FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007


L’âge d’or et Prométhée :
destins croisés de deux mythes fondateurs chez les Grecs

Monique Mund-Dopchie

Département d'Études grecques, latines et orientales
Faculté de Philosophie et Lettres
Université catholique de Louvain (UCL)
<monique.mund-dopchie@uclouvain.be>


Texte de la leçon inaugurale prononcée le 9 octobre 2007 à l’Institut des Hautes Études de Belgique. Sa version complète s'accompagne d'un diaporama, également disponible. Leçon et diaporama trouvent place dans le cadre du cours Typologie et permanence des imaginaires mythiques, qui, en 2007-2008, portait sur L'âge d'or : du premier matin du monde au grand soir.

 

[Déposé sur la Toile le 18 octobre 2007 ]


 

Introduction

« La campagne anglaise, […], c’est le jardin d’Eden d’où la révolution industrielle victorienne nous a tous éjectés. Par conséquent,  week-ends et congés scolaires sont systématiquement mis à profit par 80% des gens – statistique touristique officielle – pour renouer périodiquement avec l’âge d’or, pour gambader dans la verte campagne telle qu’elle est peinte sur les dépliants touristiques » (Le Monde, 29 mars 2001, à propos de la fièvre aphteuse en Grande-Bretagne).

 

« C’est ainsi que l’automobile a merveilleusement réussi contre les transports en commun, le nucléaire contre le solaire, le périssable contre le robuste, le gaspilleur contre le sobre, etc. Les chantres de Prométhée ont alors beau jeu de dire que l’on ne peut revenir en arrière, que ce développement était le seul possible : ’La preuve, c’est que les gens veulent toujours plus d’essence, plus d’autoroutes, plus d’électricité’ » (Louis Puiseux, La Babel nucléaire, Paris, 1977, pp.242-243).

Dans ces deux textes traitant globalement d’un même sujet - l’environnement -, la signification de l’âge d’or et de Prométhée se révèle dans toute sa limpidité, sans qu’une paraphrase soit nécessaire : la première référence nous renvoie à la campagne idéalisée d’autrefois, la seconde, à l’action périlleuse d’apprentis-sorciers, qui bouleversent inconsidérément les équilibres naturels. Des emplois de ce genre ne se limitent assurément pas aux questionnements écologiques : ils renvoient, de façon plus globale, aux regards contrastés que les hommes portent sur leur passé lointain et sur le présent. L’âge d’or, en l’occurrence, est toujours considéré sous un angle positif, quitte à être banalisé pour désigner n’importe quelle période particulièrement florissante, en littérature, en peinture et en bien d’autres domaines ; en revanche, le personnage de Prométhée est fondamentalement ambivalent : le texte que je viens de citer et auquel je pourrais joindre beaucoup d’autres trouve sa contrepartie exemplaire dans la définition fournie par le dictionnaire « Larousse » (1997) de l’adjectif « prométhéen » : « caractérisé par un idéal d’action et de foi en l’homme tel qu’il est symbolisé par le mythe de Prométhée ».

Or l’utilisation récurrente de ces images héritées de l’Antiquité, en lieu et place de concepts, est loin d’être neutre : car leur aura mythique et leur force évocatrice sollicitent au moins autant la sensibilité et l’imaginaire que la raison de ceux auxquels le message est adressé. C’est pourquoi il ne paraît pas inopportun de nous interroger sur la nature du réseau de symboles que ces références entraînent dans leur sillage et, pour ce, de revenir aux textes fondateurs qui ont rapporté et interprété les récits relatifs à l’âge d’or et à Prométhée ; eu égard « au naufrage » de la littérature grecque, ces textes n’attestent sans doute pas les différents points de vue qui se sont manifestés au cours de l’histoire gréco-romaine et les croyances communes de cette période; en revanche leur influence sur la postérité est inversement proportionnelle à leur nombre. Il importe donc d’examiner avec soin le contexte dans lequel les deux mythes ont été évoqués et de déterminer le sens que les auteurs de ces textes premiers leur ont donné. Nous pourrons voir de la sorte si les références que nous produisons aujourd’hui s’inscrivent bien dans la tradition antique ou sont, au contraire, en rupture - totale ou partielle - par rapport à elle ; dans la foulée, nous mesurerons à travers ce parcours érudit notre dette à l’égard des Anciens dans nos conceptions du passé, du présent, voire de l’avenir de l’humanité.

 

Le mythe de l’âge d’or

 

Hésiode

            Commençons par les mentions significatives de l’âge d’or, lequel, selon la chronologie mythique, précède le conflit de Prométhée avec Zeus, dont le rapt du feu constitue un épisode. Le premier récit qui nous a été conservé à son propos nous est fourni par Hésiode d’Ascra, dont l’œuvre est grosso modo datée de la moitié du VIIe siècle av. J.-C. Dans son poème didactique, Les Travaux et les Jours  (Op., 106-201), consacré pour l’essentiel aux travaux des champs et destiné à son frère Persès, auquel l’a opposé le partage de l’héritage paternel, Hésiode commence par évoquer deux thèmes qui lui tiennent à cœur : le devoir de justice, lequel a été bafoué par Persès et par les juges corrompus qui lui ont donné raison, et la nécessité du travail, dont Persès a fait fi en dilapidant ses biens mal acquis. Le mythe des races, dans lequel apparaît une race d’or et non un âge d’or - qualification impropre, due aux poètes latins de l’époque augustéenne - illustre et explique, selon Hésiode, l’obligation de respecter la justice en montrant que la démesure fait le malheur des hommes ; aux contemporains d’Hésiode et à son frère d’en tirer la leçon. Rappelons-en brièvement le contenu. Les dieux olympiens, nous dit le poète, avaient créé une première humanité, sous le règne de Kronos, la race d’or, qui se distinguait des dieux uniquement par sa condition mortelle : « Ils vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères : la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas : mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s’égayaient dans les festins, loin de tous les maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de lui-même (αὐτομάτη) une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre » (Op., 109-119). Si la pratique de la justice n’est pas explicitement mentionnée, elle peut se déduire de la vie paisible menée par cette humanité ; elle leur est en quelque sorte consubstantielle. C’est pourquoi, une fois morte, la race d’or a été transformée par Zeus en une catégorie de bons génies de la terre. La race d’argent lui succéda, elle aussi créée par les Olympiens : elle se caractérisait par une enfance de cent ans, suivie d’une brève adolescence, marquée par la démesure (ὕβρις) dans le comportement social et par l’impiété à l’égard des dieux, auxquels elle refusait d’offrir des sacrifices. Aussi fut-elle ensevelie dans la terre par Zeus et transformée en génies inférieurs, les Bienheureux des Enfers. Zeus créa ensuite la race de bronze, pire que la précédente, qui ne s’adonnait qu’à la guerre, menée comme il se doit, avec des armes de bronze, et qu’aux œuvres de démesure (ὕβριες). Elle s’entretua et disparut dans l’Hadès, sans laisser de nom sur la terre. Vint alors, elle aussi créée par Zeus, la race des héros (ou demi-dieux), plus juste (δικαίοτερον) et plus brave. Parmi ceux-ci, les uns périrent sous les murs de Troie et de Thèbes, les autres furent transférés par Zeus aux confins de la terre, à l’écart des humains : « C’est là qu’ils habitent, le cœur libre de soucis, dans les Iles des Bienheureux, […], héros fortunés (ὄλβιοι), pour qui le sol fécond porte trois fois l’an une florissante et douce récolte » (Op., 170-173). On observera en passant que le sort de certains héros – à la place de la mort ou après leur mort, le poète ne le précise pas – présente les mêmes caractéristiques que la vie de la race d’or : absence de soucis, travaux des champs faciles. La race des héros cède à son tour la place à la race de fer, celle des contemporains d’Hésiode, confrontée désormais aux fatigues, aux misères et aux « dures angoisses envoyées par les dieux », mais qui trouve néanmoins quelques biens mêlés à ses maux. Cependant, prédit le poète, sa situation ira empirant : elle donnera naissance à des hommes aux tempes blanches, qui bafoueront dans une démesure sans cesse croissante les règles les plus élémentaires de la vie en société : c’est pourquoi ils seront abandonnés par le respect de soi et des autres (Αἰδώς) et par l’horreur du mal (Νέμεσις), qui rejoindront l’Olympe ; d’où leur anéantissement programmé. Même si l’avenir est sombre, conclut le poète, il vaut mieux dans l’état présent pratiquer la justice qui permet aux hommes de vivre dans un environnement difficile.

