Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

III. Mêlée générale [383-553]

 1. La guérison d'Énée grâce à Vénus (383-429)

12, 383 Et tandis que dans la plaine Turnus l'emporte et répand la mort,
Mnesthée et le fidèle Achate, accompagnés d'Ascagne, entre-temps

12, 385 ont installé dans le camp le corps ensanglanté d'Énée,
qui marche à cloche-pied, en s'appuyant sur sa longue lance.
Il est furieux et tente à toute force d'arracher la flèche, à la tige brisée;
il demande de l'aide, par le moyen le plus rapide possible :
qu'avec une large lame, on tranche dans le vif, qu'on ouvre

12, 390 en profondeur là où se loge le dard, et qu'on le renvoie au combat.
Et aussitôt se présenta Iapyx, le Iaside, cher entre tous à Phébus :
Apollon qui jadis avait éprouvé pour lui un amour violent,
voulait dans sa joie lui offrir ses arts, ses pouvoirs,
don de prophétie, art de la cithare et des flèches rapides.

12, 395 Mais Iapyx, pour prolonger la vie de son père mourant,
avait préféré connaître les vertus des herbes et leur usage médical;
il s'était mis à pratiquer, dans l'ombre, d'obscurs talents.
Énée debout, appuyé sur sa longue pique, amèrement se rongeait,
entouré d'une foule de guerriers, en présence de Iule en pleurs,

12, 400 mais les larmes le laissaient impassible. Iapyx, vieillard déjà,
revêtu d'un manteau rejeté en arrière, à la manière de Péon,
avec ses gestes de médecin et les herbes puissantes de Phébus,
s'affaire beaucoup, mais en vain; en vain de la main droite,
il secoue la pointe du fer et cherche à le saisir avec une forte pince.

12, 405 La Fortune ne l'aide en rien; nul secours ne lui vient
de son protecteur Apollon, et dans la plaine l'horreur sauvage
se propage de plus en plus; le malheur se rapproche.
Déjà on voit se dresser un nuage de poussière; les cavaliers surgissent
et les traits tombent serrés au milieu du camp. Vers le ciel s'élève

12, 410 le cri douloureux des jeunes gens, tombant sous les coups de Mars le cruel.
Alors Vénus, émue par la souffrance imméritée de son fils,
en bonne mère, va cueillir sur l'Ida de Crète une tige de dictame,
garnie de ses jeunes feuilles et de sa chevelure de fleurs de pourpre;
(les chèvres sauvages connaissent bien cette plante,

12, 415 lorsque les flèches rapides se sont plantées dans leur échine) :
Vénus, entourée d'un nuage qui dissimulait sa présence,
apporta cette herbe et, oeuvrant secrètement en médecin,
elle la fit infuser dans l'eau d'un splendide bassin, y répandant
les sucs bénéfiques de l'ambroisie et l'odorante panacée.

12, 420 Le vieux Iapyx, sans rien savoir, soigna la blessure avec cette eau,
et soudain, en effet, la douleur s'éloigna du corps d'Énée;
tout le sang au fond de la blessure cessa de couler.
Bientôt, la flèche obéit à la main de Iapyx et tomba d'elle-même;
les forces premières d'Énée revinrent, toutes nouvelles.

12, 425 "Vite, préparez les armes du héros ! Pourquoi restez-vous plantés là ?"
crie Iapyx, le premier à enflammer les esprits contre l'ennemi.
"Cette guérison n'est pas le fait de pouvoirs humains,
ni de l'art d'un maître; ô Énée, ce n'est pas ma main qui te sauve :
c'est un grand dieu, qui te destine à de plus grandes oeuvres."

Atque ea dum campis uictor dat funera Turnus,
interea Aenean Mnestheus et fidus Achates

385 Ascaniusque comes castris statuere cruentum,
alternos longa nitentem cuspide gressus.
Saeuit et infracta luctatur arundine telum
eripere auxilioque uiam, quae proxima, poscit
ense secent lato uulnus telique latebram

390 rescindant penitus seseque in bella remittant.
Iamque aderat Phoebo ante alios dilectus Iapyx
Iasides, acri quondam cui captus amore
ipse suas artes, sua munera, laetus Apollo
augurium citharamque dabat celerisque sagittas.

395 Ille ut depositi proferret fata parentis,
scire potestates herbarum usumque medendi
maluit et mutas agitare inglorius artes.
Stabat acerba fremens, ingentem nixus in hastam
Aeneas magno iuuenum et maerentis Iuli

400 concursu, lacrimis immobilis. Ille retorto
Paeonium in morem senior succinctus amictu
multa manu medica Phoebique potentibus herbis
nequiquam trepidat, nequiquam spicula dextra
sollicitat prensatque tenaci forcipe ferrum.

405 Nulla uiam Fortuna regit, nihil auctor Apollo
subuenit; et saeuus campis magis ac magis horror
crebrescit propiusque malum est. Iam puluere caelum
stare uident: subeunt equites, et spicula castris
densa cadunt mediis. It tristis ad aethera clamor

410 bellantum iuuenum et duro sub Marte cadentum.
Hic Venus, indigno nati concussa dolore,
dictamnum genetrix Cretaea carpit ab Ida,
puberibus caulem foliis et flore comantem
purpureo; non illa feris incognita capris

415 gramina, cum tergo uolucres haesere sagittae:
hoc Venus, obscuro faciem circumdata nimbo,
detulit; hoc fusum labris splendentibus amnem
inficit occulte medicans spargitque salubris
ambrosiae sucos et odoriferam panaceam.

