, il n'était pas armé du glaive paternel,
mais avait dans sa hâte saisi l'arme de l'aurige Métiscus.
Celle-ci lui avait suffi longtemps, tant que les Troyens en fuite
se présentaient de dos; mais confronté aux armes divines de Vulcain,

12, 740 ce glaive de mortel, fragile comme la glace, se brisa sous le choc
et ses morceaux éclatés brillent dans le sable jaune.
Dès lors Turnus, égaré, cherche à fuir de divers côtés,
dessinant, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, des cercles confus;
partout les Teucères le tiennent enfermé dans leur cercle compact;

12, 745 d'un côté, un vaste marais, de l'autre des murs abrupts forment barrière.

At pater Aeneas audito nomine Turni
deserit et muros et summas deserit arces
praecipitatque moras omnis, opera omnia rumpit,

700 laetitia exsultans, horrendumque intonat armis;
quantus Athos aut quantus Eryx aut ipse coruscis
cum fremit ilicibus quantus gaudetque niuali
uertice se attollens pater Appenninus ad auras.
Iam uero et Rutuli certatim et Troes et omnes

705 conuertere oculos Itali, quique alta tenebant
moenia quique imos pulsabant ariete muros,
armaque deposuere umeris. Stupet ipse Latinus
ingentis, genitos diuersis partibus orbis,
inter se coiisse uiros et cernere ferro.

710 Atque illi, ut uacuo patuerunt aequore campi,
procursu rapido, coniectis eminus hastis,
inuadunt Martem clipeis atque aere sonoro.
Dat gemitum tellus; tum crebros ensibus ictus
congeminant: fors et uirtus miscentur in unum.

715 Ac uelut ingenti Sila summoue Taburno
cum duo conuersis inimica in proelia tauri
frontibus incurrunt; pauidi cessere magistri,
stat pecus omne metu mutum mussantque iuuencae,
quis nemori imperitet, quem tota armenta sequantur;

720 illi inter sese multa ui uolnera miscent
cornuaque obnixi infigunt et sanguine largo
colla armosque lauant; gemitu nemus omne remugit:
non alitur Tros Aeneas et Daunius heros
concurrunt clipeis; ingens fragor aethera complet.

725 Iuppiter ipse duas aequato examine lances
sustinet et fata imponit diuersa duorum,
quem damnet labor et quo uergat pondere letum;
Emicat hic, impune putans, et corpore toto
alte sublatum consurgit Turnus in ensem

730 et ferit: exclamant Troes trepidique Latini,
arrectaeque amborum acies. At perfidus ensis
Frangitur in medioque ardentem deserit ictu . . .
ni fuga subsidio subeat. Fugit ocior euro,
ut capulum ignotum dextramque aspexit inermem.

735 Fama est praecipitem, cum prima in proelia iunctos
conscendebat equos, patrio mucrone relicto,
dum trepidat, ferrum aurigae rapuisse Metisci.
Idque diu, dum terga dabant palantia Teucri,
suffecit: postquam arma dei ad Volcania uentumst,

740 mortalis mucro glacies ceu futilis ictu
dissiluit; fulua resplendent fragmina harena.
Ergo amens diuersa fuga petit aequora Turnus
et nunc huc, inde huc incertos implicat orbes
undique enim densa Teucri inclusere corona,

745 atque hinc uasta palus, hinc ardua moenia cingunt.


Commentaire

aussi grand que (12, 701). La comparaison qui va suivre est peut-être partiellement inspirée d'Homère (Iliade, 13, 754), où Hector se lançant dans la bataille est comparé à un mont neigeux.

Athos (701). Le mont Athos, en Macédoine, à l'extrémité sud-est de la Chalcidique (1.935 m d'altitude), aujourd'hui nommé l'Agionore ou Montagne-Sainte, à cause de ses nombreux couvents de moines orthodoxes, riches en manuscrits précieux.

Éryx (701). Le mont Éryx (cfr 1, 570), en Sicile, aujourd'hui Monte San Giuliano (751 m d'altitude). Selon la légende, il portait le nom d'un roi de Sicile, fils de Vénus, tué par Hercule; son sommet abritait un temple célèbre à Aphrodite. Comme la divinité locale parut protéger les Romains lors des guerres puniques, elle fut plus tard introduite à Rome sous le nom de Vénus Érycine.

vénérable Apennin (701). La montagne et le dieu sont ici confondus, comme c'était le cas en 4, 247 pour l'Atlas. Le Gran Sasso, point culminant de l'Apennin, atteint 2.990 mètres d'altitude, et son sommet est couvert de neiges éternelles. De nombreux contreforts des Apennins sont couverts d'yeuses ou chênes verts.

ces géants (12, 708). Énée et Turnus.

Et comme lorsque (12, 715-722). La comparaison ici n'est pas empruntée à Homère. Dans la tradition homérique, le taureau ne semble pas perçu comme un animal noble; aucun héros de l'Iliade ne lui est comparé. Virgile toutefois utilise cet animal, en 12, 103-106, pour le seul Turnus et ici pour Turnus et Énée. Peut-être se souvient-il dans le présent passage de la longue description de taureaux qu'il avait donnée en Géorgiques, 3, 219-241, mais l'optique est différente : Virgile ne dépeint que l'affrontement entre les animaux.

Sila (12, 715). Les vastes pacages du plateau de Sila, à l'extrémité sud de l'Apennin, étaient renommés pour l'excellente pâture qu'y trouvaient les troupeaux du Bruttium (cfr Géorgiques, 3, 219).

Taburne (12, 715). Le Taburne, montagne du Samnium, aujourd'hui Monte Taburno, était célèbre par ses pins et ses pacages (cfr Géorgiques, 2, 38).

héros daunien (12, 723). Turnus était le fils de Daunus (cfr par exemple 10, 616).

Jupiter(12, 725-727) Dans l'ensemble, la peinture virgilienne du combat entre Turnus et Énée doit beaucoup au chant 22 de l'Iliade, où Homère décrit le duel entre Achille et Hector. En l'occurrence, dans l'Iliade (22, 209-213) Jupiter pèse les destinées d'Achille et d'Hector; plus haut (Iliade, 8, 68-72), il avait pesé les destinées des Achéens et des Troyens. Pour en revenir à l'Énéide, Macrobe (Saturnales, 5, 13) observe que Jupiter ne pouvait ignorer que les destins condamnaient Turnus, et que la "pesée" est donc ici déplacée.

Eurus (12, 733). L'Eurus (cfr 8, 223) ou Volturnus, vent du sud-est; désigne ici le vent en général.

une poignée inconnue (12, 734-737). Turnus vient seulement de remarquer qu'il se servait de l'épée de son cocher Métiscus, et non de celle de son père Daunus, façonnée par Vulcain (12, 90-91).

armes divines de Vulcain (12, 739). Les armes d'Énée, fabriquées par Vulcain (8, 416-453) et que Vénus était venue remettre à son fils (8, 608-625).

vaste marais (12, 745). Virgile avait signalé plus haut (10, 709) que la plaine des Laurentes était marécageuse.

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002