            Hésiode n’est manifestement pas l’inventeur du mythe des races, dont on trouve des correspondants à son époque dans le Proche-Orient, notamment dans la tradition de l’Ancien Testament, à la différence près que ces races-là y sont exclusivement métalliques et s’inscrivent dans le schéma d’une décadence continue. A l’évidence, il a retravaillé la matière dans une perspective étrangère au récit d’origine, notamment en s’inscrivant en faux contre cette dégradation systématique par l’introduction de la race des héros. Comme l’ont observé bien des antiquisants avant moi, la race d’or, la race d’argent et la race de bronze constituent un premier ensemble, appartenant aux temps primordiaux. Cet ensemble s’inscrit clairement dans un schéma de décadence, sur le plan de la morale et du sort qui est réservé à chaque race après sa disparition : la race d’or est sans défaut et son destin après la mort le plus enviable ; la race d’argent devient orgueilleuse et impie dans la seconde partie de son existence, ce qui lui vaut une survie moins enviable ; la race de bronze est totalement violente et pleine de démesure, d’où sa mort anonyme. La race des héros et la race de fer constituent un second ensemble, inscrit cette fois par Hésiode dans l’histoire[1]. Elles sont, elles aussi, vouées à la disparition et reproduisent l’une par rapport à l’autre le même schéma de décadence : tandis que les héros sont justes et reçoivent à leur mort la célébrité, et certains d’entre eux, en outre, un lieu de séjour idyllique, la race de fer est vouée à la souffrance et menacée de dégradation morale. Elle se présente toutefois comme un cas particulier par rapport aux autres humanités, dans la mesure où elle combine l’état final de la race d’argent (un mélange de biens et de maux) et celui de la race de bronze (démesure totale) ; viendra un moment où son comportement moral, à l’inverse d’une société harmonieuse, trouvera son pendant dans son apparence physique, puisque les hommes naîtront vieux et se laisseront totalement envahir par le mal.

Quatre éléments méritent, me semble-t-il, d’être soulignés en fonction de mon propos. En premier lieu, le sort de la race de fer ne se présente pas comme l’antithèse de celui de la race d’or. Certes, les conditions de vie de l’une et de l’autre diffèrent profondément : à l’une une vie sans lutte dans un environnement idyllique, à l’autre, une survie difficile dans un environnement qui n’est pas systématiquement propice ; mais elles ne débouchent pas sur une opposition radicale entre le bien et le mal, l’harmonie et le désordre, puisque le bilan de la race de fer, au moment où Hésiode en parle, est mitigé. Si opposition il y a, elle réside entre une humanité presque en état de fusion avec les dieux, dont elle ne se distingue que par sa condition mortelle, et une humanité, livrée à elle-même, sous le regard impitoyable de Zeus.

En deuxième lieu, on observe que les différentes races ne se transmettent pas les unes aux autres un actif et/ou un passif et qu’elles ne sont pas susceptibles de léguer une faute héréditaire : qu’elles soient pies ou impies, leur disparition est inscrite dans l’organisation du cosmos et rejoint le cycle naturel de la naissance et de la mort. À cet égard, l’âge de Kronos, au cours duquel vit et meurt la race d’or, s’écarte de l’Eden biblique, dont Adam et Eve sont chassés après avoir commis une faute dont ils transmettent le poids à leurs descendants de génération en génération[2].

En troisième lieu, la race d’or, selon Hésiode, n’est pas ce peuple de la cueillette, qu’une vision idéale voue exclusivement au loisir et aux activités ludiques : car le poète évoque des généreuses récoltes obtenues par une agriculture bénéficiant de terres fertiles ; il signale même la présence de champs. La mention d’une agriculture riche figure également dans la description des Iles des Bienheureux, où elle récompense de façon assez surprenante des héros qui se sont exclusivement illustrés à la guerre. Cette présence du travail de la terre s’explique sans doute par le genre littéraire dans lequel s’inscrit le poème (enseignement des règles de l’agriculture et du mode de vie paysan) et par le public auquel celui-ci était destiné (le milieu des petits et grands propriétaires terriens).

Enfin, la ressemblance entre les modes de vie de la race d’or et des habitants des îles des Bienheureux atteste que l’éloignement dans l’espace peut remplacer l’éloignement dans le temps et qu’un tel espace n’est pas totalement inaccessible, puisqu’il est situé dans des îles océanes au bout du monde, et non point dans les cieux ou aux racines de la terre ; on peut donc toujours espérer retrouver ou entrevoir des traces du règne heureux de Kronos. Les auditeurs et lecteurs d’Hésiode ne s’y sont pas trompés puisque l’un d’entre eux s’est senti obligé de préciser, dans des vers interpolés, que Kronos, après avoir été chassé de son trône par Zeus, s’est vu octroyer par lui son « île d’Elbe » en quelque sorte, en devenant le roi des îles des Bienheureux. Par ailleurs, la description du sort réservé à la race des héros laisse entendre que le début de l’aventure humaine constitue aussi une fin eschatologique, du moins pour certains d’entre eux, dont le nombre et la qualité varient en fonction des croyances - personnages hors du commun par leur célébrité ou hommes d’une haute élévation morale dans la pensée orphico-pythagoricienne -[3]. Grâce à des textes comme celui d’Hésiode s’instaure ainsi chez les Grecs, puis chez les Latins, une vision particulière des confins de la terre délimités par l’océan : tantôt refuge offert aux dieux anciens que Zeus a détrônés, tantôt paradis de défunts remarquables, tantôt encore enclaves réservées à des survivants de « l’âge d’or », épargnés par l’évolution de l’histoire. Les explorateurs de contrées lointaines, les marins audacieux qui lanceront leurs bateaux sur les eaux océanes, les narrateurs de ces aventures et les inventeurs d’utopie se souviendront, durant l’Antiquité et aux époques ultérieures, de ces possibilités offertes par les confins de la terre et ils s’en serviront dans leurs rapports et dans leurs écrits pour transformer les contrées visitées ou entrevues en autant d’horizons oniriques.   

