FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 2 : Mirabilia urbis Romae

 

E. Les statues magiques, Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe siècle) et l'intervention de Virgile

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

   

Les lecteurs qui ont suivi nos travaux antérieurs ne s’étonneront pas de rencontrer le Jean d’Outremeuse du Myreur des Histors dans le présent chapitre. Nous avons montré dans les FEC, 25, 2013 que l’œuvre du chroniqueur liégeois (XIVe siècle) fait partie de plein droit de la tradition des Mirabilia urbis Romae. Ses pages 58 à 74 en proposent en effet une traduction française passée jusqu’ici inaperçue des spécialistes.

Dans son Myreur, Jean d’Outremeuse aborde à trois reprises la question des statues magiques. Les deux premières mentions, très rapprochées l’une de l’autre (Myreur, I, p. 69-70 et p. 70-71), figurent dans la section qui accueille la traduction des Mirabilia. La troisième (Myreur, I, p. 229-230) se rencontre près de 150 pages plus loin, dans la Vie de Virgile, là où Jean d’Outremeuse énumère en détail les réalisations merveilleuses accomplies par le magicien. Malgré quelques différences intéressantes, les trois passages se correspondent assez étroitement.

Mais il faut d’abord expliquer pourquoi la traduction française des Mirabilia contient, à quelques pages l’une de l’autre, deux notices sur les statues, l’une dans la description du Capitole, l’autre dans celle du Panthéon.

Cette « répétition » n’a rien de surprenant si l’on songe à ce qui a été dit précédemment. Dans les versions les plus anciennes (Mirab. et Graph.), seule la notice sur le Panthéon évoquait les statues magiques du Capitole ; celle sur le Capitole n’en soufflait mot. C’est dans un second stade seulement que la source de Nicolàs Rosell a « dédoublé » la présentation des statues, en en parlant à deux reprises, une fois à propos du Capitole et une autre fois à propos du Panthéon.

Nous allons retrouver chez Jean d’Outremeuse cette « double présentation ». Et chez Jean d’Outremeuse comme chez Rosell, la notice sur le Capitole précédera celle sur le Panthéon. À elles seules déjà ces particularités orientent vers la source de Jean d’Outremeuse : directement ou indirectement le chroniqueur liégeois a utilisé Rosell. L’examen du contenu en apportera la preuve.

Autre remarque préalable. Il vient d’être question de la version très originale de Maître Grégoire écrite fin XIIe-début XIIIe siècle. Jean d’Outremeuse, lui, est né à Liège vers 1338 et y est mort en 1400. Il appartient donc pleinement au XIVe siècle. On aurait pu penser que sa présentation des Mirabilia aurait subi l’influence de Maître Grégoire. On verra qu’il n’en est rien. En fait, en ce qui concerne l’histoire des statues magiques, la Narracio de l’ecclésiastique anglais ne semble pas avoir marqué la suite de la tradition des Mirabilia Romae. Mais examinons maintenant les trois mentions des statues magiques dans Ly Myreur.

 

1. Première mention (Myreur, I, p. 69-70) : le lien avec le Capitole

Dans son ensemble, la première mention du chroniqueur reflète assez fidèlement la tradition des Mirabilia Romae, tant pour la localisation du bâtiment (c’est le Capitole) que pour la description du bâtiment aux statues. Quelques éléments toutefois séparent Jean d’Outremeuse de son modèle, l’élément le plus important étant l’intervention de Virgile.

a. la notice (texte et traduction) - comparaison avec Rosell

Le tableau suivant mettra face à face la version latine de la compilation de Rosell (ch. 17, p. 192-193 V.-Z.) et la traduction française de Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 69-70). Les italiques marqueront les différences.

 

Rosell, 17 (III, p. 192-193 V.-Z.)

Myreur, I, p. 69-70

(1) Capitolium ideo dicitur quia fuit caput totius mundi, quia consules et senatores ibi morabantur ad gubernandum urbem et orbem, cuius facies cooperta erat muris altis et firmis, vitro et auro undique coopertis et miris operibus laqueatis.

(1) Ly capitoil fut le chief de tout le monde, où les consules et senateurs demoroient por conselhier la citeit et le monde oussi.

(2) Infra arcem fuit palatium, quod erat pro magna parte auro et lapidibus pretiosis ornatum,

(2) Si avoit dedens I temple

(3) quod dicebatur valere tertiam partem mundi,

(3) que ons disoit que ilh valloit le tierche part de monde,

 

(4) ubi tot statuae erant quot sunt mundi provinciae, et habebat quaelibet tintinnabulum ad collum. Et erant ita per artem magicam dispositae, ut quando aliqua regio Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra illam, unde tintinnabulum resonabat quod pendebat ad collum, tuncque vates Capitolii, qui erant custodes, referebant senatui.

