FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006


Les épigrammes de l’Anthologie latine attribuées à Sénèque (25-34)

© Stéphane Mercier, 2006


Praefatio Introduction
Carmina
1-13, 14-23, 24, 25-34, 35-47, 48-60, 61-72
Annexe

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Carmina 25-34 : texte et traduction

 

25 (R.416) — À un envieux

Inuisus tibi sum : peream si, Maxime, miror.
Odi te et, si uis, accipe cur faciam.
Famam temptasti nostram sermone maligno
laedere fellitis, inuidiose, iocis.
Contra rem nuper pugnasti, liuide, paruam : [5]
tu tamen in magna te nocuisse putas.
Haec peream nisi sunt animi <in> te, Maxime, causa :
odi, nec mentem res magis ulla iuuat,
inque uicem ut facias curo pereoque timore,
ne minus inuisus sim tibi quam uideor. [10]

Je suis en butte à ta haine : que je meure, Maximus, si cela me surprend !
Je te hais et, si tu veux, je vais t’en dire la raison.
Jaloux, tu as essayé, par de méchants propos, de nuire
à notre réputation dans des plaisanteries pleines de fiel.
Il y a quelque temps, jaloux, tu as combattu nos intérêts dans une petite affaire ;
pourtant tu penses nous avoir nui dans une affaire d’importance.
Que je meure si telle n’est pas la source de mon état d’esprit à ton égard, Maximus :
je te hais, et rien ne me cause de joie plus grande ;
je fais en sorte que tu nourrisses pour moi les mêmes sentiments en retour, et je suis mort de peur
à l’idée de t’être moins odieux que je n’en ai l’air.

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26 (R.417) — Le souvenir des belles lettres demeure

Haec Vrbem circa stulti monumenta laboris
quasque vides moles, Appia, marmoreas,
pyramidasque ausas uicinum attingere caelum,
pyramidas, medio quas fugit umbra die,
et mausoleum, miserae solacia mortis, [5]
intulit externum quo Cleopatra uirum :
concutiet sternetque dies, quoque altius extat
quodque opus, hoc illud carpet <e>detque magis.
Carmina sola carent fato mortemque repellunt ;
carminibus uiues semper, Homere, tuis. [10]

Ces monuments qui entourent la Ville, résultat d’un labeur insensé,
ces édifices marmoréens qui s’offrent à ta vue, voie Appienne,
les pyramides qui ont osé se dresser dans le voisinage du ciel,
ces pyramides que l’ombre délaisse au milieu du jour,
et le mausolée, misérable consolation d’un défunt,
dans lequel Cléopâtre a enseveli son mari étranger,
tout cela est ébranlé et abattu par le temps, qui les ruinera
et les dévorera d’autant plus qu’ils s’élèvent plus haut.
Seuls les poèmes ne connaissent pas ce destin et écartent la mort ;
toujours tu vivras, Homère, grâce à tes poèmes.

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27 (R.418) — Même sujet

Nullum opus exsurgit, quod non annosa uetustas
expugnet, quod non uertat iniqua dies,
tu licet extollas magnos ad sidera montes
et calidas aeques marmore pyramidas.
Ingenio mors nulla iacet, uacat undique tutum ; [5]
inlaesum semper carmina nomen habent.

Aucune œuvre ne se dresse sans que la vieillesse chargée d’ans
ne la prenne d’assaut, sans que le temps hostile ne la bouleverse,
bien que tu élèves d’énormes masses vers les étoiles
et égales avec le marbre les pyramides brûlantes.
Nulle mort n’attend le génie, qui marche librement en toute sécurité ;
les poèmes préservent à jamais leur auteur de toute blessure;

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28 (R.419) — Éloge de César

Ausoniis numquam tellus uiolata triumphis
icta tuo, Caesar, fulmine procubuit
oceanusque tuas ultra se respicit aras :
qui finis mundo est, non erat imperio.

Ô César, une terre jamais violée par les triomphes ausoniens
s’est écroulée, frappée par ton foudre ;
et l’océan voit derrière lui tes temples :
il est la frontière du monde, il ne l’était pas encore de l’Empire.

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29 (R.420-421) — Même sujet

Victa prius <nulli>, nullo spectata triumpho
inlibata tuos gens iacet in titulos.
Fabula uisa diu medioque recondita ponto
libera uictori quam cito colla dedit !
Euphrates ortus, Rhenus secluserat Arctos : [5]
Oceanus medium uenit in imperium.

