FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 7 - janvier-juin 2004
Hic non finit Roma.
Les paradoxes de la frontière romaine
par
Paul-Augustin Deproost
Professeur à l'Université de Louvain
Les Folia Electronica Classica ont à deux reprises déjà fait écho aux colloques organisés dans le cadre du projet EUxIN (coord. scientifique : prof. Bernard Coulie, UCL). Prenant en compte quelques-uns des imaginaires qui ont fait l'Europe, ce projet, réunissant cinq universités européennes, tente de définir des outils de décision culturelle utilisables par les instances de l'Union européenne. Le premier colloque était consacré à l'utopie, le deuxième aux langues.
Le troisième et dernier, qui s'est tenu à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003, était intitulé " Les frontières pour ouvrir l'Europe ". Des actes de ce colloque, les FEC publient deux textes du prof. Paul-Augustin Deproost, d'une part l'adresse qu'il a prononcée en introduction au colloque, d'autre part sa communication sur les paradoxes de la frontière romaine (ci-dessous). Figure également dans le présent fascicule la contribution du prof. Monique Mund-Dopchie sur la frontière entre le civilisé et le sauvage dans l'imaginaire de l'Occident latin.
[10 décembre 2003]
Les actes de ce colloque sont maintenant publiés : Frontières. Imaginaires européens. Études réunies et présentées par P.-A. Deproost et B. Coulie, Paris, Budapest, Turin, L’Harmattan, 2004, 187 p. (Structures et pouvoirs des imaginaires). La contribution du Prof. P.-A. Deproost se trouve aux p. 29-50.
[11 mars 2005]
Plan
UN EMPIRE SANS FIN
Si l'on devait un jour retrouver une borne qui marquerait la frontière de l'Empire romain, on n'y trouverait sans doute jamais l'inscription « Hic finit imperium Romanum » - « Ici finit l'Empire romain ». Tout au plus y trouverait-on peut-être les mots « Hic non finit Roma » - « Ici ne finit pas Rome ». Car, comme j'ai tenté de le montrer lors de notre première journée d'études, consacrée aux imaginaires européens de l'utopie, l'Empire romain n'existe qu'à travers le mythe urbain d'une ville, Rome, qui ne cesse de reproduire son modèle politique, militaire, social, mais aussi architectural et culturel partout où elle s'étend, et donc, s'il y en avait une, l'Empire romain n'aurait d'autre frontière que celle de Rome. Depuis l'avènement du premier empereur, Rome est même beaucoup plus qu'un territoire parmi d'autres ; elle est l'unité d'un peuple incarnée dans la personne du prince face au néant du reste du monde.
Mais nous savons aussi que Jupiter a fait à la mère d'Énée la promesse d'un Empire sans fin, dès le début de l'Énéide de Virgile, cette épopée à laquelle doit tant l'idéologie augustéenne et impériale de l'éternité de Rome : « His ego nec metas rerum nec tempora pono :/ imperium sine fine dedi » - « Je n'assigne de borne ni à leur puissance ni dans le temps ; je leur ai donné un Empire sans fin », où finis traduit la limite toujours insaisissable du temps mais aussi de l'espace que ne saurait précisément « définir » aucune borne ; cinq siècles plus tard, la promesse reste d'actualité dans la bouche d'un poète espagnol qui la reporte sur la puissance de l'empereur chrétien[1]. Par ailleurs, comme toutes les utopies, Rome s'est toujours préoccupée d'organiser très concrètement ses espaces, et nous connaissons les tabous qui pèsent à Rome sur les franchissements illicites de certaines limites, dont le pomerium ou le Rubicon sont sans doute les plus connues, depuis qu'ils ont été respectivement traversés par Rémus et César. En même temps qu'elle repousse toujours la ligne imaginaire d'une frontière extérieure, Rome sacralise le sol du territoire où elle organise les activités de la cité, et on ne pénètre pas sur ce sol sans observer les rites de passage qui le protègent.
C'est que la frontière romaine est une notion qui ne va pas de soi et qui, en toute hypothèse, ne s'impose pas de la même manière à tous les endroits où l'on serait tenté aujourd'hui de placer une limite, en particulier aux confins extérieurs du territoire, sans compter que la notion même de confin est loin d'être univoque dans les imaginaires cartographiques du monde. En deçà de l'Océan mythologique, qui touche au ciel et au royaume des morts, les autres océans et, dans une moindre mesure, les fleuves ou les chaînes montagneuses sont, sans doute, des frontières objectives imposées par la nature à l'est, à l'ouest et au nord de l'Empire. Au nord de l'Angleterre, le mur d'Hadrien devait être une ligne frontière durable construite par les hommes. Mais, dans le sud africain, le limes Tripolitanus est une zone mal définie, « tropicale et remplie de bêtes sauvages », selon l'historien Appien, ouverte sur l'immensité de la solitude saharienne, et la défense du « Fossé d'Afrique » qui le concrétise a toujours largement échappé au pouvoir romain. À l'est, l'histoire de Rome montre à suffisance combien le limes parthique a été « nomade » dans des déserts de sable ou des marais qui n'ont, en définitive, jamais marqué une frontière politique entre les territoires romain et globalement « perse », mais bien plutôt un no man's land diplomatique. Tout au plus, ces dernières frontières sont-elles comme des « terrains de chasse » qui n'appartiennent à personne et où, tour à tour, se font et défont les rêves expansionnistes d'Empires rivaux, mais elles n'ont pas plus de consistance politique que les « autels de sable » des frères Philènes dont parle Pline l'Ancien à la frontière entre les provinces africaines de Tripolitaine et de Cyrénaïque[2].