(4) où ilh avoit ortant de ymaiges qu’ilh avoit de provinches en monde, que Virgile compoisat par ingromanche ; et avoit caschon ymage unc tenten à son col pendant ; et avoit de la terre de pays unc signe que chascon ymage representoit en sa main. Si astoient atour de palais les visaiges tourneis vers l’ymaige del emperere, qui estoit tout emmy sor une colompne ; et astoit faite par teile maniere que, quant alconne region astoit ou voloit estre rebelle aux Romans, son ymage tournoit le dos vers l'ymage del emperere, et sonnoit son tenten ; et les gardes qui gardoient le palais le disoient aux senateurs, et ches envoioient là les chevaliers à chu deputeis por corregier celle region ;

 

(5) enssi qui ferat [sans doute pour feray] expressement mension de chu et d'autres fais de Virgile à son temps chi-apres, portant ne voray plus parleir.

 

Traduction en français actuel

    (1) Le Capitole était la tête du monde ; les consuls et les sénateurs y résidaient pour gouverner ensemble la cité et le monde. (2) Il y avait à l’intérieur un temple (3) dont on disait qu’il valait un tiers du monde. (4) Il abritait autant de statues qu’il y avait de provinces dans le monde et Virgile l’avait fabriqué par magie. Chaque image avait une clochette qui lui pendait au cou et portait en main un signe du pays qu’elle représentait. Elles se tenaient tout autour du palais, visages tournés vers l’image de l’empereur, qui était au milieu sur une colonne. L’ensemble était fait d’une manière telle que, quand une région voulait se rebeller contre les Romains, son image tournait le dos à celle de l’empereur, en agitant sa clochette. Les gardes du palais le disaient aux sénateurs, qui envoyaient les chevaliers chargés de remettre de l’ordre dans cette région. (5) Et comme je ferai expressément mention plus tard de cela et d’autres réalisations de Virgile, je n’en dirai pas plus ici.

 

b. l’analyse de la notice

La dépendance (directe ou indirecte) de Jean d’Outremeuse à l’égard de la compilation de Rosell ne peut être niée. Elle est attestée par les correspondances dans l’organisation générale de la matière, dans le vocabulaire et dans le contenu.

Mais certaines différences attirent l’attention. Ainsi dans les deux premiers paragraphes, le chroniqueur liégeois abrège sérieusement ; dans le § 5, il introduit un renvoi assez long à d’autres passages de son oeuvre ; à la fin du § 4, il complète Rosell en réintroduisant ce qui a trait à l’expédition militaire et que la compilation de celui-ci n’avait pas enregistrée. Tout cela est relativement anodin ; d’autres différences le sont moins, car elles touchent à la description même des statues.

Crea Magi La nouveauté la plus significative est certainement l’attribution à Virgile de ce complexe. Elle ne figure dans aucun des textes vus jusqu’ici, qu’ils relèvent de la tradition des Miracula mundi ou de celle des Mirabilia Romae. Le chroniqueur liégeois a dû trouver cette mention de Virgile ailleurs. En fait elle n’étonne guère quand on connaît l’intérêt de Jean d’Outremeuse pour les merveilles de Virgile et la place qu’elles occupent dans l’œuvre : le catalogue qu’on pourrait en dresser est impressionnant (cfr FEC, 22, 2011).

Il faut préciser en effet que l’attribution du complexe à Virgile avait déjà été proposée avant Jean d’Outremeuse, mais par d’autres traditions que celles présentées jusqu’ici. Nous les rencontrerons plus loin (par exemple dans les listes de merveilles virgiliennes). Mais une chose est sûre : même si le chroniqueur liégeois n’avait trouvé cette attribution à Virgile chez aucun de ses prédécesseurs, vu l’indiscutable caractère magique qui s’attachait déjà au complexe des statues dans les textes antérieurs, il eût été inconcevable qu’il n’ait pas attribué expressément la réalisation au magicien dont Virgile avait pris les traits au Moyen Âge. Quoi qu’il en soit, pour Jean d’Outremeuse, c’est Virgile qui a créé le complexe aux statues par ingromanche (§ 4), une formule qui correspond au per artem magicam de Rosell.

