FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (X)


Deux compilations : la Fleur des histoires de Jean Mansel (milieu du XVe) et Les faictz merveilleux de Virgille (début XVIe)

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

           

            Deux compilations vont maintenant nous retenir, la première est la Fleur des histoires de Jean Mansel, la seconde est une œuvre anonyme intitulée Les Faictz merveilleux de Virgille, écrites toutes les deux en français et séparées l’une de l’autre par un demi-siècle.

 

13. La Fleur des histoires de Jean Mansel (milieu XVe siècle)

            La Fleur des Histoires est une vaste compilation qui retrace l'histoire du monde depuis sa création jusqu'au règne de Charles VI, roi de France de 1380 à 1422, bref une Chronique universelle de plus. L'auteur en est Jean Mansel, né probablement à Hesdin (Pas-de-Calais) en 1400 ou 1401 et y décédé en 1473 ou 1474. Il fut, à partir de 1435, tout comme son père, un haut fonctionnaire au service des Ducs de Bourgogne. Ses fonctions en faisaient un personnage proche de Philippe le Bon.

            Jean Mansel avait déjà rédigé des Histoires romaines d'après Tite-Live avant de se consacrer à la Fleur des Histoires. Ce dernier ouvrage contient, à côté notamment de parties hagiographiques et topographiques, des récits tirés d'œuvres de Jean Wauquelin, un contemporain de Jean Mansel.

            Le travail connut un grand succès du vivant même de l’auteur : deux rédactions en sont attestées, l’une en 1446-1451, l’autre quelques années plus tard. Il n’en existe encore aucune édition complète et on doit se baser sur les manuscrits existants (quelque 25 dont certains se trouvent à la Bibliothèque royale de Bruxelles (cfr l’article de D. De Clercq, dans les FEC, 2002, et la présentation d’Arlima).

            Les épisodes du « Virgile pendu » et du « Virgile vengé » sont présentés brièvement dans la Fleur des Histoires. L’auteur y voit un exemple de plus de ces hommes, qui, même sages, furent trompés par la gent féminine ; il qualifie Virgile de « sage fol », et développe une misogynie non dissimulée. En voici le texte original :

 

Et encore dist-on de Virgile que une dame de Romme le trompa et que elle le laissa pendant à une corbeille une nuit, et tout le jour ensieuvant. Elle lui eut promis qu'il coucheroit celle nuit aveucq elle. Or doncques, le sage fol vint à la journee assignee pour monter en la chambre de la dame, et elle lui devala [= descendit] une corbeille à une corde. Virgile entra dedens la corbeille et la dame le tira pres jusques de la fenestre en hault et la le lessa, pendant en tel lieu que tous ceulx de la cite le peurent veir [...] tout le lendemain, dont Virgile eut si grant deul que il cuida yssir du sens [= si grande douleur qu'il pensa perdre la raison]. Mais il pugnist trop bien la dame car, comme dist l'istore, il fist par son art estaindre tout le feu d'entour Romme à sept mil pres de la cite et fist que nul ne povoit [...] recouvrer le feu, se il n'en prenoit au cul de la dame. Elle eut à nom Liegart (= joyeuse garce), qui fu à la dame une honteuse pugnition car moult estoit mignote. O ! comme maint sage et maint fol hommes ont esté par femmes deceuz (= déçus), et seront encore sans doubte s'ils ne les fuyent. Moult est femme decepvant quant elle s'y applicque.

 

            Rien de bien neuf, même pas la leçon de morale, à part peut-être deux détails sans grande importance d’ailleurs : tous les feux sont éteints dans un rayon de sept milles autour de Rome ; la victime reçoit le nom de Liegart [= joyeuse garce], et on se demande si Jean Mansel ne considère pas ce surnom plus infamant pour elle que sa punition.

 

Texte : Th. Greffe, Les sources de l'épisode de Virgile dans le « Myreur des Histors » de Jean d'Outremeuse, Liège, 1983-84, p. 250 (Mémoire de Licence en Philologie Romane de l'Université de Liège). L’auteur du mémoire a collationné le texte sur deux manuscrits, l’un à Paris (B.N. Fr. 302), l’autre à Bruxelles (BR 9231).

 

 

14. Les Faictz merveilleux de Virgille (début XVIe siècle)

           

            Ce roman anonyme propose, sous forme de petits récits placés l’un après l’autre, une biographie complète de Virgile, allant de son « naissement » à sa mort mystérieuse en haute mer et à la disparition de son trésor. Né en France, il a connu au fil des siècles un très large succès.

