FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 20 - juillet-décembre 2010


Carmen ad quendam senatorem : présentation générale

par

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet


Vers : Texte latin et traduction françaiseNotes de commentaire | Bibliographie

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Généralités

   Cette courte pièce (85 hexamètres) a été transmise (dans quatre manuscrits) comme une oeuvre de saint Cyprien (205-258 p.C.), évêque de Carthage en 249, mort martyr dans cette ville en 258, lors de la persécution de Valérien (empereur de 253 à 259). Mais plus personne ne croit aujourd'hui à cette attribution. Il s'agit d'une oeuvre anonyme dont le titre donné par les manuscrits : Carmen ad senatorem ex christiana religione ad idolorum seruitutem conuersum, c'est-à-dire « Poème adressé à un sénateur passé de la religion chrétienne à l'esclavage des idoles », éclaire avec précision son objet. Elle est adressée à un aristocrate, anonyme lui aussi, qui a abandonné le christianisme pour revenir au paganisme ; sans ménager les reproches à l'égard de cet apostat, la pièce l'engage avec finesse et ironie à revenir au christianisme.

   Les jugements portés par les modernes sur ce carmen varient. Ils  sont parfois assez sévères : une « Épître horatienne, mais d'une urbanité bavarde et un peu sénile », dont l'argumentation « se réduit à des lieux communs d'une banalité déconcertante » (J. Fontaine, Naissance de la poésie, 1981, p. 216). Mais dans l'ensemble ils sont assez positifs : une oeuvre « joliment tournée, d'un mètre à peu près correct, et d'allure assez vive » (P. Monceaux, Histoire littéraire, III, p. 501), écrite dans une langue « très claire » (P. de Labriolle, Histoire, II, p. 476), par un poète «di fine cultura » (L. Cracco Ruggini, Paganesimo, p. 128 ; U. Moricca, Storia, II, 2, p. 802).

   Aujourd'hui, on date généralement l'Ad senatorem de la fin du IVe siècle, époque où, à Rome, l'aristocratie  connaissait une opposition, parfois vive, entre les adeptes du christianisme et les fidèles des cultes romains traditionnels, même si tous les membres de ces milieux restaient attachés, sur de nombreux points, aux mêmes valeurs culturelles et littéraires.

Auteur et destinataire

   C'est en 1564 que fut publié pour la première fois à Paris, dans l'édition Guillaume Morel des Opera Omnia de saint Cyprien, aux p. 465-467,  le carmen qui nous occupe. Bien que la tradition manuscrite soit unanime à attribuer sa rédaction à Cyprien (peut-être parce que le sujet traité touchait à la question des lapsi abordée par l'auteur carthaginois) et que cette paternité n'ait pas été discutée par Morel, les éditeurs successifs attribuèrent le poème à Cyprien, ou aussi à Tertullien, l'insérant tantôt dans les éditions du premier, tantôt dans celle du second, même si, n'étant pas toujours convaincus de son authenticité, ils l'attribuaient parfois à un auteur inconnu. Mais c'était toujours aux yeux des éditeurs l'oeuvre d'un écrivain africain, antérieur à Constantin.

   Les analyses d'Adolf Ebert en 1874 marquèrent un tournant dans l'histoire des études en rattachant l'auteur du carmen au milieu romain et à l'époque de saint Paulin de Nole et de Prudence. C'est que le savant allemand avait pu bénéficier d'importants travaux portant sur deux autres poèmes anonymes, qui se rapprochaient de l'Ad senatorem par certaines de leurs caractéristiques, en particulier par leur critique du paganisme auquel, on l'a dit plus haut, restaient fidèles, dans l'Antiquité tardive, certains représentants de la haute aristocratie romaine. Il s'agissait du Carmen contra paganos, découvert et édité en 1867, ainsi que du Poema ultimum, connu, lui, depuis plus longtemps et édité en 1697 par Ludovico Antonio Muratori, qui l'avait attribué ‒ erronément d'ailleurs, mais peu importe ici ‒ à Paulin de Nole.

   La prise en considération des thèmes abordés dans ces trois oeuvres permettait non seulement de les mettre en rapport mais orientait leur datation vers la deuxième partie du IVe siècle au moins. Il ne pouvait plus être question ni de saint Cyprien, ni a fortiori de Tertullien. On ne s'étonnera donc pas qu'en 1906 Alexander Riese ait introduit l'Ad senatorem dans la troisième édition de l'Anthologia Latina, ce qui consacra, définitivement semble-t-il, l'indépendance de cette oeuvre par rapport aux deux Pères de l'Église.

   Les érudits ont bien sûr cherché à identifier l'auteur de l'Ad senatorem. Mais force est de constater qu'ils n'ont abouti à rien de sûr ni de précis. S'il n'est guère difficile de rattacher l'oeuvre au milieu des sénateurs chrétiens (J. Fontaine encore, en 1981), il est infiniment plus délicat d'identifier son auteur avec celui d'une autre oeuvre, qu'il s'agisse de l'Heptateuchos (H. Brewer), du Carmen contra paganos (L. Hermann) ou du Poema ultimum (C. Morelli, J.-M. Poinsotte), les affinités entre les pièces ne permettant pas de valider une conclusion de ce genre. Comme le note M. Corsano (2006, p. 21-22), les points de contact observés, pour évidents qu'ils soient, peuvent simplement s'expliquer par la formation commune des poètes et par le cadre historique qui vit leur composition. Quant aux tentatives de nommer avec précision l'auteur de la pièce (par exemple Claudius Marius Vittorius pour L. Hermann ou le consul Claudius Antonius pour J.-M. Poinsotte), on les considérera avec plus de réserves encore. Les philologues ne sont jamais en mal d'arguments, mais ces derniers ne sont pas convaincants. Bref, il est plus sage de conclure par un non liquet.