Comme Ly Myreur des Histors contient un catalogue très détaillé des faits merveilleux de Virgile, Jean d’Outremeuse n’hésite pas, en fin d’exposé (§ 5), à renvoyer son lecteur à d’autres passages de son œuvre où il est question non seulement du complexe aux statues mais aussi – et longuement – de nombreuses autres réalisations virgiliennes.

Loca Les statues se trouvent au Capitole, dans un temple (§ 2). Le mot français correspond au palatium de Rosell, mais le § 4 de Jean d’Outremeuse utilise le français palais pour désigner le même bâtiment. Apparemment – nous en rencontrerons d’autres exemples – le latin palatium peut se rendre en français aussi bien par temple que par palais. En tout cas, ce palais ou ce temple aux statues était manifestement très riche, puisqu’on disait qu’il valait un tiers du monde. Formule qui correspond exactement à la phrase latine de Rosell.

La phrase Si avoit dedens I temple (§ 2) implique que le complexe aux statues était pour le chroniqueur liégeois situé dans le Capitole. Rosell non plus n’identifiait pas le Capitolium au complexe aux statues, ce qui – on s’en souviendra – semblait être le cas de la tradition des Miracula mundi.

Notre analyse du texte de Rosell hésitait sur la traduction du latin infra. La traduction de Jean d’Outremeuse va dans le sens de l’interprétation que nous donnions alors : le complexe aux statues n’est pas « en dessous » mais « dans » l’arx, c’est-à-dire pour lui le Capitolium. Dans la terminologie technique de la topographie romaine classique, les mots Capitolium et arx désignent deux hauteurs différentes du mons Capitolinus, et ne sont donc pas interchangeables, mais pareille distinction n’a plus cours dans le latin médiéval.

Stat Iden Cloc Ce temple, précise le chroniqueur, contient « autant de statues que Rome compte de provinces ». Les statues représentent donc ici les provinces. Dans la tradition, le référent est flou : région, pays, peuple, royaume. La variété est grande et le choix du terme n’est manifestement pas significatif.

Pour Jean d’Outremeuse (§ 4), chaque statue porte au cou une tentente, c'est-à-dire une clochette, qui s’agite en cas de rébellion de la province représentée et qui déclenche l’alarme. Le latin tintinnabulum, dont tentente est la traduction française, a déjà été rencontré dans de nombreuses descriptions. Rien d’original dans tout cela.

La suite l’est davantage : chaque statue a dans la main de la terre de pays unc signe que chascon ymage representoit (Myreur, p. 69). La phrase est plutôt difficile à traduire et à comprendre. La statue porterait-elle dans la main, unc signe, c’est-à-dire un symbole, une marque d’identification, un trait distinctif de la région (la terre de pays) que la statue représentait ? C’est la traduction française ([chaque statue] portait en main un signe du pays qu’elle représentait) que nous avons proposée. Nous devrons y revenir après l'analyse de la troisième mention.

Quoi qu’il en soit, dans la notice de Jean d’Outremeuse sur le Capitole, chaque statue porte deux objets : au cou une clochette et en main quelque chose qui permettait d’identifier le pays représenté. On a déjà dit que la question de l’identification n’était pas simple si on ne retenait pas l’idée d’une inscription sur chaque statue que proposait la tradition des Miracula.

Disp Les précisions apportées par Jean d’Outremeuse sur la disposition des statues sont intéressantes et originales. Ces statues sont disposées en cercle (atour de palais), le visage tourné vers la statue de l’empereur, lequel, de la colonne centrale (tout emmy « tout au milieu ») où il trône, observe ce qui se passe autour de lui.

La tradition des Mirabilia Romae nous avait déjà proposé des versions précisant la disposition exacte des statues, en cercle autour d’une statue centrale. Mais cette dernière était celle de Rome ; ici c’est la statue de l’empereur. En soi la modification n’est pas très importante et peut s’expliquer facilement : la statue centrale, qu’elle soit celle de Rome ou celle de l’empereur, représente la majesté de l’empire romain.

Ce qui est plus neuf, c’est la colonne sur laquelle Jean d’Outremeuse place la statue de l’empereur, de manière évidemment à lui assurer une position dominante. L’auteur ne précise toutefois pas ce qu’il en est des statues représentant les provinces. On peut imaginer qu’il ne les voit pas surélevées.

Mouv Le chroniqueur liégeois, qui donne plus de détails que Rosell, diffère assez sensiblement de celui-ci dans la description du mouvement des statues. Jean d’Outremeuse explique en détail que les statues des provinces regardent normalement celle de l’empereur qui se trouve au centre de la pièce, mais qu’en cas de menace, la statue rebelle pivote sur elle-même pour tourner le dos à l’empereur. Ce mouvement doit s’interpréter assez naturellement comme un signe d’hostilité ou d’opposition. Le lien visuel entre l’empereur et la province est rompu, ce qui traduit la rupture entre la province et Rome. C’est ce mouvement circulaire qui déclenche – automatiquement, dirions-nous – la sonnerie.