Une nation que personne auparavant n’a vaincue et que l’on n’a pas encore vue dans un triomphe
gît, intacte, pour s’ajouter aux titres de tes victoires.
Avec quelle rapidité elle a soumis au vainqueur sa liberté,
celle que l’on a longtemps tenue pour une fable et qui est enfoncée au milieu de l’Océan !
L’Euphrate marquait autrefois la frontière avec l’Orient et le Rhin avec les  peuples du Nord,
mais aujourd’hui l’Océan a pris place au cœur de l’Empire.

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30 (R.422) — Même sujet

Libera, non hostem, non passa, Britannia, regem
externum, nostro quae procul orbe iaces,
felix aduersis et sorte oppressa secunda,
communis nobis et tibi Caesar erit.

Ô Bretagne, libre, qui n’a souffert ni la domination d’un ennemi ni celle d’un roi
étranger, toi qui es si éloignée de notre contrée,
heureuse dans les adversités et pressée par un sort favorable,
César nous sera commun, à nous et à toi.

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31 (R.423) — Même sujet

Vltima cingebat Thybris tua, Romule, regna :
hic tibi finis erat, religiose Numa.
Et tua, Diue, tuo sacrata potentia caelo
extremum citra constitit Oceanum.
At nunc Oceanus geminos interluit orbes ; [5]
pars est imperii, terminus ante fuit.

Ô Romulus, le Tibre entourait les confins de ton royaume ;
et pour toi, pieux Numa, il était une frontière.
Et ta puissance consacrée dans ton ciel, ô divin César,
s’est arrêté en deçà de l’ultime Océan.
Mais à présent l’Océan coule entre deux mondes ;
il fait partie d’un Empire dont il était auparavant le terme.

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32 (R.424) — Même sujet

Mars pater et nostrae gentis tutela Quirine
et magno positus Caesar uterque polo,
cernitis ignotos Latia sub lege Britannos :
sol citra nostrum flectitur imperium.
Vltima cesserunt adaperto claustra profundo [5]
et iam Romano cingimur Oceano.

Mars notre père, Quirinus, protecteur de notre nation,
et vous l’un et l’autre Césars établis dans l’immensité du ciel,
vous voyez les Bretons inconnus soumis à la loi de Rome :
le soleil se couche à l’intérieur de notre Empire.
Après que l’abîme se fut ouvert, les dernières frontières ont disparu,
et désormais nous sommes entourés par un Océan romain.

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33 (R.425) — Même sujet

Opponis frustra rapidum, Germania, Rhenum,
Euphrates prodest nil tibi, Parthe fugax :
Oceanus iam terga dedit, nec peruius ulli
Caesareos fasces imperiumque tulit :
illa procul nostro semota exclusaque caelo [5]
alluitur nostra uicta Britannis aqua.

C’est en vain, Germanie, que tu nous opposes le cours rapide du Rhin,
et toi, Parthe qui ne cesses de fuir, l’Euphrate ne t’est plus d’aucune utilité :
désormais l’Océan a pris la fuite et, lui qui n’est accessible à personne,
il a dû porter le poids des faisceaux de César et de son empire :
vaincue, la Bretagne lointaine et exclue de notre ciel
est baignée par une eau qui nous appartient.

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34 (R.426) — Même sujet

Semota et uasto disiuncta Britannia ponto
cinctaque inaccessis horrida litoribus,
quam pater inuictis Nereus uelauerat undis,
quam fallax aestu circuit Oceanus,
brumalem sortita polum, qua frigida semper [5]
praefulget stellis Arctos inoc<ci>duis,
conspectu deuicta tuo, Germanice Caesar,
subdidit insueto colla premenda iugo.
Aspice, confundat populos ut peruia Tethys :
coniunctum est, quod adhuc orbis et orbis erat. [10]

La Bretagne éloignée et séparée par une vaste mer,
entourée, hérissée de côtes inaccessibles,
enveloppée par le père Nérée d’ondes invaincues
et entourée de marées par l’Océan trompeur,
elle qui a obtenu par le sort un ciel hivernal et où l’Ourse glaciale brille
sans cesse d’un éclat supérieur aux autres étoiles toujours visibles,
cette Bretagne a été vaincue par ton regard, César Germanicus,
et elle s’est soumise à un joug dont elle n’était pas coutumière.
Vois comme Téthys, maintenant ouverte à la navigation,  rassemble les peuples :
ce qui était jusqu’ici était un monde et un autre se trouve aujourd’hui réuni.