Bien plutôt, les représentations romaines du monde confondent indissolublement l'orbis Romanus et l'orbis terrarum, dès le premier empereur qui met tout en oeuvre pour imposer l'idéologie du caput mundi. L'année qui précéda sa mort, Auguste intitula son testament politique qu'il fit graver sur les tables de bronze de son mausolée au Champ de Mars : « Hauts faits du divin Auguste par lesquels il a soumis le monde au pouvoir romain » ; des copies de ce texte ont été envoyées dans les provinces, et parmi celles qui ont été retrouvées, notamment en Turquie, le fameux « monument d'Ancyre », rédigé en grec et en latin, atteste que l'empereur souhaitait donner à ce document la plus large publicité possible[3]. À la même époque, le pouvoir impérial met en place de puissants relais culturels qui orchestrent cette idéologie universaliste depuis les origines mythiques de la Ville jusqu'à l'histoire contemporaine, dans les oeuvres respectives de Virgile et de Tite-Live, mais aussi dans l'iconographie officielle où Rome n'a d'autre limite que celle du monde[4]. À l'avenir, peu importeront les vicissitudes de l'actualité politique ou militaire, peu importeront même les délocalisations du pouvoir impérial, l'idéologie de la ville capitale traverse l'histoire de Rome, convaincue que sa mission est de prendre le monde en charge. Son adhésion au projet universel du christianisme la confortera dans cette conviction, et, dans les premières années du Ve siècle, elle pourra fièrement proclamer par la bouche du poète chrétien Prudence : « Maintenant à juste titre, je suis appelée vénérable et tête du monde », laissant entendre qu'auparavant la formule n'était qu'un slogan mensonger. Au VIe siècle, les réécritures barbares de la titulature impériale VICTOR GENTIVM, dont s'honore, par exemple, l'ostrogoth Théodoric, assurent la survie d'un complexe idéologique totalement démenti par l'éclatement généralisé de l'Empire en occident ; l'aberration atteint son comble lorsque ce même Théodoric est célébré sur des inscriptions espagnoles comme « propagator Romani nominis, domitor gentium »[5].
ET POURTANT, LE LIMES
Est-ce à dire que Rome ne connaît pas de limite extérieure à son Empire ? Non, si l'on considère que le territoire de l'Empire est concrètement ceinturé par une ligne de contrôle militaire qui fixe la réalité de la conquête romaine le long d'un horizon défensif. Cette zone est surveillée par les légions romaines et les empereurs souhaitent même, dès Auguste, qu'elle ne soit pas indûment étendue. Le décalage est flagrant entre le discours idéologique et la réalité géopolitique : « L'Océan ou des fleuves lointains étaient les barrières qu'Auguste avait données à l'Empire », proclame Tacite au début de ses Annales ; mais l'historien ajoute, peu après, qu'il avait donné à son successeur Tibère « le conseil de se maintenir à l'intérieur des bornes de l'Empire »[6]. Et on sait que l'Empire romain a connu son extension géographique maximale à la mort de l'empereur Trajan en 117, qui laissait un territoire certes immense, mais limité dans l'espace et même rapidement destiné à décroître. Depuis l'antiquité, Trajan est, en effet, considéré comme le dernier conquérant de l'histoire de Rome, mais il fut aussi celui qui devait établir la preuve que jamais Rome ne pourrait venir à bout des Parthes, et que, donc, sa vocation universelle avait une limite territoriale. Son successeur, Hadrien, en prit acte et raccourcit, de propos délibéré, les frontières d'une ville que, paradoxalement, il osa, le premier, qualifier d'éternelle. Même le fameux Panégyrique de Rome prononcé en 143 par le rhéteur Élius Aristide reconnaît que la maîtrise romaine sur le monde n'est pas complète et qu'il y a une ligne de partage entre « Romains » et « non-Romains »[7].
Cette ligne est le limes, dont le système connaît son apogée précisément vers le milieu du IIe siècle, dans la construction de complexes défensifs aux limites extérieures de l'Empire. Étymologiquement, le limes est un chemin qui borde un domaine et dont l'emplacement est toujours bien défini par les arpenteurs dans le cadastre des campagnes. Le terme est passé dans le langage des ingénieurs militaires à partir du moment où Rome a cessé l'expansion territoriale de son « domaine ». Auparavant, tant que la conquête était à l'ordre du jour, cette limite n'était qu'une ligne de départ, une ligne « nomade » sans cesse repoussée, avec des routes qui se dirigeaient vers l'ennemi comme autant de voies de pénétration. Dès le moment où il est devenu une limite défensive et fortifiée, le limes est apparu comme un espace de séparation ou, à tout le moins, de démarcation, induisant de nouvelles représentations autant morales que militaires. Il est, en effet, devenu une zone artificielle de confins, qui pouvait être doublée ou prolongée par la rive naturelle d'un fleuve ou d'une montagne ; il figeait l'extension du territoire et il donnait aux habitants de l'intérieur l'illusion d'une identité partagée et protégée contre les agressions de l'extérieur ; il créait artificiellement le sentiment d'une « barrière morale », comme l'appelle Andreas Alföldi, au-delà de laquelle se situe un ailleurs globalement perçu comme négatif ou, en tout cas, comme n'appartenant pas au monde connu. Le limes créait une limite d'Empire qui distinguait non pas deux territoires, mais deux « rythmes du temps », le temps des hommes dans l'ordre de l'humain et le temps des monstres dans l'ordre de l'inconnu.
En réalité, le limes romain n'a rien d'une ligne stratégique dessinée sur une carte, au sens où le serait une frontière moderne, tranchante et scientifique, établie par des conventions internationales pour fixer les limites entre États souverains. Avec Rome, nous sommes dans la logique d'un État-monde qui, un jour, a décidé unilatéralement d'arrêter son extension territoriale, sans renoncer pour autant à son statut de capitale du monde. Pour entrer dans cette logique, le limes devait apparaître non comme une « limite », qui aurait pu induire un sentiment de faiblesse politique, mais comme un signe de puissance qui contribuait à la domination universelle de Rome sur le monde habité ; le limes ne pouvait alors séparer que des Romains et des non-Romains, étant entendu que les seconds étaient exclus du genre humain. Le séjour de ces derniers était, du reste, aussi celui des Romains condamnés à la peine de l'exil, c'est-à-dire la peine de mort civile, qui les privait de « l'eau et du feu » et donc de la cité, pour les renvoyer parmi les monstres, là où, comme s'en plaint Ovide, « les hommes sont à peine dignes de ce nom ; ils sont plus sauvages et plus féroces que les loups » (Tristes, V, 7, 45-46).
