FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007


Entre temps de mémoire et temps de l'histoire :
l'invention romaine de l'âge d'or

Paul-Augustin Deproost

Département d'Études grecques, latines et orientales
Faculté de Philosophie et Lettres
Université catholique de Louvain (UCL)
<paul.deproost@uclouvain.be>


Cet article de synthèse est la version remaniée d’une réflexion sur la lecture romaine du mythe de l’âge d’or donnée à l'UCL dans le cadre du cours Typologie et permanences des imaginaires mythiques, qui, en 2007-2008, portait sur L'âge d'or : du premier matin au grand soir du monde.

[Déposé sur la Toile le 25 novembre 2007]

 

Ce texte a été publié sous le même titre dans Res Antiquae, t. 5, 2008, p. 37-66 [Note additionnelle du 12 décembre 2008]


Plan

1. La mémoire d'un temps révolu

 Catulle
 Lucrèce
Tibulle
 Ovide
 Horace

2. Les artisans d'un temps nouveau

a. L'âge augustéen : messianisme et retour à l'âge d'or archaïque

 Le messianisme de la quatrième Bucolique de Virgile
 La restauration d'un âge d'or géorgique
 L'Énéide : l'âge d'or dans le temps de Rome

b. L'âge néronien : mythologie et retour à l'âge d'or primitif

 Le mythe comme mode de vie et de gouvernement
 La Domus aurea : le palais de l'âge d'or
 Sénèque, une conscience critique de l'âge d'or néronien

3. Une dévaluation tardive de l'âge d'or

4. L'âge d'or et le combat contre la barbarie

5. Conclusion


 

 

 

           L’âge d’or appartient aujourd’hui au répertoire le plus commun des poncifs littéraires, esthétiques ou sociologiques lorsqu’il s’agit d’évoquer une période florissante de l’histoire d’une discipline, d’un concept, d’une société, d’un État [*]. Mais on oublie souvent que, si les traits majeurs de la typologie du mythe sont anciens et remontent au moins à un passage célèbre du poème d’Hésiode sur Les Travaux et les Jours, l’« âge d’or » est lexicalement une création latine : tempus aureum chez Horace, aurea aetas chez Ovide ou encore aurea saecula chez Virgile, là où les Grecs parlaient plutôt de « race d’or », certes créée par Kronos, le dieu du Temps [1]. Le déplacement lexical n’est pas anodin et il n’est sans doute pas indifférent que cette formule apparaisse à une époque marquée par de profonds bouleversements politiques qui ont pour ambition de faire advenir un temps nouveau après le chaos des guerres civiles. Le mythe hésiodique des races induisait une marche irréversible, où la « race de fer » ne pouvait pas redevenir une « race d’or », sinon dans le cadre d’une conception cyclique du temps dont les Grecs ont cependant toujours perçu secrètement et tragiquement le caractère illusoire. Faut-il, en effet, rappeler que les anciens n’avaient aucune idée d’une possible évolution des espèces, en dehors de la métamorphose, qui est, du reste, moins une évolution à l’intérieur d’une même espèce qu’un changement d’espèce et qui, en tout état de cause, relève encore du temps où les dieux et les hommes vivaient ensemble ; le passage d’une « race » à l’autre dans la même espèce ne pouvait dès lors fonctionner que sur le mode d’une disparition radicale de la première pour que pût apparaître la seconde. Comme le rappelle Monique Mund-Dopchie, « les différentes races ne se transmettent pas les unes aux autres un actif et/ou un passif et elles ne sont pas susceptibles de léguer une faute héréditaire : qu’elles soient pies ou impies, leur disparition est inscrite dans l’organisation du cosmos et rejoint le cycle naturel de la naissance et de la mort » [2].

           En revanche, l’histoire des hommes permet de penser à des retours possibles de périodes plus ou moins heureuses, en l’occurrence d’un « âge » d’or, moyennant la mise en place de conditions, notamment politiques et idéologiques, qui en autorisent l’avènement. Et effectivement, à Rome, le mythe de l’âge d’or se décline sur des temps divers, depuis les origines définitivement révolues sinon refoulées, jusqu’à des temps en attente d’accomplissement ou accomplis, les uns et les autres étant toujours liés à un temps présent qui anéantit tout espoir de retour ou qui, au contraire, l’impose comme idéologie d’un temps nouveau. Là où, pour les Grecs, les hommes ne peuvent vivre leur condition que dans la fragilité et la fugacité, sinon la dégradation et la déchéance, d’un temps saisonnier, les Romains inscrivent le temps des hommes dans le temps de l’histoire qui introduit en chaque instant le flux d’un déploiement, d’une stabilité, d’une durée. Du karpòs hèbès de Mimnerme au carpe diem d’Horace, le fruit reste fragile, mais le Romain apprend à cueillir, pour le goûter, ce que le Grec regardait fuir et se gâter. Pour l’un et l’autre, l’instant est éphémère, mais le Romain sait que chaque instant contient un avant et un après qui lui donnent tout son sens et l’inscrivent dans un processus de mémoire. À ce titre, l’âge d’or à Rome est moins le souvenir résigné du bonheur perdu de l’humanité première que la mémoire dynamique des origines, liée à une axiologie du bonheur qui crypte la réflexion politique sur la survie de la Ville et la pérennité de ses valeurs.

 

1. La mémoire d'un temps révolu

 

— Catulle

           La première mention notable du mythe de l’âge d’or en latin apparaît à la fin du poème 64 de Catulle, consacré aux noces de Thétis et de Pélée, emblématiques de ce premier âge puisqu’elles ont uni une déesse et un mortel [3]. Dès cette première apparition, l’âge d’or est associé à l’actualité romaine dont Catulle est le témoin lorsqu’il déplore le chaos des guerres civiles qui plombent le dernier siècle de la République. Sur le modèle hésiodique de la race de fer, Catulle déplore les crimes de son époque où la perte de la vertu romaine de pietas a rompu l’harmonie sociale ; la justice a disparu du cœur des hommes envahis par la cupidité ; les sentiments familiaux les plus sacrés sont foulés aux pieds lorsque « les frères ont trempé leurs mains dans le sang de leurs frères » ou lorsqu’« un père a souhaité la mort de son fils aîné pour être libre de saisir la fleur d’une vierge marâtre », autant de forfaits qui évoquent certes des crimes mythiques, mais surtout les violences civiles et familiales dont, par exemple, Salluste s’est fait l’écho dans la Conjuration de Catilina, lorsqu’il dénonce les guerres fratricides ou la passion criminelle de Catilina pour Aurelia Orestilla qui l’avait amené à tuer son propre fils [4].

           « Toutes ces horreurs d’une folie perverse qui ne distingue plus le bien et le mal ont détourné de nous les justes dieux. Voilà pourquoi ils ne daignent plus visiter de telles assemblées et ne nous permettent plus de les toucher dans la claire lumière [5] ». Comme dans le poème d’Hésiode, les derniers vers de Catulle évoquent l’inéluctable retrait des dieux de la communauté primitive. Mais le poète latin moralise clairement ce retrait comme une conséquence de l’impiété des hommes, là où Hésiode évoquait des créations divines successives qui n’imputaient aucune défaillance à la race d’or. À la justice des dieux s’opposent désormais la confusion morale et le chaos parmi les hommes ; ils rendent impossible le retour d’un temps marqué par la norme morale et où « les dieux avaient l’habitude de visiter en personne les demeures pures des héros et de se montrer aux assemblées des mortels qui ne méprisaient pas encore la justice » [6].

           Dès le poème de Catulle, l’âge d’or est donc un âge moral, un âge que les Parques, présentes aux noces, honorent de leurs « chants véridiques » et « que nul âge n’accusera jamais de trahison » [7]. Conformément à la morale romaine, il est même un âge qui n’exclut pas la guerre dès l’instant où les hommes y sont exhortés par des divinités comme Mars, Minerve ou Némésis [8] ; Catulle distingue, en effet, la guerre « propre », même meurtrière, qui appartient encore à un âge commun aux hommes et aux dieux, et la guerre « sale », celle qui, à son époque, affronte des frères ou des compatriotes, et qui ne peut s’autoriser d’un quelconque encouragement divin. Les noces de Thétis et Pélée ont aussi interrompu les travaux des champs dont les charrues, abandonnées, se couvrent d’une « rouille négligée », laissant entendre que l’agriculture n’était pas complètement ignorée en cet âge d’origine, même si un événement majeur en remisait pour un temps les outils [9]. Catulle n’impute pas la disparition de l’âge d’or à une volonté divine ni même à l’invention des arts du fer, mais exclusivement à la perfidie des hommes devenus incapables de discerner où sont le bien et le mal.

           Pour autant, Catulle semble aussi reconnaître que ce premier âge n’était pas complètement exempt des menaces qui entraîneraient sa disparition. Le lit nuptial de Thétis et Pélée est, en effet, recouvert d’un voile tissé des amours malheureuses d’Ariane et Thésée qui filent longuement les thèmes de la perfidie et de la trahison. L’amour porterait-il en soi les germes de sa propre destruction, comme la relation tumultueuse du poète avec Lesbie semble l’attester ? Et donc l’âge d’or contiendrait-il déjà une part cachée des « temps de trahison » qui lui succéderont ? En tout cas, la fuite des dieux induite par l’impiété meurtrière des hommes au terme d’un poème qui confronte le mythe de Thétis et Pélée et le mythe d’Ariane trahie par Thésée traduit toutes les ambiguïtés de l’âge où « les hommes parlaient aux dieux ». Dès ce premier texte, la complexité s’empare du mythe de l’âge d’or : les ruptures ne sont plus le fait d’une décision extérieure, transparente et unilatérale des dieux ; elles sont déjà, comme en latence, dans le cœur des hommes qui peuplent cet âge et qui l’engagent dès lors dans un processus de dégradation étroitement associé à la moralisation et à l’actualisation politique du mythe.

— Lucrèce

           À la même époque, au cinquième livre du De rerum natura, Lucrèce expose la vie des premiers hommes en des termes qui, sans y référer explicitement, recoupent et amplifient la typologie traditionnelle du mythe [10]. Solidité et santé de ces hommes, nudité, ignorance de l’agriculture, largesses de la nature, pratique de la cueillette et végétarisme y sont les caractéristiques du premier âge d’une humanité qui ne s’était pas encore rendue coupable de son « péché d’origine » : en souvenir implicite de la double transgression prométhéenne et argonautique, Lucrèce rapporte, en effet, que ces premiers hommes « ne savaient pas encore traiter les objets par le feu » , et que « la séduction traîtresse de la mer apaisée n’avait pas encore trompé quiconque au piège de son sourire » [11].

           Mais précisément Lucrèce ne parle pas de transgression à propos de ces deux nouveaux usages de l’humanité. Dans la perspective qui est la sienne d’une explication rationnelle de la naissance des sociétés humaines, il ne cite ni le mythe des races, ni le mythe de Prométhée, ni le mythe des Argonautes, ni ne fait allusion à la proximité qu’entretenait la race dorée des héros avec celle des dieux. Au contraire, il laïcise et naturalise le contenu du mythe ; la généreuse « table des dieux » devient celle de la Nature ; et, indépendamment de toute idée de faute originelle et donc de régression ou de décadence, Lucrèce décrit simplement le premier temps d’une évolution qui est avant tout un processus historique. Du reste, contrairement à la vulgate du mythe, Lucrèce relativise le bonheur de ces premiers humains : la générosité de la nature n’excluait pas des temps de disette « qui livrait à la mort leurs membres épuisés » ; d’autre part, ils étaient sous la menace permanente et mortelle des bêtes féroces [12]. En définitive, Lucrèce présente l'origine de l'humanité non comme une période de plénitude et d'abondance, encore moins sous l'aspect d'une proximité avec les dieux, mais comme un état de simplicité primitive en lutte avec les éléments.

           Et pourtant, même si la conception lucrétienne de l’humanité primitive ne recouvre pas exactement les données du mythe, le mythe est bien là « en immergence », implicitement, pour une raison liée à la fois au contexte politique dans lequel écrit Lucrèce et à la pensée épicurienne dont il est le théoricien à Rome. Si Lucrèce a donné à son tableau des premiers temps de l’humanité les couleurs propres de l’âge d’or, c’est parce qu’il savait que ses contemporains n’en avaient pas d’autre vision et que, pour mieux assurer son argumentation, il se devait de commencer par là. D’autre part, Lucrèce s’adresse à des hommes qui appartiennent à une société profondément marquée par la violence et les désordres politiques, alors que lui-même a choisi de se désengager totalement de la vie de la cité en prêchant une morale du plaisir et de l'otium. Calquée sur un état de nature tel que le véhiculait le mythe de l’âge d’or, la vie des premiers hommes apparaît ainsi comme le premier moment d’une humanité qui pourrait retrouver la paix si elle prenait le parti de renoncer à une valeur romaine aussi fondamentale que l’engagement civique. Contredit par l’évolution des sociétés humaines, ce retrait est, cependant, proprement illusoire et, en tout état de cause, ne permettrait pas de reconquérir un « bonheur primitif » qui n’a jamais totalement existé. On le voit : dès leur première apparition à Rome, les thèmes de l’âge d’or sont associés à une réflexion politique qui sera désormais, peu ou prou, intégrée à la trajectoire du mythe dans l’histoire littéraire et philosophique.