   Sur l'identification du destinataire aussi, bien des points restent obscurs. Son statut de destinataire n'est précisé que dans le titulus du carmen, présent dans tous les manuscrits : c'est un membre de l'ordre sénatorial. Pour le reste, le nombre des hypothèses existant sur le marché et la qualité de ceux qui les ont proposées n'ont pas percé le mystère. Le jugement de M. Corsano (2006, p. 22-23), à la liste duquel on se reportera, est net : « Les tentatives d'identifier le destinataire de l'Ad senatorem sont basées sur des hypothèses non étayées par des éléments concrets : elles forcent le texte, en lui imposant des solutions non vérifiées ». Le problème se complique d'ailleurs parce qu'on n'est même pas sûr de l'historicité du personnage auquel est adressée l'oeuvre. Il se pourrait fort bien en effet que le carmen soit un exercice d'école, utilisant largement τόποι et formules.

Lieu et date de composition

   Depuis A. Ebert, on ne conteste plus l'origine romaine de la pièce : la ville de Rome est présente à travers certains éléments du texte (v. 11, 25, 31). Quant au moment de la composition, la seconde moitié du IVe siècle a largement les faveurs des critiques actuels, encore que ceux-ci n'aient pas réussi à s'accorder sur une date précise. Ce qui complique peut-être la discussion, c'est l'interrelation, plus ou moins étroite, posée entre l'Ad senatorem, le Carmen contra paganos et le Poema ultimum. La date de composition de l'Ad senatorem dépendant dès lors des hypothèses avancées pour celle des autres, cela donne parfois de substantielles différences chronologiques d'un auteur à l'autre. Ainsi G. Manganaro et L. Cracco Ruggini, qui tous deux lient l'Ad senatorem et le Contra paganos, proposent l'un « après 410 », l'autre « en 384 ». J. Fontaine  suit L. Cracco Ruggini et accepte 384 ; pour lui les trois pièces « forment une trilogie chronologiquement cohérente ». Son compatriote, J.-M. Poinsotte, qui retient la date de 385 pour le Contra paganos, date les deux autres carmina entre 384 et 389-390, avec une préférence pour le début de cette période.

   Sur ce point aussi, la prudence s'impose. M. Corsano ne pense pas qu'on puisse tirer du texte des indications chronologiques précises, qu'il s'agisse des cultes décrits, ou des lois condamnant l'apostasie. Elle estime « destinées à rester hypothétiques » les tentatives de dater l'oeuvre avec une trop grande précision. On ne se trompera pas, croit-elle, à en placer la composition dans une période comprise entre la moitié du IVe et le début du Ve siècle.

Tradition manuscrite

   L'Ad senatorem est transmis dans quatre manuscrits :

P : Le Codex Parisinus Latinus 2772, du IXe ou du Xe siècle, est un florilège de pièces très diverses, allant d'Ovide à Paulin de Nole et comprenant notamment l'épître apocryphe de Sénèque à saint Paul, et les Disticha Catonis. L'Ad senatorem (ff. 54r-55r) ne contient pas les vers 61 à 85.

F : Le Codex Parisinus Latinus 2832, du IXe siècle, présente lui aussi un recueil de textes poétiques divers, parmi lesquels des uersus sancti Cypriani. Ici aussi manquent les vers 61 à 85 de l'Ad senatorem (ff.29v-30v).

R : Le Codex Vaticanus Reginensis Latinus 116, du IXe siècle, qui contient des lettres et des traités de saint Cyprien, est le seul témoin complet de l'Ad senatorem (ff. 114r-115r), présenté après les oeuvres de saint Cyprien.

D : Le Codex Oxoniensis Bodleianus Laudianus miscellaneus 451, du Xe siècle, qui contient lui aussi des lettres et des traités de saint Cyprien ; les vers 67 à 85 de l'Ad senatorem (ff. Iv-IIr) sont mutilés dans leur partie finale.

   Chacun des quatre manuscrits présente des erreurs qui ne se rencontrent pas dans les trois autres. R. Palla (2006, p. 67), après une analyse critique approfondie, en a proposé un stemma.

Éditions et traductions

   Depuis 1564, les éditions de l'Ad senatorem furent nombreuses. On trouvera leur histoire approfondie (p. 67-85) dans l'édition M. Corsano - R. Palla : Ps.-Cipriano. Ad un senatore convertitosi dalla religione cristiana alla schiavitù degli idoli. Introduzione di Marinella Corsano e Roberto Palla. Testo critico di Roberto Palla. Traduzione e commento di Marinella Corsano, Pise, ETS, 2006, 144 p. (Poeti Cristiani, 7). C'est, à notre connaissance, la dernière édition existante, et qui éclipse toutes les autres.

   Nous avons suivi le texte latin qu'elle donne, en nous permettant toutefois de légères modifications dans l'orthographe (-u- au lieu de -v-) et dans la ponctuation. Nous nous sommes aussi largement inspirés de la longue introduction et du commentaire approfondi qu'on y trouve.

   À notre connaissance, l'Ad senatorem n'avait jamais encore été traduit en français. Il l'a pourtant été récemment à plusieurs reprises dans d'autres langues : en anglais par B. Croke - J. Harries (1982) et R. Begley (1984) ; en allemand par K. Rosen (1993) et W. Wischmeyer (1999) ; en italien par Antonella Perelli (2000). En 2000, Josep M. Escolà Tuset annonçait son intention d'en proposer une en catalan.


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