En aucun cas, le limes ne devait laisser apparaître ce qu'il était en réalité, à savoir la « limite de croissance » d'une stratégie qui avait renoncé à progresser contre les menaces extérieures pour se contenter d'y réagir, ou, pire, un aveu d'impuissance dessiné à l'endroit où la machine de guerre romaine était tenue en échec[8]. Certes, Appien affirme que les empereurs n'ont pas souhaité étendre la domination de l'Empire « sur des barbares indigents qui n'apportaient aucun profit », soit une manière de reconnaître que l'idéologie hégémoniste a des limites économiques qui autorisent le maintien de marges incontrôlées en dehors de sa zone d'influence[9]. Mais en bien des endroits, et notamment à l'est de l'Empire, le limes a marqué concrètement les limites de l'armée romaine, jusqu'au jour où le verrou défensif lui-même ne fera plus illusion face à la poussée des « non-Romains ». Lorsqu'en 376 l'empereur Valens autorise les Goths, poussés dans le dos par les Huns, à traverser massivement le limes du Danube pour se réfugier en Thrace, il signe son propre arrêt de mort et celui de l'unité territoriale de l'Empire : « Toute cette confusion, tout cet empressement conduisaient à la ruine du monde romain », déplore amèrement l'historien Ammien-Marcellin[10] ; deux ans plus tard, dans la ville thrace d'Andrinople, ces mêmes Goths, honteusement exploités par les autorités romaines, remportent une bataille décisive, au cours de laquelle disparaît l'empereur et qui déclenche l'ère des « examens de conscience » à propos de la survie même de Rome, pourtant distante de plusieurs milliers de kilomètres. « Lacrimabile bellum », s'écrie saint Jérôme à propos de cette défaite romaine, en une formule qui deviendra un cliché pour les chroniqueurs de cet événement et qui déplace, non sans ironie, sur les envahisseurs la fière image virgilienne des armées romaines en marche contre les barbares[11].
MAIS LE LIMES EST-IL UNE FRONTIÈRE ?
En définitive, le limes est-il bien la vraie frontière de l'Empire romain ? En d'autres termes, comment concilier la contradiction flagrante entre l'existence bien concrète de cette ceinture défensive autour d'une communauté qui a renoncé à étendre son territoire et la revendication de cette même communauté à la maîtrise absolue du monde ? Tout d'abord, quoi que cherche à en imposer le discours idéologique, le limes n'a jamais été, dans les faits, une ligne de séparation entre le monde civilisé et le monde barbare. On a pu dire, non sans excès que « les Germains étaient une invention politique de César », mais il est vrai qu'avant l'arrivée des Romains, le Rhin n'était pas une limite séparant des cultures antagonistes et il est tout aussi vrai que le terme générique « Germains » regroupe des peuples divers dont certains ont été absorbés dans le limes et d'autres sont restés à l'extérieur, sans que cette limite artificielle ne change grand-chose aux rapports que ces peuples entretenaient entre eux. En ce sens, le limes est moins une ligne qu'une zone frontalière, une « frange pionnière », comme on l'appelle parfois, qui ne sépare ni ne différencie des peuples par ailleurs culturellement et ethniquement proches, mais qui visualise le « lieu flou » à partir duquel devient possible une intégration progressive dans un autre monde. L'administration impériale a tout fait pour intégrer dans le « cercle civilisé », en clair pour romaniser les citoyens mal répertoriés à ses confins ; elle n'a pas cherché à interdire à ces nouveaux citoyens de conserver une culture qui débordait le limes, car une des grandeurs de Rome a toujours été de reconnaître la pluralité des cultures dont elle avait hérité et le limes n'a pas été l'occasion de renoncer à cet idéal « métisse » qui est aussi une des caractéristiques fondamentales de la romanité.
D'autre part, le limes n'a jamais empêché que des échanges économiques prospères continuent d'être négociés entre marchands des deux côtés, notamment par le biais de postes de douane installés à cet effet. Il n'a pas non plus empêché que des barbares entrent dans l'armée et l'administration romaines, avant d'accéder aux plus hautes fonctions de l'Empire, comme le célèbre Stilicon à la cour de l'empereur Honorius. Le droit romain lui-même atteste, au moins dans un cas précis, que cette frontière ne bornait pas la juridiction de Rome au territoire intérieur. Quand un prisonnier de guerre rentrait à Rome, il recouvrait automatiquement le droit de cité romaine par le seul fait qu'il revenait « in fines suos » en vertu du « ius postliminii » ou « droit de retour ». Lorsqu'il s'est agi de préciser où il commençait à bénéficier de ce droit, les textes de loi concèdent qu'il peut aussi s'appliquer en dehors des limites de Rome sur le territoire d'une cité alliée ou amie, d'un roi allié ou ami, « parce qu'à cet endroit commence de s'exercer la protection publique » de Rome[12].