Les choses sont différentes dans le texte de Rosell qui d’ailleurs innovait déjà par rapport aux versions primitives des Mirabilia et à toute la tradition des Miracula mundi.

Ces dernières ne connaissaient qu’un simple mouvement de la part de la statue rebelle (statua commovebatur « elle était mise en mouvement, elle bougeait »), suffisant toutefois pour faire sonner la clochette qu’elle portait au cou et attirer l’attention des « prêtres-gardiens ». Comme il n’était nulle part question dans ces versions d’une statue centrale qui aurait pu servir de « point de référence » (on la regarde ou on lui tourne le dos), un lecteur candide ne pouvait imaginer dans pareil contexte qu’un mouvement très simple : la statue sautait sur elle-même. L’essentiel – ne l’oublions pas – était l’alarme que déclenchait la clochette.

Mais cette vision a dû apparaître rapidement trop simple, ou trop primitive, ou pas assez spectaculaire. On la complexifia en envisageant pour la statue un mouvement plus ample. On la fit tourner sur elle, d’un mouvement circulaire cette fois.

C’était la version de la compilation de Rosell : quando aliqua regio Romano imperio rebellis erat, statim ymago illius provinciae vertebat se contra illam « Quand une région se rebellait contre l’empire romain, aussitôt la statue de cette province se tournait dans sa direction », ce qui fait penser que la statue se tournait vers la province rebelle. Pourquoi ? Peut-être pour indiquer la direction d’une manière concrète et immédiate.

Mais – on s’en souviendra – Merveilles 1, la traduction française du XIIIe siècle, qui s’inspire très généralement de la version compilée par N. Rosell, s’écartait sur ce point de son modèle. Le traducteur écrivait : quant aucune [une] terre estoit revelee [rebellée] contre les Romains, tantost [aussitôt] l’ymage de celle province tornoit son dos à l’ymage de Rome. L’intérêt de cette traduction était d’introduire dans la notice une statue centrale qui était celle de Rome.

Cela permettait de complexifier la gestuelle. Le traducteur français du XIIIe – inconnu – est-il l’auteur de cette précision ? Aurait-il commis un contresens sur le contra illam sans en réaliser les implications ? Ou aurait-il trouvé cette précision ailleurs ? Nous n’en savons rien. Toujours est-il que sur le plan du spectacle, l’innovation est heureuse. Elle organise avec précision un ordre spatial qui n’existait pas précédemment. Les statues des provinces font cercle autour de l’image de Rome qu’elles regardent et, pour manifester l’existence d’une opposition avec Rome, la statue rebelle tourne le dos à l’image centrale. En bougeant ainsi, elle marque, visuellement pourrait-on dire, l’hostilité de « sa » région et, au sens propre, elle sonne l’alarme, puisqu’en tournant elle agite la clochette qu’elle porte au cou. Tout cela devient très spectaculaire.

Jean d’Outremeuse va plus loin que le traducteur français du XIIIe siècle. Il positionne au centre du palais une statue de l’empereur qu’il place bien en évidence sur une colonne. Les autres statues sont tout autour (atour de palais) et il est nettement précisé que leurs visages étaient tourneis vers l’ymaige del emperere et que, quand une région voloit estre rebelle aux Romans, sa statue tournait le dos à celle de l’empereur.

La gestuelle du Myreur n’est plus celle de Rosell, qui ne connaissait pas de statue centrale et où la statue du pays rebelle regardait vers la province qu’elle représentait et qui faisait défection. Elle est plutôt dans la ligne de la version du traducteur français du XIIIe siècle, qu’elle prolonge d’ailleurs avec un certain nombre de détails précis. Ainsi par exemple les statues de la périphérie regardent la statue de l’empereur ; cette dernière est seule à être sur une colonne, dominant les autres.

On peut donc dire, d’une part qu’au sein de la tradition des Mirabilia Romae, la disposition des statues et leur gestuelle en cas de rébellion ont fortement évolué et d’autre part que la version de Jean d’Outremeuse est bien dans la ligne de cette évolution. Elle en représente même une forme plus nette et plus précise. On pourrait même se demander s’il n’aurait pas utilisé une source plus récente et plus développée, qui n’a pas été conservée.