— Tibulle

           Plus tard, à l’époque augustéenne, Tibulle et Ovide évoquent à leur tour le mythe dans la perspective d’un temps achevé et irrévocable, mais en lui conservant sa dimension mythique, indépendamment de toute considération politique chez Tibulle, à l’inverse d’Ovide qui développe d’une manière très appuyée la pratique spontanée de la justice en ce temps d’origine. Chez Tibulle, l’âge d’or s’inscrit dans l’histoire sentimentale du poète, le mythe devenant alors le symbole de la réalisation de vœux amoureux au sein d’une abondance tranquille, aujourd’hui définitivement perdue. Dans l’élégie I, 3, une grave maladie, survenue au cours d’une campagne militaire, impose à Tibulle un arrêt à Corfou où il ressent cruellement l’absence de son amie. Il se livre alors à une évocation nostalgique de l’âge d’or et déplore que ces temps heureux soient irrémédiablement révolus [13]. Les thèmes majeurs du mythe sont réunis : le dieu de ce temps est Saturne, — le Kronos latin —, renversé par Jupiter lorsque l’âge d’or a disparu ; on retrouve la mer comme lieu précis de la transgression qui a mis un terme à ces temps de bonheur. L’âge d’or ne connaissait pas encore l’agriculture ni l’élevage ; en revanche, la nature était prodigue de ses fruits, le chêne produisait du miel et les brebis offraient leur lait au berger qui ne devait pas craindre les menaces contre son troupeau. Les hommes n’avaient pas encore inventé la guerre et vivaient dans la paix, loin des arts du fer. Tibulle y ajoute cependant un trait nouveau : « Aucune maison n’avait de portes ; une pierre n’était pas fixée dans les champs pour marquer les propriétés de limites précises », reconnaissant ainsi à l’âge d’or la qualité d’un temps qui ne connaissait ni barrières ni frontières [14]. Modestement, Tibulle prépare ainsi l’évolution, notamment néronienne, du mythe qui considérera l’âge d’or comme un univers non clôturé, et dès lors poreux à toutes les formes d’échanges et de mélanges.

           Dans l’élégie II, 3, c’est la même nostalgie : par rapport à l’époque où vit le poète, caractérisée par le goût du voyage, la cupidité et la séduction des richesses, auxquelles succombe le cœur des belles, l’âge d’or représente une époque révolue où l’amour aurait régné sans obstacle. La contextualisation amoureuse très marquée de cette élégie permet de mieux comprendre le trait original de l’âge d’or chez Tibulle. Après que le poète déplore l’enlèvement de sa bien-aimée par un riche affranchi qui lui a promis la richesse dans ses campagnes, Tibulle s’écrie : « Adieu aux moissons, plutôt que de voir les jeunes filles reléguées à la campagne. Que le gland soit notre nourriture et, comme aux temps anciens, n’ayons pour boisson que de l’eau : le gland a nourri les anciens et ils ont toujours aimé partout ; qu’ont-ils perdu à n’avoir point de sillons ensemencés ? Alors, à ceux qu’Amour touchait de son souffle, dans sa douceur, Vénus procurait à découvert le plaisir dans une vallée ombreuse ; il n’y avait pas de gardien, pas de porte pour exclure des amants affligés [15]. » En l’occurrence, l’ignorance des métiers de la campagne, caractéristique des temps anciens, est surtout celle des sillons, des limites, des gardiens qui empêchent les amants de s’aimer en tout lieu et en toute liberté. Le mythe de l’âge d’or recoupe ici un thème élégiaque que Catulle avait déjà chanté et qui sera repris à l’envi dans la poésie amoureuse : le thème de la porte fermée qui s’interpose entre la belle, jalousement gardée par son mari, et l’amant qui en implore en vain l’ouverture.

           Au moment de chanter son horreur pour le métier des armes et son amour pour la paix, Tibulle pense encore à l’âge d’or, dans les premiers vers de l’élégie I, 10, où il commence par déplorer l’avènement du fer et de l’épée : « C’est la faute de l’or qui enrichit, et la guerre n’existait point au temps où ne se dressait devant les plats qu’une coupe de hêtre ; il n’y avait point de citadelles, point de palissade, et le gardien du troupeau s’endormait tranquille au milieu de ses brebis à la toison variée [16]. » Car, dans la poésie élégiaque, le service d’amour est une inversion du service militaire, les valeurs de la militia Veneris remplacent celles de l’héroïsme guerrier, la paix attise les combats de Vénus, et les images de l’âge d’or viennent alors à point pour en situer l’exercice dans un temps qui n’a pas encore fait l’expérience meurtrière des armes. Accessoirement, Tibulle regrette aussi un âge qui ignorait les richesses matérielles, à l’origine de sa déconvenue amoureuse.

— Ovide

           Comme, du reste, Ovide dans une page des Amores, qui déplore la vénalité de l’amour et regrette le temps où « les profondeurs de la terre recouvraient de ténèbres toutes les richesses » [17]. Mais, à la fin de son propos, interrompu par les lieux communs de l’invention de l’agriculture et de la navigation, Ovide se laisse aller à un constat qui dépasse le simple regret privé : il s’en prend aux ravages publics de l’or et des richesses qui corrompent l’armée, la politique, l’administration, la justice, la noblesse, soit tous les rouages de l’État romain, qu’Auguste souhaitait réformer après le chaos des guerres civiles.

           La dimension « politique » de l’âge d’or, entendu comme un âge révolu, apparaît de manière plus cruciale dans la description célèbre des quatre âges du monde au début des Métamorphoses, où, comme on le sait, Ovide donne son nom à ce temps d’origine — aurea aetas [18]. Parmi les textes latins, c’est sans doute celui qui définit le plus précisément et le plus pédagogiquement la typologie du mythe de l’âge d’or et aussi le sentiment d’une perte irréversible d’un temps qui se caractérise d’abord par la pratique de la justice et de la vertu. Ensuite, l’âge d’or ovidien est un temps de paix, qui ne connaît ni les lois, ni la navigation, ni l’agriculture : c’est donc un temps qui ne connaît pas le « fer » dont sont faites les armes, la musique guerrière et les outils de la campagne. Les habitants de l’âge d’or n’ont jamais quitté les rivages de leur pays ; leurs cités n’ont pas besoin d’être protégées par des remparts ; en d’autres termes, si frontières il y a, personne n’en souffre et ne songerait à les contester. La nature de l’âge d’or est abondante en fruits, fleurs et moissons qui suffisent à nourrir les hommes sans qu’il soit nécessaire de cultiver la terre ni surtout de tuer des animaux pour en manger la viande. En âge d’or, il règne enfin un printemps éternel. Pour autant, on notera une étrange omission dans cette description : sauf pour évoquer négativement, à l’âge de fer, le départ des immortels et de la vierge Astrée, Ovide ne parle pas de la vie commune des dieux et des hommes, alors qu’il s’agit d’un des traits majeurs de l’âge d’or et que, par ailleurs, les Métamorphoses sont comme l’histoire de cette proximité, mais justement dans un sens qui en fait valoir plutôt les désagréments que l’harmonie.

           Nonobstant ce silence, la description ovidienne de l’âge d’or est conforme à la tradition mythique, et pourtant elle s’inscrit dans un contexte culturel et idéologique qui entre en résonance avec elle et qui lui donne une dimension nouvelle par rapport à la vulgate du mythe. Clairement, pour Ovide, l’âge d’or est un temps révolu : tous les verbes du texte sont au passé, et, à aucun moment, Ovide ne croit à un retour de l’âge d’or. Cette vision est parfaitement conforme à la conception traditionnelle du mythe. Cela étant, cette version n’est plus nécessairement celle qui est diffusée à l’époque d’Ovide. En effet, Ovide chante la disparition de ce temps mythique après que Virgile en a pressenti, puis proclamé, le retour dans le renouveau politique engagé à la fin de la République et à l’avènement d’Auguste. Une lecture moins naïve du texte d’Ovide suggère alors une description « politiquement incorrecte » du mythe, où l’âge d’or apparaîtrait comme un temps inverse de celui qui vient d’être inauguré par le premier empereur. Comme l’analyse très justement Jacqueline Fabre-Serris, « si la poésie de Tibulle est largement indifférente à la politique, il n’en est pas de même pour celle d’Ovide, qui marqua, à plusieurs reprises, ses divergences avec les orientations idéologiques du Principat » [19].

           Certains points de la description prennent un sens nouveau dans cette perspective. Ainsi, Ovide ouvre le passage en développant avec insistance le motif de la pratique spontanée de la justice [20]. Cette insistance rend dès lors abusive toute identification possible entre l’âge d’or et les temps nouveaux : car, si la justice a été rétablie sous le Principat, ce n’est pas de manière spontanée, mais bien parce que le nouveau pouvoir a légiféré en ce sens, comme le dira, du reste, explicitement Ovide au livre XV des Métamorphoses, lorsqu’il rendra hommage précisément à l’œuvre législatrice d’Auguste : « Après avoir donné la paix à la terre, il tournera son esprit vers le droit civil et il promulguera des lois dont il sera l’auteur plein de justice [21]. » D’autre part, Ovide souligne par deux fois, au même endroit du vers, l’absence de uindex pendant l’âge d’or ; or ce titre, qui désigne le « garant du statut d’homme libre d’un individu », le « justicier », le « redresseur de torts », a été solennellement revendiqué par Auguste qu’une légende monétaire frappée en 28 ACN désigne comme libertatis Populi Romani uindex. En âge d’or, on n’avait pas besoin de cette titulature, on n’avait pas besoin du Prince pour pratiquer spontanément les vertus liées à la justice.

           De même, l’insistance sur l’abondance naturelle de l’âge d’or, qui occupe près d’un tiers du passage et où le poète souligne à la fois l’exclusivité de la cueillette et l’absence de l’agriculture, pourrait être une contestation larvée des réformes augustéennes centrées sur le retour des valeurs rurales longuement chantées par Virgile dans les Géorgiques. En particulier, l’âge d’or connaissait les moissons, mais ignorait les moyens techniques nécessaires aujourd’hui pour les produire. Au livre XV des Métamorphoses, Ovide prolonge même sa description de l’âge d’or au début du fameux discours de Pythagore contre la consommation des nourritures animales, en évoquant le temps où l’alimentation était exclusivement végétarienne et où l’homme ignorait toute nourriture carnée : « Mais durant l’âge antique auquel nous avons donné le nom d’âge d’or, l’homme faisait son bonheur des fruits des arbres et plantes que la terre fait croître et ne souillait pas sa bouche de sang [22]. » Jointe à la longue description de la spontanéité de la nature végétale, cette condamnation pythagoricienne de la chasse relève d’une amplification ovidienne du mythe, qui en assurera certes la postérité dans l’imaginaire occidental, mais dont il ne faut pas oublier qu’elle est d’abord liée à une croyance rebelle à la séparation des espèces, à toute forme de stabilité, d’ordre, de permanence, de hiérarchie, toutes valeurs remises à l’honneur par le nouveau régime augustéen.

           Enfin, si l’âge d’or d’Ovide ne rend pas compte de la présence des dieux parmi les hommes, alors qu’elle fonde presque tous les récits des Métamorphoses, c’est peut-être parce que le poète ne croit plus aux bienfaits d’une telle complicité. Comme on l’a souvent observé, Ovide relit les mythes en une lecture radicalement différente de la lecture traditionnelle, éloignée de la vulgate reconnue, laissant la place à des variantes secondaires ou même à l'ironie et au dénigrement qui redéfinissent la nature des relations entre l'homme et le divin. L'univers mythique des Métamorphoses sert, en définitive, un programme esthétique et spirituel fondamentalement rebelle à la restauration augustéenne des valeurs religieuses et à l’instrumentalisation politique de la mythologie. Contrairement à l’épopée virgilienne, le poème d’Ovide n’ordonne pas l’univers mythologique à la gloire de Rome et du prince ; au contraire, cet univers apparaît souvent hostile aux hommes, méchant, cruel et pervers, conduit par les débordements amoureux ou l’orgueil des dieux, toujours à l’affût pour abuser des belles mortelles ou punir les humains trop talentueux. Dans les Métamorphoses, les interventions des dieux dans le monde des hommes ne sont plus réglées par le destin, mais par les passions, et, loin d’apporter le bonheur, elles engendrent l’injustice et la souffrance.

— Horace

           L’idée d’une dégradation irréversible des âges liée aux horreurs des guerres civiles se trouve, enfin, chez Horace, en particulier dans son Épode XVI, composée dans les années chaotiques et meurtrières qui ont directement suivi l’assassinat de César, à la fin des années 40 ACN. Cependant, par rapport aux auteurs précédents, l’âge d’or n’est plus ici seulement un temps mythique ; il devient, pour la première fois, une utopie, entendue comme un non lieu accessible aux hommes de notre temps en quête d’un temps meilleur. Face aux impasses et à la violence de la conjoncture historique, Horace invite les hommes vertueux à quitter définitivement une Ville qui est sur le point de disparaître par sa propre faute, là où ses ennemis les plus acharnés, tels Hannibal ou Spartacus, avaient échoué. Face à cette situation désespérée, Horace engage ses contemporains qui ne sont pas encore totalement corrompus à se détourner de l’exercice de la chose publique, à renoncer à vouloir sauver une cité irrémédiablement maudite et livrée aux perversités de ses propres concitoyens. Par rapport à Catulle, Horace réoriente cependant le propos en laissant entendre que si l’âge d’or a définitivement quitté le temps commun aux hommes, il continue de demeurer en une enclave mythique où le poète engage ses contemporains qui osent encore croire à la pietas, à fuir la désolation présente : les Îles Fortunées, au large de l’Afrique, lieu de confins situé sur l’Océan qui « erre autour du monde », et dont la réputation idyllique avait déjà attiré Sertorius lors des proscriptions de Sylla pour y vivre en repos loin de la tyrannie romaine et de toutes les guerres [23].