Qu'est-ce à dire, sinon que le limes n'a pas de valeur juridique absolue et qu'il peut ne pas englober tous les peuples entrés dans l'« amitié » de Rome, en clair soumis à la domination romaine. Il est, sans doute, une limite, militairement et symboliquement forte, qui cherche surtout à tenir certains peuples à distance, à contrôler leurs déplacements dans les marges de l'Empire ; mais politiquement, administrativement et économiquement, il est une barrière poreuse, sinon même inexistante. « Les Romains administrent certains Celtes au-delà du Rhin », dit Appien, qui évoque aussi le cas de peuples barbares, pauvres et sans ressources, qui n'ont pas obtenu de Rome d'entrer dans sa domination, mais qui en ont reçu des princes et des aides privilégiées largement supérieures à celles que Rome pouvait espérer recevoir en retour. L'historien n'identifie ni ne situe ces peuples ; au contraire, il ajoute aussitôt que les empereurs « entourent l'Empire d'un cercle de vastes camps militaires et ils gardent, comme une place-forte, la terre et la mer sur toute leur étendue[13]. » Qui sont alors ces peuples que Rome n'a pas souhaité inclure dans son gouvernement, si ce ne sont des vassaux situés dans des zones-tampons entre l'Empire et la mer ou peut-être l'Océan mythique qui ouvre la carte du monde sur l'inconnu. Dès les premières lignes de sa préface, Appien les inclut, comme les autres, non pas « dans les frontières de Rome », mais dans « les frontières des peuples que les Romains ont soumis », résolvant ainsi à sa façon la contradiction de la frontière romaine : le limes existe bel et bien, mais il n'exclut pas que la zone d'influence de Rome s'étend à l'ensemble de l'oeukoumène par le biais d'une zone intermédiaire alliée qui sépare ce limes et les limites de l'univers.
Enfin, là où la limite territoriale du limes se doublait effectivement d'une limite politique, en particulier à l'est, où Rome n'a jamais réussi à intégrer les Parthes dans l'axe de sa juridiction, l'idéologie romaine a su mettre en place un imaginaire géographique qui a amené à inclure ces peuples dans une sorte d'anti-monde, qui n'est pas sans rappeler l'univers inversé, et donc non-humain, des Antipodes, auxquels Sénèque avait, du reste, comparé les débauchés de la nuit[14]. Au chant VIII de la Pharsale de Lucain, après avoir été vaincu par César, Pompée encourage ses partisans à se rendre « dans le monde oriental ; le gouffre de l'Euphrate isole un univers immense et les barrières caspiennes retiennent des retraites sans limites ; l'autre ciel fait tourner les nuits et les jours d'Assyrie ; la mer y est distincte de la nôtre, l'eau y a une couleur différente ; un Océan lui est propre »[15]. Cette description implique un univers bipartite où l'Empire romain et l'Empire perse se partagent deux mondes antithétiques et symétriques : « l'autre ciel », alter polus, n'en autorise pas de troisième ; au mare nostrum méditerranéen correspond une autre mer, la Mer Rouge, dont les eaux ont une autre couleur, et même l'Océan, qui constitue la limite infranchissable du monde habité, a un correspondant dans l'autre monde, interdisant toute communication entre ces deux « hémisphères » et condamnant par avance à l'échec l'exil de Pompée chez les Parthes. Pour autant, la lâcheté du fuyard suffit à dévaluer ce monde où il espère trouver refuge et elle suscite l'indignation d'un de ses généraux qui fait valoir le manque de bravoure, les déviances et même la bestialité de cet anti-monde barbare ; les Parthes ne sont pas des hommes, ce sont des bêtes sauvages jusque dans leurs pratiques sexuelles ; la douceur du climat les réduit à toutes les mollesses qui les privent même de l'estime dont bénéficient les « peuples nés sous les frimas du nord »[16]. En excluant les Parthes du genre humain dans un univers non-humain et même inaccessible à toute pénétration humaine, Rome justifie tous ses échecs militaires contre des peuples qu'elle ne dominera jamais et qu'elle n'a pas à dominer puisqu'ils appartiennent à un monde étranger à la « terre des hommes ». Au-delà du limes existent bien alors des « irréductibles », qui peuvent donner l'illusion d'un obstacle à la domination universelle de Rome sur l'oeukoumène ; mais ils ne « comptent pas » dans l'inventaire hégémonique puisqu'ils ne vivent pas dans la terre habitée.
Sans compter que, sur leurs cartes du monde, les Romains se sont toujours préoccupés de réduire au maximum ces portions incontrôlées de territoire, pour que l'on puisse, selon les mots d'un rhéteur du IIIe siècle, « prendre plaisir à regarder une peinture où nous ne voyons plus rien d'étranger ». Et Élius Aristide ne craint pas de proclamer contre toute vraisemblance : « Si quelqu'un entreprenait un voyage à l'ouest du point où se terminait autrefois l'Empire des Perses, il lui resterait à accomplir bien plus de chemin encore à partir de là qu'il n'en aurait déjà effectué pour traverser leur territoire[17]. » Les terres et les peuples qui échappent à l'autorité de Rome n'y échappent que pour de bonnes raisons qui ne contredisent jamais son projet hégémonique ; ce sont des peuples amis gouvernés par des « rois clients », à l'égard desquels les empereurs ont toujours su accorder de nombreuses faveurs ; ce sont des terres inhospitalières ou des barbares que leur comportement et leur sauvagerie ont exclus de l'humanité et qu'il ne convient, dès lors, pas d'y intégrer ; en tout état de cause, il ne s'agit que d'une portion très limitée de l'univers, comme l'attestent les cartes anciennes qui réservent peu de place aux territoires sauvages à la bordure de l'Océan.