             

Platon

            Platon, remarquable connaisseur des mythes des poètes, dont il affectait de se gausser mais qu’il utilisait volontiers pour communiquer sa pensée de façon imagée, s’est référé à plusieurs reprises au mythe de  « l’âge d’or »[4]. Je me contenterai d’évoquer ici la mention qu’il en fait dans Le Politique (268d-274e), où le mythe intervient en même temps que deux autres récits légendaires[5]. Dans ce texte, notre philosophe reprend à Hésiode l’opposition entre l’âge de Kronos et l’âge que connaît la Grèce de son temps, ou âge de Zeus ; ce dernier correspond à la race de fer évoqué par le poète d’Ascra et comporte également deux parties, l’une mêlant le mal au bien, l’autre étant submergée par le mal. Mais, contrairement à Hésiode[6], Platon inscrit explicitement cette opposition dans deux cycles de l’univers et dans quatre périodes temporelles. Les deux cycles sont constitués par des mouvements opposés du cosmos, tantôt gouverné par la divinité et tournant dans le sens voulu par elle, tantôt laissé à lui-même et se laissant aller à un mouvement rétrograde. Si on suit l’énoncé du récit platonicien, la première période évoquée est celle de la volte-face de l’univers qui passe de l’état actuel du monde à un état inverse, propre au mouvement rétrograde : les animaux s’arrêtent de vieillir et les hommes rajeunissent jusqu’à leur disparition complète. Leur anéantissement est suivi de catastrophes. La deuxième période s’inscrit dans le sens divin : elle commence par le règne de Kronos, qui gouverne une nouvelle humanité, née de la terre, et qui offre à celle-ci une vie facile. Au moment de la disparition de la race d’or, la divinité abandonne le monde à lui-même, le livrant dans un premier temps à une lutte chaotique entre un mouvement ascensionnel et un mouvement rétrograde ; dans un second temps, le mouvement divin reprend le dessus, sans que le dieu intervienne, par la force de l’impulsion initiale : une nouvelle humanité naît et se développe dans des conditions difficiles. Mais, une fois ce mouvement ralenti, puis interrompu, le mouvement rétrograde l’emporte, accompagné de la dégradation de la race de fer, jusqu’à ce que la divinité reprenne les choses en mains.

            Plusieurs éléments émergent de ce texte du point de vue qui m’occupe. D’abord, les humanités successives sont peu ou pas conscientes de leur participation à des cycles qui régissent l’univers tout entier : si la race de Zeus conserve quelques vagues souvenirs de la race de Kronos et de son mode d’existence, il n’y a point chez elle d’espérance en un retour de l’âge d’or ou en une réincarnation dans une humanité meilleure. Ensuite, Platon a introduit quelques modifications dans le tableau de l’âge de Kronos. S’opposant en cela à Hésiode, il n’envisage pas un seul instant que les hommes de la race d’or puissent travailler la terre, la nature pourvoyant généreusement à tous leurs besoins de par la volonté du dieu : « Ils avaient à profusion des fruits que leur donnaient les arbres et beaucoup d’autres plantes, fruits qui poussaient sans culture et que la terre produisait d’elle-même » (272a-b). Kronos veille même à ce que les bêtes soient réparties en troupeaux confiés à des acolytes divins, de façon à éviter leur ensauvagement et la lutte pour la survie qui les poussent à s’entre-dévorer. Il en résulte un mode de vie rudimentaire mais satisfaisant du point de vue matériel : « Ils vivaient la plupart du temps en plein air sans habit et sans lit ; car les saisons étaient si bien tempérées qu’ils n’en souffraient aucune incommodité et ils trouvaient des lits moelleux dans l’épais gazon qui sortait de la terre » (272a-b). Par ailleurs, étant nés de la terre sans passer par l’union des sexes et la conception, ils ne revendiquent pas d’épouses et d’enfants et grâce à la bonne gouvernance du dieu, ne s’organisent pas en Etats et ne disposent pas de biens (271a-272a) : ils sont totalement pris en charge par le dieu au sein d’une nature féconde et n’ont donc pas à se préoccuper d’organiser eux-mêmes leur mode de vie. Enfin, cet âge de Kronos ne constitue pas aux yeux de Platon un modèle idéal ou un rêve nostalgique, mais est fondamentalement ambivalent : des conditions de vie faciles et un régime de protection tous azimuts peuvent sans doute porter les « nourrissons de Kronos » à « cultiver la philosophie, en conversant avec les bêtes aussi bien qu’entre eux et en questionnant toutes les créatures pour savoir si l’une d’elles, grâce à quelque faculté particulière, n’aurait pas découvert quelque chose de plus que les autres pour accroître la science » (272b-c) ; mais ils pourraient tout aussi bien – et le philosophe semble le craindre - se contenter de se gorger de nourriture et de boisson et de n’échanger entre eux et avec les bêtes « que des fables comme celles qu’on rapporte encore aujourd’hui à leur sujet » (272d). Par contraste, la race de Zeus n’est pas dépourvue de qualités. Comme elle se trouve confrontée, sans protection, à des animaux sauvages, devenus féroces, elle est contrainte par la nécessité à exploiter les dons de Prométhée, d’Héphaïstos et d’Athéna et se dote ainsi de la technique et de l’agriculture pour subsister (274c-d).

 

Aratos de Soles (IIIe s. a.C.)

            Le poème didactique Les Phénomènes d’Aratos de Soles nous fournit une troisième allusion au mythe des races (vv. 100-136), à l’endroit où il fournit l’origine de la constellation de la Vierge, fille d’Astraios, selon la version canonique, incarnation céleste de la Justice, selon une autre tradition. Cette allusion s’inscrit indiscutablement dans le sillage d’Hésiode. Aratos  emprunte en effet au poète d’Ascra son ensemble des trois premières races, caractérisées globalement de la même façon. La race d’or honorait scrupuleusement la Justice, dans ses différentes assemblées, ignorant « la chicane funeste, les rivalités préjudiciables et les désordres de la guerre » (vv. 108-109). Elle ne pratiquait pas le commerce et ne lançait pas de bateaux à la mer pour disposer de marchandises lointaines ; en revanche, elle s’adonnait à l’agriculture. La race d’argent conserva en son sein la Justice, mais ne la respecta guère : aussi en reçut-elle de sérieux avertissements : « Quelle descendance vos pères d’or ont-ils laissée derrière eux, combien dégénérée ! Et vous mettrez au monde des enfants pires encore ! Alors il y aura des guerres, il y aura des meurtres abominables chez les humains, et une peine cruelle s’appesantira sur eux » (vv. 123-126). La Justice fut d’ailleurs amenée dès ce temps-là à espacer ses visites. Elle abandonna définitivement la partie et se réfugia au ciel lorsqu’elle vit la race de bronze devenir carnivore et renoncer à l’agriculture pour se livrer au brigandage et aux violences de toute espèce.

La montée au ciel de la Justice s’inscrit donc clairement dans le processus de dégénérescence morale, déjà développé par Hésiode. Mais la race d’or d’Aratos n’est pas la copie conforme de celle de son prédécesseur : ce qui est décrit à travers elle, ce n’est pas un peuple de la cueillette, mais une société que ne renierait pas Platon, à savoir un Etat terrien, doté de tribunaux du peuple contrôlés par les Anciens, qui vit en autarcie et ne se livre pas au commerce. Les hommes de l’âge d’or ne sont donc pas ces « nourrissons de Kronos », dont Platon redoutait la puérilité.

 

Conclusion

            Les trois textes cités démontrent donc l’extraordinaire plasticité du mythe, « à laquelle ses utilisateurs prêtent les sens les plus divers au gré des circonstances et de leurs intentions »[7]. Ainsi, nos auteurs n’attestent pas une vision univoque du « bonheur » de la race d’or durant son séjour sur terre : à l’absence totale de travail et d’efforts chez Platon, correspond la présence de l’agriculture chez Hésiode et Aratos. De même, tout en s’accordant sur la vie simple et paisible qui est le lot de la race d’or, nos auteurs en livrent des interprétations différentes. Selon Hésiode, la race d’or partage la vie des dieux  et, si elle est vouée à la mort, elle ne craint pas parce qu’elle ne la pressent pas. Pour Platon, la race d’or est paisible parce qu’elle n’a - et ne désire pas - avoir prise sur son destin : elle se laisse mener par Kronos. Dans l’extrait d’Aratos, la race d’or jouit d’une vie moins simple, car elle se livre au travail de l’agriculture et dispose d’un minimum de structure judiciaire.