           Le temps de l’âge d’or trouve ici un ancrage géographique qui renoue avec l’imaginaire grec des utopies insulaires, au premier rang desquelles les Îles des Bienheureux d’Hésiode où survit la race des héros. Mais Horace récrit le mythe hésiodique au moins sur un point. Tout d’abord, il identifie explicitement les Îles Fortunées à un reste d’âge d’or qui a subsisté après la domination de Jupiter, là où le poète grec semblait plutôt évoquer deux temps différents dans la succession des races, la race d’or appartenant au temps des dieux, les Îles des Bienheureux appartenant au premier temps de l’histoire après les guerres de Troie et de Thèbes qui en marquent symboliquement le commencement. D’autre part, cette nouvelle entité est contemporaine des hommes d’aujourd’hui : pour Horace, qui se souvient peut-être du projet de Sertorius, ce temps existe encore et Jupiter l’a réservé non pas à l’ancienne race des héros, mais, plus largement, à des hommes « pieux », ceux que Catulle désespérait d’encore rencontrer à Rome : « Jupiter a réservé ces rivages pour une race pieuse, quand il souilla d'airain l'âge d'or. Avec l'airain, ensuite avec le fer, il fit les siècles durs, auxquels, selon ma prophétie, les hommes pieux échapperont par une fuite heureuse [24]. » Clairement, Horace fait entrer le mythe dans l’histoire, même s’il ne se confond pas encore avec elle et si le mythe reste encore un « ailleurs » qui permet de fuir les vicissitudes de l’histoire.

           La typologie de ce lieu privilégié est celle de la vulgate du mythe : nature sans labours, spontanément abondante et généreuse, présence d’une eau vive qui coule de la montagne, faune sauvage amicale, climat parfaitement tempéré qui ne brûle ni ne noie les semences, absence de voyage et de navigation, parmi lesquels le poète cite expressément ceux des Argonautes et d’Ulysse. Mais il s’agit bien ici d’un « âge d’or », un tempus aureum, et non plus simplement d’une race d’or, car ce temps, aussi mythique soit-il, est moins une alternative au temps des hommes qu’une alternative au temps présent ; chez Horace, l’âge d’or apparaît comme une métaphore du désengagement politique ou civique, dans la ligne de la morale épicurienne à laquelle il adhérait au même titre que Lucrèce, mais, à la différence de Lucrèce, tout en relayant les angoisses d’une génération saturée par la violence civile, il croit à la contiguïté de l’âge d’or et de l’âge de fer, et donc, d’une certaine manière, à la possibilité qui demeure pour les hommes vertueux de fuir le temps présent avant d’y revenir peut-être un jour.

 

2. Les artisans d'un temps nouveau

           La fin de la République romaine a été marquée par la diffusion d’un grand nombre de prophéties, dont l’une, attribuée à la Sibylle de Cumes, annonçait le retour de l’âge d’or et serait bientôt relayée dans l’œuvre de Virgile. Cet oracle liait à la promesse d’un renouvellement cosmique un changement à la tête de l’univers, sur lequel régnerait désormais le Soleil. Il ne précisait pas si l’astre serait le « soleil clair » d’Auguste ou le « soleil noir » de Néron. L’un et l’autre se revendiquent, en effet, du mythe de l’âge d’or qu’ils prétendent réaliser dans leur projet idéologique, mais les valeurs dont ils promeuvent le retour n’appartiennent pas à un même siècle d’or : l’âge d’or augustéen est un retour aux valeurs archaïques des premiers temps de Rome, qui prônent la morale des grands ancêtres faite d’ordre, d’effort, d’austérité, d’une vie proche de la terre, qui relève de ce que Gilbert Durand appelle le « régime diurne » de l’imaginaire ; l’âge d’or néronien est un retour aux valeurs primitives des premiers temps du monde, qui refusent toute morale et toute règle, en référence à la fusion originelle des êtres et des choses, et qui sont liées aux instances constitutives du « régime nocturne ».

 

a. L'âge augustéen : messianisme et retour à l'âge d'or archaïque

 

— Le messianisme de la quatrième Bucolique de Virgile

           À la même époque que l’épode d’Horace, Virgile écrit un énigmatique poème dont le succès a très largement dépassé les circonstances pour lesquelles il a été composé : la quatrième Bucolique, la plus courte du recueil, écrite à l’occasion de l’accession au consulat d’Asinius Pollion, un des initiateurs les plus actifs de la « paix de Brindes » qui scelle, temporairement, la réconciliation entre Octave et Antoine après l’élimination des meurtriers de César. Au IVe siècle PCN, dans un contexte culturel et idéologique très différent, l’empereur Constantin interprétera ce poème comme une annonce des temps messianiques, engageant ainsi la relecture chrétienne des œuvres poétiques majeures de l’antiquité, et, en particulier, celle de Virgile qui comptera parmi les prophètes païens du Christ, au même titre qu’Orphée.

           Sans préjuger des sens multiples et labyrinthiques dont ce poème garde le secret, une chose est évidente : Virgile y chante le retour de l’âge d’or, évoqué sous les traits les plus familiers du mythe. Dès les premiers vers, Virgile considère que le dernier âge prophétisé par l’oracle de Cumes s’achève et que « la grande série des siècles se renouvelle intégralement. Voici que revient la Vierge, que revient le règne de Saturne ; voici qu’une nouvelle génération nous est envoyée du haut du ciel [25] ». L’âge d’or est donc de retour. Virgile lui associe le règne d’Apollon, le dieu de la lumière et de l’ordre. Les trois caractéristiques majeures de ce temps sont réunies : il libérera la terre d’une « crainte perpétuelle », ramenant ainsi la paix parmi les hommes ; la nature sera à nouveau spontanément généreuse, en des images et des séquences qui croisent celles de l’épode d’Horace (les moissons, la vigne, la rosée de miel qui coule goutte à goutte sur le bois des chênes, les chèvres aux mamelles gonflées de lait et dociles à la traite, la disparition des serpents, la nouvelle convivialité entre le bétail et les lions) ; ce temps restaurera, enfin, la Justice, sous les traits du retour de la Vierge, qui représente la déesse Astrée, déjà présente dans les versions grecques du mythe, notamment dans les Phaenomena d’Aratos de Soles plusieurs fois traduits en latin, en particulier par Cicéron. Pour compléter la typologie, « les héros seront à nouveau mêlés aux dieux », « le voyageur renoncera de lui-même à la mer et au commerce », « le sol ne souffrira plus les herses ni la vigne les serpes », ce nouvel âge renouant ainsi avec les premiers temps qui ignoraient la navigation et l’agriculture.

           Cela étant, pour la première fois dans l’histoire du mythe, l’âge d’or de la quatrième Bucolique n’est plus un âge perdu ; il est un âge au futur, un âge à venir, qui porte en lui l’espérance d’un renouveau, et il s’inscrit dans la continuité d’un temps historique parfaitement identifié : « C’est sous ton consulat que s’engagera cette parure du siècle, Pollion, et que les grands mois entreprendront leur révolution [26]. » Il est même étroitement lié à la naissance et à la croissance d’un enfant mystérieux, « de descendance divine » et dont la destinée est d’avoir « part à la vie des dieux ». Ce « puer » traverse tout le poème ; on s’est perdu en conjectures pour tenter de l’identifier, mais ce qui importe pour notre propos c’est qu’il inscrit le retour de l’âge d’or dans un processus de développement, de croissance et non pas dans la répétition d’un cycle : « Toi du moins, chaste Lucine, assiste l’enfant en train de naître qui, pour la première fois, mettra fin à la race de fer et suscitera la race d’or dans le monde entier [27] ». Mais avant cet avènement définitif, qui surviendra lorsque l’enfant sera adulte, subsisteront des traces de la « ruse première » : l’agriculture, la navigation, les enceintes autour des villes ; « il y aura alors un second Tiphys, une seconde Argo pour transporter l’élite des héros ; il y aura une seconde série de guerres et, pour la seconde fois, le grand Achille sera envoyé contre Troie », le voyage impie des Argonautes et la guerre de Troie étant très étroitement liés dans l’imaginaire romain, qui les interprète respectivement comme la première transgression et le premier châtiment des hommes après la fin de l’âge d’or [28]. À l’inverse d’Horace, qui encourageait ses concitoyens à fuir le chaos des guerres civiles pour rejoindre les Îles Fortunées, Virgile intègre ainsi le temps de fer dans le temps du retour, le temps de l’histoire dans le temps de la régénération. Comme l’écrit très justement Joël Thomas, « la IVe Bucolique parvient à se situer dans un temps messianique, transhistorique, qui réussit à transcender à la fois le vieux temps cyclique des rituels antérieurs, et le temps historique, linéaire, qui s’use et vieillit. Virgile y suppose que la guerre civile a été le grand bouleversement qui fait passer de l’Âge de fer à l’Âge d’or […] Jusqu’ici, les guerres, les catastrophes, étaient considérées comme des signes avant-coureurs du passage d’un âge à un autre. Mais le passage était régi par des lois qui n’étaient pas de ce monde. Dans la poésie virgilienne, les guerres civiles sont le passage [29]. »

           Ni renouvellement d’un cycle ni fuite en avant, l’âge d’or de la quatrième Bucolique apparaît alors comme l’aboutissement d’une croissance, celle de cet « enfant » mystérieux qui conduit à la dernière phase de l’histoire, mais après en avoir inversé le cours. Le retour de l’âge d’or ne recommence pas la série des temps déjà vécus par l’humanité, il ne la précipite pas vers un avenir aveugle qui ignorerait tout de son passé ; il constitue un temps ultime qui intègre tous les temps de l’histoire pour mettre un terme au cycle du temps et qui ne sera suivi d’aucun autre temps. Par ailleurs, ce retour est une ponctuation plutôt qu’une progression, car à chaque stade de la croissance de l’enfant correspond une manifestation de la spontanéité de la nature, conforme aux besoins du moment. En d’autres termes, à chaque étape du développement de l’enfant, le mythe de l’âge d’or est présent dans un de ses traits les plus fondamentaux : pour l’enfant au berceau, ce sont le lait des chèvres, la caresse des fleurs, la sécurité d’une nature débarrassée du venin des serpents et des plantes funestes ; l’adolescent connaîtra les saveurs plus fortes du blé, du vin et du miel ; lorsque les traces résiduelles de l’ancienne perversité auront disparu, l’adulte ignorera, enfin, les métiers de l’agriculture, du commerce, de la navigation qui font son ordinaire depuis la disparition de l’âge d’or. L’âge d’or revient comme grandit l’enfant, intégrant ainsi en un mouvement unique le retour et le progrès, le temps cyclique et le temps évolutif, le temps du mythe et le temps de l’histoire : le bonheur mythique des temps anciens redevient possible parce que, dans le temps présent de leur histoire, les Romains ont fait le choix d’une nouvelle alliance avec les forces claires de leur destin d’origine, symbolisées par le règne d’Apollon. Et l’invocation à Lucine, la déesse de l’enfantement, l’anaphore de l’adverbe « iam », la ferveur optimiste de l’ensemble du poème soulignent l’imminence de cet avènement, confirmée par un nouveau chant des Parques « en accord avec la volonté immuable des destins » [30]. Dans la quatrième Bucolique, l'âge d'or n'est pas acquis au terme d'un éternel retour ; il se conquiert au terme d'un retour à l'éternité.

           Le poème affleure ainsi d’allusions, notamment messianiques, où les chrétiens ont pu reconnaître sans difficulté les virtualités de leur espérance dans l’avènement du Royaume de Dieu inauguré dans le mystère de l’Incarnation. La Vierge et l’enfant divin de la Bucolique sont comme les pierres d’attente de cette relecture qui peut également se recommander des prophéties bibliques sur la Terre Promise ou sur la proximité d’un temps riche de lait, de blé, de vin et de miel. Sans compter que, comme pour l’enfant de la Bucolique, le chrétien reconnaît déjà la présence du Royaume dans le monde mêlé de bien et de mal, de bon grain et d’ivraie, dans lequel il vit sa vie mortelle avant d’en connaître la réalisation définitive dans l’au-delà. Quant au cheminement de l’histoire du salut, sans être un retour au Jardin d’origine, la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, qui marque la fin du temps, se souvient du premier âge par l’arbre de vie qu’on a planté en son centre et le fleuve qui surgit du trône de l’Agneau.

 

— La restauration d'un âge d'or géorgique

           Entièrement consacré à un éloge des travaux de la campagne, et donc de l’agriculture et de l’élevage, traditionnellement reconnus comme constitutifs de l’âge de fer, le recueil des Géorgiques inaugure une nouvelle perception de l’âge d’or, forcément plus ambiguë, plus contrastée, moins mythique et plus réaliste que la ferveur et l’enthousiasme de la quatrième Bucolique. La première Géorgique souligne l’abondance et la facilité de l’illud tempus, qu’elle oppose au rude, mais nécessaire travail de la terre aujourd’hui. Le besoin a créé les différents arts dont se sert le labor improbus pour conjurer les menaces d’une nature devenue hostile et avare de ses biens, où Virgile nie l’une après l’autre les vertus de l’âge d’or bucolique : apparition des serpents, agressivité des bêtes féroces, destruction des rayons de miel dans les arbres, assèchement des ruisseaux de vin, invention de la chasse, de la pêche et de l’agriculture confrontée aux aléas de la sécheresse, des plantes parasites et de la voracité des oiseaux [31]. Mais toutes ces difficultés et l’invention des artes pour les affronter, Jupiter les a voulues pour le bien des hommes, « ne souffrant pas que son royaume s’engourdisse dans une pesante torpeur » [32].