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Commentaire des carmina 25-34

Carmen 25

Cette méchante épigramme rappelle particulièrement le carm. 21 dans laquelle le poète mettait en garde un mauvais plaisant en lui faisant valoir que son attitude ne pouvait être agréable à personne. Elle rappelle également les carm. 6 et 19, adressés à un ennemi se réjouissant du sort du poète parlant de lui-même comme d’un mourant (carm. 6) ou d’un défunt (carm. 19). La comparaison cependant s’arrête là, parce que le destinataire visé ici par notre carm. 25 n’est pas présenté comme un ennemi public ou un adversaire vainqueur, mais comme un minable, jaloux du poète. L’ennemi a tenté de nuire à la réputation du poète, et du reste il pense lui avoir causé grand tort dans une affaire qui pourtant n’était rien : cette insolence le rend odieux à notre auteur, qui espère seulement que son adversaire ne le hait pas moins qu’il n’en a l’air et l’assure qu’il le déteste cordialement.

L’expression peream, employée une première fois au vers 1 et répétée ensuite une nouvelle fois au vers 7, est empruntée à la langue de tous les jours et sert à renforcer le propos.

L’adversaire est appelé par son nom, Maxime, qui peut très bien être un nom fictif, comme c’est souvent le cas en poésie. On notera particulièrement la place du vocatif en avant-dernière position dans le vers, comme souvent dans nos épigrammes. Dans ce poème, la chose se reproduit à quatre reprises : au vers 1, 4 (inuidiose), 5 (liuide) et 7 (Maxime, pour la deuxième fois). Les apostrophes liuide et inuidiose rappellent le Liuor du carm. 19, 7.

Au vers 7, in est ajouté par Baehrens : cette addition est acceptée par Prato et Canali & Galasso, mais non par Shackleton Bailey. À vrai dire, il n’est pas nécessaire de lire cette préposition, mais elle a le mérite de s’intercaler sans peine et de clarifier le sens du pronom te.

À noter au vers 9 la tmèse inque uicem. Au même vers, l’expression hyperbolique pereoque timore, vaut pour notre expression française « je suis mort de peur » (le latin meurt de peur, mais en français nous sommes déjà morts).

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Carmen 26

Ce poème et le suivant exploitent un thème très apprécié par les poètes et hommes de lettres : l’immortalité que confère la gloire littéraire l’emporte de beaucoup sur les grandes bâtisses qui seront la proie du temps. Pline le Jeune prédit la survie de Tacite et, dans une lettre qu’il lui adresse (VII 33), déclare : auguror, nec me fallit augurium, historias tuas immortales futuras, « j’ai le pressentiment, et ce n’est pas un pressentiment trompeur, que tes histoires seront immortelles ». On connaît du reste le fameux Exegi monumentum aere perennius etc. d’Horace (Carm., III 30). Observons à ce propos que, parmi les monuments appelés à être mis à mal par le temps et l’imber edax ou les bourrasques de l’Aquilon, il y a les pyramides : regalique situ pyramidum. Notre poète, lui aussi, prendra pour cible les pyramides aux vers 3-4. Chez Pline l’Ancien également (Nat. hist., XXXVI 16, 75), les pyramides sont dénigrées comme regum pecuniae otiosa ac stulta ostentatio, « un étalage inutile et insensé de la fortune des rois ». Nous retrouvons une fois encore l’exemple des pyramides chez Properce (III 2, 17-26), dans un passage qui rappelle tellement notre carm. 26 que nous ne pouvons pas ne pas le citer intégralement :

Heureuse celle que j’aurai célébrée dans mon livre : mes poèmes seront autant de monuments élevés à ta beauté. Ni les Pyramides que l’on a dressées à grands frais jusqu’aux nues, ni ce temple de Jupiter Éléen fait à l’image du ciel, ni le fastueux tombeau de Mausole ne peuvent échapper à la nécessité de la mort : petit à petit la flamme ou l’eau leur ôtent de leur beauté et sous les coups répétés des ans leur masse vaincue s’écroulera. Le nom que l’on s’est acquis par le génie, lui, échappera au temps : la gloire du génie est durable et immortelle[1].