Trans Exp La suite est classique : les gardes transmettent l’information aux sénateurs, lesquels envoient sur place un corps expéditionnaire, constitué, selon Jean d’Outremeuse, par de la cavalerie. Alors que la compilation de Rosell ne comportait aucune indication sur ce qui suit la communication au sénat, le chroniqueur liégeois signale explicitement l’envoi de cavaliers por corregier celle region.

 

2. Deuxième mention (Myreur, p. 70-71) : le lien avec le Panthéon

La deuxième mention des statues magiques dans la chronique liégeoise se rencontre dans la notice sur le Panthéon, qui suit à peu de distance celle sur le Capitole.

On vient de voir que Jean d’Outremeuse, s’il a été – directement ou non – influencé par la notice de Rosell sur le Capitole, s’en est assez nettement écarté, en particulier sur le rôle de Virgile ainsi que sur la disposition des statues et leur gestuelle. Qu’en est-il pour le Panthéon ?

Le passage suivant va montrer qu’il a conservé la présentation – classique – des Mirabilia anciens où les statues magiques étaient évoquées à propos du Panthéon d’Agrippa. On trouvera ci-après, mis en colonnes, le texte de Jean d’Outremeuse et celui de Mirab. ch. 16, quasi identique, rappelons-le, à celui de la Graphia (ch. 29) et à celui de la compilation de Rosell (ch. 25).

On verra que la structure générale du récit mettant en scène Agrippa est fondamentalement la même, mais que certaines modifications intéressantes s’observent dans le paragraphe consacré aux statues magiques :

 

Mirab. ch. 16, (III, p. 34-35 V.-Z.)

Myreur, p. 70-71

(1) Temporibus consulum et senatorum,…

(1) Pantheon est I temple qui, al temps des consules et senateurs, fut fais en teile maniere :

(2) Agrippa praefectus subiugavit Romano senatui Suevios, Saxones, et alios occidentales populos, cum quatuor legionibus.

(2) Agrippa, le prefecte de Romme, les Suavres et le Saynes metit al desous, et II altres peuples awec IIII legions ;

(3) In cuius reversione tintinnabulum statuae Persidae, quae erat in Capitolio, sonuit in templo Iovis et Monetae. Uniuscuiusque regni totius orbis erat statua in Capitolio, cum tintinnabulo ad collum ; statim ut sonabat tintinnabulum, cognoscebant illud regnum esse rebelle. Cuius tintinnabulum audiens sacerdos qui erat in speculo in [h]ebdomada sua, nuntiavit senatoribus.

(3) et, quant ilh revient, ly tenten del ymage de Perse alat sonneir mult fort, et li garde le nonchat aux senateurs, et les senateurs qui veirent l'ymage tournée le dos se liserent la lettre, se veirent que ch'estoit del region de Perse ;

(4) Senatores autem hanc legationem praefecto Agrippae imposuerunt. Qui renuens non posse pati tantum negotium, tandem convictus, petiit consilium trium dierum ;

(4) si vinrent à Agrippa, et li desent qu'ilh alast à grant gens encontre les Persiens. Et chis les condist, en disant qu'ilh n'y poroit aleir ; et toutvoie ilh fut si destrains et tant, qu'ilh demandat l'aterme de III jours.

 

Loca  Dans Mirab., la statue de la Perse se trouvait « au Capitole, dans le temple de Jupiter et de Moneta ». Jean d’Outremeuse ne donne ici aucune localisation. Mais ce n’était pas nécessaire. Il vient de parler des statues magiques du Capitole quelques lignes plus haut.

Iden Clo Une différence plus significative concerne l’identification de la statue rebelle. Après avoir évoqué le tintement de la clochette, Jean d’Outremeuse explique comment les sénateurs surent que la région rebelle était la Perse : ils se liserent la lettre qui se trouvait sur la statue qui avait bougé, ce qui leur permit de voir que ch’estoit del region de Perse. Manifestement, pour le chroniqueur liégeois, chaque statue portait une inscription qui l’identifiait. Cela suscite quelques questions.

En effet, le rédacteur de Mirab., pour sa part, ne parlait que d’une sonnette. Et il en est de même, nous l’avons dit, de celui de la Graphia (ch. 29) et de Rosell (ch. 17). Cela suffisait peut-être au début de la tradition, mais les rédacteurs ont dû se poser assez vite la question de l’identification de la statue rebelle. Le bruit de la clochette désignait sans difficulté la statue rebelle mais comment savoir à quel pays elle correspondait.