           Dans le portrait fameux qu’il donne de l’Italie au deuxième livre de ses Géorgiques, Virgile appelle sa terre natale la « terre de Saturne » : il y règne un printemps perpétuel, de riches moissons, un vin abondant, un gras bétail, des hommes robustes ; on n’y trouve ni tigres, ni lions, ni serpents ; mais, dans le même temps, le poète exalte à la fois les grands travaux des hommes dans les villes et sur les mers, et le bonheur austère de la vie à la campagne, la simplicité laborieuse du laboureur dont le travail nourrit la patrie, les enfants, « les bœufs et les jeunes taureaux qui l’ont bien mérité » [33]. Plus loin, l’éloge recoupe même trois thèmes essentiels de l’âge d’or, car c’est dans cette campagne que « la Justice, en quittant la terre, laissa la trace de ses derniers pas », et, pour le laboureur qui la cultive « loin des armes de la discorde, la terre, en toute justice, lui prodigue sur son sol une nourriture facile » [34]. Relayant ainsi l’œuvre de restauration des anciennes valeurs romaines et rurales entreprise par Auguste, Virgile reconnaît donc au bonheur du paysan les vertus de paix, de justice et d’abondance spontanée qui étaient précisément celles d’un temps qui ignorait le travail de la terre. Il ajoute même que les hommes de ce temps ne connaissaient ni les lois, ni les pratiques du barreau, ni le son des trompettes, ni le fer des épées, autant de thèmes qui relèvent également de la typologie traditionnelle de l’âge d’or.

           Pour autant, il serait sans doute trop simple d’opposer le modèle des Géorgiques et celui de la quatrième Bucolique. En réalité, ces deux modèles se complètent plus qu’ils ne se contredisent, au sein d’un nouveau système idéologique qui les intègre dans une synthèse inédite. Avec les espérances d’une remise en ordre de la société romaine basée sur les vertus des anciens, l’heure n’est plus à l’opposition entre les âges d’or et de fer, mais à une reconfiguration de la théorie des âges, car l’âge d’or revient désormais à la portée des hommes s’ils retrouvent le sens du travail de la terre qui est un des acquis majeurs de l’âge de fer. Chez Virgile, l’âge d’or n’est plus un mythe à tout jamais perdu ou rêvé ; il s’incarne dans le temps présent d’une restauration politique et morale, et dans le lieu géographique d’une Italie au passé bien concret, qui redécouvre la vie de ses grands ancêtres, les vieux Sabins, Romulus et Rémus, la vaillante Étrurie, qui ont donné à Rome de « devenir la merveille du monde » [35]. L’âge d’or désormais est dans le temps des hommes, il est dans le temps de Rome.

 

— L'Énéide : l'âge d'or dans le temps de Rome

           Au chant VIII de l’Énéide, Virgile n’hésite même pas à modifier le calendrier et la typologie de l’âge d’or pour en confirmer l’enracinement italien. Dans les vers 319 et suivants, le vieux et pauvre roi Évandre, qui règne sur Pallantée, le site de la future Rome, raconte à Énée le passé du Latium et du paysage qui les entoure. À l’origine, la race qui habitait cette région « n’avait ni règles morales ni culture ; elle ne savait ni mettre sous le joug les taureaux ni amasser des provisions ni ménager les biens acquis ; mais les branches des arbres et une pénible chasse fournissaient à leur nourriture » [36]. On reconnaît dans cette race primitive les prolégomènes de la race d’or, mais il ne s’agit pas encore d’elle : les hommes de ce temps d’origine vivent bien de cueillette, ne connaissent pas le travail de la terre ni n’en thésaurisent les produits, mais leur humanité paraît bien sommaire, plus proche des animaux sans morale ni culture, que d’un épanouissement humain digne de ce nom.

           Pour Évandre, le véritable âge d’or n’est apparu qu’après ce temps d’origine, lorsque « Saturne, fuyant la victoire de Jupiter, exilé privé de son royaume, rassembla cette race indocile et dispersée sur les hautes montagnes, lui donna des lois et choisit le nom de Latium pour le pays puisqu’il s’était caché en sûreté sur ses rives. Les siècles que l’on appelle d’or se placent sous son règne : il gouvernait ainsi les peuples dans la tranquillité et la paix, jusqu’à ce que peu à peu lui succédèrent un âge dégradé et plus terne, la rage de la guerre et l’amour de posséder » [37]. L’âge d’or dont parle Évandre reste bien un âge saturnien, mais, contrairement à la succession traditionnelle du mythe des âges, il n’est plus le premier âge du monde et il n’est plus un non lieu, une utopie ; il est postérieur à la domination de Jupiter, et il s’est installé lorsque Saturne a fui l’Olympe pour se cacher en Italie, dans la terre du Latium d’où naîtra un jour Rome. C’est aussi un âge qui a connu des lois et qui a socialisé les hommes autrefois dispersés, là où la vulgate du mythe ne connaissait que des alliances et des communautés naturelles. Désormais, en lien avec la conjoncture politique de l’empire naissant dans laquelle s’inscrit l’Énéide, l’âge d’or célébré par le vieux roi Évandre est résolument ancré dans le temps historique des hommes, et plus précisément dans le temps de Rome, que l’idéologie augustéenne appelle à la tête du monde.

           Du reste, dès le chant VI de l’Énéide, Anchise avait fait entrevoir à son fils Énée l’avènement d’un nouvel âge d’or issu de sa propre descendance : « Voici César, et toute la descendance de Iule, qui un jour viendra sous la grande voûte du ciel. Oui, c'est lui, voici le héros dont si souvent tu entends qu'il t'est promis, Auguste César, né d'un dieu, lui qui fondera à nouveau les siècles d'or régnant au Latium sur les terres où régnait autrefois Saturne, et qui étendra son empire au-delà des Garamantes et des Indiens » [38]. Auguste prend acte de cette prophétie quand il inaugure, selon l’antique coutume certes, mais selon un calendrier singulièrement trafiqué, les Jeux séculaires de 17 ACN, qui, en l’occurrence, célèbrent la soumission pacifique des Parthes à la domination romaine et, dans le même temps, la victoire de Rome sur l’orient ; à l’occasion de ces jeux, Horace compose, à la demande de l’empereur son Chant séculaire rempli de la certitude du retour de la paix, de l’abondance, de la générosité de la Terre (Tellus) et des anciennes vertus romaines, conformément à l’idéal mythique du « siècle d’or ».

           Dans le fil de cette idéologie de l’âge d’or, Auguste fait construire l’Ara Pacis, l’Autel de la paix, à l’ouest de la Via Flaminia, dans la partie nord du Champ de Mars, non loin de la ligne du pomerium, marquant ainsi le passage de l’imperium militiae à l’imperium domi, de la sphère militaire à la sphère civile de la cité. Le temple est consacré le 30 janvier 9 ACN, au terme de campagnes victorieuses en Espagne et en Gaule, qui achèvent de pacifier complètement le territoire du nouvel empire. Outre l’affirmation des destins croisés de Rome et d’Auguste, la décoration de ce bâtiment développe les grands thèmes idéologiques du régime, comme la restauration des valeurs religieuses et familiales dans les processions qui ornent les côtés extérieurs de l’enceinte, et la symbolique de l’âge d’or dans des thèmes iconographiques qui relient la paix à la fertilité de la Terre (Tellus), comme dans le Chant séculaire d’Horace. En particulier, la prolifération des rinceaux d’acanthe mêlés à d’autres espèces végétales souligne la surabondance de la nature et son énergie vitale, mais dans des compositions symétriques et régulières qui canalisent cette énergie dans un univers résolument apollinien [39].

 

b. L'âge néronien  : mythologie et retour à l'âge d'or primitif

 

— Le mythe comme mode de vie et de gouvernement           

           Dès l’avènement de Néron, en 54 PCN, le mythe de l’âge d’or ressurgit pour asseoir la légitimité du renouveau politique et idéologique pressenti par le nouvel empereur. Plusieurs textes le saluent d’emblée comme l’instaurateur d’un nouvel âge d’or. Dans sa première et sa quatrième Bucoliques, le poète Calpurnius Siculus revendique très clairement le modèle augustéen pour ce « dieu qui gouvernera le monde » : à l’instar du premier empereur célébré dans la première Géorgique de Virgile, Néron apparaît comme un héros divin promis à un destin céleste, l’auteur des moissons et le garant de leur prospérité, le sauveur qui met un terme aux guerres civiles et rétablit la paix dans les campagnes romaines, sans compter les manifestations astrales qui accompagnent cet avènement lourd d’espérances. Dans le traité De clementia qu’il lui dédie en 56, Sénèque, son précepteur et proche collaborateur, est convaincu que Néron est capable d’une innocence qui ramènera « l’âge antique » et son cortège de vertus, la piété, l’intégrité, la bonne foi et la modération [40].

           Comme on le sait, la suite du règne sera loin de confirmer cette « ligne claire » de l’âge d’or. Et pourtant Néron est sans doute l’empereur qui a le plus contribué à incarner le mythe de l’âge d’or dans la vie commune des hommes, en lien avec le projet doublement esthétique et politique qui a animé tout son règne : rompre la frontière entre le mythe et le réel, entre la fiction théâtrale et la réalité quotidienne. Car, pour comprendre le comportement de Néron, il faut toujours avoir à l’esprit que, jusqu’à son dernier souffle, il s’est proclamé comme un « empereur artiste » : « Qualis artifex pereo ! », bousculant ainsi les principes les plus fondamentaux de la tradition romaine qui interdisait à un homme public d’exercer le métier d’acteur, sous peine de confondre deux univers irréductibles l’un à l’autre : le mythe et la cité.

           Or, Néron a toujours revendiqué d’être le héros de son propre drame : il ne se contente pas de fonder son action dans une référence aux héros mythiques, il prétend être ces héros et transposer hic et nunc l’illud tempus de l’univers mythologique, en ce compris tous les imaginaires monstrueux et déviants qu’il véhicule. On connaît la scène, peut-être apocryphe, de l’empereur occupé à chanter la chute de Troie dans son costume de comédien, tandis que Rome brûle, alors que l’on attend autre chose d’un prince affronté à une telle catastrophe ; après le meurtre d’Agrippine, Néron vit réellement l’angoisse d’Oreste poursuivi par le spectre et les Furies de sa mère assassinée ; avant de se donner la mort, il entend réellement les chevaux des guerriers de l’Iliade qui approchent de sa villa [41]. Avec Néron, le mythe n’est plus un modèle, un argumentaire, une grille de lecture pour comprendre et analyser le temps des hommes ; le mythe et l’humanité sont un temps unique, indistinct, où la scène, l’ars, le théâtre deviennent un lieu d’investigation pour explorer toutes les virtualités de la nature humaine dans l’expérimentation systématique de comportements qui ne sont pas simplement une transgression des valeurs morales, mais la mise en œuvre de valeurs mythologiques. Avec Néron, la mythologie n’est plus une métaphore de la vie des hommes et des sociétés ; elle devient un mode de vie et de gouvernement.

           De ce point de vue, le mythe de l’âge d’or est un laboratoire privilégié, car il permet de retrouver une innocence primitive, une nudité originelle, une fusion primordiale, qui ne connaît encore aucune des contraintes morales ou discriminatoires inhérentes aux âges ultérieurs. Et c’est bien en ce sens que Néron s’intéresse à ce mythe pour expérimenter le dépassement constant de la condition humaine limitée par les interdits, les lois, les règlements, les institutions et autres frontières qui balisent la vie des hommes depuis la fin de l’âge d’or. L’âge d’or néronien pratique toutes les transgressions ou plutôt n’en reconnaît aucune puisqu’il postule l’expérience d’une nature totalement indifférenciée qui exclut le concept même de transgression : on ne peut transgresser ce qui n’est borné par aucune limite. La référence à l’âge d’or autorise Néron à confondre désormais la « déréalité » du théâtre et la réalité de la vie ordinaire, contrairement à l’éthique romaine la plus constante qui réglementait strictement les activités respectives de l’otium et du negotium.

           Les conventions théâtrales antiques supposent, en effet, une étanchéité absolue entre l’expérience scénique et l’expérience civique. Contrairement à une interprétation trop répandue, la catharsis tragique n’a pas pour objectif de « purifier » le spectateur de ses peurs ou de ses émotions, — ce qui serait effectivement une manière de mélanger la fiction mythique et l’histoire humaine —, mais bien de « représenter » une histoire qui met en scène des émotions « épurées » dans le champ du théâtre, alors qu’elles seraient insoutenables dans le champ du réel. Parce que la tragédie met en scène une fiction, les événements douloureux ou terrifiants qu’elle donne à voir sur la scène produisent un tout autre effet que s’ils étaient réels. Le public est alors désengagé par rapport à ces événements, et il peut en éprouver une émotion « purifiée », « distanciée » de l’expérience quotidienne, une émotion esthétique qui s’accompagne de plaisir, comme toute expérience cathartique. La dimension médicale du phénomène consiste alors à « purger » ces sentiments de l’opacité dont ils sont recouverts dans la vie courante, dans l’accidentel ou le particulier : la tragédie « purifie » les émotions dans la mesure où elle leur donne une intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Le théâtre vise à montrer une version mythique et donc « déréalisée » de sentiments ou d’émotions dégagés de toute inscription dans le monde des hommes pour qu’ils deviennent des références symboliques. Tant qu’il ne vient à aucun spectateur l’idée de s’identifier à Œdipe, Oreste ou Médée, ces personnages conservent une efficacité symbolique qui permet de « purifier », de comprendre, d’analyser dans la représentation du mythe ce que la violence de leurs actes aurait d’opaque ou d’incompréhensible dans l’expérience quotidienne.