Properce parle ici du tombeau de Mausole, qui donne à tous les autres édifices du même type le nom de ‘mausolée’. C’est en ce sens commun qu’il faut entendre le mausoleum dont parle l’auteur de notre carm. 26 au vers 5, puisqu’il a en vue celui dans lequel Cléopâtre a fait déposer son « mari étranger » (externum… uirum), c’est-à-dire Marc Antoine.

L’idée des vers 7-8, où dies a le sens de tempus, rappelle le carm. 1 et paraphrase une remarque formulée par Sénèque dans le De breuitate uitae : quoque altius surrexerit, opportunius est in occasum, « plus on s’élève haut, plus aussi on est disposé à tomber ». Notre carm. 26 n’est d’ailleurs pas étranger à la pensée de Sénèque, qui revient à plusieurs reprises dans son œuvre sur les ravages infligés par le temps aux entreprises humaines. La différence est que, contrairement à ce que nous lisons dans les carm. 26 et 27 ou chez Pline le Jeune par exemple, Sénèque ne pense pas toujours à l’immortalité que procure la gloire littéraire, mais à celle que l’on acquiert en se hissant au rang des sages. Ainsi par exemple, toujours dans le De breuitate uitae, il écrit :

Ceux-ci [les grands esprits auxquels Sénèque recommande de s’attacher] t’ouvriront le chemin de l’éternité et t’élèveront dans ce lieu d’où personne n’est précipité. C’est le seul moyen de dépasser la condition mortelle, et même de la convertir en immortalité. Les honneurs, les monuments, tout ce que l’ambition ordonne par décrets ou que l’on édifie par ses travaux, tout cela est bien vite renversé, et il n’est rien que ne démolisse ou n’ébranle la vieillesse. Mais quant aux œuvres consacrées par la sagesse, rien n’est à même de leur nuire, aucun âge ne les supprimera, aucun ne les diminuera, etc.[2]

Mais un autre passage, tiré cette fois de la Consolation à Polybe, rejoint davantage le propos de notre poème et énonce l’idée d’une immortalité par les belles-lettres :

De toutes les oeuvres humaines, elle [l’œuvre littéraire] est la seule à laquelle ne peut nuire aucune intempérie, la seule que n’épuise aucune durée. Les autres entreprises – celles que constituent un édifice de pierres, des masses marmoréennes ou des tombeaux de terre s’élevant en altitude – n’ajoutent pas à la durée de nos jours puisqu’elles aussi viennent à mourir ; mais le souvenir du génie est immortel[3].

Parmi les autres éléments à noter dans cette composition, signalons l’interpellation Appia (en avant-dernière position du vers, comme souvent dans notre recueil ; de même au vers 10, Homere), qui n’est autre que la via Appia, la voie Appienne qui relie Rome à Capoue (puis à Brindes) et doit son nom à Appius Claudius Caecus, le censeur de 312 av. J.-C., sous l’égide de qui furent entrepris les travaux de pavement de cette route. Dans ces conditions, il est clair que urbem au vers 1 désigne non pas une ville, mais la Ville, c’est-à-dire Rome.

Au vers 8, edetque est la leçon initiale du Vossianus, mais une main autre que le copiste a corrigé en éliminant le e initial ; les éditeurs restituent à bon droit le texte initial, dans la mesure où la correction detque ne fait pas sens.

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Carmen 27

Variation sur le thème de l’épigramme précédente auquel nous renvoyons pour l’essentiel du commentaire ; remarquons au vers 5 l’expression ingenio mors nulla iacet, qui rappelle le passage de la Consolation à Polybe (18, 2) que nous citions ci-dessus : immortalis est ingenii memoria. Dans le même sens, nous avons vu également que le passage de Properce, III 2, se terminait sur la même idée au vers 26 : ingenio stat sine morte decus.

Au vers 2, le mot dies doit s’entendre comme déjà dans la pièce précédente (concutiet sternetque dies, au vers 7) au sens de tempus.

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Carmen 28

Cette épigramme est la première d’une série de sept pièces consacrées à la gloire de Claude à l’occasion de la conquête de la Bretagne en 43[4]. La conquête de l’île, présentée comme inviolée par la propagande augustéenne qui a décidé de ne pas tenir compte des expéditions menées par Jules César en 55 et 54, était avec la guerre contre les Parthes, l’un des grands objectifs militaires des débuts de la Rome impériale[5].