DE LA FRONTIÈRE AUX FRONTIÈRES
Où se trouve alors la frontière de Rome ? Clairement ailleurs que dans le bornage concret et défensif du limes extérieur. En fait, la question est sans doute mal posée tant qu'on la posera au singulier, car si Rome ne se reconnaît, en définitive, aucune frontière externe entendue au sens moderne comme ligne contractuelle de partage entre États-nations, elle connaît, en revanche, de nombreuses frontières internes parfaitement définies et protégées par des rites et des clôtures, qui fixent des cadres de cohésions et d'unités publiques bien circonscrites. Dès le rite de la fondation, le pomerium matérialise l'enceinte sacrée de la Ville comme frontière entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire. Le dieu Terminus est la borne de pierre, plantée dans le sol, qui limite un terrain ou un territoire exploité par des hommes et qui en indique le propriétaire. Consacrées à Janus, le dieu aux deux visages, les portes interrompent les remparts des cités pour permettre aux hommes d'y entrer ou d'en sortir. À l'intérieur des camps militaires, c'est le même rituel qui, chaque soir, met en oeuvre la même architecture complexe achevée par une palissade continue. Toute la vie publique de la cité romaine configure des espaces, des itinéraires, une topographie, qui créent de puissants facteurs d'identités autour des activités qui s'y déroulent[18]. Pour autant, ces frontières intérieures ne sont pas des lieux de repli identitaire en vertu d'un quelconque droit du sol. Plus que des territoires, ces frontières bornent, en effet, des communautés humaines, des pratiques religieuses, civiles ou militaires, des « petites patries » qui réalisent dans des espaces choisis le sentiment d'appartenance à la réalité romaine plus globale.
1. Rome et ses « patries »
Parmi elles, la « patrie où l'on est né » a toujours constitué à Rome un lieu moteur de son expansion. Au moment où il proclame l'éternité de son oeuvre poétique dans une ode justement célèbre, Horace rappelle fièrement que l'auteur de cette oeuvre est un enfant d'Apulie, là où doit commencer de résonner la gloire du poète, avant que Rome ne l'amplifie au rythme de ses processions triomphales vers le Capitole. Le Romain garde toujours le sentiment d'être né quelque part, et d'y être né pour la plus grande gloire de Rome. On n'en finirait pas de citer les textes qui, depuis Cicéron en particulier, soulignent cette double et indissociable appartenance du citoyen romain à une « patrie de nature » et une « patrie de citoyenneté »[19]. De ces deux patries, ajoute Cicéron, Rome est la patrie véritable, la patrie unique, la patrie commune, et c'est en elle qu' « est contenue » la patrie natale. Non pas, évidemment, au sens géographique ou territorial, puisque bien des Romains sont nés hors de Rome, mais dans la relation abstraite et juridique qu'entretient la patrie natale avec la patrie commune. Pour les Latins, le sentiment de la patrie n'est pas lié d'abord au sentiment de « se trouver dans » un territoire, mais à la conscience d' « appartenir à » une communauté qui occupe ce territoire et qui entretient un lien particulier avec Rome, en particulier la cité natale, à laquelle plusieurs poètes de l'Empire donnent le nom de « patrie »[20]. À mesure que la « patrie commune » s'est dilatée, ces « consciences identitaires » se sont naturellement multipliées en parallèle au projet unificateur de Rome. Lorsque l'empereur Caracalla étend le droit de cité romaine à « tout étranger qui vit dans le monde habité », il confirme, en même temps, la domination de Rome sur l'ensemble de l'oeukoumène et la reconnaissance par Rome de ses particularismes locaux.
2. La cité
Cette attitude généreuse n'était pas sans danger à terme pour l'unité de l'Empire. Tant que la seule unité territoriale ressentie comme telle a été la cité, Rome, qui était la cité capitale, a pu rester en phase avec les composantes de son immense territoire : elle constitue le modèle de référence qui permet tout simplement à une cité romaine d'exister, car, pour exister, une ville romaine ne peut être qu'une Rome en réduction. Le territoire concret de la cité est celui qui permet au citoyen romain de mesurer le territoire abstrait de l'Empire ; l'attachement concret à la « cité patrie » conditionne l'attachement abstrait à la « Rome patrie », indépendamment du territoire même de l'Empire. Repris à l'envi par de nombreux poètes, le jeu de mots qui assimile urbs et orbis atteste bien que, pour un Romain, l'univers n'est pas un territoire, mais il s'identifie - sinon se réduit - à une ville, à un mythe urbain ; le monde est « dans » une ville, indéfiniment dilatée dans toutes les cités de l'Empire : « De ce qui avant était le monde, tu as fait une ville », proclame avec admiration le Gaulois Rutilius Namatianus à son retour de Rome au début du Ve siècle[21]. Dans la Cité de Dieu, saint Augustin partage encore cette vision où ciuitas est synonyme de patria : la cité peut s'étendre au monde entier, elle n'en reste pas moins l'étalon de toute patrie qu'elle soit romaine, terrestre ou céleste, le citoyen romain étant presque naturellement prédisposé à entrer dans la cité de Dieu. C'est tout le sens de la prière du martyr Laurent dans l'hymne que lui consacre le poète Prudence : « Accorde, ô Christ, à tes Romains que soit chrétienne leur cité par laquelle tu as donné aux autres cités d'être unies dans la même religion[22]. »
3. La nation
Mais il est arrivé un jour où le sentiment d'appartenance à une patrie s'est étendu à une réalité territoriale plus vaste que le seul espace de la cité, induisant une cohérence politique nouvelle, périphérique au lien de dépendance idéologique qui unissait directement les cités et Rome. Pour des raisons de commodité administrative, Rome a, depuis longtemps, divisé son territoire en provinces qui elles-mêmes ont été regroupées en diocèses à la fin du IIIe siècle. Les frontières de ces divisions administratives sont rarement marquées, parce qu'elles coïncident habituellement avec les limites de cités, qui ont longtemps été les seules unités territoriales reconnues. Peu importe ici le mode de gouvernement mis en place dans ces circonscriptions, mais il est clair qu'elles ont ont été à l'origine d'une restructuration politique décisive, particulièrement en occident, lorsque les nouveaux Romains les ont investies de leur présence massive, comme en Espagne ou en Gaule. L'installation et la souveraineté progressives des Goths dans ces territoires amènent les populations occupées à une conscience plus grande de leur autonomie à l'égard de Rome, d'autant mieux acceptée que les cités continuent de conserver un lien abstrait avec la Ville dans le fait de chefs barbares fortement romanisés. Grâce aux cités, l'éveil de la conscience provinciale ne s'est pas fait au détriment de la fidélité à Rome, ce qui a permis aux structures administratives de la province ou du diocèse de faire émerger, en toute légitimité, une nouvelle identité territoriale autonome, prête à accueillir les anciennes valeurs attachées au sentiment de la patrie.