           En revanche, en référence à la confusion de l’âge d’or où les hommes et les dieux vivaient une vie commune, les pratiques néroniennes suppriment cette frontière entre le théâtre et la vie, entre le symbolique et le réel : l’acteur Néron joue les passions de l’homme Néron dans la représentation d’Oreste matricide, d’Œdipe parricide et incestueux, ou encore de Canacé accouchant de l’enfant conçu des œuvres de son frère. Alors que, traditionnellement, les acteurs sont exclus de la communauté civique, Néron veut légitimer son pouvoir par l’exercice du chant et du jeu. Il pousse la noblesse romaine à monter sur scène, à se produire à ses côtés afin de prouver qu’il est le meilleur ; sénateurs, chevaliers et même femmes nobles combattent comme gladiateurs. Néron agit comme un personnage tragique en massacrant sa famille. En bref, il semblerait avoir voulu installer l’inhumanité à la place de l’humanité, en imposant systématiquement un ordre social inversé : les matrones doivent se comporter en prostituées, les nobles se faire acteurs ou cochers, les chevaliers devenir des combattants du cirque et non plus de la guerre. Néron a théâtralisé le réel et installé la fiction mythologique au centre de son imaginaire individuel, mais en la proposant aussi comme un imaginaire collectif où les fantasmes mythologiques de la culture deviendraient le modèle de vie des Romains. Il cessait ainsi de faire du mythe le langage de la culture, pour en faire la réalité de la civilisation.

           Suétone rapporte même que certaines représentations théâtrales organisées par Néron se sont terminées par des distributions massives de cadeaux qui confirmaient le retour à l’âge d’or, l’âge de l’abondance originelle, l’âge des bienfaits de la paix : « On offrit aussi au peuple des cadeaux de tout genre, chaque jour : quotidiennement un millier d’oiseaux de toute espèce, bien plus encore de victuailles, de bons pour du blé, des vêtements, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves, des bêtes de somme, et même des fauves apprivoisés, enfin des navires, des maisons et des terres [42] ».

           Rappelons aussi que l’État néronien a renoncé aux valeurs guerrières : pensant avoir établi la paix partout dans l’empire, Néron a fermé les portes du temple de Janus, fait extrêmement rare dans l’histoire de Rome et commémoré en l’occurrence par d’importantes émissions monétaires [43]. Dans le même esprit, le seul triomphe qu’a jamais organisé Néron a été celui qui a célébré sa victoire aux concours musicaux et aux jeux en Grèce en 67, pervertissant ainsi complètement le rituel militaire, sans compter que les soldats de ce triomphe étaient la compagnie des Augustians, recrutés pour être la claque de l’empereur histrion [44]

 

La Domus aurea : le palais de l'âge d'or

           De la même manière que l’âge d’or augustéen a son temple, l’Ara pacis, l’âge d’or néronien reçoit également un espace permanent, un gigantesque palais, la fameuse et bien nommée Domus Aurea, construite sur les décombres du grand incendie de 64. Outre de vastes appartements et de nombreuses salles d’apparat richement décorées, ce lieu rend compte d’innovations architecturales et artistiques remarquables, « où l'audacieux talent des architectes Severus et Celer demandait à l'art ce qu’avait refusé la nature » [45]. On en connaît les descriptions célèbres qu’en ont données Tacite et Suétone ; ils n’en connaissaient pourtant plus qu’un état déjà transformé, mais ils en soulignaient les audaces techniques pour nouer le binôme ars/natura, ignoré de l’âge d’or hésiodique, dans le cadre d’un projet idéologique qui visait à réaliser et construire, au sens propre du terme, le mythe de l’âge d’or au centre de Rome [46].

           L’architecture générale du complexe souligne les valeurs à la fois apolliniennes et dionysiaques de l’âge d’or. Le colosse solaire de Néron-Hélios en garde le vestibule ; le palais est orienté au sud ; et il est même possible d’en suivre la course du soleil sans interruption dans les cycles de la journée et de l'année à partir de la fameuse salle octogonale qui en constitue le centre, surmontée d’une coupole étoilée et tournant selon un mécanisme resté mystérieux, « semblable au mouvement du monde lui-même ». Néron, nouvel Apollon-citharède, se devait d'habiter le Palais du Soleil, en successeur d’Auguste qui s’était déjà placé sous la protection du dieu solaire. En revanche, les jardins et la décoration intérieure du palais attestent un autre versant de l’âge d’or, marqué au coin de la fusion, du débordement, du désordre, de l’absence de règle. Le parc de 80 ha juxtapose, en effet, des lieux urbains, cultivés et sauvages, réalisant ainsi l’idéal d’une nature indifférenciée où la pièce d’eau est une mer, où les campagnes se mêlent aux forêts, où les édifices figurent des villes, où les animaux sauvages se mélangent aux troupeaux domestiques. En réunissant forêts, campagnes et villes, le parc de la Maison Dorée est un microcosme de l’univers primitif qui ne connaissait pas les séparations entre les espèces.

           À l’intérieur du palais, les salles de bain mélangent les eaux de la mer et celles des sources sulfureuses du Tibre. Et surtout, la décoration des pièces, volontiers fantastique, composée de motifs étranges, insolites ou inquiétants, qui semblent proliférer de manière anarchique et que les historiens de l’art appellent des « grotesques », souligne les valeurs hybrides de ce même âge d’or, peuplé d’êtres qui échappent à la raison, de monstra qui relèvent de l’inhumanité des temps mythiques. Dans des compositions jubilatoires, exubérantes, les grotesques mêlent des êtres qui relèvent en même temps de l’humain, de l’animal et du végétal issus des temps d’origine quand les espèces naturelles vivaient encore dans un monde totalement unifié : sphinx, griffons, centaures, rinceaux végétaux qui se terminent par une figure humaine,… Alors que les monstra avaient disparu au temps de l’âge d’or augustéen, qui condamnait non pas l’exubérance, mais l’anarchie et la difformité de ces entités prolifiques, ils réapparaissent en force à l’âge néronien précisément à cause de leur monstruosité primitive qui n’était pas encore marquée par la différenciation.

           Et il faudrait aussi parler des peintures historiées qui ornent les murs et les plafonds de la Domus, et qui sont souvent encadrées par des grotesques : il s’agit alors de scènes mythologiques qui représentent tantôt des épisodes de parfaite convivialité entre les dieux et les hommes sinon d’apothéoses qui figurent l’union de dieux et de mortels (Bacchus et Ariane, Vénus et Pâris, Jupiter et Ganymède), tantôt des épisodes qui dévaluent les héros guerriers, comme Hector ou Achille, le premier sacrifiant aux exigences du combat son amour pour Andromaque, le deuxième déguisé en femme parmi les filles du roi Lycomède sur l’île de Skyros ; en face de ces héros complexés par le sentiment amoureux, une peinture célèbre Dionysos qui a fait le choix de l’amour et de la beauté au sein d’une nature accueillante et toujours féconde. L’échelle traditionnelle des valeurs est inversée au sein d’un monde qui a décidé non pas de renoncer à la guerre, mais tout simplement d’ignorer son existence, comme au temps de l’âge d’or. À cet égard, Suétone nous a sans doute laissé l’image qui me semble résumer de la manière la plus pertinente et la plus impressionnante cette conviction profonde, quand il rapporte que Néron a cru pouvoir arrêter la révolte des légions en Gaule, sans armes, par le seul pouvoir de ses larmes et de sa musique ; en l’occurrence, la violence guerrière, caractéristique des âges inférieurs, n’est pas seulement sous-estimée, elle est niée, ou, à tout le moins, elle croise une forme primordiale — et inédite parmi les hommes — de violence, dont on ne triomphe que par le chant, comme celle des animaux que la lyre d’Orphée avait su apaiser. Après avoir accueilli la nouvelle de ce soulèvement dans la plus grande indifférence, comme pour la démentir, Néron projette de l’affronter avec ses orgues de théâtre et une troupe d’Amazones [47] !

 

— Sénèque, une conscience critique de l'âge d'or néronien

           La réalité quotidienne du règne de Néron a rapidement convaincu Sénèque qu’il devait abandonner toute illusion sur la possibilité de réaliser en la personne de l’empereur le rêve de voir régner un Prince nourri aux idées de la philosophie. Au cœur du conflit intellectuel et éthique qui a opposé les deux hommes, s’affrontent, en effet, deux conceptions de la Nature, respectivement entendue comme un principe d’entropie et un principe d’ordre, un tout indifférencié et un tout organisé, un espace de fusion et un espace de cloisons. Et, à ce titre, l’âge d’or a nourri les deux argumentaires contradictoires.

           Dans le cadre d’une réflexion polémique sur la pensée du philosophe stoïcien Posidonius, la lettre 90 de Sénèque à Lucilius développe une longue description de l’âge d’or [48]. Si les deux philosophes s’accordent pour reconnaître qu’à cette époque primitive « la royauté était exercée par les sages », Sénèque soutient, contre le philosophe grec, que l’invention des technologies et la pratique des artes ne relèvent pas de ce temps, uniquement mû par le respect de la nature. Et, parmi les innovations qui illustrent l’antinomie entre natura et ars, il évoque notamment la construction de palais opulents, de maisons spacieuses comme des villes, la mise en œuvre de raffinements domotiques, l’engouement pour la pratique de la danse ou du chant, et autres trouvailles techniques qui, même si elles ont été le fait d’hommes sages, relèvent moins de leur sagesse que de leur habileté qu’ils partagent avec d’autres, moins sages qu’eux. Dans le filigrane de ces exemples, on reconnaît, outre la passion de Néron pour les arts de la scène, les projets impériaux en matière d’urbanisme et de logistique, notamment pour créer les conditions d’un retour à la nature primitive dans l’enceinte même de la cité. Clairement, Néron et Sénèque ne parlent pas de la même nature, et l’aphorisme de Sénèque « Pour subvenir à la nature, la nature suffit » heurte de front le principe néronien d’une nature originelle reconquise par les artes [49].

           La fin de la lettre conteste même implicitement le bien-fondé d’une reconquête de l’âge d’or, car, en définitive, quelles que fussent les indéniables qualités des hommes de ce temps, ils n’en restaient pas moins des êtres incomplets, « des hommes à l’esprit élevé, tout frais sortis des dieux », certes, mais inachevés, car « la nature ne donne pas la vertu : c’est un art que de devenir homme de bien », où l’on retrouve le binôme natura/ars, mais dans une tout autre perspective : l’innocence des hommes de l’âge d’or leur venait de leur ignorance, de leur inexpérience, et non de leur vertu. « Ce sont choses bien différentes de ne pas vouloir ou de ne pas savoir faire le mal. Il leur manquait la justice, il leur manquait la prudence, il leur manquait la modération, la force d’âme » [50]. D’antinomique, le rapport entre la nature et l’art devient complémentaire pour reconnaître l’apparition de la véritable vertu après l’âge d’or et lui refuser un de ses traits les plus traditionnels : la justice qui, selon Sénèque, ne s’acquiert qu’au terme d’une éducation de l’âme, d’une eruditio et d’une longue ascèse intérieure. Le message est clair : seule la sagesse permet de réconcilier l’art et la nature, mais cela ne peut être que dans notre temps et non dans un âge d’or artificiellement reconquis par la folie technologique de l’humanité.

           Le mythe de l’âge d’or apparaît aussi dans deux tragédies de Sénèque. Dans Phèdre, Hippolyte prononce une longue tirade sur la vie et les vertus de « ceux que le premier âge a fait naître dans l’intimité des dieux » [51]. Cette version recoupe globalement les thèmes traditionnels du mythe, que le héros misogyne conclut par une attaque impitoyable et attendue contre la femme, « cette sinistre race dont Médée donne à elle seule l’image » [52]. Croisant ainsi, à sa manière, le mythe hésiodique de Pandore, qui est habituellement ignoré par les versions latines du premier âge du monde, Hippolyte impute à la femme toutes les perversions familiales, morales et sociales dont souffre la société des hommes depuis que « l’ouvrière des crimes a assiégé leur cœur » [53]. Pour le reste, Hippolyte oppose un refus radical à l’invitation de la nourrice de fréquenter la ville, de chercher la société des citoyens, préférant les vertus, l’innocence, la simplicité de la vie primitive et « sauvage », telle que l’entendait déjà Lucrèce, loin des guerres et des corruptions, à l’écart des villes et du pouvoir. Au conseil que lui donne la nourrice de prendre la nature pour guide, Hippolyte répond qu’à l’origine « la forêt dispensait ses ressources naturelles, les antres obscurs leurs abris naturels » ; au cœur du débat s'affrontent deux conceptions de la nature qui opposent la vie sociale et la vie sauvage, où les « natiuae opes » et les « natiuae domus » sont peut-être une pointe contre les « richesses » et les « palais » artificiels recherchés par les puissants d’aujourd’hui [54].