Le poète attribue ici, comme il se doit, tout le mérite de la victoire à la personne de l’empereur par l’identification implicite mais sans équivoque de Claude à Jupiter qui triomphe de l’ennemi par son foudre (tuo… fulmine). Dans une belle image, l’œuvre civilisatrice de la conquête est mise en évidence par la description de l’Océan qui, en se retournant, voit le temple laissé par Claude sur l’île nouvellement conquise ; et l’épigramme se clôt sur une belle hyperbole, où la domination de l’Empereur s’exerce jusqu’au-delà de la frontière du monde qu’est l’Océan.

Lorsque le poète parle des temples, aras, que l’Océan découvre derrière lui, de quoi s’agit-il ? Canali & Galaso (1994, p. 98) pensent avec Prato (1964, p. 174) que nous avons là une allusion au temple – et en ce cas, aras est un pluriel poétique – de Camulodunum, aujourd’hui Colchester, qui a été bâti dans la suite immédiate de la conquête en 44 ap. J.-C. La chose est d’autant plus probable que le temple était dédié à l’Empereur lui-même, ce que confirme ici le désignation tuas… aras.

Au vers 1, les triomphes Ausoniens sont bien entendu les triomphes romains, puisque l’Ausonie (d’Auson, fils d’Ulysse) est le nom d’une partie de l’Italie et sert, selon une synecdoque classique, à désigner l’Italie elle-même en général, et donc Rome en particulier par une nouvelle synecdoque.

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Carmen 29

Dans cette deuxième épigramme consacrée à la conquête de la Bretagne par Claude, le poète commence par évoquer le caractère inédit de cette campagne : Rome prend le contrôle d’une nation jusque là « intacte », inlibata, dont rien n’a altéré l’intégrité. Pas plus que dans la pièce précédente (numquam tellus uiolata, v. 1), il n’est donc tenu compte de la double expédition de Jules César en Bretagne en 55 puis en 54 av. J.-C.

Au premier vers, nulli est une addition de Heinsius, acceptée par Prato, Shackleton Bailey et Canali & Galasso. Le manuscrit du Vossianus présente un vers trop court de deux syllabes, qu’une main autre que celle du copiste a complétée en ajoutant iam iam entre nullo et spectata ; la correction est approuvée par Ziehen et offre un sens acceptable, mais nous préférons nous en tenir à l’hypothèse généralement reçue par les éditeurs à la suite de Heinsius.

Par le fait de Claude, poursuit le poète, cette terre jamais encore vaincue gît à présent in titulos, c’est-à-dire qu’elle verra son nom ajouté aux titres de victoire, ces écriteaux portés à l’occasion d’un triomphe et sur lesquels sont inscrits les noms des peuplades nouvellement soumises et des terres livrées à la domination de Rome. La Bretagne a « donné au vainqueur ses cous libres », ce qui est une manière métaphorique d’exprimer sa soumission.

La rapidité de la campagne est également mise en valeur (quam cito, où quam est exclamatif), pour ajouter à la gloire de son vainqueur, puisqu’il a su triompher en peu de temps d’une nation réputée pour son invincibilité, sur une terre légendaire (fabula uisa diu) et sise au milieu de l’Océan (medioque recondita ponto).

La traduction du dernier distique mérite une explication. Le latin dit que l’Euphrate et le Rhin « avaient séparé » (secluserat, au plus-que-parfait) l’Orient et les peuples du Nord, à titre de frontière naturelle ; à cette situation antérieure s’oppose le nouvel état des choses : l’Océan a pris place au cœur de l’Empire. « A pris place », pour uenit, qui est au parfait (et non pas au présent, pour des raisons métriques) et signifie ainsi l’état achevé d’un procès passé dans le présent. Cela éclaire le sens du plus-que-parfait secluserat, qui doit être entendu au sens propre de plus quam aoristum : l’état achevé décrit par ce verbe est antérieur au nouvel état des choses réalisé par la conquête de Claude. C’est pour exprimer ce contraste que nous avons traduit « marquait autrefois la frontière » (secluserat) pour l’opposer à « aujourdhui… a pris place » (uenit).