La « petite patrie » de la cité natale cède alors le pas à une patrie plus vaste, au point que l'historien Orose, dans les premières années du Ve siècle, oublie de préciser la ville où il est né, alors qu'il manifeste un fier attachement à une entité nouvelle qu'il baptise, désormais au singulier, l'Espagne, Hispania, issue des deux anciennes provinces du même nom. De même, un peu plus tard, Sidoine Apollinaire, alors évêque de Clermont-Ferrand et, par ailleurs, indéfectiblement attaché à l'unité de l'Empire, préfère aussi le singulier Gallia au pluriel administratif Galliae, dans de nombreux textes où l'on perçoit une prise de conscience affective du rôle de la province comme lieu de naissance et de vie où s'exerce concrètement le sentiment de la patrie romaine. Les frontières des divisions administratives imposées par l'Empire sont rapidement devenues celles de territoires que l'on appellerait aujourd'hui des « nations », c'est-à-dire, étymologiquement, le lieu où l'on est né. Les historiens latins tentent même de montrer que ces espaces de vie sont antérieurs à la domination romaine : « Jadis chaque province avait ses rois, ses lois, ses coutumes », écrit Orose, qui n'hésite pas à célébrer l'antique résistance d'une Espagne soi-disant primitive aux « ennemis romains » ni, à l'inverse, à souligner l'hispanité des empereurs romains d'exception[23]. En traçant la carte administrative de leur Empire, les empereurs ignoraient qu'ils découpaient en réalité un puzzle dont les pièces se détacheraient un jour d'autant plus facilement que l'image de la boîte resterait entière.
Car dans ce nouvel Empire des nations, qui a commencé de se constituer vers la fin du IVe siècle sous l'empereur espagnol Théodose, soit à une époque de haute romanité impériale, l'enveloppe reste sauve, y compris dans la structure de l'État ; et, même lorsque l'Empire aura disparu en occident, elle le restera longtemps, tant que l'on parlera de la Ville éternelle, mais il est clair qu'il ne s'agira plus alors que d'une image, d'une idée, d'un symbole, sans pour autant négliger les valeurs de rassemblement et de citoyenneté qu'il porte. Après le détour par le morcellement des frontières intérieures où s'est défaite concrètement l'unité territoriale de l'Empire romain, il faut, en effet, revenir à l'imaginaire paradoxal de la frontière romaine, qui continue de maintenir, au-delà du fractionnement, le sentiment fort d'une appartenance commune à un projet de société dont Rome demeure le modèle. Paradoxalement, les frontières définies de l'intérieur ont précipité l'émiettement de l'Empire qui les avait conçues, alors que la frontière indéfinie de ses confins a renforcé la cohésion d'un programme universel qui reste l'idéal de chaque nation issue de l'émiettement. Opposée à l'idée d'Empire, l'idée de nation n'en apparaît pas moins, dès le début, l'héritière du concept romain d'État, au point que c'est l'héritage impérial lui-même qui a permis la promotion des peuples barbares en « nations » souveraines.
4. Le centre
Pour résoudre le paradoxe, il faut peut-être encore chercher ailleurs la véritable frontière de Rome. Ni en ses confins, ni à l'intérieur, ni en une ligne, mais en un point, en un centre, celui qui structure les espaces de toutes les utopies. Dès l'origine, Rome a eu la conscience qu'elle deviendrait une « Terre du Milieu ». Avant de devenir le « monde », le mundus primitif désignait un lieu magique, une fosse fermée où la tradition raconte que Romulus et ses compagnons ont jeté une motte de terre sortie du pays d'où ils venaient ; cette fosse tire son nom de la voûte céleste et s'ouvre trois fois par an pour laisser échapper les âmes des premiers Romains et de leurs ancêtres. À cet endroit de tous les échanges, y compris entre les vivants et les morts, Rome s'approprie dans le creux de sa terre la courbure du ciel comme symbole absolu de sa conscience unifiante, mais elle reconnaît en même temps que ce creux ne peut être comblé que par l'apport de toutes les « petites patries ». Lors de notre premier séminaire, j'ai également rappelé que Jupiter Capitolin avait dû consentir un espace dans son temple pour permettre à Terminus, le dieu des frontières, de regarder par un trou du toit et de « ne rien voir au-dessus de lui que les étoiles »[24]. Dans un univers conçu comme un cercle - l'orbis terrarum -, la frontière perd toute consistance géographique pour pointer un centre à partir duquel le compas des hommes trace le monde ou, mieux encore, un centre à partir duquel se déploie comme une onde de rayonnement. Tout à la fois conquérante et civilisatrice, cette onde crée un territoire qui est en lui-même sa frontière, comme la bulle d'un univers en expansion : tout est déjà contenu dans le point de départ d'un centre idéologique indéfiniment tendu vers la res nullius, ce néant qui « n'appartient à personne » et qui n'existe pas tant que le centre ne l'a pas atteint. Ultimement, la frontière romaine n'est donc même plus un lieu de passage, le résultat complexe d'une évolution historique, mais l'exigence naturelle d'un organisme qui grandit, cohérent en lui-même et divers en ses parties, à l'image de l'univers.
