Itinera Electronica
Du texte à l'hypertexte

Virgile Aeneis, Livre XII

II. Rupture de trêve [216-382]

 3. Blessure d'Énée et fougue retrouvée de Turnus (311-382)

12, 311 De son côté le pieux Énée tendait une main désarmée,
il avait la tête nue et à grands cris appelait les siens :
"Où courez-vous ? Quelle est cette discorde surgie soudain ?
Contenez vos colères ! Désormais un pacte est conclu,

12, 315 les règles en sont établies; à moi seul revient le droit de combattre;
laissez-moi agir, et bannissez toute crainte; moi seul, j'accomplirai l'accord
d'une main ferme; un engagement sacré me réserve désormais Turnus."
Pendant qu'il parlait ainsi, au milieu de ce discours,
voilà qu'une flèche ailée siffle et atteint le héros;

12, 320 on ne sait quelle main la lança, quel tourbillon la dirigea,
quel hasard, quelle divinité offrit une telle source de fierté
aux Rutules; la gloire de cet exploit insigne resta cachée,
et personne ne se vanta d'avoir blessé Énée.
Turnus voit Énée quitter la ligne de bataille et les chefs

12, 325 gagnés par le trouble, et un espoir soudain le brûle, l'embrase;
il réclame ses chevaux et ses armes; avec superbe,
il bondit sur son char, et ses mains s'emparent des rênes.
Il vole, livrant au trépas une foule de vaillants héros;
il fait rouler à terre nombre de guerriers à demi-morts; avec son char

12, 330 il écrase des bataillons; des piques qu'il saisit, il crible les fuyards.
Ainsi Mars sanglant, lorsqu'il s'ébranle près du cours de l'Hèbre glacé,
fait retentir son bouclier et tout en déclenchant les guerres
lance en avant ses chevaux furieux, qui dans la plaine ouverte,
volent plus vite que les Notus et Zéphyr; ils font gémir sous leurs pas

12, 335 les confins de la Thrace, entraînant dans leur sillage le visage
de la noire Épouvante, les Colères et les Embûches, cortège du dieu;
tel l'ardent Turnus, qui pousse au milieu des combats
ses chevaux fumants de sueur, et bondit sans pitié
par-dessus les ennemis abattus; des flots sanglants se répandent

12, 340 sous les sabots agiles qui foulent le sable mêlé de sang.
Et déjà, il a livré à la mort Sthénélus, Thamyrus et Pholus,
le premier et le second, en un combat rapproché; le troisième, de loin;
de loin aussi, Glaucus et Ladès, les deux fils qu'Imbrasus leur père
avait lui-même élevés en Lycie, et avait équipés d'armes identiques,

12, 345 pour les corps à corps ou pour devancer les vents sur leur monture.
D'un autre côté, voici Eumède qui entre en plein dans la mêlée;
illustre à la guerre, il descend du vieux Dolon; par son nom,
il rappelle son aïeul; par son courage et son bras, c'est son père,
qui, jadis, pour s'approcher en éclaireur du camp des Danaens,

12, 350 osa réclamer comme récompense le char du Péléide;
le fils de Tydée, pour prix d'une telle audace, le récompensa
autrement et il ne convoita plus les chevaux d'Achille.
Dès que Turnus l'aperçoit au loin dans la plaine dégagée,
il l'atteint d'abord d'un javelot léger, lancé à bonne distance;

12, 355 puis il arrête ses deux chevaux, saute de son char,
et tombe sur le corps de son adversaire, affalé, à demi-mort;
du pied, il lui presse le cou, arrache le poignard de sa main droite,
lui plonge une lame brillante au fond de la gorge, et ajoute  :
"Voilà, Troyen, les champs d'Hespérie que tu as voulu conquérir,

12, 360 mesure-les, de tout ton long : telle est la récompense des audacieux
qui m'ont provoqué par le fer; ils fondent ainsi leurs remparts."
Lançant un trait, il envoie Asbytès le rejoindre,
puis Chlorée, et Sybaris, et Darès, et Thersiloque, et enfin
Thymétès, qui tombe, lâchant l'encolure de son cheval cabré.

12, 365 Ainsi quand du pays des Édoniens le souffle de Borée résonne
au large de l'Égée et pourchasse les flots vers les côtes,
partout où les vents ont pesé, les nuages fuient dans le ciel :
ainsi les rangs cèdent devant Turnus; où qu'il se fraie un passage,
les armées font volte-face et fuient; il est emporté par son propre élan

12, 370 et, sur son char roulant face au vent, son panache vole et s'agite.
Phégée ne supporta pas de le voir menaçant et frémissant de colère;
il se jeta devant le char et, de la main droite, détourna l'élan
des chevaux aux bouches écumantes sous leurs mors.
Pendant qu'il est emporté, suspendu aux harnais, sans protection,

12, 375 une lance à large lame l'atteint, se fiche dans la cotte à double mailles,
et la brise, touchant le corps d'une blessure superficielle.
Phégée cependant, interposant son bouclier, s'était retourné
vers son adversaire et cherchait à s'aider de sa pique levée,
quand une roue à l'essieu lancé par la course le précipita

12, 380 tête en avant et l'étendit sur le sol;Turnus, le poursuivant,
lui trancha la tête d'un coup d'épée, entre la base du casque
et le haut de la cuirasse, et laissa son cadavre sur le sable.