Quant au sens des deux vers, il est important de noter que l’opposition entre les deux états décrits par chacun des éléments du distique est très nette : il ne s’agit pas d’un simple déplacement des frontières, mais bien plutôt d’une abolition de la réalité même des frontières du fait de la nouvelle conquête. Comme l’écrit en effet très justement Prato (1964, p. 177), « con l’Oceano che scorre entro i confini dell’impero, Roma abbraccia ormai tutto il mondo ». Pour les Anciens, comme on le sait, l’Océan entourait le monde – Oceanusque mari qui totum amplectitur orbem, écrit Catulle, 64, 30 –, et le fait de s’en rendre maître implique du même coup la dissolution des anciennes barrières, lesquelles peuvent être contournées par le Tethyos amne (cf. carm. 4, 2). Ce point sera d’ailleurs traité par le poète ci-dessous dans le carm. 33.

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Carmen 30

Cette fois, le poète ne s’adresse plus à l’empereur mais à la Bretagne elle-même en lui rappelant sa bonne Fortune : conquise, elle est libre, son vainqueur n’est pas un ennemi, et nul roi[6] étranger n’a été mis à sa tête. En cela elle est, selon deux belles antithèses, « heureuse dans les adversités » (felix aduersis) et « pressée – au sens fort : oppressée, opprimée – par un sort favorable » (sorte oppressa secunda). En effet, loin d’avoir à subir une domination pénible, elle partage avec le reste de l’Empire – le « nous » du poète – le bonheur de bénéficier de César[7].

On notera au vers 3 la traiectio de quo ; pour le reste, l’adjectif secundus a bien entendu ici le sens de ‘favorable’.

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Carmen 31

Les trois distiques esquissent un crescendo qui culmine avec la gloire de Claude qui a été capable, par sa conquête, d’intégrer l’Océan à l’Empire. Romulus (on note au passage la position de Romule en avant-dernière position dans le vers, comme souvent dans nos épigrammes) et Numa, aux premiers temps de Rome, régnaient sur des terres enserrées dans les limites d’un fleuve, le seul Tibre. Avec le « divin César », Octave-Auguste, l’Empire s’était étendu pour n’avoir d’autre frontière que l’Océan. Avec Claude enfin, le concept de frontière perd de son actualité puisque le fleuve Océan lui-même est intégré au territoire de Rome. L’idée est très proche, comme on le voit du carm. 29, 6 : Oceanus medium uenit in imperium.

Au vers 1, le Tibre est appelé par son nom grec (Thybris) plutôt que par son nom latin (Tiberis) : le premier a les préférences de Virgile et d’Ovide, mais non d’Horace ou de Properce par exemple, qui utilisent tout deux exclusivement le nom latin du fleuve. Plus loin, nous rencontrerons Britannis dans le carm. 33, 6, qui est la forme grecque de la Britannia latine.

Au vers trois, nous avons l’interpellation Diue, « divin (César) ». Il ne s’agit plus cette fois de Claude mais d’Auguste selon toute vraisemblance, qui a été divinisé après sa mort par décret (cf. Tacite, Ann., I 73), comme le confirme notre vers : tuo sacrata potentia caelo. Mais, contre Tandoi, Prato (1964, p. 179) ne veut pas exclure que le poète puisse éventuellement avoir en vue Jules César, qui a également été divinisé dès l’automne 43 av. J.-C., ainsi que nous l’apprend Plutarque (Caes. 67, 8) : Kaisara men hôs theon timan epsêfisanto. Dans le carm. 32, nous retrouverons la même idée de divinisation, et cette fois sont en même temps visés Jules César et Octave-Auguste : magno positus Caesar uterque polo.

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Carmen 32

Nouvelle variation sur l’extension illimitée de Rome : le poète s’adresse successivement aux dieux Mars et Quirinus, qui sont aux origines de l’aventure romaine. Mars est le père de Romulus et des Romains après lui, Quirinus, Romanae conditor urbis (Ovide, Fast. III, 24) n’est autre que Romulus lui-même divinisé. Après eux sont invoqués les deux Césars, soit Jules César et l’empereur Auguste, qui ont été « établis dans l’immensité du ciel » (magno positus… polo) après leur apothéose. Ces divinités sont conviées au spectacle que leur offre la conquête de la Bretagne et à ce fait nouveau : un Empire voit le soleil se coucher à l’intérieur de ses frontières depuis que « l’abîme s’est ouvert » (adoperto… profundo) quand l’Océan a cessé d’être une frontière.

Au vers 1, tutela a le sens de ‘protecteur’ et désigne ici une divinité tutélaire.