           Plus novateurs de notre point de vue sont les propos que tient le chœur des Corinthiens dans la tragédie Médée, lorsqu’à la fin de son premier poème consacré à l’expédition des Argonautes, il fixe la fin de l’âge d’or au moment où l’homme a, pour la première fois, pris le risque de transgresser les espaces marins [55]. Une des originalités de cette tragédie est d’avoir intégré l’histoire de Médée à Corinthe et les antécédents de la quête des Argonautes, à laquelle sont consacrées deux odes chorales sur quatre. Le drame privé de la magicienne, trahie par Jason et commettant son double infanticide, est ainsi inclus dans une perspective plus globale qui en fait un épisode de la perte de l’âge d’or et de l’évolution irréversible de l’humanité vers les âges ultérieurs. Les Argonautes ont ramené la Toison d’or de Colchide, mais aussi Médée qui fut le châtiment lointain de la mer contre les premiers marins. Aux yeux du chœur, en effet, Médée est d’abord un monstre au même titre que les monstres marins rencontrés par les Argonautes, mais celui-ci a réussi à venger la mer là où les autres avaient échoué : Médée est « un mal plus grand que la mer », car elle a pris sur elle de punir le crime des Argonautes, et plus particulièrement de leur chef, alors que les flots eux-mêmes n’étaient pas parvenus à briser leur arrogance [56]. Pour le chœur, Médée a été l’instrument de la justice et de la vengeance de la nature contre les hommes. Dès le vers 35 du prologue de la pièce, Médée avait annoncé qu’elle brûlerait Corinthe et réunifierait ainsi les deux mers. Cette prophétie acquiert ici une dimension cosmique où la vengeance privée de Médée répond plus globalement à la prétention du « pin thessalien » de briser les cloisons du monde et d’en mélanger les éléments [57]. Chez Sénèque, le voyage d’Argô annonce définitivement la fin de l’âge d’or, le temps du chaos, le temps de Médée ; les humains sont responsables de l’arrivée de l’inhumain parmi eux, dont les crimes de Médée sont le signe. Le chœur intègre ainsi totalement le mythe de Médée à celui des Argonautes et, indirectement, à celui des âges du monde.

           Mais précisément, pour le chœur de Sénèque, c’est le temps de Médée, et donc un temps d’après l’âge d’or, qui apparaît comme le temps de la confusion, du mélange, de la rupture des limites, alors que Néron en avait fait la caractéristique de son âge d’or. Et Sénèque n’hésite pas à actualiser le temps de Médée à un hic et nunc : « Maintenant désormais, la mer a cédé et elle subit toutes les lois [58] ». Plus encore que le temps du chœur des Corinthiens, ce temps correspond à l’actualité de l’empire néronien marqué par des progrès technologiques qui ont rendu la mer accessible à la plus modeste embarcation, qui ont aboli toutes les limites du monde, qui ont permis de construire de nouvelles villes sur des domaines arrachés à la mer, et qui autorisent l’ultime prophétie de la conquête de nouveaux mondes : « N’importe quelle barque parcourt le large en tout sens ; toute borne a été déplacée et des villes ont installé leurs murailles sur une terre nouvelle ; accessible de partout, le monde n’a laissé aucune chose à la place où elle avait été : l’Indien boit les eaux glaciales de l’Araxe, les Perses boivent celles de l’Elbe et du Rhin. Viendront plus tard, avec les années, des temps où l’Océan relâchera les barrières des choses, où la terre s’ouvrira immense, où Thétys dévoilera de nouveaux mondes et où, parmi les terres, Thulé ne sera plus la dernière [59]. »

           Pour autant, le propos du chœur n’est pas aussi manichéen qu’il paraît au premier abord. Certes, il relaie ici les critiques du philosophe qui inclut parmi ceux qui vivent « contre la nature, les gens qui jettent jusque dans la mer les fondations de leurs thermes » [60] ; d’autre part, les images de l’Indien qui boit les eaux de l’Araxe et du Perse qui boit celles de l’Elbe et du Rhin sont un écho à des adynata énumérés par Tityre dans la première Bucolique de Virgile, mais dont Mélibée avait aussitôt souligné la tragique réalité dans les déplacements de population engendrés par les discordes et l’arbitraire du pouvoir romain [61]. Plutôt qu’un progrès, la conquête de la mer et l’effacement des frontières apparaissent alors comme un désordre causé par l’expédition des Argonautes, et l’arrivée de Médée à Corinthe, rendue possible par ce voyage audacieux, n’est qu’une des péripéties du désordre universel des peuples.

           Mais, avec la méchante Médée, le prix de cette quête fut aussi, et d’abord, la Toison d’or : « Quel fut le prix de cette course ? La Toison d’or et Médée, mal plus grand que la mer, récompense digne de ce premier navire [62]. » Par ailleurs, les dieux ont, peu ou prou, cautionné cette expédition en autorisant Athéna à participer à la construction du bateau, comme le rappelle Sénèque dès les tout premiers vers de la tragédie et à la fin de cette ode chorale [63]. Le navire Argô est aussi en partie l'œuvre des dieux qui ont donc autorisé, sinon encouragé, la violence des hommes contre l’ordre naturel primordial ; rappelant cette implication divine au moins au début de l’expédition, Sénèque ne peut donc pas condamner la quête argonautique comme un acte impie ou un nefas. Du reste, plusieurs fois dans les Naturales quaestiones, Sénèque a proclamé sa foi dans le progrès humain, présenté comme un héritage commun qui se transmet de générations en générations : « Le temps viendra où nos descendants s’étonneront que nous ayons ignoré des choses si manifestes [64]. » Car, en définitive, le progrès technique en tant que tel n’est pas soumis à un jugement moral ; il est objectivement « neutre » ; ce qui le rend bon ou mauvais, c’est l’usage que l’homme en fait : « Qu’est-ce qui est important dans les choses humaines ? Ce n’est pas d’avoir rempli les mers avec des bateaux […] ni d’avoir erré sur l’océan à la recherche de l’inconnu, mais d’avoir tout vu dans son cœur et d’avoir vaincu ses vices, par rapport à quoi il n’y a pas de plus grande victoire [65]. »

           En conclusion de la description du voyage d’Argô, la référence à la Toison d’or et à Médée comme double prix de cette expédition souligne les ambiguïtés qui sont au cœur de tout processus de civilisation : les progrès techniques qui contribuent au développement des sociétés peuvent être aussi l’occasion de leur destruction quand le furor et la dementia des humains s’en emparent [66]. Comme les hommes d’aujourd’hui, les anciens ont eu cette conscience paradoxale et tragique des menaces que font peser sur l’homme les avancées technologiques dont il est lui-même l’auteur. Mais, dans le même temps, ces avancées sont nécessaires pour que l’homme progresse en civilisation, en humanité, pour qu’il développe son autonomie sur les forces purement naturelles. L’âge d’or ne peut être un modèle absolu du bonheur, car il maintient l’homme dans un univers inerte qui échappe à son contrôle et le réduit à l’oisiveté. Sénèque nuance donc la lecture mythique de l’âge d’or d'une dimension plus proprement philosophique, en explicitant la transgression des Argonautes moins comme une violation d'un espace interdit que comme une violation des foedera naturae, qui, selon Lucrèce, organisaient les rapports des hommes et de la nature aux origines du monde. En d'autres termes, Sénèque présente le voyage d'Argô moins comme un nefas, une impiété, une faute contre les dieux que comme un acte d'audacia ou d'hybris, une manifestation de l’orgueil ou du génie humains, un risque de déstabiliser la nature, qui peut être contrôlé sinon corrigé dans l’histoire si les hommes le veulent.

           Contrairement à la conception néronienne qui envisage l'âge d'or comme un temps où l'homme ne connaissait aucune limite spatiale ni morale, comme un univers d'où n'avait émergé aucun ordre, comme une nature déliée de toute contrainte, Sénèque postule l'existence de règles et de normes primitives du monde, notamment concrétisée par la séparation des terres et des mers ; l'histoire des Argonautes est, chez Sénèque, l'équivalent mythique de la rupture de ces foedera primitifs, qui a précisément supprimé les séparations, les limites, les normes originelles, engageant ainsi l'histoire du monde dans le règne du désordre, du chaos, de la luxuria, dans un univers de risques et de déséquilibres naturels, mais pas nécessairement dans un monde condamné par les dieux. Dans cette première ode, le voyage d'Argô reste une erreur humaine qui a, certes, définitivement éloigné l’homme des équilibres primitifs, mais qui l’a aussi aidé à s’émanciper d’un bonheur immobile et proprement « sans histoire ». L’âge d’or est sans doute perdu, mais, à tout prendre, peut-être pour le plus grand profit de l’homme, pour autant qu’il sache faire preuve de vertu dans le temps qui est le sien.

           Au total, la critique de Sénèque attaque la conception néronienne de l’âge d’or sur deux fronts. Elle en conteste la typologie, en réaffirmant clairement que l’âge d’or était un âge « cloisonné », un âge de normes, de frontières qui étaient autant de foedera, imposant à chacun de rester là où il était né et à chaque espèce de se développer selon ses limites propres en parfaite communion avec une nature faite de simplicité, de pauvreté, d’austérité. Mais, en plus, Sénèque constate l’irrémédiable disparition de ce temps et il s’interdit de le considérer comme un temps du bonheur absolu ou, à tout le moins, de dévaluer a priori les âges ultérieurs. Malgré son haut degré d’innocence et de prospérité, il manquait à ce temps la qualité la plus essentielle à l’homme pour grandir en humanité : la pratique de la vraie sagesse qui, seule, permet de conquérir la vertu et de compléter les qualités naturelles de l’homme, réhabilitant ainsi dans le temps de chacun le couple natura/ars inconnu dans l’âge d’or. De ce point de vue, il est donc vain, sinon nuisible, de vouloir retourner à cet âge primitif qui ne saurait donner à l’homme d’aujourd’hui qu’un bonheur incomplet et qui, en tout état de cause, lui est devenu inaccessible.

 

3. Une dévaluation tardive de l'âge d'or

           À l'extrême fin du IVe siècle, dans son épopée sur L'enlèvement de Proserpine, le poète Claudien poussera l'argumentation de Sénèque jusqu'à condamner sans nuance l'âge d'or et sa molle inertie, en faveur de l'âge de Jupiter qui doit amener l'homme à profiter de l'« ingénieuse nécessité » pour développer son intelligence, la vertu, les arts et l'expérience, endormis ou ignorés dans ce premier âge « sans énergie » : « Alors, gravement, du haut de l’Olympe, le Père commença ainsi : “De nouveau, les affaires des mortels, que depuis longtemps j’avais négligées, ont attiré mes soins, après que j'eus reconnu l’inaction du siècle de Saturne et la vieillesse de cet âge sans énergie, et que je résolus de piquer, par les aiguillons d'une vie inquiète, les peuples longtemps assoupis par la torpeur de mon père, afin que la moisson ne grandît plus d'elle-même sur des champs sans culture, que la forêt ne ruisselât plus de miel, que le vin ne grossît plus des sources et que toutes les rives ne frémissent plus pour offrir à boire. Certes, je ne suis pas jaloux, car il n’est pas permis aux dieux d’être envieux ou de nuire ; mais c’est parce que le luxe dissuade du bien et l'abondance embourbe l’âme humaine ; c’est pour que la nécessité, ingénieuse, excite les esprits paresseux et explore peu à peu les chemins écartés des choses, et que l'adresse enfante les arts, et que l’usage les nourrisse [67]”. »

           En rendant le travail nécessaire, la fin de l'âge d'or doit éviter aux hommes la paresse ; en les plongeant dans le besoin, elle aiguisera leur intelligence créatrice. Et, à l’inverse de la version traditionnelle, Jupiter précise bien qu'il ne s'agit pas là d'une quelconque jalousie divine contre les prétentions des hommes qu'il faudrait réduire ; au contraire, en même temps qu'il proclame la fin de l'âge d'or, Jupiter annonce que, pour rencontrer les critiques de Natura, il a prévu d'adoucir sa décision en « détournant les peuples de la nourriture de Chaonie », c'est-à-dire les glands que mangent les animaux, lorsque Cérès, tout à sa joie d'avoir retrouvé la trace de sa fille Proserpine, fera à l'humanité le don des céréales [68]. Les symboles sont transparents : le sacrifice de la vierge Proserpine à Pluton, le dieu des enfers, a été le prix à payer pour sauvegarder l'harmonie entre les mondes d'en bas et d'en haut, mais il inaugure aussi une nouvelle vie pour l'humanité qui entre dans le temps de la civilisation et de la culture, en quittant l'oisiveté de l'âge d'or sans pour autant tomber dans l'animalité. En conséquence, à l’inverse de la transgression prométhéenne, l’habileté humaine (sollertia) est ici valorisée comme mère des artes, nourries ensuite par l’expérience des hommes, en un renversement complet du processus de dégradation qu'induisait la théorie hésiodique des races.