5. La tapisserie de Proserpine : une frontière inachevée
Le risque était grand alors d'un essoufflement, tout aussi naturel, de cette croissance et les historiens latins l'ont eux-mêmes perçu quand ils évoquent, à toutes les périodes de son histoire, le vieillissement de Rome devenue trop lourde pour elle-même : « Rome, insignifiante à ses débuts, s'est développée au point de plier aujourd'hui sous sa propre grandeur », déplore déjà Tite-Live dans les premières années de l'Empire[25]. Et cela est d'autant plus vrai que l'expansion s'est longtemps faite « à reculons » : la Méditerranée est au centre de toutes les cartes anciennes du monde et, quand il s'en éloigne vers les marges, le Romain ne cesse pas de fixer son regard sur la mer intérieure, telle la Médée de Sénèque qui situe son Caucase natal dans « les terres que le Pont de Scythie voit dans son dos »[26]. Dans les dernières années du IVe siècle, une carte a cependant changé le regard de Rome sur son Empire. Elle est doublement imaginaire, dans son dessin, mais aussi dans son existence, puisqu'il s'agit d'une carte littéraire : c'est la carte que tisse Proserpine sur sa célèbre tapisserie à la fin du premier chant de l'épopée de Claudien. Inspirée de la division stoïcienne du ciel et de la terre en cinq zones, cette carte dessine un nouvel ordre cosmique qui déplace le centre du monde vers un « sillon brûlé » - inustus limes - autour duquel s'étendent « deux zones de vie traversées de douceur tempérée, habitable à l'homme »[27]. Sur les bords de la toile, l'Océan mythique ourle la broderie, mais Proserpine est interrompue dans son ouvrage ; elle n'achève pas la courbure de l'Océan, laissant la tapisserie ouverte sur un monde qui n'a pas encore trouvé sa forme définitive.
Transposée dans la géographie politique de ce temps, où les barbares sont impliqués à tous les niveaux du pouvoir, cette carte reconnaît, à l'intérieur d'un unique oeukoumène - et non plus dans deux mondes inversés et irréductibles l'un à l'autre -, la coexistence de deux régions habitées. Un limes, certes, les sépare, car il ne s'agit pas d'instaurer un univers indifférencié, où régnerait la confusion des peuples ; ce limes instaure un nouvel ordre universel, où Rome ne doit plus redouter ce qui vient d'ailleurs, mais, au contraire, l'accueillir dans son altérité, comme ferment de progrès et de survie. La carte de Proserpine reconnaît également que le centre peut ne plus être le seul élément qui structure l'organisation du monde ; désormais, les peuples romain et non-romain habitent la terre à égalité et collaborent, dans un effort de reconnaissance réciproque, à la construction d'un nouvel espace géopolitique qui n'est jamais définitivement clos, comme le montre, dans la bordure de la pièce, le dessin inachevé de l'Océan.
LES FRONTIÈRES DE ROME, UN MODÈLE POUR L'EUROPE ?
Quelles qu'elles soient et où qu'elles se situent, les frontières sont l'expression que se choisissent les communautés humaines d'une manière d'être au monde par le biais de leurs espaces de vie. De ce point de vue, intérieures ou extérieures, concrètes ou abstraites, les frontières romaines révèlent les contradictions dont a vécu un État hégémonique qui a aussi pris le parti de respecter toutes les diversités de ses métissages culturels, politiques ou religieux. Certes, les frontières de l'Empire romain ne recouvrent pas l'idée que l'on se fait aujourd'hui d'une limite politique fixe et contractuelle entre nations souveraines qui revendiquent des compétences égales ; et si les limites de l'Empire ne sont marquées d'aucune borne, c'est, en définitive, parce que la frontière extérieure de Rome est fondamentalement « dissymétrique » en ce qu'elle impose aux peuples extérieurs des limites qu'elle se refuse à elle-même, selon la formule célèbre d'Ovide : « Les autres peuples ont reçu une terre à la frontière définie. Pour Rome, l'étendue est la même, de la ville et du monde[28]. » Plutôt qu'il ne situe l'État romain par rapport à des États voisins, le limes, dont parle le poète, est finalement la frontière que Rome fixe d'autorité aux peuples extérieurs à sa domination, se réservant le droit exclusif et unilatéral d'en modifier le tracé.
Nonobstant cette réserve liée à la vocation particulière de Rome, les paradoxes de la frontière romaine peuvent-ils être aujourd'hui un modèle utile lorsqu'il s'agit d'évoquer les frontières de l'Europe ? D'emblée, il faut évidemment rappeller qu'on ne refait jamais l'histoire et, en l'occurrence, d'autant moins que l'Union européenne est un phénomène radicalement nouveau, inconnu des Europes politiques anciennes, médiévales ou modernes, qui l'ont précédée. En effet, alors que tous les empires du monde se sont toujours constitués au départ de la volonté conquérante d'un homme ou d'un pouvoir qui ont décidé d'entreprendre une expansion territoriale, l'Union européenne est issue du choix concerté d'États-nations qui ont décidé d'abandonner tout ou partie de leur souveraineté pour faire surgir une entité politique inédite, fondée non plus sur la guerre mais sur la paix, non plus sur l'annexion, mais sur l'intégration, sur des valeurs communautaires et non plus sur des revendications hégémoniques.
Cela dit, Rome peut aider à réfléchir sur le modèle frontalier dont l'Europe devra tôt ou tard se doter si elle veut devenir un acteur crédible, identifiable, efficace sur le théâtre du monde. Tout d'abord, pour advenir au regard des nations, l'identité européenne ne peut se contenter de promouvoir des valeurs ; elle doit s'enraciner dans un territoire, elle doit se mesurer à une frontière extérieure forte qui borne ces valeurs en autant de repères physiques pour les protéger contre les tentations unanimistes. Une telle frontière ne doit pas, pour autant, être étanche ni inamovible, mais, au sens premier du limes, elle doit être un « chemin », où le voyageur perçoit clairement qu'il entre dans un autre domaine. En particulier, cette frontière ne doit pas interdire à l'Europe d'être très proche de nations extérieures à son territoire, mais qui partagent sa culture ; de la même façon, elle peut ne pas compter d'autres nations qui sont sur le territoire européen, mais qui, pour des raisons multiples, n'ont pas encore rejoint l'Union. Idéalement, la frontière extérieure de l'Europe devrait rendre compte de cette réalité dynamique et fluctuante, tout en ne renonçant pas à l'exigence d'un lieu territorial explicitement marqué.