De façon remarquable, l’épithète positus au vers 2 est au nominatif, alors qu’elle se rapporte au vocatif Caesar uterque (le vocatif est certain : avec Mars pater et Quirine du vers 1, Caesar uterque est sujet de cernitis au vers 3).

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Carmen 33

Dans la suite de l’épigramme 29, le poète tire les conclusions de cette abolition des frontières que réalise la conquête de la Bretagne grâce à la domination de l’Océan qu’elle implique. Jusqu’alors les Germains (noter l’interpellation Germania en avant-derière position dans le vers, comme souvent dans notre recueil) et les Parthes pouvaient trouver refuge derrière leurs frontières naturelles que sont le Rhin et l’Euphrate, mais la structure du monde antique est telle que la conquête de la Bretagne annule cette donnée frontalière : en devenant maîtres de l’Océan qui borde le monde, les Romains peuvent prendre à revers leurs ennemis. C’est donc « en vain » (frustra) que le cours du Rhin tente de s’opposer au pouvoir de Rome, de même que la protection de l’Euphrate « n’est plus d’aucun secours » (nihil prodest).

L’interpellation au Parthe fugax (une association récurrente, cf. Virgile, Georg., III, 31 ; Horace, Carm., II 13, 17-18 ; etc) renvoie à la manière bien connue de combattre de cette nation habituée à refuser l’engagement direct au profit d’un harcèlement incessant. Les Parthes, archers montés, déroutaient les Romains en évitant systématiquement une rencontre frontale, ce qui avait été parmi les causes du désastre de Carrhae en 53 av. J.-C. La tactique des Parthes est un sujet constant d’indignation chez les auteurs latins : qui fugis ut uincas, quid uicto, Parthe, relinquis ? demandait Ovide (Ars amat., I, 211).

Au vers 4, l’expression fasces imperiumque est un hendiadys : les faisceaux portés par les licteurs sont les symboles du pouvoir, et l’imperium désigne ici le pouvoir de l’empereur.

Pour bien comprendre le sens du troisième distique et de l’expression nostro… exclusaque caelo, on se souviendra que les Anciens divisaient en différentes régions non pas seulement la terre, mais également le ciel[8].

Au vers 6, nous lisons Britannis, qui est la forme grecque du nom de la Bretagne, appelée ailleurs de son nom latin Britannia (carm. 30, 1 et 34, 1).

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Carmen 34

Septième et dernière pièce du cycle consacré à la conquête de la Bretagne, ce poème est également le plus long de la série. Il est adressé à César « Germanicus », c’est-à-dire l’empereur Claude, surnommé Germanicus selon la coutume qui associe au nom de l’Empereur celui des peuples dont il s’est rendu maître.

Au vers 3, Nereus, Nérée est une métonymie pour la mer. C’est le nom d’une divinité marine primitive représentée sous la forme d’un vieillard. Il est ici qualifié de pater, soit parce qu’il est le père des Néréides, soit plutôt selon l’acception que nous connaissons en français, comme on dit le père Goriot (Balzac).

Au vers 6, nous avons la leçon inocciduis corrigé par une autre main que celle du copiste, qui avait écrit inocduis. L’adjectif est très rare semble-t-il, mais dépend de occiduus auquel un préfixe in- a été ajouté, comme cela est naturel en poésie, et chez Virgile en particulier. Nous savons par le De natura deorum de Cicéron que hunc circum Arctoe duae feruntur numquam occidentes, « autour de celui-ci [c’est-à-dire notre ciel] se trouvent les deux Ourses qui jamais ne se couchent ». Le sens de notre distique ne fait donc pas de doute : dans le ciel pluvieux de la Bretagne brille toujours l’Ourse glacée, l’Ourse plus brillante que les autres étoiles qui, comme elle, ne se couchent jamais.

Au vers 9, Tethys (à noter que le manuscrit présente la leçon tellus, justement corrigée par Heinsius que suivent les éditeurs : tellus ne fait absolument pas sens ici) est une métonymie pour l’Océan que nous avons déjà rencontrée dans le carm. 4, 2 : Tethyos amne.