En revanche, les trois textes présentent unanimement le règne de Kronos comme un autrefois révolu et désormais inaccessible aux hommes de leur temps, avec néanmoins des modalités différentes : pour Hésiode, la disparition semble marquer une rupture définitive, même si un vers envisage vaguement la possibilité de temps plus heureux après la disparition de la race de fer[8] ; pour Platon, le cycle suppose un éternel retour, mais après des catastrophes périodiques et sur une longue période de sorte que la race de fer n’en conserve guère mieux que de vagues souvenirs ; quant à Aratos, il suggère au contraire que la succession des générations est ininterrompue, puisque des pères d’or ont des fils d’argent ; néanmoins le fil qui les reliait l’une à l’autre est coupé, car la Justice a définitivement quitté la terre pour devenir une constellation. Dans cette perspective, la race d’or ne peut être objet de désir ; selon Platon, elle ne représente même pas un idéal, tout au plus une possibilité d’idéal, car, observe-t-il, la facilité ne va pas nécessairement de pair avec la réflexion et la lucidité.

            Nos mentions contemporaines de l’âge d’or, qu’illustrait l’extrait du journal Le Monde cité au début de cet exposé, s’écartent donc des textes fondateurs d’Hésiode, de Platon et d’Aratos. Cette différence s’explique par l’existence d’un filtre entre les Grecs et nous, à savoir quelques poèmes latins de l’époque augustéenne, qui ont utilisé le mythe des races à des fins étrangères au propos initial des Grecs. En effet, Jean-Paul Brisson, dans une remarquable étude, a mis en évidence le lien  entre la célébration de l’âge d’or par Horace, Virgile et Ovide et le nouveau pouvoir qu’Auguste mettait en place, qu’il s’agisse pour ces auteurs d’exprimer une opposition à l’émergence d’un régime monarchique qui ne disait pas son nom ou de chanter, plus ou moins servilement, un futur radieux. Pour mon propos, il importe uniquement que c’est à ces poètes justement renommés que l’on doit les amplifications de la nature spontanément généreuse dont les descriptions dithyrambiques du Nouveau Monde se feront l’écho à l’époque des Découvertes[9]. Ce sont eux qui explicitent avec des exemples évocateurs l’absence de sauvagerie animale, signalée par Platon comme caractéristique de l’âge de Kronos ; ainsi peuvent-ils réprouver la chasse, qui développe l’instinct prédateur des humains, ou vanter l’alimentation végétarienne, à la manière du Pythagore évoqué dans le XVe livre des Métamorphoses (vv. 75-478)[10]. Ce sont encore eux qui amplifient l’horreur du commerce, source de corruption, qu’exprimait déjà Aratos, lorsqu’ils épinglent avec sévérité les expéditions de Jason et d’Ulysse. Enfin et surtout, ce sont eux qui, en opposition à la vie qu’ils mènent, développent la nostalgie d’un passé idéalisé (Ovide, Métamorphoses, I, 89-150) ou qui en escomptent le retour dans un avenir proche (Virgile, Eglogue IV) ou encore qui imaginent le trouver dans un lieu isolé du globe, où ils se réfugieront pour échapper aux malheurs engendrés par les guerres civiles et par la fin programmée de la République (Horace, Epode XVI). Pour le dire en peu de mots, Horace, Virgile et Ovide ont ancré solidement l’âge d’or dans l’imaginaire occidental parce qu’ils ont transformé un épisode de l’histoire du monde et de ses humanités successives en un objet de désir pour des individus et pour une seule humanité, la nôtre.

 

Le mythe de Prométhée

           

            Dès sa première mention et pour toujours, Prométhée apparaît comme un protecteur de l’humanité, même si ses cadeaux  se révèlent par la suite empoisonnés: encore faut-il, dans une perspective grecque, se demander laquelle des races humaines décrites ci-dessus a bénéficié de ses dons et si ceux-ci ont été définitivement acquis. Le texte du Politique analysé ci-dessus semble répondre à la question puisque Platon attribue à l’âge de Zeus l’émergence des techniques dont les hommes ont appris à se servir grâce à Prométhée et à d’autres dieux. Mais cette réponse est loin de faire l’unanimité chez les Anciens[11].  Etant donné cette incertitude, je ne me préoccuperai guère de situer l’action de Prométhée dans la chaîne chronologique du mythe des races et me contenterai du constat suivant : il y a un avant et un après Prométhée pour les hommes dont sont issus les Grecs.

 

Hésiode

            À nouveau Hésiode est le premier auteur à nous livrer des informations significatives sur le dieu porte-feu : il l’a fait dans deux œuvres différentes, avec des points de vue différents. Dans la Théogonie, Prométhée intervient dans l’épisode consacré à trois fils du Titan Japet, dont Zeus châtia l’orgueil, après avoir châtié les Titans eux-mêmes, coupables de s’être dressés contre lui pour défendre leur frère, Kronos. Seule la joute entre Prométhée et Zeus est rapportée dans le détail. Le point de départ de celle-ci est le sacrifice de Méconè (ancien nom de Sicyone, ville du Péloponnèse), organisé pour mettre fin à une querelle entre les dieux et les hommes[12]. Prométhée, retenu comme arbitre, essaie de tromper Zeus en lui donnant à choisir une part de l’animal qui semble appétissante et qui ne l’est pas en réalité, mais il n’y réussit point : le roi des dieux feint de se laisser piéger par la ruse, nous dit le pieux poète, qui recompose ainsi à sa façon la tradition populaire de « l’hercule sans cervelle confondu par un gringalet rusé »[13]. Par cette lecture originale d’un vieux thème, Hésiode a peut-être voulu signifier que le sacrifice était un jeu de dupes, Zeus ne voulant pas se réconcilier avec les humains ; il a en tout cas expliqué une pratique sacrificielle des Grecs, qui paraissait à première vue aberrante : l’épisode serait à l’origine du rite qui imposait d’offrir aux dieux les os de l’animal immolé, aux sacrificateurs la bonne viande. Quelle que soit la finalité du geste, le sacrifice de Méconè marque une rupture définitive entre le monde des dieux et celui des hommes. Les mortels ayant été indûment privilégiés, Zeus se venge en n’envoyant plus sa foudre sur la terre, ce qui entraîne en retour le vol du feu par Prométhée. Or un tel acte a une forte teneur symbolique dans l’ensemble des civilisations. D’abord, par son objet. Le feu est intrinsèquement ambigu. Il est immatériel, car on ne peut le contenir, le délimiter, alors que son action est mesurable à travers la cuisson d’aliments, le chauffage et l’incendie. Le feu est tantôt positif (il éclaire, il cuit, il chauffe) tantôt négatif (il détruit par la sécheresse et l’incendie). Il est enfin purificateur et régénérateur, comme le montre l’expérience de la culture sur brûlis, « incendie des champs qui se parent ensuite d’un manteau vert de nature vivante » ; c’est pourquoi il figure dans des rites de passages. Forte teneur symbolique ensuite par les conditions dans lesquelles le geste a été accompli. Le feu que Prométhée donne aux mortels n’est pas le feu de l’intérieur des terres (volcans), feu qui est associé à la forge, mais le feu du ciel, la foudre, qui est le feu le plus pur. Dès lors, un tel don, avec les techniques qui lui sont associées, constitue une transgression de l’ordre établi puisqu’il prend un attribut des dieux pour le conférer aux mortels. Cette transgression est vécue différemment selon les sociétés, les individus et les époques : elle engendre tantôt un sentiment de culpabilité, tantôt un sentiment de fierté, tantôt encore diverses tentatives de réconciliation entre la divinité frustrée de sa prérogative et l’homme bénéficiaire d’un don mal acquis. Hésiode, toutefois, ne s’attarde guère sur la portée du geste de Prométhée, car il entend manifestement focaliser l’attention sur la dernière phase de la joute où se joue le sort des humains. Tandis que Prométhée se voit condamné à être cloué sur un rocher du Caucase et à avoir le foie dévoré par un aigle jusqu’au jour où Héraclès mettra fin à son supplice, les humains reçoivent un présent funeste que le poète décrit avec précision ; il s’agit d’une femme, belle et séduisante, parée de tous les dons, ancêtre de la gent féminine, qui ne vaudra que misères aux hommes et qui est « le » châtiment, dont une diatribe antiféministe passe en revue les rigueurs.

