FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 7 - janvier-juin 2004


Les frontières, à l'horizon de l'homme

par

Paul-Augustin Deproost

Professeur à l'Université de Louvain

<Paul-Augustin Deproost >

 


Les Folia Electronica Classica ont à deux reprises déjà, fait écho aux colloques organisés dans le cadre du projet EUxIN (coord. Scientifique : prof. Bernard Coulie, UCL). Prenant en compte quelques-uns des imaginaires qui ont fait l'Europe, ce projet, réunissant cinq universités européennes, tente de définir des outils de décision culturelle utilisables par les instances de l'Union européenne. Le premier colloque était consacré à l'utopie, le deuxime aux langues.

Le troisime et dernier, qui s'est tenu à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003, était intitulé « Les frontières pour ouvrir l'Europe ». Des actes de ce colloque, les FEC publient deux textes du prof. Paul-Augustin Deproost, d'une part l'adresse qu'il a prononcée en introduction au colloque (ci-dessous), d'autre part sa communication sur les paradoxes de la frontière romaine. Figure également dans le présent fascicule la contribution du prof. Monique Mund-Dopchie sur la frontière entre le civilisé et le sauvage dans l'imaginaire de l'Occident latin.

[9 décembre 2003]

Les actes de ce colloque sont maintenant publiés : frontières. Imaginaires européens. Études réunies et présentées par P.-A. Deproost et B. Coulie, Paris, Budapest, Turin, L'Harmattan, 2004, 187 p. (Structures et pouvoirs des imaginaires). On trouvera p. 179-185 la contribution reprise ci-dessous.

[11 mars 2005]


 

« Là où la différence fait défaut, c'est la violence qui menace ». René Girard définit ainsi très exactement l'enjeu ultime du sujet qui nous occupe aujourd'hui[1]. Quelles que soient ses formes et ses modalités d'application, la frontière s'impose, en effet, comme un invariant indispensable à la vie elle-même, pour qu'elle puisse surgir du chaos, tel celui qui régnait avant la naissance du monde, quand il n'y avait ni jour ni nuit, ni terre ni mer. La frontière est fondatrice de différence ; elle permet aux choses d'apparaître tout simplement ; elle permet aux hommes de sortir de leur indifférence, d'entrer en relation, de créer des réseaux, des communautés, des sociétés, d'exercer leur part irréductible de liberté dans le creux d'altérité qu'induit tout processus de limite. L'homme grandit dans ses frontières, il y apprend à se connaître et à connaître les autres ; il y découvre ses repres et ses cadres, sans lesquels aucune vie consciente n'est réellement possible.

 

Pour autant, les frontières ne sont jamais neutres ni arbitraires quand il s'agit des hommes. Certaines frontières n'existent vraiment que si elles sont traversées, comme les frontières qui ouvrent les communautés au-delà d'elles-mêmes ; d'autres tuent lorsqu'on veut les traverser, comme les murs ou les rideaux qui ferment les communautés dans leurs « identités meurtrires »[2]. Toujours étroitement liées à la vie, les frontières ont, comme elle, besoin d'une parole pour naître, d'un projet pour se construire. Au début du monde, « Dieu dit » et « Dieu vit que cela était bon » ; pour dessiner leurs frontières, les hommes doivent aussi, tôt ou tard, parler ou se parler, s'aimer ou se haïr. Toute frontière porte une éthique. Aucune frontière, même naturelle, n'existe naturellement ; la nature ne crée que des accidents, des montagnes, des forts, des mers ou des fleuves qu'il revient à l'homme de proclamer frontières, car aucune limite ni aucun territoire n'existe en dehors de la conscience que les hommes en ont. La Méditerranée est aujourd'hui au coeur de nombreuses incompréhensions ; il fut un temps où y battait tout simplement le coeur du monde ; et pourtant, elle a toujours été, comme l'appelle le poète René Char, « la blessure la plus rapprochée du soleil » ; ce sont les hommes qui ont décidé de s'y déchirer ou de s'y réchauffer.

Toute frontière est le fruit d'une culture et d'une histoire ; elle est conventionnelle ; elle résulte de la connaissance et de la pratique que l'on peut avoir d'un territoire particulier à un moment donné ; elle contient donc en elle-même les principes de sa propre flexibilité, et il est toujours dangereux de croire qu'une frontière doit exister une fois pour toutes là où elle est et sous la forme qu'on lui a donnée. En même temps, pour rester crédible, une frontière ne peut pas non plus continuellement être modifiée sans créer une insupportable instabilité et un sentiment de désordre. Les frontières accompagnent toujours des valeurs, elles régulent des visions du monde qui construisent les civilisations ; elles doivent alors savoir durer ce que durent ces civilisations, dont elles rythment à la fois l'espace et le temps, ni plus ni moins. Il n'y a pas en soi de bonne ou de mauvaise frontière, il y a des relations entre des communautés qui utilisent bien ou mal des frontières.