Au vers 10, Prato (1964, p. 183) a pensé pouvoir corriger la leçon orbis et orbis en urbis et orbis et appuye cette hypothèse sur un certain nombre de textes où le jeu de mots est bien attesté, notamment ce magnifique passage de Rutilius Claudius Namatianus à la gloire de Rome (De reditu suo, I, 63-66) : Fecisti patriam diuersis gentibus unam ; / profuit iniustis te dominante capi ; dumque offers uictis proprii consortia iuris, / Vrbem fecisti, quod prius orbis erat : « De nations éparses, tu as fait une seule patrie ; sous ton empire, les barbares ont gagné à être vaincus, et en offrant à leur défaite de partager tes propres lois, tu as fait une seule cité de ce qui était jusque-là le monde »[9]. Si la correction de Prato n’est donc dénuée ni fondement ni d’intérêt, nous préférons avec les autres éditeurs (notamment Riese, Shackleton Bailey et Canali & Galasso) ne pas attribuer au poète un jeu de mots auquel il n’a peut-être pas pensé.

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Notes

[1] Properce, III 2, 17-26 : « Fortunata, meo si qua est celebrata libello ! / Carmina erunt formae tot monumenta tuae. / Nam neque Pyramidum sumptus ad sidera ducti / nec Iouis Elei caelum imitata domus / nec Mausolei diues fortuna sepulcri / mortis ab extrema condicione uacant ; / aut illis flamma aut imber subducit honores, / annorum aut ictu pondere uicta ruent. / At non ingenio quaesitum nomen ab aeuo / excidet : ingenio stat sine morte decus » (trad. D. Paganelli).

[2] Sénèque, De breuitate uitae, 17, 4 : « Hi tibi dabunt ad aeternitatem iter et te in illum locum ex quo nemo deicitur subleuabunt. Haec una ratio est extendendae mortalitatis, immo in immortalitatem uertendae. Honores, monumenta, quicquid aut decretis ambitio iussit aut operibus exstruxit cito subruitur, nihil non longa demolitur uetustas et mouet ; at iis quae consecrauit sapientia nocere non potest; nulla abolebit aetas, nulla deminuet, etc. ».

[3] Sénèque, Consolatio ad Polybium, 18, 2 : « Hoc enim unum est rebus humanis opus, cui nulla tempestas noceat, quod nulla consumat vetustas. Cetera, quae per constructionem lapidum et marmoreas moles aut terrenos tumulos in magnam eductos altitudinem constant, non propagant longam diem, quippe et ipsa intereunt : immortalis est ingeni memoria ».

 

[4] Sur la conquête de la Bretagne, on peut lire notamment Tacite, Agricola, 13 et suiv. ; Annales, XII 35 ; Suétone, Claude, 17 ; etc. Sénèque ne parle de cette campagne que pour se moquer de Claude dans son Apocolocyntose, 12-13.

[5] Ce qui explique par exemple que Tibulle (III 7, 149) parle de l’inuictus Romano Marte Britannus ; il faut dire que les deux expéditions menées pendant la guerre des Gaules n’avaient pas débouché sur des résultats concrets.

[6] On sait que la dignité royale était pratiquement identifiée à la tyrannie dans la mentalité républicaine et sous l’empire. Notons toutefois au passage que Sénèque a entrepris de réhabiliter le terme, tout particulièrement dans le De clementia (à partir de I 3, 3) où le terme revient comme un leitmotiv destiné à « en finir avec les vieilles crispations », comme le dit Paul Veyne ([1993], p. 187 – dans l’édition des œuvres philosophiques de Sénèque publiée chez Robert Laffont, coll. « Bouquins »).

[7] Sur ce point, voici ce que dit Tandoi, cité par Prato : il s’agit là du « motivo della felicitas dei popoli accolti nell’impero » qui, « nella cultura del I secolo serve a legittimare un sincero orgoglio delle conquiste e del benessere commerciale che ne deriva » (1964, p. 178).

[8] Sur ces questions, la Géographie de Strabon est une source de renseignements inépuisables. On consultera avec profit, à titre d’approche, le petit livre de Germaine Aujac, La géographie antique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1598, 1975.

[9] Rutilius Claudius Namatianus est un poète du Ve siècle ap. J.-C. dont nous ne savons à peu près rien sinon ce qu’il nous dit de lui dans son œuvre poétique, le De reditu suo ou Iter maritimum, dans laquelle il décrit son retour en Gaule, d’où il était originaire.

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Praefatio Introduction
Carmina
1-13, 14-23, 24, 25-34, 35-47, 48-60, 61-72
Annexe

[Télécharger le texte latin seul des épigrammes au format .doc ou .pdf]
[Télécharger la traduction française seule des épigrammes au format .doc ou .pdf]


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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