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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Chapitre XI

De la prononciation et du geste


(1) Il faut aussi accorder quelque chose à l'art du comédien, pourvu qu'on s'en tienne à ce que l'orateur doit savoir pour bien prononcer; car je ne veux pas que l'enfant que je forme pour cette noble fin s'habitue à imiter la voix faible et brisée des femmes ou la voix tremblante d'un vieillard,

(2) ni à contrefaire les allures d'un ivrogne ou d'un esclave bassement obséquieux, ni à exprimer l'amour, l'avarice, ou la crainte: tout cela n'est pas nécessaire à l'orateur et ne contribue qu'à gâter le coeur, surtout à l'âge où il est encore neuf, et prompt à recevoir l'impression du vice; car la fréquente imitation passe jusque dans les moeurs.

 (3) Il ne faut pas même qu'il emprunte aux comédiens tous leurs gestes et tous leurs mouvements. Quoique ces deux parties de l'action doivent être, jusqu'à un certain point, réglées dans l'orateur, il ne laissera pas de se tenir à une grande distance du comédien, et d'éviter l'exagération dans le regard, dans le geste et dans la démarche; car si tout cela exige un certain art, il y en a encore un plus grand à savoir dissimuler l'art.

 (4) Quel est donc ici le devoir du maître? d'abord, de corriger les vices de prononciation, et de faire énoncer les mots de manière que chaque lettre conserve le son qui lui est propre. Car il y en a dont la prononciation est difficile, parce qu'elles sont trop grêles ou trop pleines. Quelques-unes sont trop dures, et nous en éludons la prononciation en les changeant en d'autres dont le son est à peu près semblable, mais émoussé.

 (5) Ainsi à la lettre GRECr, qui donnait tant d'exercice à Démosthène, succéda GRECl; et ces deux lettres ont chez nous la même affinité entre elles. Il en est de même du c et du t, que nous amollissons en g et en d.

 (6) Le maître ne souffrira pas non plus que l'élève s'appuie avec complaisance sur la lettre s, ni qu'il parle du gosier ou grossisse sa voix dans la bouche, ni (ce qui est tout à fait contraire à la pureté du langage) qu'il farde la nature simple de la voix, en prenant ce ton emphatique que les Grecs appellent GRECkatapeplasmevnon,

 (7) du nom qu'on donne au son grave que rend la flûte, lorsqu'en bouchant les trous destinés aux tons aigus, on ne laisse libre que l'issue directe de l'instrument.

 (8) Il aura soin aussi que les syllabes finales ne soient point tronquées; que le débit se soutienne toujours également; que, dans les exclamations, l'effort parte des poumons et non de la tête; que le geste soit en harmonie avec la voix, et le visage avec le geste.

 (9) Il recommandera à son élève de regarder en face en parlant, de ne point tordre ses lèvres, de ne point trop ouvrir la bouche, de ne point se tenir le visage en l'air ou les yeux fixés vers la terre, ni de laisser aller sa tête de côté et d'autre.

 (10) Car le front pèche en bien des manières: j'ai vu beaucoup d'orateurs qui, à chaque effort de voix, haussaient les sourcils, d'autres qui les fronçaient. J'en ai vu à qui l'un montait en haut, tandis que l'autre lui couvrait l'oeil presque en entier.

 (11) Tout cela est d'une conséquence infinie, comme nous le dirons bientôt; car rien de ce qui est contraire à la convenance ne saurait plaire.

 (12) C'est encore au comédien à enseigner le ton qui convient à la narration, avec quelle autorité on persuade, avec quelle impétuosité éclate la colère, quel accent sied à la pitié. Pour bien faire, il choisira dans les comédies les passages qui ont le plus de rapport avec le ton des plaidoiries.

 (13) Ces morceaux de choix, en même temps qu'ils sont très utiles à la prononciation, sont très propres à nourrir l'éloquence.

 (14) Voilà pour l'âge où l'intelligence ne comporte pas encore un plus haut enseignement; car lorsque le temps sera venu de lire des discours, et que l'élève sera en état d'en apprécier les beautés, je veux qu'il soit assisté d'un maître vigilant et habile, qui, non content de le former à la lecture, le force à apprendre par coeur des passages choisis de ces discours, et à les réciter à haute voix, comme s'il avait véritablement à parler en public; en sorte qu'il exerce à la fois, par la prononciation, son organe et sa mémoire.

 (15) Je ne désapprouve pas même qu'ils prennent quelques leçons des maîtres de palestrique. Je n'entends pas parler de ces hommes dont une partie de la vie se consume dans l'huile, l'autre dans le vin, et qui abrutissent l'esprit à force de soigner le corps. Mon élève ne sera jamais trop éloigné de cette espèce de gens.

 (16) Mais on donne le même nom à des maîtres particuliers, auprès desquels on apprend à régulariser ses gestes et ses mouvements, à bien développer ses bras, à donner de la grâce à ses mains, de la noblesse à son attitude, à marcher sans gaucherie, à ne point tenir la tête et les yeux dans une autre direction que le reste du corps.

 (17) Peut-on nier que tout cela n'entre dans la prononciation, et que la prononciation ne soit une partie considérable de l'art oratoire? Il ne faut donc pas rougir d'apprendre ce que l'on doit pratiquer, d'autant moins que cette chironomie, qui est, comme l'indique son nom, la loi du geste, remonte aux temps héroïques, et a été approuvée par les plus grands hommes de la Grèce, et par Socrate lui-même; que Platon l'a mise au rang des qualités politiques, et que Chrysippe ne l'a point oubliée dans ses préceptes sur l'éducation des enfants.

 (18) On sait que les Lacédémoniens avaient parmi leurs exercices une sorte de danse qu'ils jugeaient utile à l'homme de guerre. Les anciens Romains eux-mêmes ne rougissaient pas de s'y livrer: témoin cette danse consacrée par la religion et les prêtres, et qui s'est perpétuée jusqu'à nous; témoin ce que Cicéron met dans la bouche de Crassus, au troisième livre du de Oratore, il recommande à l'orateur une attitude mâle et forte, empruntée non à la scène et aux histrions, mais aux gens de guerre, et même à la palestrique, dont l'usage s'est maintenu jusqu'à nos jours sans que personne y ait trouvé à redire.

 (19) Je ne veux pas cependant que ces exercices se prolongent au-delà de l'enfance, ni même que l'enfant y donne beaucoup de temps, car je travaille à former un orateur et non un danseur; mais je veux seulement qu'il contracte par là une certaine facilité, qui plus tard mêle, sans qu'il y pense, une grâce secrète à tous ses mouvements.

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