420 Fouit ea uolnus lympha longaeuus Iapyx
ignorans, subitoque omnis de corpore fugit
quippe dolor, omnis stetit imo uolnere sanguis;
iamque secuta manum nullo cogente sagitta
excidit, atque nouae rediere in pristina uires.

425 'Arma citi properate uiro! Quid statis?' Iapyx
conclamat primusque animos adcendit in hostem.
'Non haec humanis opibus, non arte magistra
proueniunt neque te, Aenea, mea dextera seruat:
maior agit deus atque opera ad maiora remittit.'


Commentaire

Mnesthée... Achate (12, 384). Mnesthée est un guerrier troyen très régulièrement cité (première mention en 4, 288; cfr par exemple 9, 171). Achate, compagnon d'Énée, lui aussi régulièrement cité (première mention en 1, 120; cfr par exemple 8, 466), est souvent qualifié de "fidèle".

furieux (12, 387). La réaction d'Énée est la réaction typique du guerrier homérique : violente colère de se voir éloigné du combat et impatience d'y retourner (cfr 12, 388).

qu'on le renvoie au combat (12, 390). "Il n'est pas rare, dans l'Iliade, qu'un blessé demande ou reçoive l'assistance d'un compagnon pour l'extraction d'une pointe de flèche ou de lance (Iliade, 4, 127-222; 5, 660-698; 11, 828-848). Mais ce n'est jamais, ce semble, dans l'intention de reprendre aussitôt le combat (J. Perret, Virgile. Énéide, III, 1980, p. 139, n. 1).

Iapyx, le Iaside (12, 391). Pour Pline (3, 102), un fils de Dédale, appelé Iapyx, aurait donné son nom à une région (Iapygie) et à un fleuve (Iapyx), mais comme l'a noté Servius, les noms de Iapyx et de Iasus ou Iasius évoquent le verbe grec iasthai qui veut dire "guérir". Selon M. Rat, les contemporains ont voulu reconnaître en Iapyx, dont le poète fait ici l'éloge, Antonius Musa, le médecin d'Auguste, et aussi celui de Virgile et d'Horace. Palinure, en 5, 843, est présenté comme fils d'Iasus (Iasides). Un autre Troyen de l'Énéide est désigné par le terme "Iaside", c'est Palinure (en 5, 843). Peut-être l'ancêtre visé ainsi est-il Iasion/Iasius, le frère de Dardanus.

Phébus... Apollon (12, 391-400). Phébus Apollon n'était pas seulement le dieu de la médecine (père et maître d'Esculape); il patronnait aussi la musique ("Apollon citharède"), la prophétie (Apollon delphien), les archers ("Apollon qui lance au loin ses flèches"). Il avait proposé à son favori ses dons les plus précieux (prophétie, musique, habileté d'archer), mais Iapyx avait préféré apprendre de lui l'art de guérir. Comme le note J. Perret (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 140, n. 1), le fait qu'Iapyx soit vieux "rend particulièrement touchant le rappel des circonstances où il a reçu d'Apollon les secrets de son art".

son père mourant (12, 395). L'usage, dit Servius, était de déposer devant leurs portes les malades dont on désespérait, soit pour qu'ils rendissent le dernier soupir à la Terre Mère, soit pour que les passants puissent éventuellement indiquer un remède (M. Rat).

obscurs talents (12, 397). La médecine fut longtemps exercée à Rome par des affranchis d'origine grecque ou asiatique. Mais on pourrait aussi traduire, avec J. Perret, "des arts silencieux", car, note le savant français (Virgile. Énéide, III, 1980, p. 139, n. 3), "un chirurgien ne parle pas; les médecins d'Homère non plus".

Péon (12, 401). Péon (ou Paeon, Paean) est le médecin des dieux, qui, avec des plantes, guérit notamment Pluton blessé par Hercule et Mars blessé par Diomède (cfr Iliade, 5, 401 et 899). Il est parfois confondu avec Apollon et avec Esculape. L'expression utilisée ici (à la manière de Péon) peut simplement vouloir dire : "à la manière d'un médecin", qui retrousse sa robe pour être plus libre de ses mouvements.

se dresser un nuage de poussière (12, 408). La traduction littérale est "on voit le ciel se tenir droit de poussière". L' image vient d'Homère (Iliade, 23, 365) et a été également utilisée par Ennius (Annales, 592).

Ida de Crète... dictame (12, 412). Le dictame était une herbe poussant dans le massif de l'Ida en Crète, sur le mont Dicté, ce qui lui valut son nom de dictame. Elle avait la propriété de faire tomber les traits qui avaient pénétré dans le corps. Le mot s'applique encore aujourd'hui en botanique à une espèce de rutacées fortement aromatiques.

les chèvres sauvages (12, 414-415). Le détail est évoqué aussi par Cicéron (De la nature des dieux, 2, 50, 126), et par Pline (Histoire naturelle, 8, 41, 97, et 25, 53, 92).

ambroisie... panacée (12, 419). L'ambroisie, liqueur mythologique, de composition incertaine (sans doute à base de miel), est à la fois un parfum et un aliment. Dans les poèmes homériques, les divinités l'utilisent pour rendre incorruptibles et même immortels les corps des héros; les héros et leurs coursiers divins s'en servent pour se nourrir. La panacée est une plante mythologique, à l'odeur âcre et forte, qui passait pour guérir tous les maux d'où son nom (le mot grec veut dire "remède universel"). Certaines légendes rapportent que l'usage en fut trouvé par Hercule et enseigné par lui aux Thessaliens, pour se prémunir contre les poisons; d'autres en attribuent la trouvaille au Centaure Chiron ou à Esculape (M. Rat).

de plus grandes oeuvres (12, 429). Iapyx parle en prophète, évoquant la grandeur future de l'oeuvre d'Énée.

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002