FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 3 : Autres témoignages de la littérature allemande

 

C. Les statues magiques dans la Sächsische Weltchronik (XIIIe siècle)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

1. Généralités sur la Sächsische Weltchronik

Composée en moyen bas-allemand, la Sächsische Weltchronik est la première chronique historique en prose. De date incertaine (entre 1225 et 1275) et attestée par une cinquantaine de témoins, elle se présente sous trois recensions différentes (A, B et C) et se prolonge par diverses « continuations ». Elle fut probablement rédigée dans l’archevêché de Magdeburg, mais son auteur n’est pas connu avec certitude.

Cette chronique universelle retrace l’histoire du monde depuis la création. Elle passe rapidement sur l’histoire de Rome, pour présenter plus en détail le monde franc et le Saint Empire Romain, jusqu’à Frédéric II, un contemporain du chroniqueur. À la différence des chroniques versifiées de son époque (notamment celle de Jans Enikel), elle montre peu d’intérêt pour la matière biblique et, dans certaines de ces recensions en tout cas,  elle est proche d’une présentation sèche, de type annalistique.

Pour une vue d’ensemble sur cette œuvre, on verra H. Herkommer, SächsischeWeltchronik, dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, Berlin, t. 8, 1992, col. 473-500.

* La seule édition critique existante est celle des MGH (Monumenta Germaniae Historica, Scriptorum qui vernacula lingua usi sunt. Tomus II) : Ludwig Weiland, Sächsische Weltchronik, dans Deutsche Chroniken und andere Geschichtbücher des Mittelalters, II, Hannovre, 1877, p. 1-384. Une version électronique intégrale et libre d’accès se trouve  sur le site des MGH.

 

2. Le contexte

Dans son récit sur la royauté romaine, le rédacteur de la Sächsiche Weltchronik utilise plusieurs sources qu’il entremêle. Elles sont présentées et discutées dans l’édition de L. Weiland (p. 20-33). Deux d’entre elles concernent la section qui nous intéresse. L’une, de type annalistique, est le Chronicon universale de Ekkehard von Aura (c. 1085-1125). Écrite en latin (cfr les p. 20-22 de l’éd. Weiland), elle fournit le cadre où sont énumérés sans beaucoup de détails les rois de Rome, dans l’ordre même des historiens anciens d’ailleurs (Romulus, Numa Pompilius, Tullus Hostilius, Ancus Marcus, etc.). La seconde source est la Kaiserchronik, que nous connaissons maintenant, fort détaillée et très riche en récits légendaires. Dans la section examinée ici, le rédacteur de la Sächsiche Weltchronik étoffe la sécheresse de la première source avec des textes de la seconde.

Ainsi, en ce qui concerne le deuxième roi de Rome, Numa (p. 80-81), les quatre lignes de synthèse provenant de Ekkehard sont complétées par près de deux pages, qui reprennent, avec relativement peu de modifications, deux passages qui se succédaient dans la Kaiserchroniek : d’abord la présentation des cérémonies et des fêtes liées aux différents jours de la semaine, ensuite la présentation des statues magiques aux clochettes. La disposition générale est telle que, pour le lecteur, tout cet ensemble (les sept jours et les statues) est perçu, implicitement bien sûr, comme des réalisations du roi Numa.

 

3. La traduction de la notice

On trouvera ci-dessous, dans une traduction française légèrement adaptée, ce qui concerne les statues aux clochettes :

    « Les Romains étaient une grande puissance. Sur terre comme sur mer, personne ne pouvait s’opposer à eux ; tous les pays leur obéissaient et leur étaient soumis.

    Ils avaient des statues en bronze de tous les pays qui étaient en leur pouvoir. Elles étaient au Capitole, et on y avait suspendu des clochettes d’or. Chaque pays avait sa statue, sur laquelle il y avait une inscription précisant de quel pays il s’agissait. Le travail était fait avec une telle maîtrise que si un pays se rebellait contre Rome et si ses seigneurs s’opposaient au Capitole, la clochette liée à sa statue sonnait. On envoyait alors la cavalerie dans le pays pour le soumettre.

    C’est ainsi qu’ils dominèrent le monde plusieurs siècles jusqu’à Jules César. Celui-ci fut envoyé en Germanie, qu’il reprit avec beaucoup d’honneur, comme on le trouve écrit là en détail [= la Kaiserchronik]. Sur les dieux dont il a été question plus haut, on ne connaît pas toute la vérité, ni sur les clochettes d’ailleurs. On en parle en tout cas dans les livres. Mais revenons maintenant au premier récit [= la version annalistique d’Ekkehard]. » (trad. légèrement adaptée du texte donné par L. Wieland, p. 81, l. 13 à 26)

4. Des rapprochements avec la Kaiserchronik.  Le commentaire de la notice

Dans l’ensemble, la description des statues est très schématique et réduite au minimum. Ce qui n’empêche pas d’y déceler, sur quelques points précis, l’influence nette de la Kaiserchronik : une introduction sur la puissance de Rome, Stat des statues de bronze, Cloc des clochettes en or, Magi la maîtrise de l’ensemble, Iden les inscriptions donnant le nom du pays. Aucune allusion toutefois ne rappelle le traitement « réaliste » des statues, à savoir la manière dont chacune d’elles était fondue pour la faire ressembler aux habitants d’un pays déterminé.

 

5. La localisation au Capitole

D’autres points sont peut-être plus importants. Et d’abord la localisation du complexe des statues au Capitole. Une précision topographique qui surprend parce que la Kaiserchronik semblait les avoir placées au Panthéon. C’était en tout cas – nous nous en sommes expliqué plus haut – ce qui se dégageait du contexte même de cette chronique.

Dans le cas de la Sächsische Weltchronik, c’est peut-être aussi simplement le contexte qui pourrait expliquer la mention du Capitole. En effet, le développement sur les dieux de la semaine et les statues magiques devait combler la sécheresse de la présentation de Numa Pompilius dans « le premier récit ». Or la présentation concise notait précisément que Numa « avait également fait le Capitole à Rome » (he makede oc dat Capitolium to Rome). Là réside peut-être l’explication, mais il reste – on ne l’oubliera pas – que dans toute la tradition des Miracula mundi et une très grande partie de celle des Mirabilia Romae, les statues étaient localisées au Capitole.

 

6. Une nouveauté : la distance critique et la distinction des sources

Deux choses aussi sont à noter : d’une part la manière dont le rédacteur, dans les dernières phrases, prend ses distances vis-à-vis de son sujet ; et d’autre part la distinction nette qu’il opère entre ses deux sources. « On ne peut pas savoir vraiment, dit-il en substance, ce qu’il en est des dieux et des statues, mais c’est en tout cas ce que l’on trouve – et avec plus de détails encore – dans les livres ». Il vise évidemment ici la Kaiserchronik.

La finale aussi est plutôt amusante : « revenons à notre premier livre ». Il s’agit cette fois de la version annalistique d’Ekkehard. Et de fait suivront quatre lignes très brèves pour Tullius Hostilius, et trois, très brèves aussi, pour Ankus Markus. Rappelons que Numa avait eu droit à quatre lignes du même style, mais que la « matière » empruntée par le rédacteur à la Kaiserchronik lui avait fourni un complément de cinquante lignes. L’avantage (pour l’analyse) est que le rédacteur de la Sächsische Weltkronik se borne à juxtaposer strictement ses sources.

 

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