Dans la version de Jean d’Outremeuse, c’est en lisant la lettre, entendez l’inscription sur la statue, que les responsables purent connaître le nom du pays qui posait problème aux Romains. D’où viendrait alors dans la notice sur le Panthéon chez Jean d’Outremeuse la mention d’une inscription ? Il n’en était pas question dans sa notice précédente sur le Capitole (Myreur, p. 69-70), ni dans l’exposé correspondant chez Rosell (ch. 17, p. 192-193 V.-Z.).

Faudrait-il supposer que le chroniqueur liégeois, traitant du Panthéon, n’utilisait pas (directement ou indirectement) la même source que pour le Capitole ? C’est possible. En tout cas, Jean d’Outremeuse n’évoque une inscription, comme moyen d’identification, que dans la notice sur le Panthéon. On se serait attendu à la voir mentionnée dans la notice consacrée au Capitole, où était décrit plus en détail le complexe aux statues.

Crea Le second passage n’évoque pas Virgile, même sous forme d’un simple rappel. Mais cette omission n’a guère de signification, Jean d’Outremeuse s’étant prononcé nettement un peu plus haut sur le nom du créateur.

Iden Le second passage ne revient pas non plus sur ce que les statues pouvaient tenir en main. Mais cette omission ne heurte pas plus que celle de Virgile, et pour les mêmes raisons. Pourquoi le chroniqueur liégeois aurait-il dû répéter ce qu’il venait de dire ? Par contre, l’apparition d’inscriptions, dont il n’avait pas été question dans la première mention, est plus curieuse.

             

3. La troisième mention (Myreur, I, p. 229-230) : son lien avec les merveilles de Virgile

Placée à quelque 150 pages des deux précédentes, la troisième mention ne fait plus partie de la traduction des Mirabilia. On peut la considérer comme une utilisation du motif des statues. C’est que Jean d’Outremeuse reprend le motif des statues magiques dans un contexte différent, celui des réalisations merveilleuses qui sont attribuées à Virgile.

Dans les pages précédant cette troisième mention, le chroniqueur liégeois vient d’évoquer la construction par Virgile d’une haute tour, surmontée d’un « miroir magique » posé sur cent piliers de marbre et permettant d’apercevoir d’éventuels ennemis arrivant par mer. C’est le fameux miroir auquel il a déjà été fait allusion dans le chapitre d’introduction et qu’on retrouvera dans le sixième. L’épisode du miroir est suivi immédiatement par le récit de la création des statues magiques aux clochettes, qui assure davantage encore la protection de la ville.

On avait fait à Virgile, raconte Jean d’Outremeuse, le récit d’invasions inattendues (notamment celle des Sycambiens, entendez des Gaulois, et celle des Carthaginois d’Hannibal), souvent très dommageables. Pour mieux prémunir ses concitoyens contre ce genre d’attaques, le magicien qu’est Virgile va construire le temple aux nombreuses statues qui nous occupe. Voici le texte :

 

Myreur, I, 229-230

Traduction en français moderne

(1) En cel an meismes, en mois de may, fist Virgile à Romme I mult beal joweal, portant que ons li avoit conteit des Sycambiens et de Hanibal de Cartaige et de mult d'aultres gens qui venoient à Romme subitement, que ons n'en savoit riens, dont les Romans astoient sovens dechus.

(1) La même année, en mai, Virgile fit à Rome un très beau joyau. Il avait entendu parler des Sycambriens, d’Hannibal le Carthaginois et de beaucoup d’autres gens qui étaient venus à Rome brusquement, sans qu’on soit averti de leur arrivée, et qui avaient souvent causé des dommages aux Romains.

(2) Si mist Virgile à chu remeide en teil manere : ilh fist I capitole à Romme ou I temple en une seul nuit, où ilh avoit ortant des ymagenes qu'ilh avoit de provienche en monde.

(2) Virgile imagina d’y remédier comme suit : il construisit un Capitole à Rome ou un temple en une seule nuit, où il y avait autant de statues que de provinces dans le monde.

(3) Et avoit casconne ymaige à son coul pendant I tentente ; et avoit casconne ymaige emy le front, entres les dois yeux, escript le nom de pays cuy ilh representoit. Si astoient tout altour de palais les visaiges tourneis vers l'ymaige l'emperere, qui astoit tout emy le palais sour une scolumpne, et faisoit visaige tout entour ; et s'ilh avenoit que aulcon region fuist rebelle aux Romans, son ymaige tournoit le dos l'ymaige de l'emperere, et sonoit son tentent, et espandoit la terre que ilh tenoit en sa main.