 

4. L'âge d'or et le combat contre la barbarie

           Après les instrumentalisations idéologiques du premier siècle de l’empire, le mythe de l’âge d’or continue d’être réactivé en ce sens par les auteurs latins, chaque fois qu’il s’agit de chanter les louanges d’un prince ou d’un homme public pressenti comme garant d’un renouveau politique ou moral de l’État, notamment dans la lutte de Rome contre la barbarie. En particulier, les Panégyristes latins de l’Antiquité tardive, étroitement liés au pouvoir, célèbrent alors le retour à la prospérité, à l’abondance, à la justice en des termes qui recoupent explicitement les valeurs et le vocabulaire de l’âge d’or entendus selon la « ligne claire » de l’époque augustéenne. Car il s’agit bien alors d’un âge d’or qui, comme dans l’Énéide et contrairement aux pratiques néroniennes, n’est pas un retour à l’âge primitif du monde, aux premiers temps mythologiques d’une nature indifférenciée et monstrueuse, mais au premier âge de la civilisation, où la justice a commencé d’organiser les hommes en sociétés et à les dégrossir de leur sauvagerie. Ainsi, par exemple, à l’occasion de l’accession au consulat du philosophe Manlius Theodorus, en 399, le poète Claudien met en scène la Justice qui quitte le zodiaque afin de persuader Manlius d’interrompre ses travaux philosophiques pour s’occuper du service de l’État. Sur son trajet, qui inverse le cours de son voyage lorsqu’elle a quitté le monde des hommes à la fin de l’âge d’or, la déesse répand ses bienfaits : « Partout où la porte son vol, la paix est revenue parmi les oiseaux ; dans un frémissement, les bêtes féroces ont abandonné leur fureur, et la terre tressaille au retour de cette déesse disparue après le temps de l’or ancien… C’est toi, ô Justice, qui, la première, arraches les humains aux antres des forêts et purifies les siècles d’une vie indigne ; c’est à toi que nous devons de respecter des lois et de dépouiller le naturel des bêtes féroces. Quiconque t’a goûté d’un cœur pur s’élancera sans crainte dans les flammes, fendra les mers orageuses, vaincra sans armes d’épais bataillons ; les pluies adouciront même les chaleurs d’Éthiopie ; par-delà la Scythie, un air de printemps accompagnera ses pas [69]. »

           Comme au temps de l’âge d’or, il s’agit bien d’un retour de la paix parmi les animaux, de la joie de la terre, d’un climat partout tempéré, mais au sein d’une humanité qui est sortie des bois et qui n’ignore plus les lois, deux traits caractéristiques des hommes qui ont renoncé aux pratiques barbares. À l’inverse des retraites recherchées par Hippolyte dans la Phèdre de Sénèque, la sauvagerie de la forêt n’est plus ici un lieu de l’âge d’or ; elle est, au contraire, le lieu de la barbarie, sur les débris de laquelle Rome fait renaître la civilisation et la vie des cités, comme dans le discours que prononce Eumène en 298 pour la restauration des écoles d’Autun, « … lorsqu’il voit que tant de villes longtemps envahies par les forêts et habitées par les bêtes sauvages se relèvent avec leurs murailles et se peuplent de nouveau ; et que se reproduit ce qui se produisit une fois dans la mer Égée, quand surgit soudain l’île de Délos, qui errait enfouie sous les flots, aujourd’hui que tant de cités naissent de toutes parts et que tant d’îles semblent renaître à la civilisation des hommes… Tant il est vrai que cet âge d’or qui, jadis sous le règne de Saturne, n’eut qu’une durée éphémère, renaît aujourd’hui sous les auspices éternels de Jupiter et d’Hercule » [70]. Si Hercule renvoie à la titulature familiale du César Constance-Chlore, qui confia la direction des écoles à Eumène, Jupiter quitte désormais l’âge de fer pour remplacer Saturne à la tête d’un nouvel âge d’or qui consacre les victoires de Rome sur les confins barbares : il libère toutes les frontières de l’empire, il restaure la vie et la beauté des cités, il encourage le respect des lois, il illumine, sur les portiques des écoles, une carte du monde où n’apparaît plus une seule terre étrangère [71]. En corollaire, comme le proclame Claudien, ce retour de la justice parmi les hommes promeut deux valeurs qui étaient exclues de la vulgate du mythe de l’âge d’or : les voyages et la guerre, devenus nécessaires pour éradiquer la barbarie des confins et consacrer le projet hégémonique de Rome sur le monde. La question barbare s’invite ici au cœur de la relecture du mythe : le barbare n’est plus un être fantasmatique, qui serait, à la marge de l’empire, un reste sinon un modèle possible de « race d’or » dans sa nudité sauvage et sa force primitive, loin des artes de la civilisation ; il est devenu une menace bien réelle contre les valeurs de la romanité et suscite dès lors une réaction militante qui, pour préserver l’équation entre le temps de Rome et l’âge d’or, « réarme » cet âge en un âge de combat et de victoires.

 

Conclusion

 

           Dans son rapport à la mythologie, Rome a souvent éprouvé le besoin de rationaliser les faits merveilleux qui lui paraissaient décidément trop étrangers à la vie des hommes. En particulier, quand il s’agit d’expliquer les « origines » des choses, Rome n’hésite pas à faire descendre le mythe sur terre, à commencer par le temps de ses propres origines, où le discours mythique a été humanisé en des personnages et des épisodes qui mêlent constamment la fiction légendaire et la vraisemblance historique. « L’invention » romaine de l’âge d’or ressortit à cette démarche. Et cela dès la formulation même du mythe, qui ancre dans le processus historique d’une succession des âges ce qui, dans la tradition grecque, était avant tout une théorie mythique de la succession des races. Dès sa première apparition chez Catulle, l’âge d’or romain est lié à un temps de crise de la société romaine ; et il en est de même chez tous les auteurs que nous avons rencontrés, certes en des sens divers, selon que cette crise a été ou non résolue, selon que les modes de sortie de crise ont été ou non acceptés. En toute hypothèse, l’âge d’or romain est un cadre de référence mythique par rapport auquel se définit l’exercice du pouvoir, tour à tour contesté ou légitimé.

           Parallèlement, l’âge d’or à Rome est lié à une vision de l’histoire qui alterne le respect ou la négation de valeurs morales. Pour les auteurs qui adhèrent à ces valeurs considérées comme autant de limites fixées à l’exercice de la condition humaine, l’âge d’or est un temps que les vicissitudes de l’histoire font irrémédiablement regretter ou laissent à nouveau pressentir, selon que les conditions historiques sont ou non réunies pour un nouvel avènement de ces valeurs. Comme on l’a vu à l’époque augustéenne ou dans le combat contre la barbarie, la réception romaine du mythe n’hésite pas alors à en contredire la vulgate, notamment quand elle définit l’âge d’or non plus comme le premier âge mythique de l’humanité, mais comme le premier âge historique de la civilisation, repoussant les premiers hommes dans les forêts inhospitalières et les pratiques barbares d’un monde antérieur. Cette relecture réhabilite même, selon les circonstances, les pratiques de l’agriculture, de la navigation et de la guerre comme autant de valeurs qui restaurent les principes des grands ancêtres de Rome ou les protègent contre les menaces extérieures. À l’inverse, les démesures de l’âge néronien ont choisi de faire descendre le mythe sur terre en renonçant précisément à cette moralisation de l’histoire. Les pratiques néroniennes restaurent dans le temps des hommes l’opacité mythologique de l’humanité primitive qui se confondait avec les dieux et la nature en des alliances spontanées, mais surtout aléatoires et entropiques ; au sein de cet âge d’or disparaissent les différences objectives entre les êtres, les espèces et les sexes au profit d’unions monstrueuses, toujours recomposées au gré des seules exigences fantasmatiques de l’illud tempus.

           Ces deux relectures, morale et amorale, du mythe ont suscité deux réactions opposées. Ovide ne croit plus en la possibilité d’un retour de l’âge d’or dans une société qui a cru bon d’instaurer un nouveau uindex pour organiser la justice et instrumentaliser les rapports entre les hommes et les dieux. Face aux dérives de son temps, Sénèque doute que l’âge d’or soit un modèle pertinent pour penser le bonheur du sage, car la spontanéité de la nature ne suffit pas à former un homme de bien, qui ne peut grandir en vertu et en humanité sans apprendre à pratiquer la justice dans un monde où le progrès technique est désormais moins une faute contre les dieux qu’un enjeu éthique. Dans un contexte plus mystique que proprement idéologique, Claudien prolonge l'argument de Sénèque en n'hésitant pas à dévaluer l'âge d'or comme un âge nuisible à l'humanité qui découvre les valeurs du travail, de la culture et de la civilisation alors même que Jupiter, en décidant de mettre fin au règne de Saturne, préserve les foedera mundi par le sacrifice de Proserpine à Pluton et promet aux hommes le don du pain.

           Tour à tour cristallin et opaque, ordonné et chaotique, immobile et grouillant, harmonieux et monstrueux, diurne et nocturne, l’âge d’or est décidément un mythe dont les virtualités dialectiques ont permis à Rome d’historiciser, dans un temps refoulé, accompli ou attendu, la complexité et les tensions de son propre développement en lien avec le questionnement toujours renouvelé sur les origines. En inventant l’âge d’or, Rome a transformé la mémoire mythique des humanités successives en l’histoire véridique de notre unique humanité ; elle a su inverser le mythe de la décadence des races en un désir de la régénération du temps.

 


[*] La progression de l’exposé sera d’abord thématique, au risque de bousculer quelque peu la chronologie des textes commentés. Trois références bibliographiques appuieront mon propos : J.-P. Brisson, Rome et l'âge d'or : de Catulle à Ovide, vie et mort d'un mythe, Paris, Éditions de la Découverte, 1992 ; J. Fabre-Serris, Mythologie et littérature à Rome. La réécriture des mythes aux Iers siècles avant et après Jésus-Christ, Lausanne, Payot, 1998 (Coll. Sciences humaines) ; J. Thomas, Rome, ou la violence transformée. Le mythe de la régénération chez les Latins, dans J. Poirier, L’Âge d’or, Dijon, EUD, 1996, p. 91-141 (Coll. Figures Libres).

[1] Voir Hes., Op., 106-201.

[2] M. Mund-Dopchie, « L’âge d’or et Prométhée : destins croisés de deux mythes fondateurs chez les Grecs », Folia Electronica Classica, 14, 2007 (consultable à l’adresse URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/14/agedor.htm).

[3] Voir Catvll., carm. LXIV, 384-408.

[4] Cf. Catvll., carm. LXIV, 397-402 : « Sed postquam tellus scelere est imbuta nefando,/ iustitiamque omnes cupida de mente fugarunt,/ perfudere manus fraterno sanguine fratres,/ destitit extinctos natus lugere parentes,/ optauit genitor primaeui funera nati,/ liber ut innuptae poteretur flore nouercae… », et Sall., Cat. XV.

[5] Catvll., carm. LXIV, 405-408 : « Omnia fanda nefanda malo permixta furore/ iustificam nobis mentem auertere deorum./ Quare nec talis dignantur uisere coetus,/ nec se contingi patiuntur lumine claro. »

[6] Comme l’illustre précisément la présence nombreuse des dieux aux noces de la déesse Thétis et du mortel Pélée : Catvll., carm. LXIV, 384-386 : « Praesentes namque ante domos inuisere castas/ heroum et sese mortali ostendere coetu/ caelicolae nondum spreta pietate solebant. »

[7] Voir Catvll., carm. LXIV, 306 : « Veridicos Parcae coeperunt edere cantus… (321-322) Talia diuino fuderunt carmine fata,/ carmine, perfidiae quod post nulla arguet aetas. »

[8] Voir Catvll., carm. LXIV, 394-396 : « Saepe in letifero belli certamine Mauors/ aut rapidi Tritonis era aut Rhamnusia uirgo/ armatas hominum est praesens hortata cateruas. »

[9] Voir Catvll., carm. LXIV, 38-42.

[10] Voir Lvcr., V, 925-944.

[11] Voir Lvcr., V, 953 : « Necdum res igni scibant tractare » ; 1004-1005 : « Nec poterat quemquam placidi pellacia ponti/ subdola pellicere in fraudem ridentibus undis. »

[12] Voir Lvcr., V, 982-998 et 1007-1008 : « Tum penuria deinde cibi languentia leto/ membra dabat. »

[13] Voir Tib., carm. I, 3, 35-50.

[14] Tib., carm. I, 3, 43-44 : « Non domus ulla fores habuit, non fixus in agris,/ qui regeret certis finibus arua, lapis. »

[15] Tib., carm. II, 3, 67-74 : « O ualeant fruges, ne sint modo rure puellae ;/ glans alat et prisco more bibantur aquae :/ glans aluit ueteres, et passim semper amarunt ;/ quid nocuit sulcos non habuisse satos ?/ Tunc, quibus aspirabat Amor, praebebat aperte/ mitis in umbrosa gaudia ualle Venus ;/ nullus erat custos, nulla exclusura dolentes/ ianua. »

[16] Tib., carm. I, 10, 7-10 : « Diuitis hoc uitium est auri, nec bella fuerunt,/ faginus astabat cum scyphus ante dapes ;/ non arces, non uallus erat, somnosque petebat/ securus uarias dux gregis inter oues. »

[17] Voir Ov., am. III, 8, 35-56. Cette élégie est, du reste, manifestement inspirée de Tib., carm. II, 3.

[18] Voir Ov., met. I, 89-112.

[19] Voir Fabre-Serris (n. *), p. 35.