En conséquence, le choix d'une frontière est un acte éminemment politique. Tout nécessaire qu'il soit, le maillage territorial est très variable selon le pouvoir qui le définit. « La carte ordonne et donne des ordres », écrit Jean-Loup Rivière, que je citais lors de notre premier séminaire sur l'imaginaire de l'utopie[3]. Dès l'instant où les hommes se sont organisés en communautés rassemblées autour d'un pouvoir, ils ont connu des cercles de vie inégalement étendus, interférents ou concentriques, qui ont induit un rapport à l'autre, différencié selon la place qu'il occupe à l'intérieur ou à l'extérieur de ces limites. Du reste, les frontières sont le lieu où commence et où s'arrête le droit positif des communautés qu'elles entourent, tantôt recherché tantôt fui par les réfugiés et les exilés de toutes les époques. Pour autant, tous les pouvoirs n'appréhendent pas de la même façon le bornage de leur territoire. Pendant longtemps, nonobstant les géométries intérieures qui ont structuré ses identités, Rome a eu pour véritable frontière la « Mer au milieu des terres », la Méditerranée, et donc plutôt un centre qu'une circonférence ou une limite, que son absence permettait de repousser indéfiniment pour conquérir de nouveaux espaces d'humanité sur les « confins » barbares ou sauvages. D'autres cultures traditionnelles connaissent, encore aujourd'hui, des « frontières nomades », à la fois précises et fluctuantes. Mais, qu'elle soit privée ou publique, poser une frontière signifie toujours poser un regard social dont les intentions et les conséquences ne sont jamais neutres : s'agit-il d'organiser ou de contrôler, d'échanger ou d'exclure, d'élargir ou d'enfermer, les frontières mettent en oeuvre des marqueurs symboliques d'identité qui déterminent les rapports humains dans une appartenance territoriale vécue.

 

Parmi eux, les symboles liés à la mémoire sont sans doute les plus forts, mais aussi les plus instrumentalisés. Ainsi, par exemple, la mémoire des morts qui y sont inhumés fonde dans la terre des ancêtres le sentiment d'appartenance à une collectivité ; les récits héroïques entretiennent cette mémoire au souvenir du sang versé à la frontière comme ferment vivifant des identités collectives. Mais on sait combien ces symboles peuvent tantôt rapprocher les hommes, tantôt les diviser selon l'idéologie qui s'en est emparée. D'autre part, les hommes perpétuent ces symboles dans les territoires lointains auxquels ils ont étendu leurs frontières au terme des conquêtes et des colonisations. À chaque fois, la nouvelle fondation valide son rattachement au cercle de départ par la glorification des signes qui le rappellent, tant il est vrai qu'on ne fonde bien Rome que sur les reliques de Troie. Qu'elles soient d'ici ou d'ailleurs, quand un pouvoir dessine ses frontières, il les profile sur une certaine idée du passé qui les charge de passions et de sacralité ; s'il ne parvient pas à les authentifier par la présence de « lieux saints » qu'il faut préserver ou retrouver, il les justifie par un attachement à des « valeurs saintes  » qu'il prétend y imposer ou restaurer. Et même quand un empire doit renoncer à ses frontières, les nations qui les redéploient en les retrécissant le font au nom d'un retour à la « pureté » ancestrale d'un sol souillé par les métissages expansionnistes. À chaque fois, l'ajustement des frontières donne prise à des systèmes de représentation fortement ancrés dans des cultures sociales qui projettent à leurs confins des convictions messianiques plus ou moins marquées.

 

Enfin, faire le choix d'une frontière, c'est aussi choisir une forme de citoyenneté. Comme je le rappelais lors de notre première journée d'études, la ciuitas est, en latin, à la fois le lieu et le mot où se constitue la civilisation, le bien le plus précieux des hommes[4]. Et, de la polis grecque au mythe latin de la cité, civilisation, politique et citoyenneté sont étymologiquement synonymes. Mais pour que la cité puisse naître, il ne suffit pas de vivre en société ; il faut aussi que cette société ait le sentiment d'appartenir à une entité publique supérieure qui organise la vie commune à l'intérieur de cadres juridiques que sont aussi les frontières. La cité ne va pas de soi ; elle ne répond pas seulement à un besoin naturel de vie sociale ; elle est une construction artificielle, une oeuvre humaine ; elle est un fait de culture, une « institution », qui implique dès lors la mise en oeuvre de contrats, la représentation de valeurs communautaires, une certaine conception du gouvernement et de l'occupation du territoire. Pour structurer ses volontés et ses forces de rassemblement, la cité a alors besoin de lignes et d'espaces, qui sont comme les cartes d'une pensée politique : « Bien des métaphysiques, écrit Gaston Bachelard, demanderaient une cartographie[5] ». Il suffit souvent de franchir la frontière d'un pays pour mesurer la qualité de l'accueil qui attend le voyageur dans ses cités. Fondement historique de la « nation », au sens latin du terme qui implique l'idée d'un lieu de naissance, la cité se réalise et la citoyenneté s'exerce « à l'intérieur » de limites territoriales convenues, car elles ne sont pas simplement une donnée empirique, un découpage statique, mais un ferment dynamique qui implique un groupe humain politiquement organisé dans une histoire commune. Les frontières sont, en quelque sorte, les matrices de la citoyenneté ; elles lui permettent de naître, de grandir, de crier, mais on y a aussi vu, hélas, bien des citoyens s'y faire tuer. Pour exister, la citoyenneté ne peut pas faire l'économie de ses frontières ; et même lorsque Sénque se déclare citoyen du monde, c'est parce qu'il est d'abord citoyen de Rome.

