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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


 

QUINTILIEN
L'INSTITUTION ORATOIRE
LIVRE PREMIER

 Chapitre XII

Les enfants sont-ils capables d'apprendre plusieurs choses en même temps?


Xll. Les enfants sont-ils capables d'apprendre plusieurs choses en même temps?

 

(1) On demande si, en supposant que toutes ces connaissances soient nécessaires, elles peuvent s'enseigner et s'apprendre toutes en même temps. Quelques personnes le nient, sous prétexte que tant d'études différentes doivent confondre les idées et fatiguer l'esprit; que ni la volonté, ni le corps, ni même le temps, ne doit pouvoir y suffire; et que lors même qu'on le pourrait dans un âge plus avancé, ce n'est pas une raison pour surcharger ainsi l'enfance.

 (2) Mais ces personnes ne réfléchissent pas assez sur la puissance de l'esprit humain, dont la nature est si active et si prompte, qui a tellement la faculté de partager, pour ainsi dire, ses regards de tous côtés, qu'il ne sait pas même se réduire à ne faire qu'une chose, et peut, au contraire, s'appliquer à plusieurs, non seulement dans le même jour, mais dans le même moment.

 (3) Les joueurs d'instruments ne sont-ils pas obligés de surveiller à la fois leur mémoire, le ton et les diverses inflexions de leur voix, tandis qu'attentifs aux sons des cordes, ils pincent les unes de la main droite, et de la gauche tirent, contiennent ou lâchent les autres? leurs pieds même ne sont pas oisifs, occupés qu'ils sont à battre la mesure: et tout cela simultanément.

 (4) Que nous nous trouvions dans la nécessité imprévue de plaider sur-le-champ, n'avons-nous pas à dire une chose, à prévoir une autre? Invention des moyens, choix d'expressions, composition, geste, prononciation, physionomie, mouvements, tout cela veut être improvisé tout ensemble. Si, au premier signal, tant de facultés différentes sont, pour ainsi dire, à nos ordres, pourquoi ne pourrions-nous pas partager les heures de la journée entre plusieurs études? surtout si l'on considère que la variété ranime et répare les forces de l'esprit, et que rien n'est plus fatigant que la continuité d'un travail uniforme. Ainsi nous nous délassons en passant de la composition à la lecture, et nous prévenons encore l'ennui de la lecture par la variété des livres.

 (5) Après avoir fait mille et mille choses, on n'en est pas moins, en quelque sorte, tout frais pour en commencer une nouvelle. Qui ne s'hébéterait pas, quelque agréable que soit un art, à écouter un même maître pendant tout un jour? Le changement est nécessaire à l'esprit pour le récréer, comme la diversité est nécessaire à l'estomac pour réveiller l'appétit.

 (6) Ou bien donc qu'on m'indique une autre manière d'apprendre. Faut-il n'étudier que la grammaire, puis la géométrie, et laisser de côté la grammaire? passer de là à la musique, et oublier ce qui l'a précédée? s'occuper du latin, comme s'il n'y avait pas de grec? en un mot, ne penser qu'à ce qu'on entreprend en dernier?

 (7) Que ne conseillons-nous aussi aux agriculteurs de ne point cultiver à la fois leurs champs, leurs vignes, leurs oliviers, leurs vergers, et de ne point donner en même temps leurs soins à leurs prairies, à leurs bestiaux, à leurs jardins, à leurs ruches? Pourquoi nous-mêmes accordons-nous quelque chose aux affaires du barreau, au besoin de voir nos amis, à nos intérêts domestiques, au soin de notre corps, quelque chose même à nos plaisirs? Une seule de ces occupations nous fatiguerait, si nous n'y donnions quelque relâche: tant il est vrai qu'il est plus facile de faire plusieurs choses que de faire longtemps la même.

 (8) Il ne faut nullement appréhender que les enfants ne puissent supporter le travail des études. Il n'est pas d'âge où l'on se fatigue moins. Cela a l'air d'un paradoxe, mais l'expérience est là pour le démontrer. Il est certain que plus l'esprit est tendre, plus il a de facilité pour apprendre.

 (9) Une preuve de ce que je dis, c'est qu'une fois que les enfants ont la langue déliée, en moins de deux ans ils parviennent d'eux-mêmes à bien parler et à savoir presque tous les mots. Que de temps, au contraire, ne faut-il pas aux esclaves récemment achetés, pour se familiariser avec la langue latine! Qu'on essaye d'apprendre à lire à un adulte, et l'on verra que ce n'est pas sans raison que les Grecs donnent l'épithète de GRECpaidomaqei'" (instruits dès l'enfance) à ceux qui excellent dans leur art.