[20] Ov., met. I, 89-93 : « Aurea prima sata est aetas, quae uindice nullo,/ sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat./ Poena metusque aberant nec uerba minantia fixo/ aere legebantur, nec supplex turba timebat/ iudicis ora sui, sed erant sine uindice tuti. »

[21] Ov., met. XV, 832-833 : « Pace data terris, animum ad ciuilia uertet/ iura suum legesque feret iustissimus auctor. »

[22] Ov., met. XV, 96-98 : « At uetus illa aetas, cui fecimus aurea nomen,/ fetibus arboreis et, quas humus educat, herbis/ fortunata fuit nec polluit ora cruore. »

[23] Hor., epod. XVI, 41-42 : « Nos manet Oceanus circumuagus ; arua, beata/ petamus arua, diuites et insulas. » Cf. Plvt., Sert., 8-9. On sait que ces îles, qui passaient pour être le lieu des Champs Élysées, selon Plutarque, ont été identifiées aux Canaries par le géographe anversois Ortelius au xvie siècle, qui inscrivait ainsi dans la réalité cartographique le lieu mythique de l’au-delà bienheureux.

[24] Hor., epod. XVI, 63-66 : « Iuppiter illa piae secreuit litora genti,/ ut inquinauit aere tempus aureum ;/ aere, dehinc ferro durauit saecula, quorum/ piis secunda uate me datur fuga. »

[25] Verg., ecl. IV, 4-7 : « Vltima Cumaei uenit iam carminis aetas ;/ magnus ab integro saeclorum nascitur ordo./ Iam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;/ iam noua progenies caelo demittitur alto. »

[26] Verg., ecl. IV, 11-13 : « Teque adeo decus hoc aeui, te consule, inibit,/ Pollio, et incipient magni procedere menses/ te duce », que Servius, au IVe siècle PCN, a mis en rapport avec le concept pythagoricien de la Grande Année.

[27] Verg., ecl. IV, 8-10 : « Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum/ desinet ac toto surget gens aurea mundo,/ casta, faue, Lucina. »

[28] Verg., ecl. IV, 34-36 : « Alter erit tum Tiphys, et altera quae uehat Argo/ delectos heroas ; erunt etiam altera bella,/ atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles. »

[29] Voir Thomas (n. *), p. 104.

[30] Voir l’invocation à Lucine aux v. 8-10 (n. 26) ; l’anaphore de iam aux vers 4, 6, 7, 10, 27, 37, 41, 43, 44, 48 ; et le chant des Parques : « “Talia saecla” suis dixerunt “currite” fusis/ concordes stabili fatorum numine Parcae » (v. 46-47).

[31] Voir Verg., georg. I, 125-159.

[32] Voir Verg., georg. I, 121-124 : « Pater ipse colendi/ haud facilem esse uiam uoluit primusque per artem/ mouit agros, curis acuens mortalia corda,/ nec torpere graui passus sua regna ueterno. »

[33] Voir Verg., georg. II, 140 sq (« Saturnia tellus », v. 173).

[34] Verg., georg. II, 473-474 : « Extrema per illos/ iustitia excedens terris uestigia fecit » ; 458-460 : « O fortunatos nimium, sua si bona norint,/ agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis,/ fundit humo facilem uictum iustissima tellus. »

[35] Voir Verg., georg. II, 532-535 : « Hanc olim ueteres uitam coluere Sabini,/ hanc Remus et frater ; sic fortis Etruria creuit/ scilicet et rerum facta est pulcherrima Roma/ septemque una sibi muro circumdedit arces. »

[36] Voir Verg., Aen. VIII, 314-318 : « Haec nemora indigenae Fauni Nymphaeque tenebant/ gensque uirum truncis et duro robore nata,/ quis neque mos neque cultus erat nec iungere tauros/ aut componere opes norant aut parcere parto,/ sed rami atque asper uictu uenatus alebat. »

[37] Voir Verg., Aen. VIII, 319-327 : « Primus ab aetherio uenit Saturnus Olympo/ arma Iouis fugiens et regnis exsul ademptis./ Is genus indocile ac dispersum montibus altis/ composuit legesque dedit Latiumque uocari/ maluit, his quoniam latuisset tutus in oris./ Aurea quae perhibent, illo sub rege fuere/ saecula : sic placida populos in pace regebat,/ deterior donec paulatim ac decolor aetas/ et belli rabies et amor successit habendi. »

[38] Verg., Aen. VI, 789-795 : « Hic Caesar et omnis Iuli/ progenies magnum caeli uentura sub axem./ Hic uir, hic est, tibi quem promitti saepius audis,/ Augustus Caesar, diui genus, aurea condet/ saecula qui rursus Latio regnata per arua/ Saturno quondam, super et Garamantas et Indos/ proferet imperium. »

[39] Ces rinceaux ont fait récemment l’objet d’une analyse fouillée de Gilles Sauron, L'Histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, Paris, Picard, 2001, qui montre, notamment, que l’acanthe, emblème apollinien du nouveau pouvoir, triomphe du lierre et de la vigne, les végétaux de Dionysos dont se réclamait Antoine.

[40] Voir Sen., clem. I, 3 (= II, 1).

[41] Voir Svet., Nero XXXVIII, 6 (cf. Tac., ann. XXXIX, 4) ; XXXIV, 7 ; XLIX, 1.4.

[42] Svet., Nero XI, 4 : « Sparsa et populo missilia omnium rerum per omnes dies : singula cotidie milia auium cuiusque generis, multiplex penus, tesserae frumentariae, uestis, aurum, argentum, gemmae, margaritae, tabulae pictae, mancipia, iumenta atque etiam mansuetae ferae, nouissime naues, insulae, agri. »

[43] Comme, par exemple, cet aureus frappé vers 67-68, qui représente sur l’avers la tête laurée de Néron et au revers la porte fermée du temple de Janus commentée par la légende PACE P.R. TERRA MARIQ. PARTA IANVM CLVSIT. Auguste avait, du reste, procédé deux fois à une cérémonie analogue en 29 et en 25 ACN, célébrée par Horace, Odes IV, 15, 4-9 : « Tua, Caesar, aetas/ […] signa nostro restituit Ioui/ derepta Parthorum superbis/ postibus et uacuum duellis/ Ianum Quirini clausit. »

[44] Voir Tac., ann. XIV, 15, 9 ; Svet., Nero XX, 6 et XXV, 1. Pour les Augustians, voir e.g. J.-L. Mourgues, « Les Augustians et l'expérience théatrale néronienne », RÉL, 66, 1988, p. 156-181 ; Id., « Néron et les monarchies hellénistiques : le cas des Augustians », dans J.-M. Croisille (éd.), Neronia IV. Alejandro Magno, modelo de los emperadores Romanos, Bruxelles, Latomus, 1990, p. 196-210 (Coll. Latomus, 209).

[45] Tac., ann. XV, 42, 1 : « Quibus (sc. machinatoribus Seuero et Celeri) ingenium et audacia erat etiam quae natura denegauisset per artem temptare. »

[46] Voir Tac., ann. XV, 42, 1 ; Svet., Nero XXXI, 1-4. Sur le projet esthétique et idéologique de la Maison dorée, voir en particulier Y. Perrin, « La Domus Aurea et l'idéologie néronienne », dans E. Levy (éd.), Le système palatial en Orient, en Grèce et à Rome. Actes du colloque de Strasbourg (19-22 juin 1985), Leiden, Brill, 1987, p. 358-381 ; Fabre-Serris (n. *), p. 140-144 ; M. Blaison, « L’Empereur et l’homme : une lecture de la Domus Aurea Neronis », Labyrinthe, Thèmes (n° 3) [mis en ligne le 4 mars 2005 à l’adresse URL : http://revuelabyrinthe.org/document58.html. Consulté le 20 novembre 2007], et la bibliographie qui l’accompagne.

[47] Voir Svet., Nero XL, 6 – XLI, 4 ; XLIII, 3 – XLIV, 1.

[48] Voir une analyse de cet âge d’or dans A. Novara, « “Rude saeculum” que l’âge d’or selon Sénèque (d’après Ad. Lucil., 90, 44-46) », BAGB, 1988, p. 129-139 ; Fabre-Serris (n. *), p. 144-145.

[49] Sen., epist. XC, 18 : « Sufficit ad id natura quod poscit. »

[50] Voir Sen., epist. XC, 44 : « Non tamen negauerim fuisse alti spiritus uiros et, ut ita dicam, a dis recentes… Quemadmodum autem omnibus indoles fortior fuit et ad labores paratior, ita non erant ingenia omnibus consummata. Non enim dat natura uirtutem : ars est bonum fieri… (46) Ignorantia rerum innocentes erant : multum autem interest utrum peccare aliquis nolit an nesciat. Deerat illis iustitia, deerat prudentia, deerat temperantia ac fortitudo. »

[51] Voir Sen., Phae., 483-564 ; 525-527 : « Hoc equidem reor/ uixisse ritu prima quos mixtos diis/ profudit aetas. »

[52] Voir Sen., Phae., 563-564 : « Sola coniunx Aegei/ Medea reddet feminas, dirum genus. »

[53] Voir Sen., Phae., 559-560 : « Sed dux malorum femina : haec scelerum artifex/ obsedit animos. »

[54] Sen., Phae., 538-539 : « Silua natiuas opes/ et opaca dederant antra natiuas domos. »

[55] Voir Sen., Med., 329-339 et 361-379 ; P.-A. Deproost, « De l’âge d’or à Médée. L’ombre portée des Argonautes sur les rythmes du temps dans la Medea de Sénèque », dans P. Carmignani — J.-Y. Laurichesse — J. Thomas (éd.), Rythmes et lumières de la Méditerranée. Actes du colloque international du 20 au 23 mars 2002, Presses universitaires de Perpignan, 2003, p. 45-58 (Coll. Études).

[56] Sen., Med., 362 : « Maiusque mari Medea malum. »

[57] Voir Sen., Med., 335-336 : « Bene dissaepti foedera mundi/ traxit in unum Thessala pinus. »

[58] Sen., Med., 364-365 : « Nunc iam cessit pontus et omnes/ patitur leges. »

[59] Sen., Med., 368-379 : « Quaelibet altum cumba pererrat ;/ terminus omnis motus et urbes/ muros terra posuere noua,/ nil qua fuerat sede reliquit/ peruius orbis : Indus gelidum/ potat Araxen, Albin Persae/ Rhenumque bibunt. Venient annis/ saecula seris quibus Oceanus/ uincula rerum laxet et ingens/ pateat tellus Tethysque nouos/ detegat orbes nec sit terris/ ultima Thule. »

[60] Sen., epist. CXXII, 8 : « Non uiuunt contra naturam qui fundamenta thermarum in mari iaciunt ? »

[61] Voir Verg., ecl. I, 59 sq.

[62] Sen., Med., 360-363 : « Quod fuit huius/ pretium cursus ? Aurea pellis/ maiusque mari Medea malum,/ merces prima digna carina. »

[63] Cf. Sen., Med., 2-3 : « (Tu, Pallas) quaeque domituram freta/ Tiphyn nouam frenare docuisti ratem », et 365-367 : « Non Palladia/ compacta manu regum referens/ inclita remos quaeritur Argo. »

[64] Sen., nat. VII, 25, 5 : « Veniet tempus quo posteri nostri tam aperta nos nescisse mirentur. »

[65] Sen., nat. III, praef. 10 : « Quid praecipuum in rebus humanis est ? Non classibus maria complesse nec […] errasse in oceano ignota quaerentem, sed animo omne uidisse et, qua maior nulla uictoria est, uitia domuisse. »

[66] Voir Sen., nat. V, 18, 6-16.

[67] Clavd., rapt. Pros. III, 18-32 : « Tum grauis ex alto genitor sic orsus Olympo:/ “Abduxere meas iterum mortalia curas,/ iam pridem neglecta mihi, Saturnia postquam/ otia et ignaui senium cognouimus aeui,/ sopitosque diu populos torpore paterno/ sollicitae placuit stimulis impellere uitae,/ incultis ne sponte seges grandesceret aruis,/ undaret neu silua fauis, neu uina tumerent/ fontibus et totae fremerent in pocula ripae./ Haud equidem inuideo (neque enim liuescere fas est/ uel nocuisse deos), sed, quod dissuasor honesti/ luxus et humanas oblimat copia mentes,/ prouocet ut segnes animos rerumque remotas/ ingeniosa uias paulatim exploret egestas/ utque artes pariat sollertia, nutriat usus.” »

[68] Voir Clavd., rapt. Pros. III, 47-54.

[69] Clavd., Cons. Theod., 121-123 : « Pax auibus, quacumque uolat, rabiemque frementes/ deposuere ferae : laetatur terra reuerso/ numine, quod prisci post tempora perdidit auri […] (190-197) Tu (sc. Iustitia) prima hominem siluestribus antris/ elicis et foedo deterges saecula uictu./ Te propter colimus leges animosque ferarum/ exuimus. Nitidis quisquis te sensibus hausit,/ irruet intrepidus flammis, hiberna secabit/ aequora, confertos hostes superabit inermis./ Ille uel Aethiopum pluuiis solabitur aestus ;/ illum trans Scythiam uernus comitabitur aer. » Je remercie Madame Stéphanie Danvoye, qui achève un doctorat sur les représentations du barbare dans la littérature panégyrique, de m’avoir fait connaître ces textes.

[70] Pan., V, 18, 1 : « … cum uideat […] tot urbes diu siluis obsitas atque habitatas feris instaurari moenibus, incolis frequentari ; quod in Aegaeo mari semel contigit ut, quae operta fluctibus uagabatur, repente insula Delos exsisteret, eius nunc simile tot orientibus undique ciuitatibus, tot insulis ad humanos cultus quasi renascentibus euenire… (5) Adeo ut res est aurea illa saecula, quae non diu quondam Saturno rege uiguerunt, nunc aeternis auspiciis Iouis et Herculis renascuntur. »

[71] Voir Pan., V, 20-21.

 


 

FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007

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