            De ce roman anonyme, plusieurs éditions ont vu le jour au XVIe siècle : en français d’abord, puis en anglais (sur la version française), puis en néerlandais (sur la version anglaise). D’autres traductions ont suivi, en islandais (1676, sur le texte néerlandais) et en allemand (la plus ancienne conservée, faite sur un texte anglais remontant à 1812, date de 1830). Le succès de cette oeuvre ne s’est pas démenti : devenu une sorte de « livre populaire » (libretto popolare, Volksbuch, volksroman), il a été réimprimé (plusieurs fois encore en français au XIXe siècle) et traduit dans une même langue à plusieurs reprises (ainsi une nouvelle traduction anglaise, faite sur la version allemande de 1830, a vu le jour, avec quelques adaptations en 1893, sous le titre The Wonderful History of Virgilius the Sorcerer of Rome). Il fut également l’objet de diverses variantes : on ajoute un nom (Febilla dans la version anglaise de 1893) ou un récit, on remplace un épisode par un autre, sans toutefois altérer en profondeur le caractère général du roman (cfr Comparetti, Virgilio, 1896, p. 163-165). On aura ainsi l’occasion de rencontrer plus loin une très intéressante version tardive « alternative » de l’épisode classé de la vengeance.

            La partie principale du roman est occupée par une énumération assez détaillée des nombreux mirabilia où se déploie le génie polyvalent du magicien. C’est dans cette liste que figure l’épisode qui nous occupe. Précisons-en le contexte.

            Les rapports de Virgile avec l’empereur de Rome – pas autrement nommé – sont difficiles. S’estimant spolié de ses biens, notre héros fait appel à l’empereur pour les récupérer. Mais sans succès. S’ensuit entre eux une guerre déclarée. L’armée de l’empereur vient assiéger le château où est retranché Virgile, mais il est difficile, même à un empereur de Rome, de faire face aux pouvoirs d’un magicien comme Virgile. Ce dernier lance un enchantement sur les assaillants qui sont comme pris au piège, entourés de murs. Ils sont bloqués et même affamés. Voici une courte citation de cette merveille :

 

     L’empereur se vit ainsi enclos, lui et tout son ost (= son armée), et […] ils n’avoient puissance de remuer, ne de partir, ne nulz, que dehors fust, ne pouvoit à eulx venir, se ce n'etoit par le consentement de Virgille. […] Adonc s'en alla Virgille à son hostel et fit venir, cuyre et appareiller ses viandes entre son manoir et l'ost en telle maniere que tous ceulx qui le voyoient l'odeur en avoient, et non autre chose avoir n'en pouvoient, pource que l'aer et la closture leur defendait le passage. Ainsi fist Virgille à l'empereur et à tous ceulx qui avec luy estoient souffrir faim et soif et mainte autre malaise, et n'y avoit homme en l'ost qui s'en peust destourner, ne qui an peust conseil donner pour y remedier. (p. 247 de l’éd. Comparetti-Pasquali, 1941)

 

                L’empereur doit céder. Il fait la paix et rend à Virgile tout ce que celui-ci demandait. Mieux encore : il fait de lui son principal conseiller. C’est à cette époque que prend place l’épisode du panier :

 

     Et tant advint que Virgille ayma une damoiselle, fille d'une grant dame des plus grans gens de Romme, et la fit requerir d'amour par une vieille sorciere. Quant la damoiselle sçeut qu'il estoit assoté d'elle, si se pensa comme elle le tromperoit et decevroit, et au commencement luy dist qu’il y avoit grant dangier, et en la fin luy dist qu’elle n’avoit peur de luy octroyer sa voulenté fors que en une maniere, et que si vouloit coucher avec elle, il convenoit venir tout quoy (= en silence) auprès de la tour où elle gisoit, quant toutes gens seroient couchez, et elle luy avallerait (= elle lui ferait descendre) une corbeille à terre bien encordée, et il entreroit dedans, et elle le tireroit à mont jusques en sa chambre. Et luy accorda (= il fut d’accord), et dit que voulentiers le feroit. (p. 247-248 de l’éd. Comparetti-Pasquali, 1941)

 

            Le schéma est tout ce qu’il y a de plus classique, et le seul détail particularisant un peu original consiste dans la sorcière jouant le rôle d’entremetteuse. Virgile se laisse très facilement prendre au piège.

 

     Le jour fut prins (= pris) qu'il devoit aller en celle tour qui seoit au marché de Romme. En toute la cité n'avoit si haulte tour. Virgille alla à la tour où la demoiselle l'attendoit et de la grant haste (= hâte) qu'il eut d'y fouyr, il s'en alla tout nud en pure chemise, sans robbe, sans chausses ne brayes ; et quant il trouva la corbeille descendue, entra dedans, et la damoiselle le fist tirer amont jusques au second estage de la tour, et quant il fut ainsi que à dix piedz de la fenestre, ilz attacherent la corde et le laisserent pendu là à plus de cinquante piedz de hault. Lors luy dist la damoiselle : Maistre, vous estes trompé (= vous avez été berné), car demain sera jour de marché ; vous serez de tous regardé et verra chacun vostre ribaudise qui cuydez (= à vous qui pensiez) avec moy coucher ; sire ribault, clerc enchenteur, vous demourez là. Et elle clouyt (= ferma) la fenestre et s'en alla. Et Virgille demoura toute nuyt là pendu et l'endemain, tant qu'il fust sçeu par tout Romme, et l'empereur, qui dolent en fut, manda la damoiselle qu'elle fist avaller Virgille, qui moult en fut honteux. (p. 248 de l’éd. Comparetti-Pasquali, 1941)

 

            Bref, c’est la description, classique elle aussi, du Maître humilié de devoir rester suspendu dans sa corbeille sur le mur de la tour. Quelques détails, sans réelle importance pour le fond de l’histoire : Virgile est tout nu (ce n’est pas la première fois) ; des précisions chiffrées (il est bloqué au deuxième étage, à cinquante pieds de hauteur et à dix pieds de la fenêtre) ; la demoiselle lui fait sévèrement la leçon ; l’empereur en est informé ; il en est attristé et ordonne qu’on le fasse descendre. Rien pour nous surprendre dans tout cela.