             Le mythe de Prométhée est repris dans Les Travaux et les Jours, où il est destiné à illustrer l’obligation pour les contemporains d’Hésiode et pour Persès de travailler et de travailler durement. Auparavant, nous dit Hésiode, « la race humaine vivait sur la terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes » (Op., 90-92). Elle pouvait se contenter de travailler un jour, pour récolter de quoi vivre toute une année sans rien faire (Op., 42-46) ; bref, elle menait exactement la vie de la race d’or telle que le même Hésiode l’a décrite. Cet heureux temps prit fin lors de la duperie de Prométhée, c’est-à-dire lors du sacrifice de Méconè, évoqué de façon très allusive, qui entraîna le vol du feu. Ce fut, ici aussi, une femme qui représenta le châtiment ultime infligé par Zeus aux humains, non plus une femme anonyme, ancêtre de la gent féminine, mais Pandore, celle qui reçut des dieux tous les dons qui devaient lui permettre de plaire et qui fut nuisible moins par ce qu’elle était que par ce qu’elle fit. Car Pandore ouvrit dans la demeure d’Epiméthée, le frère naïf et imprévoyant de Prométhée, une jarre dont s’échappèrent les diverses causes de chagrins et les maladies innombrables. Cependant, elle referma celle-ci avant que l’espérance ne puisse en sortir, suscitant dès lors chez les lecteurs et les commentateurs d’Hésiode un débat qui n’est pas près d’être clos : l’espérance est-elle un mal ou un bien que la fermeture de la jarre a refusé aux mortels ? Je me contenterai de signaler que l’espérance – pour Hésiode – est fondamentalement ambivalente ; car le poète d’Ascra évoque dans un autre passage des Travaux et des Jours (Op., 498-500) une espérance qui n’est pas bonne, celle du paresseux, qui pense que tout s’arrangera et qui apprend à ses dépens que l’indigent ne peut compter sur l’aide de personne. On peut donc supposer qu’il existe, en contrepartie de la mauvaise, une espérance qui est bonne ; malheureusement Hésiode ne l’a pas définie. Il appartiendra à d’autres auteurs d’éclairer cette notion ambiguë.

            Malgré ces questions laissées en suspens, la position du poète d’Ascra est claire : pour reprendre les termes de Raymond Trousson, « le Prométhée d’Hésiode n’apparaît guère comme un bienfaiteur : s’il a apporté le feu à l’humanité, il a aussi causé son malheur. Le poème est moins à la gloire du Voleur de Feu qu’à la louange d’un Zeus tout-puissant  […] ; chez le poète d’Ascra, l’entreprise de Prométhée s’est soldée par un échec et l’auteur ne fait guère que définir la condition humaine dans l’optique pessimiste d’une lente décadence et de l’assujettissement à un Zeus impitoyable et même cruel. Dans l’œuvre hésiodique, ce sont les dieux et non les hommes qui occupent le centre du monde »[14].

 

Eschyle

C’est bien davantage le Prométhée enchaîné d’Eschyle qui a joué un rôle fondamental dans la représentation occidentale de Prométhée, héros civilisateur et initiateur du progrès pour les humains grâce au vol du feu, seul élément du récit d’Hésiode à être exploité dans la pièce. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me faut préalablement rappeler que cette tragédie, dont on ne peut pas dater la composition à coup sûr, fait problème pour les historiens de la littérature grecque, notamment par son contenu[15]. Elle met en effet en scène un personnage débordant de haine à l’égard de Zeus, alors que les autres pièces conservées magnifient le roi des dieux, ce qui a poussé certains critiques et interprètes à considérer que cette pièce n’avait pas été composée par le grand Tragique ou avait été en tout cas fortement remaniée. Mais les partisans de la paternité d’Eschyle ne se laissent pas démonter pour autant. En ce qui concerne le contenu[16], ils rappellent qu’Eschyle avait l’habitude de composer des trilogies et qu’en l’occurrence, les listes des tragédies d’Eschyle fournies par les manuscrits font état, à côté d’un Prométhée enchaîné, d’un Prométhée délivré, dont on a conservé par ailleurs quelques fragments, et d’un Prométhée porte-feu. On peut dès lors supposer qu’après la dispute entre Prométhée et Zeus survenait la réconciliation entre dieux de générations différentes, conformément à la vision pieuse d’Eschyle[17]. La troisième tragédie, Prométhée porte-feu, dont le contenu nous demeure à ce jour quasi totalement inconnu, constitue vraisemblablement le dernier drame, la réconciliation entre Zeus et Prométhée y étant célébrée à travers une procession de flambeaux[18].

Que l’on traite la tragédie comme un drame isolé ou comme une partie d’une trilogie, celle-ci ne comporte pas moins trois éléments, qu’il importe de garder en mémoire lorsqu’on analyse la portée du message véhiculé. En premier lieu, on notera que le Prométhée enchaîné  fourmille d’allusions aux antécédents mythiques du drame. Il nous est précisé en effet que le supplice de Prométhée prend place après le conflit qui opposa Zeus aux Titans, partisans du roi déchu Kronos (Pro., 199-221). Contrairement aux membres de sa famille, Prométhée a choisi le camp de Zeus et, par ses conseils avisés, lui a assuré la victoire. Zeus triomphant a ensuite réparti les privilèges entre ses proches et lui. Mais il ne voulut pas prendre en compte les humains, qui vivaient à cette époque de grands bouleversements ; au contraire, il entendait les détruire pour fonder une nouvelle race (Pro., 231-233). Ce dernier élément nous renvoie incontestablement au mythe hésiodique des races, qui fait alterner émergence et disparition de différentes humanités. En deuxième lieu, Prométhée n’est pas le seul héros du drame ; sur les personnages qui défilent sur la scène plane l’ombre menaçante et omniprésente d’un interlocuteur caché, Zeus, dont le jeune pouvoir tyrannique est exercé sans règle et sans contrôle, dans l’irrespect des anciens dieux, comme l’affirment aussi bien Prométhée que ses visiteurs et que le chœur. En troisième lieu, tous les personnages de la tragédie reconnaissent que le châtiment n’est pas immérité : en donnant le feu de Zeus aux mortels, Prométhée a transgressé le droit défini de commun accord par les dieux vainqueurs. Le conflit qui se joue entre Prométhée omniprésent et Zeus absent est donc un conflit entre un tyran courroucé, qui n’a pas encore appris à pardonner, et un dieu insoumis, qui n’en a fait qu’à sa tête en protégeant les humains en raison d’un sentiment de pitié, dont il ne nous révèle pas l’origine.