Tout aussi crucial que les langues, le questionnement sur la frontière est aujourd'hui au coeur du débat européen. Bientôt forte de 25 États et d'une frontière commune de près de 60.000 kilomètres, l'Europe est actuellement quadrillée par un réseau frontalier qu'il faut absolument réinventer, sans quoi deux risques menacent son existence institutionnelle : l'asphyxie ou la dilution. Certes, l'Europe hésite encore entre un modèle de coopération qui associe des États souverains ou un modèle d'intégration de ces mêmes États. Mais faut-il nécessairement choisir entre ces deux modèles et ne pourrait-on pas leur en opposer un troisième qui tienne compte de deux exigences complémentaires : un besoin d'identité et un besoin d'ouverture. Si elle veut affirmer son identité culturelle et, par là, garantir la survie des valeurs qu'elle promeut, l'Europe ne peut faire l'économie d'une frontière commune forte pour « géométriser » ses solidarités et ses volontés dans la conscience partagée d'une communauté de destin et de références présentée comme telle au reste du monde. Le respect de la personne humaine, la primauté de l'état de droit, l'autonomie du savoir et la promotion de la diversité culturelle comptent parmi les héritages majeurs de l'Europe ; à l'heure de son élargissement, sinon de sa réunification, ils doivent être sa frontière commune, car ils marquent l'endroit où, malgré ses arythmies chroniques, le coeur européen n'a cessé de battre depuis ses premières pulsations, antiques et chrétiennes.

Dans le même temps, si elle veut éviter le repli sur soi, l'Europe devra s'abstenir de figer une limite compacte qui renouerait avec l'idéologie totalitaire et fragile des grands blocs. Elle devra rester en quête des identités qui la composent à l'intérieur comme à l'extérieur de son territoire, ds l'instant où elles participent au progrès du chantier commun, suggérant ainsi un modèle frontalier ouvert sur un nouveau monde en instance de construction plutôt que définitivement construit. Si le respect des valeurs communes est efficacement assuré à la frontière extérieure comme ciment de l'Union européenne, le maillage intérieur pourra garantir les identités culturelles nécessaires au développement et au contrôle interne de l'ensemble. Ce nouvel équilibre pourrait désamorcer les affects identitaires qui ont trop souvent instrumentalisé les frontières nationales et substituer aux crispations induites par les droits du sol et du sang une logique moins agressive fondée sur le respect des différences. À cet égard, l'institution universitaire, née en Europe et commune à tous les pays européens, pourrait exporter vers le politique son modèle, à la fois intellectuel et spatial, de mobilité et d'enracinement ; ce modèle s'est toujours efforcé, y compris dans les réformes actuelles, de faire progresser le savoir en encourageant les échanges et le partage des différences sans exclure la référence à des points de repère forts.

Après l'utopie et les langues, ce séminaire est le dernier d'une trilogie consacrée à trois imaginaires qui ont fait l'Europe. Nécessaires à la reconnaissance de la cité et souvent liées à une langue, les frontières méritaient de conclure ce cheminement, à l'heure où l'Europe est à la veille de sa plus grande expansion politique. Car, pour que l'Union fonctionne, il ne suffira pas d'additionner des identités héritées ; elles existent et elles doivent être reconnues, mais l'utopie doit aider à inventer un contrat d'échanges identitaires en mesure de préserver la richesse des traditions tout en jugulant les tropismes communautaires. Les langues doivent être les messagères de ce contrat auprès des peuples pour accompagner leur adhésion de toutes les émotions et les mythologies qu'elles portent. Au terme du processus d'intégration, on pourra espérer que les frontières continuent de structurer l'Europe, en des réseaux de rencontre et non plus en des lignes de séparation, où il s'agira moins de transgresser des limites interdites que de transcender des différences acceptées. La carte européenne perpétuera alors le reflet de ce vieil homme rené dans ses traditions successives, tel celui dont Jorge-Luis Borges raconte qu'il s'était donné « la tâche de dessiner le monde ». Un peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l'image de son propre visage »[6].



[1] Voir R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 87.

[2] Pour reprendre le titre d'un livre célbre d'Amin Maalouf.

[3] Voir P.-A. Deproost, Rome. Les enjeux idéologiques d'un mythe urbain dans l'antiquité, dans P.-A. Deproost - B. Coulie (éd.), L'utopie pour penser et agir en Europe, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 53-71 (surtout p. 58).

[4] Ibid., p. 68-69.

[5] Voir G. Bachelard, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957, p. 192.

[6] Voir J.-L. Borges, ƒpilogue de L'Auteur (El Hacedor), dans Îuvres compltes, t. 2, Paris, Gallimard, 1999, p. 61 (Coll.La Pléiade).

 


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