 (10) Il est même vrai de dire que l'enfance porte plus légèrement le travail qu'un âge plus avancé. De même qu'on les voit tomber à chaque instant, ramper sur leurs mains et leurs genoux, se relever un moment après pour jouer sans interruption, courir çà et là du matin au soir, et cela sans danger ni fatigue, parce qu'ils sont légers et ne pèsent pas sur eux-mêmes; de même leur esprit se fatigue moins que le nôtre, parce qu'ils se meuvent par un moindre effort, ne s'appliquent pas à l'étude par un mouvement qui vient d'eux-mêmes, et ne font que se prêter à l'action de la main qui les forme.

 (11) Un autre avantage de cet âge, c'est de suivre avec simplicité les leçons du maître, sans regarder en arrière pour mesurer le chemin qu'ils ont fait. De plus, ils ne connaissent pas encore ce que c'est que le véritable travail; et en effet, comme nous l'éprouvons tous les jours, il est moins pénible de remplir une tâche donnée que de produire de soi-même.

 (12) On peut ajouter qu'on n'aura jamais plus de temps disponible, parce qu'à cet âge tout consiste à écouter, tandis que plus tard, lorsque l'élève sera en état d'écrire, de composer et de faire quelque chose de lui-même, il pourra bien n'avoir ni le loisir ni même la volonté de se mettre à ces études.

 (13) Puis donc que le grammairien ne peut ni ne doit occuper la journée tout entière, de peur de rebuter son élève, à quelle étude donnera-t-on de préférence ces moments de loisir?

 (14) car je ne prétends pas que l'élève doive se consumer sur ces arts, qu'il chante ou accompagne sur un instrument la voix d'un chanteur, ni qu'il descende aux opérations les plus subtiles de la géométrie. Je ne demande pas que sa prononciation soit celle d'un comédien, ni son maintien celui d'un danseur: encore ne serait-ce pas le temps qui manquerait, quand je demanderais la perfection; car l'âge où l'on apprend dure longtemps, et je ne suppose pas des esprits lourds.

 (15) Enfin pourquoi Platon a-t-il excellé dans tous ces arts dont l'étude me paraît nécessaire à l'orateur? Non content des sciences qu'Athènes pouvait lui fournir, et de celles des pythagoriciens, auprès desquels il s'était rendu par mer en Italie, il alla encore trouver les prêtres de l'Égypte, et se fit initier à leurs mystères.

(16) Nous alléguons la difficulté pour excuser notre paresse. Nous n'aimons pas l'art pour lui-même; et si nous recherchons l'éloquence, ce n'est point parce qu'elle est la plus honorable et la plus belle chose du monde, mais pour en faire un vil usage, et nous ne cédons qu'à l'attrait d'un gain sordide.

 (17) Eh bien! que tant d'orateurs se fassent entendre au barreau sans le secours de ces connaissances, et ne songent qu'à s'enrichir; mais on m'accordera aussi que le premier marchand venu s'enrichit davantage, et qu'un crieur public gagne encore plus avec sa voix que tous ces orateurs. Pour moi, je ne voudrais pas même pour lecteur d'un homme qui calculerait ce que ses études peuvent lui rapporter.

 (18) Mais celui qui se sera formé de l'éloquence une idée toute divine, celui qui, pour me servir de l'expression d'un illustre poète tragique, l'aura toujours devant les yeux comme la reine du monde, celui qui ne cherchera pas sa récompense dans la bourse de ses clients, mais dans son âme et dans la contemplation de la science, récompense que ni le temps ni la fortune ne pourront lui enlever: celui-là se persuadera facilement qu'il vaut mieux employer à la géométrie et à la musique le temps que donnent les autres aux spectacles, aux exercices du champ de Mars, au jeu, aux conversations oiseuses, pour ne pas dire au sommeil et aux festins; et il y trouvera infiniment plus de charme que dans tous ces plaisirs grossiers. Car c'est un des bienfaits de la Providence d'avoir voulu que les choses les plus honnêtes fussent aussi les plus agréables.

 (19) Mais cette douceur même m'a peut-être entraîné trop loin. Que ce que j'ai dit suffise donc pour les études qui conviennent à l'enfant, jusqu'à l'âge où il sera capable d'en entreprendre de plus importantes. Dans le livre suivant je vais ouvrir en quelque sorte une nouvelle carrière, et passer aux devoirs du rhéteur.

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