At pius Aeneas dextram tendebat inermem
nudato capite atque suos clamore uocabat:
'Quo ruitis? Quaeue ista repens discordia surgit?
O cohibete iras! Ictum iam foedus et omnes

315 compositae leges; mihi ius concurrere soli;
me sinite atque auferte metus; ego foedera faxo
firma manu; Turnum debent haec iam mihi sacra.'
Has inter uoces, media inter talia uerba
ecce uiro stridens alis adlapsa sagitta est

320 incertum qua pulsa manu, quo turbine adacta,
Quis tantam Rutulis laudem, casusne deusne,
adtulerit: pressa est insignis gloria facti.
nec sese Aeneae iactauit uulnere quisquam.
Turnus ut Aenean cedentem ex agmine uidit

325 turbatosque duces, subita spe feruidus ardet:
poscit equos atque arma simul saltuque superbus
emicat in currum et manibus molitur habenas.
Multa uirum uolitans dat fortia corpora Leto,
semineces uoluit multos aut agmina curru

330 proterit aut raptas fugientibus ingerit hastas.
Qualis apud gelidi cum flumina concitus Hebri
sanguineus Mauors clipeo increpat atque furentis
bella mouens immittit equos; illi aequore aperto
ante Notos Zephyrumque uolant; gemit ultima pulsu

335 Thraca pedum; circumque atrae Formidinis ora
Iraeque Insidiaeque, dei comitatus, aguntur:
talis equos alacer media inter proelia Turnus
fumantis sudore quatit, miserabile caesis
hostibus insultans; spargit rapida ungula rores

340 sanguineos, mixtaque cruor calcatur harena.
Iamque neci Sthenelumque dedit Thamyrumque Pholumque,
hunc congressus et hunc, illum eminus; eminus ambo
Imbrasidas, Glaucum atque Laden, quos Imbrasus ipse
nutrierat Lycia paribusque ornauerat armis,

345 uel conferre manum uel equo praeuertere uentos.
Parte alia media Eumedes in proelia fertur,
antiqui proles bello praeclara Dolonis,
nomine auum referens, animo manibusque parentem,
qui quondam, castra ut Danaum speculator adiret,

350 ausus Pelidae pretium sibi poscere currus;
illum Tydides alio pro talibus ausis
adfecit pretio, nec equis adspirat Achillis.
Hunc procul ut campo Turnus prospexit aperto,
ante leui iaculo longum per inane secutus

355 sistit equos biiugis et curru desilit atque
semianimi lapsoque superuenit et pede collo
impresso dextrae mucronem extorquet et alto
fulgentem tinguit iugulo atque haec insuper addit:
'En agros et quam bello, Troiane, petisti,

360 Hesperiam metire iacens: haec praemia qui me
ferro ausi temptare ferunt, sic moenia condunt.'
Huic comitem Asbyten coniecta cuspide mittit.
Chloreaque Sybarimque Daretaque Thersilochumque
et sternacis equi lapsum ceruice Thymoeten.

365 Ac uelut Edoni Boreae cum spiritus alto
insonat Aegaeo sequiturque ad litora fluctus,
qua uenti incubuere, fugam dant nubila caelo:
sic Turno, quacumque uiam secat, agmina cedunt
conuersaeque ruunt acies; fert impetus ipsum,

370 et cristam aduerso curru quatit aura uolantem.
Non tulit instantem Phegeus animisque frementem:
obiecit sese ad currum et spumantia frenis
ora citatorum dextra detorsit equorum.
Dum trahitur pendetque iugis, hunc lata retectum

375 lancea consequitur rumpitque infixa bilicem
loricam et summum degustat uolnere corpus.
Ille tamen clipeo obiecto conuersus in hostem
ibat et auxilium ducto mucrone petebat:
cum rota praecipitem et procursu concitus axis

380 impulit effunditque solo, Turnusque secutus
imam inter galeam summi thoracis et oras
abstulit ense caput truncumque reliquit harenae.


Commentaire

tête nue (12, 312). Probablement pour être reconnu. C'est pour la même raison qu'Ascagne avait jeté son casque, pour être reconnu des femmes troyennes qui incendiaient la flotte (5, 673).

Où courez-vous (12, 313). On songera au cri désespéré jeté par Horace (Epodes, 7, 1 : Quo, quo scelesti ruitis ?) lorsqu'il sent venir de nouvelles guerres civiles (cfr 12, 503-504). On notera la présence du mot "discorde", un peu plus loin dans le vers.

Ainsi Mars (12, 331). Comme l'observe J. Perret, la comparaison qui va suivre, prise d'Iliade, 13, 298-303, a été développée, aggravée dans le sens du fantastique et de la violence.