            La suite aussi, qui raconte Comment Virgille estaingnit le feu de Rome, nous est relativement familière :

 

     Si dit par son chief (= Il se dit en lui-même) qu'il s'en vengeroit briefvement (= sans tarder), et vint à son palais qui estoit le plus bel de Romme […]. Si print (= prit) Virgille ses livres et fist tant que tout le feu de Romme fut esteint et n'y avait nul qui en peust apporter en la cité de dehors Romme, et dura ce temps une journée que sans feu Romme estoit ; mais Virgille en avoit assez et nulz des autres n'en avoient point et si n'en pouvoient faire. L'empereur et tous les barons et toute Romme estoient tous esbahis et emerveillez que ce pouvait estre, et dirent à l'empereur qu'ilz cuidoient (= croyaient) que Virgille l'eust fait estaindre. Si le manda l'empereur et luy pria qu'il les conseillast comment ilz pourroient recouvrer du feu. Et par ma foy, dist Virgilles, vous en aurez se vous voulez, et par tout Romme. Sire, font-ilz, dictes-nous comment. (p. 248 de l’éd. Comparetti-Pasquali, 1941)

 

          Quelques détails présentent un certain intérêt. Le fait d’abord que Virgile, rentré chez lui, se mette à consulter ses livres. Dans son panier, il était tout nu, sans ses vêtements et sans sa documentation. Une remarque de ce type se trouve dans Les Chroniques de Jerahme’el : apparemment sans son matériel, un magicien est démuni. Ensuite la disparition du feu, dans les autres maisons que chez Virgile : il a suffi d’un seul jour sans feu pour que les autorités comprennent ce qui se passe : cette brève démonstration de force suffisait. C’est un détail qu’on ne trouve qu’ici. Quant au motif de l’intervention de l’empereur demandant conseil à Virgile, s’il est facultatif, il n’est pas rare.

            L’exposé suivant est intitulé Comment la damoiselle fut mise en l’escharfaut et y allait chacun allumer sa chandelle ou sa torche entre ses jambes. Virgile expliquera d’abord à l’empereur ce qu’il faut faire, puis viendra la description proprement dite. La double présentation de la punition nous est maintenant familière.

 

     Et Virgille leur dit : Vous ferez un escharfault (= une estrade) au marché, et en iceluy escharfault vous ferez monter toute nue en sa chemise la damoiselle qui devant hier me pendit en la corbeille, et ferez crier par toute Romme que qui vouldra avoir du feu viennent à l'escharfault en prendre, et allumer à la nature d'icelle damoiselle, ou autrement ilz n'en auront point. Et sachez que l'un n'en pourra à l'autre ne vendre, ne prester, ne autrement ne pourra nul allumer.

     L'empereur et tous les barons de Romme virent bien que faire leur convenait (= ils devaient faire cela), dont ilz furent moult dolens, et firent faire l'escharfault et venir la damoiselle. Si fut montée sur l'escharfault en pure chemise, et tous ceulx qui du feu avoient besoing, en venoient querir à sa nature entre ses jambes. Les riches y boutoient des torches et les pauvres des chandelles ou de l'estran (= paille). Trois jours convint (= dut) à la damoiselle y estre, ou aultrement ilz n'eussent point eu de feu, tant que Romme en fut garnie. Lors s'en alla la damoiselle honteusement et bien sçavait que Virgille luy pourchassoit ceste villennie. Puis ne tarda guaires qu'il ne se mariast et print femme. (p. 248-249 de l’éd. Comparetti-Pasquali, 1941)

 

            La punition dure trois jours, au bout desquels la demoiselle s’en retourne chez elle, honteuse ; tout le monde connaît le rôle joué par Virgile mais ce dernier ne semble pas avoir été inquiété : ni jugement, ni condamnation, ni punition. Le texte précise même qu’il ne mit pas longtemps à se marier, un détail qu’on ne retrouve qu’ici.

            Puis l’anonyme poursuit sa présentation d’autres « faits merveilleux », qui n’ont plus rien à voir avec l’humiliation du panier et la vengeance du magicien. Pour notre part, nous continuerons notre tour d’Europe en saisissant deux traces évanescentes de cet épisode de la légende virgilienne dans l’Espagne du XVe siècle.

 

Texte : Comparetti-Pasquali, Virgilio, t. II, 1941, p. 242-256.

 

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