Si les tirades consacrées aux bienfaits de Prométhée doivent dès lors être situées dans un contexte global qui en détermine la portée, elles n’en marquent pas moins une évolution radicale par rapport à la vision hésiodique de cet élément du mythe. Pour le poète d’Ascra, le don du feu ne nécessitait pas d’analyse particulière : il faisait partie d’un enchaînement d’actions et de réactions qui avait abouti au malheur des humains. Pour Eschyle, le feu est symbole du développement scientifique et technique, qui arrache l’homme à un stade infantile, à une passivité qui l’empêche de prendre son destin en main et à un endormissement profond de l’intelligence, qui l’enferme dans l’immédiat, l’inconsistant et le déstructuré : avant l’intervention de Prométhée, rappelle Eschyle, les hommes « voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et, pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion » (Pro., 447-450). Par l’octroi du feu et de tout ce qui l’accompagne ou en résulte, ils disposent désormais de l’astronomie, de la science du nombre et de l’écriture, qui est mémoire de toutes choses ; celles-ci leur permettent dès lors  d’analyser les phénomènes célestes associés au cycle des saisons (dont le rythme scande l’agriculture), de domestiquer les animaux, d’exploiter les ressources minéralogiques de la terre, de construire des navires pour parcourir les mers (et par conséquent commercer), de guérir les maladies et de pratiquer la divination. On observe toutefois que l’art de vivre en société et la politique ne découlent pas du feu technicien et ne font pas partie des dons de Prométhée ; ils ne sont du reste jamais évoqués dans la pièce. Par ailleurs, Eschyle rappelle, à travers une réflexion du chœur, que ses protégés, même dotés des moyens de se mouvoir et de se reproduire avec aisance dans une nature qui ne manifeste plus sa générosité et sa bienveillance du temps de l’âge d’or, n’échappent pas à « la débile impuissance, pareille à des songes, qui entrave le pas de l’aveugle race humaine » (Pro., 546-549) : étant mortels, ils n’ont pas la maîtrise suprême de leur destin individuel et collectif et ne sont donc pas de taille à rivaliser avec les dieux. C’est pourquoi Prométhée a accompagné le don du feu d’un autre don, celui des espérances aveugles, dont il a tenu à préciser le contenu : il a veillé à ce que les hommes ne voient pas sans cesse la mort devant eux, en d’autres termes, qu’ils oublient leur condition mortelle et leur dépendance congénitale vis-à-vis des dieux pour avoir envie de prendre leur sort en mains. Pour reprendre une formulation heureuse de Raymond Trousson, « il leur a <ainsi> évité le sentiment d’un monde absurde en leur donnant l’illusion de la valeur de l’énergie et de l’action et l’ambition de leur liberté »[19]. Eschyle a par conséquent tranché à sa manière l’ambiguïté de l’espérance demeurée dans la jarre de Pandore.

En définitive, le Prométhée enchaîné est bien une tragédie conforme à ce qu’en attendait le public athénien : elle fait revivre un épisode mythique dans le respect de la tradition - qui traite ici de la transformation d’un monde anarchique en cosmos - et se fait en même temps l’écho de débats contemporains qui agitaient la cité. La liste des bienfaits de Prométhée produit assurément un effet rhétorique[20] : il s’agit  pour le dramaturge de suppléer au manque d’action dans la pièce par de superbes morceaux de bravoure. Mais elle reflète aussi l’assurance éprouvée au lendemain des guerres médiques par la démocratie athénienne. Sans jamais négliger de rendre à ses dieux tutélaires les honneurs qui leur sont dus, la cité revendique sa rationalité et sa liberté, causes de son succès face à l’impulsivité des barbares, à leur force brutale, à leur soumission servile à un pouvoir autocrate et à l’état sauvage de certains d’entre eux. L’exaltation de la civilisation matérielle que connaissent les Grecs devient même un lieu commun de l’Athènes du Ve siècle, à en juger par le chant du chœur de l’Antigone de Sophocle (Ant., 372-375) et par une tirade de Thésée dans Les Suppliantes d’Euripide (Supp., 195-218) ; les deux textes énumèrent également les progrès réalisés depuis le temps des origines, sans les attribuer pour autant à l’action de Prométhée. Mais tandis que le texte d’Euripide apparaît en retrait par rapport aux proclamations de la tragédie d’Eschyle, celui de Sophocle franchit un pas supplémentaire : il place, parmi les techniques utiles, les activités de la pêche et de la chasse et mentionne de surcroît l’art de la parole, le souffle de la pensée et les « passions civiques », introduisant ainsi parmi les progrès réalisés par l’humanité la philosophie et la politique qu’Eschyle avait passées sous silence. Il ne va cependant pas jusqu’à croire que le progrès moral accompagne automatiquement le développement technique et l’organisation de la cité : « Doté au-delà de toute espérance des moyens ingénieux de la technique, l’homme  peut prendre ensuite la route du mal tout comme du bien » (Ant., 364-366).

 

Platon

            Dans le dialogue du Protagoras, Platon reprend à son tour le mythe de Prométhée, qu’il place dans la bouche du sophiste et dont il développe uniquement, à l’instar d’Eschyle, le vol du feu et le progrès technique qui lui est lié. Mais il le raconte à sa manière : d’une part, il reproduit quelques éléments fournis par Hésiode, par exemple en réintroduisant dans le récit le personnage d’Épiméthée, d’autre part, il répond à des questions que ses prédécesseurs avaient laissées en suspens. Adoptant le style du conte populaire dans lequel il excelle, Platon commence ainsi par nous préciser que Prométhée n’est pas le créateur des races mortelles : ce sont les dieux qui les ont forgées à partir de terre, de feu et de tout ce qui peut se combiner avec de la terre et du feu ; cependant, ils ont fait intervenir Prométhée et Épiméthée dans le processus de création en leur demandant de répartir entre les races mortelles les qualités dont celles-ci avaient besoin pour se perpétuer. Épiméthée se chargea de cette tâche ; hélas, imprévoyant comme il était, il distribua aux animaux tous les moyens de survivre dans une nature impitoyable aux faibles et laissa l’homme démuni. C’est pourquoi son frère Prométhée fut obligé d’intervenir à la dernière minute : il assura le salut de l’humanité en dérobant l’habileté technique d’Héphaïstos et d’Athéna, en même temps que le feu d’Héphaïstos, inférieur à la foudre de Zeus, rappelons-le. Platon signale à titre anecdotique l’accusation de vol dont Prométhée fit l’objet, sans s’y attarder, car il préfère engager le récit dans une tout autre direction. S’il observe que les hommes ont tout à la fois utilisé la technique pour assurer leur confort matériel et honoré les dieux, il constate en même temps qu’ils étaient incapables de s’organiser de façon durable pour affronter les animaux sauvages et ne songeaient pas à construire des villes qui leur permettraient de se défendre et de vivre harmonieusement. Aussi Zeus compléta-t-il l’initiative de Prométhée en apportant à tous les humains sans distinction le respect de soi et des autres (αἰδώς) et la justice (δίκη), fondement des cités et de la politique.

            En concluant de la sorte le mythe de Prométhée, Platon, à l’instar de Sophocle mais avec davantage d’insistance, comble une lacune d’Eschyle, puisque il affirme et démontre l’importance de ce que nous appelons aujourd’hui la « citoyenneté » à côté du développement technique. Il admet ainsi les limites du rôle de la technique et y remédie par la promotion de l’art supérieur de la politique en lui donnant pour fondement, non pas un dieu bienfaiteur, si important soit-il, mais le souverain des dieux lui-même[21].