(3) Chaque statue avait, pendant à son cou, une clochette ; et chacune avait le nom du pays qu’elle représentait inscrit au milieu du front, entre les deux yeux. Elles étaient tout autour du palais, les visages tournés vers la statue de l’empereur, qui était au centre du palais, sur une colonne, regardant tout autour. Et s’il arrivait qu’une région se rebelle contre les Romains, sa statue tournait le dos à celle de l’empereur, et agitait sa clochette, en répandant la terre qu’elle tenait sans sa main.

(4) Et les gardes qui à chu pensoient le disoient aux senateurs, qui tantoist y envoient les chevaliers à chu ordineis por corregier cel region, en teile manere que j'ay fait mention deseur où j'ay parleit des capitoiles de Romme. Et enssi savoient les Romans leur grevanche, enssitoist que li pensée venoit aux rebellians. Et chu estoit fait par nigromanche.

(4) Alors les gardes chargés de la surveillance l’annonçaient aux sénateurs, lesquels immédiatement envoyaient les chevaliers mandatés à cet effet pour remettre de l’ordre dans cette région, comme j’en ai fait mention plus haut en parlant des Capitoles de Rome. Et ainsi les Romains connaissaient le danger [qu’ils allaient courir] aussitôt que la pensée en venait aux rebelles. Et tout cela était fait par magie.

 

L’exposé s’ouvre (§ 1) par une introduction. Mobi Elle explique, par des événements historiques, les raisons de cette construction merveilleuse, arme magique de défense, comme l’était le miroir magique. C’est la première fois que nous rencontrons ce souci de faire intervenir l’histoire avec des exemples aussi précis (les Sycambres, les Carthaginois). Il ne provient ni de la tradition des Miracula mundi, ni de celle des Mirabilia Romae. Les progrès de notre enquête montreront qu’il était partagé par d’autres traditions.

Crea Le créateur de ce mult beal joweal est Virgile, ce qui ne nous étonne pas de Jean d’Outremeuse, en train précisément d’énumérer les réalisations merveilleuses du magicien.

Deno En matière de dénomination, il vaut peut-être la peine de relever qu’aucun des trois passages ne donne de nom au complexe. Ce n’est guère surprenant. Le mot Salvatio, habituel dans la tradition des Miracula mundi, est presque totalement absent de celle des Mirabilia. Il ne figure que chez Maître Grégoire, un auteur qui se caractérise par son originalité et les distances qu’il prend par rapport à la tradition des Mirabilia.

Loca La localisation du bâtiment n’est pas donnée exactement de la même manière que dans le premier texte (Myreur, p. 69), où il se trouvait dans le Capitole et recevait la qualification tantôt de « Temple » tantôt de « Palais ». Ici (Myreur, p. 229), Virgile crée à Rome un Capitole ou un temple (ilh fist I capitole à Romme ou I temple). Mais la présence un peu plus loin (§ 4) du pluriel capitoiles laisserait penser, dans le chef de Jean d’Outremeuse, à une sorte d’équivalence entre les mots « capitole » et « temple ». Quoi qu’il en soit, on ne retiendra pas une différence fondamentale de localisation entre les deux textes (Myreur, p. 69 et p. 229) : des deux côtés, le « bâtiment aux statues » se trouve dans ce que nous appelons aujourd’hui le Capitole.

Stat Iden Mouv Dans la description des statues, le présent texte rapporte que le nom du peuple représenté est inscrit sur les statues, au milieu du front, entre les deux yeux.

On l’a déjà dit, le motif des inscriptions, courant dans la tradition des Miracula mundi, avait disparu au début de la tradition des Mirabilia Romae (Mirab., Graph., Rosell, Merv. 1 = la traduction française du XIIIe siècle). Nous verrons plus loin que les traductions allemandes et leur source ne connaissent pas non plus les inscriptions comme telles et qu’elles tentent de résoudre d’une autre manière le problème de l’identification de la statue. Les inscriptions sont toutefois présentes chez Maître Grégoire, une sorte d’outsider il est vrai (in pectore scriptum : le nom du peuple est écrit sur la poitrine des statues), qui n’a pas peur de s’écarter de la tradition stricte des Mirabilia. Absentes chez Jean d’Outremeuse dans le premier texte (sur le Capitole, Myreur, p. 69), elles se manifestent – en filigrane il est vrai – dans le second (sur le Panthéon, Myreur, p. 71). Il y est spécifié en effet que les sénateurs avaient pu très rapidement connaître le nom du peuple dont la sonnette s’était agitée en lisant l’inscription (se liserent la lettre).