Hèbre glacé (12, 331). L'Hèbre est un fleuve de Thrace (aujourd'hui la Maritza), qui prenait sa source dans les monts Rhodope et se jetait dans la mer Égée (cfr 1, 317; Bucoliques, 10, 65; Géorgiques, 4, 463 et 524). La Thrace, pays de guerriers, était un des séjours favoris de Mars (Homère, Odyssée, 8, 361; Virgile, Géorgiques, 4, 463).

fait retentir son bouclier (12, 332). En le frappant de sa lance (cf. Callimaque, Hymne à Délos, 136), ce qui était une façon pour les guerriers de s'exciter avant la bataille.

Notus et Zéphyr (12, 334). Ici, les vents en général. Le Notus ou Auster est le vent du sud; le Zéphyre ou Favonius, le vent d'ouest.

Épouvante, Colères, Embûches (12, 335-336). Pour Hésiode (Bouclier, 195), l'Épouvante est la fille de Mars; Homère (Iliade, 4, 440) en fait la compagne de Mars, avec la Terreur et la Dispute. L'expression même de "le visage de la noire Épouvante" (atrae Formidinis ora) est reprise par Virgile à Lucrèce, 4, 173. Les Anciens avaient régulièrement recours aux abstractions personnifiées (ici il s'agit de sentiments et de réalités militaires, mais on en rencontre bien d'autres en 6, 274-281, dans la description du vestibule des enfers).

Sthénélus (12, 341). Le Troyen Sthénélus n'est signalé qu'ici; un autre Sthénélus, un Grec cette fois, est signalé à l'intérieur du cheval de Troie en 2, 261.

Thamyrus etPholus (12, 341-342). Ces guerriers ne sont signalés qu'ici.

Glaucus... Ladès... (12, 343-344). Un "Asius, fils d'Imbrasus" a été mentionné en 10, 123; un Glaucus,Troyen mort sur le champ de bataille, se trouve dans les enfers, en 6, 483. Ladès n'est nommé qu'ici.

Lycie (12, 344). La Lycie était une contrée d'Asie mineure, sur la mer Méditerranée. Elle est citée plusieurs fois dans l'Énéide (par exemple 4, 143; 7, 721; 10, 126, et aussi 12, 516).

Eumède... Dolon... Danaens... Péléide... le fils de Tydée... (12, 346-353). Le Troyen Eumède, qui n'est nommé qu'ici, est présenté par Virgile comme le fils de Dolon, fils lui-même d'un héraut nommé Eumène. L'histoire de Dolon occupe une bonne partie du chant 10 de l'Iliade ("la Dolonie"). C'était un guerrier troyen qui avait proposé à Hector d'aller espionner le camp des Grecs (les Danaens), à condition d'obtenir le char et les chevaux d'Achille, fils de Pélée (Péléide). Hector les lui avait promis. Mais, au cours de son expédition nocturne, Dolon fut surpris par Ulysse et Diomède, le fils de Tydée. Les deux Grecs le tuèrent après s'être fait indiquer par lui l'emplacement du camp de Rhésos, le roi de Thrace, venu au secours de Troie. Ulysse et Diomède tuèrent Rhésus et emmenèrent ses chevaux.

Hespérie (12, 359-360). L'Hespérie ou pays du Couchant (Hesper ou Vesper) désigne dans l'Énéide l'Italie (cfr par exemple 7, 4).

mesure-les (12, 360). Tu pourras les mesurer (avec ton cadavre) lorsque tu seras étendu mort sur le sol. Jeu de mots cruel, note M. Rat, il était d'usage, en effet, après une victoire, de mesurer et de partager aux soldats vainqueurs les terres conquises.

Asbytès...Chlorée... Sybaris... Darès...Thersiloque...Thymétès (12, 362-364). Autre série de victimes de Turnus. Asbytès et Sybaris, guerriers troyens, sont nommés seulement ici. Un Chlorée, prêtre de Cybèle, intervient en 11, 768, affolant Camille avec son luxueux vêtement; c'est sans doute le même. Darès est plusieurs fois cité au livre 5 (par exemple en 5, 363) et Tersiloque apparaît en 6, 483. Quant à Thymétès, fils d'Hicétaon, il défend le camp troyen contre l'assaut rutule en 10, 123. En 2, 32-34, il était le premier Troyen à vouloir introduire le cheval dans Troie.

Édoniens... Borée (12, 365). On appelait Édonie la partie de la Thrace voisine du mont Édon, dans le massif de l'Hémus, et célèbre par ses hivers glacés (cf. Stace, Thébaïde, 5, 78). Le mot est souvent appliqué par les poètes au culte de Bacchus, célébré sur l'Édon, et aux Bacchantes (cf. Horace, Odes, 2, 7, 26 et Ovide, Métamorphoses, 11, 69). Quant à Borée, le dieu qui personnifie le vent du nord, le plus rapide et le plus furieux des vents, il était, suivant Hésiode, fils du Titan Astrée et de l'Aurore; il avait enlevé Orythie, fille d'Érechthée, roi d'Athènes, et fondé un royaume en Thrace (M. Rat).

Phégée (12, 371). Phégée est un nom emprunté au grec. Un guerrier troyen du même nom intervient encore en 5, 263 et en 9, 765, où il est tué par Turnus.

 



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Dernière mise à jour : 12/03/2002