                                                                                      

Conclusion

            Par conséquent, l’ambivalence du personnage de Prométhée est inscrite dans les textes fondateurs de la Grèce et y apparaît liée au regard que leurs auteurs portent sur la transgression. Celle-ci ne comporte que des effets négatifs, selon Hésiode. De la même façon que le péché originel de la Bible, l’intervention du dieu a imposé aux hommes la dure loi du travail, considéré comme un châtiment exemplaire. Les hommes doivent à Prométhée un nouveau rapport avec la nature, qui les oblige à se battre contre elle pour assurer leur subsistance, alors qu’auparavant (au temps de Cronos ?), ils se lovaient en elle comme des nourrissons près de leur mère ; l’hostilité de la nature fait partie du châtiment de la transgression. En revanche, Eschyle juge positive la conquête du feu et de la technique parce que la vie naturelle est une vie d’enfant, dont l’intelligence et la raison qui différencient l’homme de l’animal demeurent inexploitées. Il est intéressant de noter que leur développement se manifeste, selon lui, à travers le recours aux mathématiques et à l’écriture qui deviendront pour longtemps des marqueurs de civilisation aux yeux des Occidentaux. Cet avis est d’une certaine manière partagé par Platon, puisque ce dernier s’interroge sur la capacité des hommes de l’âge d’or à se poser des questions sur le monde et sur eux-mêmes.

            Mais le jugement positif porté sur le progrès technique n’a rien d’arrogant : au contraire, il s’accompagne d’une conscience aiguë de ses limites. D’abord, il n’est acquis que s’il est accompagné d’une aptitude à vivre ensemble et à penser le bien commun, comme le rappelle le mythe développé dans le Protagoras. Ensuite, sa marche triomphante est entravée par le destin dévolu aux personnes et à l’espèce. Car les humains en exerçant leur intelligence pour assurer leur survie découvrent en même temps qu’ils ne sont  pas égaux aux dieux. C’est pourquoi Eschyle leur a donné les espérances aveugles afin qu’ils puissent mettre entre parenthèses leur angoisse face à une fin programmée et développer leurs potentialités dans un éternel présent.

 

Conclusion générale

 

            D’une étude limitée sur deux mythes aussi riches ne peuvent résulter que des conclusions limitées. J’en tirerai essentiellement deux.

            La première, évidente, est la distance qui sépare les textes fondateurs des références qui y sont faites dans le langage courant. Car les mythes ont une histoire : certaines de leurs potentialités sont exploitées en fonction de nouvelles exigences et de problématiques inédites, tandis que d’autres restent en sommeil ou disparaissent. Il est dès lors tentant de projeter dans les premiers états attestés du mythe les interprétations ultérieures qui ont assuré sa longévité ; mais une telle démarche risque de trahir le message initial et de convoquer les Anciens dans des débats qui ne les concernaient pas ; il importe par conséquent de revenir aux sources en faisant momentanément abstraction de leur encombrante postérité.

Ainsi, on notera que l’âge d’or d’Hésiode, de Platon et d’Aratos constitue moins une symbiose de l’homme et de la nature qu’une proximité de l’homme avec la divinité; que son innocence lui évite certes des conflits, mais induit souvent inconscience et passivité ; que la nature n’est maternelle ni chez Hésiode ni chez Aratos, mais labourée par l’homme, sans la sueur au front il est vrai ; enfin que la disparition de l’homme de la nature est programmée dans un temps cyclique comme celles des hommes pies et impies qui suivront. C’est sur ce point que divergent les représentations de l’âge d’or et de l’Eden, qui tendront à se superposer par la suite.

De même, la figure du dieu porte-feu est plus complexe chez Hésiode, chez Eschyle et chez Platon, que certaines représentations antithétiques d’aujourd’hui ne le laissent penser. S’il souligne l’échec final de Prométhée, le poète d’Ascra ne condamne pas en soi le rapt du feu, dans lequel il voit un palliatif au malheur d’une humanité séparée de Dieu. Quant à Eschyle et à Platon, ils associent sans aucun doute l’usage du feu à l’émergence de l’intelligence et de la raison, armes de la survie de l’humanité dans une nature qui ne lui est pas favorable et sources de sa supériorité par rapport au monde animal. Mais le Prométhée d’Eschyle n’oublie pas que ses protégés sont des êtres voués à la mort et ont besoin des espérances aveugles pour les aider à vivre. Quant à Platon, il nous rappelle que les conquêtes techniques de l’homme ne lui assurent de destin stable dans un environnement hostile ou précaire que si elles sont gérées dans le cadre d’une cité. Se pose alors la question de la meilleure cité possible et de la capacité de l’homme à construire celle-ci, dont le philosophe débattra amplement et qui avait déjà surgi au siècle précédent, comme Sophocle en fait foi. Enfin, aux yeux des auteurs que nous avons rencontrés, le progrès matériel réalisé par une humanité déterminée à une époque déterminée n’est jamais acquis, puisque la disparition des races successives est inscrite dans le fonctionnement du cosmos ; ni Prométhée ni les hommes qu’il a formés ne sont à cet égard des apprentis sorciers.

            La seconde conclusion, qui pourrait paraître à première vue paradoxale par rapport à la première, rejoint la prétention à l’universalité des valeurs grecques que Jacqueline de Romilly a défendue avec constance. Les mythes de l’âge d’or et de Prométhée ont en effet marqué durablement la conscience et l’inconscient de l’Occident, parce qu’ils expriment symboliquement - certains diront parce qu’ils ont créé – une tension fondatrice entre deux représentations de la destinée humaine : d’une part, la nostalgie éprouvée à l’égard d’une nature idéalisée et de la vie menée par les peuples de la cueillette, qui ignoraient l’angoisse parce qu’ils ne se préoccupaient ni d’avenir ni de liberté ; d’autre part, le désir incoercible du chasseur d’aller de l’avant, de franchir les obstacles, de poser de nouvelles questions, de se servir des découvertes scientifiques et techniques pour prendre le contrôle de son cadre de vie, rendu de la sorte immanquablement « artificiel »[22].

Cette tension fondatrice entre le rêve du bon sauvage et la volonté civilisatrice a été au départ plus théorique que vérifiée dans les faits. Car si les Grecs et les Latins étaient conscients des progrès techniques, scientifiques et politiques dont ils bénéficiaient, ils n’eurent qu’une connaissance limitée de populations susceptibles d’incarner les « nourrissons de Kronos », dotés du bonheur de l’âge d’or. Ils furent plutôt confrontés à des sauvages, tels les Scythes et les Germains, qui ne vivaient pas dans une contrée idyllique et généreuse, mais dans un environnement hostile, propre à développer chez eux la sobriété et l’endurance ; quant aux sauvages lovés dans une nature généreuse et prévoyante, ils n’étaient envisagés qu’à travers des lieux communs relatifs à des pays du bout du monde que l’on n’avait guère visités. Le « bon sauvage », en chair et en os et enviable, ne fit son apparition qu’à partir de la Renaissance. Ce fut Christophe Colomb, qui en débarquant dans les petites Antilles, révéla à l’Occident latin l’existence d’authentiques « survivants de l’âge d’or et du paradis terrestre », en découvrant dans le cadre luxuriant des Tropiques les Taïnos, peuple vivant de la cueillette et des produits d’une agriculture élémentaire, accueillants et paisibles, innocents et nus. Dès lors, lettrés, juristes et chroniqueurs purent débattre de façon plus concrète de la polarité binaire Nature/Culture et opposer entre eux soit les charmes de la vie primitive et le fardeau de l’homme blanc, soit la pureté originelle et les multiples péchés et manquements de la civilisation européenne. La même expérience fut réitérée au XVIIIe siècle par les Bougainville et Cook, explorateurs des îles australes, avec moins de christianisme et plus de sexualité. Depuis la fin du XVe siècle, il fut donc plus facile de donner des contours aux rêves d’âge d’or, puisqu’on avait découvert des survivances sur le terrain. Enfin, les congés payés, la multiplication des transports aériens, l’avènement d’une industrie culturelle ont une nouvelle fois modifié la donne : ceux qui disposent de revenus et de loisirs n’ont désormais plus besoin de la médiation de découvreurs audacieux et de narrateurs de leurs aventures, pour se lancer eux-mêmes à la recherche de  « restes d’Eden et d’âge d’or ». On peut leur en fabriquer sur mesure comme le fit à ses débuts le ClubMed en offrant à ses « gentils membres » paillottes de type polynésien, farniente et culte du corps, nourriture abondante et absence de commerce à l’intérieur des villages (la monnaie étant remplacée par des boules de collier). Si les touristes préfèrent l’expérience individuelle et indépendante, ils partent, sac au dos, en quête de nature vierge et de populations qui ont conservé leurs rituels, leurs tabous, leurs collectes de nourriture d’autrefois ; quitte à y observer que la nature n’est pas toujours maternelle dans les coins reculés et que les hommes n’y sont pas nécessairement meilleurs ; de plus, par leurs contacts répétés avec une humanité « première », ils détruisent cela même qu’ils sont venus chercher.