C’est précisément à cause de l’absence de toute mention d’une inscription dans le premier texte (Myreur, p. 69) que l’objet tenu en main par les statues nous avait paru être un marqueur d’identification : chaque statue aurait porté dans la main un signe caractéristique de son pays.

Mais le troisième texte (Myreur, p. 230) modifie un peu la donne. Jean d’Outremeuse y signale explicitement que chaque statue porte le nom de son pays « au milieu du front, entre les deux yeux » et en outre qu’en même temps que sonnait sa clochette, « la statue laissait tomber la terre qu’elle tenait en main » (espandoit la terre que ilh tenoit en sa main). La phrase ici est beaucoup plus claire : l’objet tenu en main par la statue reçoit une nature et une fonction précises. C’est un peu de la terre de son pays que la statue laisse tomber, en signe de rébellion vraisemblablement.

Il serait dès lors possible d’harmoniser le premier et le troisième texte en considérant que la statue tenait bien en main de la terre de son pays comme marqueur d’identification (premier texte), et que, en signe de rébellion, elle le laissait tomber (troisième texte). En outre, chaque statue portait une clochette au cou et une inscription au milieu du front, entre les deux yeux, avec le nom du pays qu’elle représentait.

Ce qui repose la question de la source de Jean d’Outremeuse : d’où proviendrait le détail de la terre, comme symbole du pays ? À notre connaissance, le chroniqueur liégeois est le seul à le proposer. L’a-t-il trouvé quelque part ? L’a-t-il inventé lui-même ?

Bien sûr il se pourrait que la formulation du troisième texte (espandoit la terre que ilh tenoit en sa main) représente une interprétation ou une réécriture par Jean d’Outremeuse de la formulation du premier texte (avoit de la terre de pays unc signe que chascon ymage representoit en sa main), formulation sans aucun répondant dans les versions latines des Mirabilia. Dans le premier texte, le chroniqueur liégeois aurait traduit ainsi, sans trop la comprendre, une formulation trouvée ailleurs. Dans le troisième texte, il en aurait donné une réécriture plus claire. Mais cette explication semble bien alambiquée.

Bref la question reste ouverte.

 

4. En conclusion

En guise de synthèse, nous pouvons relever que les trois textes de Jean d’Outremeuse transmettent quelques données intéressantes, dont la plus importante concerne l’attribution du complexe à Virgile.

Crea Il est en effet frappant de constater que, dans l’ensemble de la tradition des Mirabilia Romae, Jean d’Outremeuse est le seul à présenter formellement Virgile comme créateur du complexe des statues magiques aux clochettes. Toutes les versions des Mirabilia signalent bien, explicitement ou implicitement, le caractère magique de pareille installation, mais aucune autre ne cite Virgile, même pas celle de Maître Grégoire, qui pourtant n’a pas peur de s’en éloigner à l’occasion.

Le chroniqueur liégeois a certainement inséré motu proprio la mention de Virgile dans les textes des Mirabilia Romae qu’il utilisait et où ne figurait pas le nom du magicien. Ce qui, avons-nous noté plus haut, n’a rien d’étonnant, compte tenu de l’intérêt particulier que Jean d’Outremeuse manifeste dans le reste de son œuvre pour les réalisations merveilleuses du Virgile magicien.

Il assume d’ailleurs pleinement ses positions, si l’on en juge par la fin de la notice. Il y renvoie en effet le lecteur, et d’une manière très claire, à d’autres passages du Myreur, où, précise-t-il, il fera expressement mension du complexe aux statues magiques et d’autres fais de Virgile.

Iden Qu’en est-il maintenant de la question de l’identification des statues ? Si l’on interprète bien son premier et son troisième texte, Jean d’Outremeuse signale des inscriptions donnant le nom des peuples que les statues portent emy le front, entres les dois yeux.

Avec ce détail, il reprend un motif ancien qu’il a dû trouver soit dans la tradition des Miracula, soit dans des versions appartenant à d’autres traditions qui connaissaient les inscriptions sur les statues. Il n’a pas pu l’emprunter à Maître Grégoire, la version de celui-ci étant beaucoup trop différente de celle de Jean d’Outremeuse. Peut-être l’a-t-il « réinventé »...

La présence de terre dans les mains des statues est un autre point intéressant, plus mystérieux encore peut-être. Car il est étranger à la tradition des Mirabilia et nous ne l’avons rencontré nulle part ailleurs au fil de notre enquête. À notre connaissance, c’est un hapax. Mais nous savons que le chroniqueur liégeois peut à l’occasion faire preuve de beaucoup d’inventivité.

 

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013