Nos contemporains disposent même d’un avantage inédit : ils ont la possibilité de mener dans le concret la vie de la race d’or durant leurs vacances et les exigences de la civilisation prométhéenne dans le cadre de leur travail et de leur vie quotidienne. Ils savent également, depuis Hiroshima, Bhopal et autres catastrophes du même genre - expérience inconcevable pour les Anciens -, que la technique permet désormais aussi à l’homme de détruire non seulement le monde mais lui-même.

Dans les débats passionnés et angoissés qui se multiplient à propos des bienfaits de la science et de l’avenir de l’humanité et de la terre, il conviendrait, je pense, de revenir à l’antique σωφροσύνη, cette modération qui recherche le juste milieu. A travers les textes que nous avons parcourus, les Grecs nous rappellent en effet deux choses essentielles : d’une part, la facilité et la convivialité de l’âge d’or ne portent pas nécessairement les humains à manifester leur identité de roseau pensant pour comprendre le monde dans lequel ils vivent et pour le gérer avec sagesse et efficacité ; d’autre part la technique ne contribue à l’harmonie de la vie que si elle est intégrée dans le projet commun de la cité. Et pour nous, aujourd’hui la cité, c’est le monde [23].

 


 


[1] Cf. Op., 160 : προτέρη γενεὴ κατἀπείρονα γαῖαν (dont la génération nous a précédés sur la terre sans limites).

[2] L’importance de la notion de péché explique également l’attitude différente qu’adopte l’Ancien Testament face aux destructions périodiques : les déluges et embrasements auxquels ce dernier fait allusion frappent généralement  des coupables, sur lesquels s’abat la main de Yahvé, s’il en a décidé ainsi.

[3] Il est vrai que cet au-delà idyllique, contrastant avec les peines horribles du Tartare, pèsera moins aux yeux du commun que la vision traditionnelle du pâle et insipide royaume des ombres, dont la vie, à en croire Achille, vaut moins que celle d’un valet de ferme (Od., XI, 488-491).

[4] En particulier La République, III, 414c-415d et les développements que Platon consacre dans cette œuvre aux cinq régimes politiques destinés à se succéder (livre VIII).

[5] Les deux autres récits explicitement mentionnés sont la lutte entre Atrée et Thyeste et l’apparition d’hommes nés de la terre. Cf. Jean-François MATTÉI, Platon et le miroir du mythe. De l’âge d’or à l’Atlantide, Paris, Quadrige/PUF, 1996, pp.73-80.

[6] Seul le vers 175 laisse entendre qu’après la  race de fer succéderait un temps meilleur, puisque le poète souhaite être mort plus tôt ou  né plus tard. Mais il n’y est pas question d’éternel retour.

[7] Jean-Paul, BRISSON, Rome et l’âge d’or de Catulle à Ovide. Vie et mort d’un mythe, Paris, Éditions La Découverte, 1992,  p.189.

[8] Cf. Op., 175 : « que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard » (ἢ πρόσθε θανεῖν ἢ ἔπειτα γενέσθαι).

[9] Cf. Ovide, Métamorphoses, I, 101-112 : « La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d'elle-même. L'homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort, cueillait les fruits de l'arbousier et du cornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui tombait de l'arbre de Jupiter. C'était alors le règne d'un printemps éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence. La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar; et de l'écorce des chênes le miel distillait en bienfaisante rosée ».

[10] Cf. vv.96-106 : « Dans cet âge antique, que nous avons appelé l'âge d'or, l'homme vivait content du fruit des arbres, des plantes champêtres; et jamais il ne souilla sa bouche de sang. Alors l'oiseau balançait, sans danger, ses ailes dans les airs;  le lièvre errait sans frayeur, dans les campagnes; la crédulité du poisson ne l'attachait point à l'hameçon funeste. Aucun être n'employait, aucun ne craignait ni les pièges, ni la fraude : tout était en paix. Mais celui, quel qu'il soit, qui, le premier abandonnant l'innocente frugalité de cet âge, plongea des chairs dans son avide sein, ouvrit le chemin du crime ».

[11] Certaines traditions attribuent à Prométhée la création de l’homme (cf. Lucien), avant même l’âge d’or (cf. Ovide, Métamorphoses, I), d’autres le font intervenir en faveur de la race de bronze, d’autres encore, tout de suite après la déchéance de Kronos et la disparition de la race d’or, en d’autres termes, en faveur de la race d’argent.

[12] Notons en passant que ces derniers, en raison de cette dispute, ne peuvent appartenir à la race d’or, laquelle vivait, rappelons-le, en pleine harmonie avec les dieux ; ils seraient, en revanche, plus facilement identifiables à la race d’argent, qui refusait d’offrir un culte aux immortels.

[13] Raymond TROUSSON, Le thème de Prométhée dans la littérature européenne, 2e éd., Genève, Droz, 1976, I, p.10, n.26.

[14] Raymond TROUSSON, Le thème de Prométhée, I, p.14.

[15] Elle fait également difficulté pour sa forme, à savoir son style, « plus facile », que celui des autres tragédies d’Eschyle et l’importance moindre de la partie chorale. 

[16] En ce qui concerne le mode de rédaction, ils considèrent que sept pièces conservées ne constituent pas un échantillon représentatif du style d’un dramaturge qui a produit environ quatre-vingt tragédies et drames satyriques au cours d’une longue carrière.

[17] Cette vision est largement exposée dans l’Orestie.

[18] D’aucuns préfèrent en faire le premier drame de la trilogie, mettant en scène le rapt du feu au profit des mortels.

[19] Raymond TROUSSON, Le thème de Prométhée, I, p.23.

[20] Il est de même nature que l’énumération par le Titan enchaîné des errances passées et à venir d’Io.

[21] Le philosophe résout en même temps une autre difficulté. Il permet à Protagoras, narrateur du récit, de réfuter une objection de Socrate, lequel doute que la politique puisse s’enseigner, ne serait-ce que parce que le premier venu arrive à se faire écouter dans les réunions politiques.  Le mythe explique en effet que le premier venu est écouté parce qu’il est admis que tous les hommes participent à la justice.

[22] Cf. George STEINER, Nostalgie de l’absolu. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel DAUZAT, Paris, Bibliothèques 10/18, 2003,  pp. 45-52 et 86-89.

[23] Outre les ouvrages déjà cités dans les notes, on consultera avantageusement à propos du mythe des races : http://www.musagora.education.fr/agedor/agedorfr/biblio.htm; à propos du mythe de Prométhée, Jacqueline DUCHEMIN, Prométhée. Histoire du mythe, de ses origines orientales à ses incarnations modernes, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 2000 ; Suzanne SAÏD, Sophiste et tyran ou le problème du Prométhée enchaîné, Paris, Klincksieck, 1985.

 


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007

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