Pour l'y aider, Rome nous apprend également que ce qui fait la force d'une frontière extérieure, ce sont moins les contrôles que l'on y exerce que la vigilance et l'autorité du centre qui les conçoit. Tout cercle a, en effet, besoin d'un centre, mais un même centre peut induire plusieurs cercles. Le secret de l'expansion romaine est peut-être dans cette banalité géométrique, qui a ouvert les valeurs du centre sur un projet rayonnant. Pour autant, il n'est pas nécessaire que ce centre soit géographiquement statique et clos. Le déplacement du pouvoir de Rome à Constantinople et la multiplication des résidences impériales à Trèves, Milan et Sirmium n'ont pas empêché que seule Rome restât caput mundi. Les Goths de Totila l'ont bien compris lorsqu'en 546, ils ont vidé la Ville de ses habitants et massacré sur place les derniers sénateurs, avant de plonger Rome dans un effrayant silence de quarante jours[29]. Même lorsqu'elle sera pratiquement abandonnée des hommes, même lorsqu'elle sera devenue une cité historiquement décomposée et insignifiante, Rome perpétuera son schéma urbain, mais aussi spirituel et culturel, dans toutes les villes de la défunte Romania. Du reste, en refondant la cité de Romulus sur le sang jumeau des deux martyrs Pierre et Paul, le christianisme romain a réactivé le mythe de la Ville éternelle, dont il connaissait les virtualités symboliques et rayonnantes, indépendamment des vicissitudes historiques. Peu importe l'évolution de son ancrage géographique, mais la présence d'un centre s'impose comme vecteur d'héritages et d'identités pour donner un sens aux circonférences. La survie des frontières est liée à une histoire, réelle ou mythique, et cette histoire a un jour commencé dans un centre.
Enfin, Rome avait prévu qu'on ne pouvait pas gouverner efficacement un grand Empire sans prendre en compte les diversités qui le composent, au risque qu'un jour ces diversités ne se transforment en dérives centrifuges et menacent l'intégrité territoriale de l'ensemble. Pour n'avoir jamais renoncé à cette prise en compte des particularismes, Rome a su préserver un sentiment global d'unité qui a transcendé toutes les restructurations, y compris frontalières, de son Empire, et qui a su servir de modèle idéal chaque fois que l'on a songé à regrouper des peuples dans de nouvelles entités politiques. Dans un premier temps, les cités ont relayé les fiertés et les attachements locaux pour les mettre dans la perspective d'une fidélité forte à la « cité souveraine du monde », comme l'appelle Tite-Live[30]. « J'aime Bordeaux, je vénère Rome ;… là est mon berceau, ici ma chaise curule », proclame le poète Ausone dans son Éloge des villes illustres[31]. Sans préjudice de statuts fort différents, dès le départ, Rome a laissé à ses cités des formes d'autonomie, leur permettant de s'organiser politiquement sur un territoire défini et d'être gouvernées par une autorité propre, dont le cursus ressemblait, du reste, à celui des magistratures romaines. Le concept moderne de nation était déjà en germe dans la structure politique de l'État romain, et ce n'est pas une des moindres grandeurs de Rome d'avoir toléré qu'il prît naissance et commençât de se développer à l'intérieur de ses frontières alors même que l'Empire était encore au faîte de sa puissance.
« Rome n'est plus dans Rome ». Et alors ! serait-on tenté de répondre à Corneille ; pourvu que Rome existe et qu'elle continue de perpétuer, là où elle est, une certaine idée de l'homme qui transcende, tout en les acceptant, les frontières et les différences, dans le respect du droit, des vertus citoyennes et de la paix. Car la sagesse politique la plus élémentaire voudrait que les frontières fussent au service de l'homme et non l'inverse, comme l'histoire de l'Europe en a trop souvent fait la triste expérience. En définitive, l'ultime enseignement des paradoxes de la frontière romaine n'est-il pas que le plus grand Empire de tous les temps n'a jamais éprouvé le besoin d'absolutiser le périmètre de ses géométries intérieures, pour autant que fût préservée la « stabilité de la terre », selon la légende qu'Hadrien, le plus pacifique des empereurs, fit graver sur l'une de ses monnaies : « Tellus stabilita ». Dans la fidélité aux valeurs terriennes, les frontières de Rome sont des chemins qui structurent l'ordre des choses pour effacer les peurs, les violences, les monstruosités, la stérilité des confins ; Hadrien fut le seul empereur qui y chemina sur toute l'étendue de son Empire. Osons croire que ce seront aussi les frontières de l'Europe en instance de construction, comme en rêvait toujours Hadrien, dans les propos que lui prête Marguerite Yourcenar : « Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de l'histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l'unité d'une conduite humaine, l'empirisme d'une expérience sage. … Rome ne périrait qu'avec la dernière cité des hommes[32]. »
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[1] Cf. Virgile, Énéide, I, 278-279 ; Prudence, Contre Symmaque, I, 541-542.
[2] Voir Pline l'Ancien, Histoire naturelle, V, 28.
[3] « Res gestae diui Augusti quibus orbem terrarum imperio Romano subiecit. » Pour une édition commentée de ce texte, voir J. Gagé, Paris, Belles Lettres, 1977.
[4] Sur ce thème, voir P.-A. Deproost, Rome. Les enjeux idéologiques d'un mythe urbain dans l'antiquité, dans P.-A. Deproost - B. Coulie (éd.), L'utopie pour penser et agir en Europe, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 53-71, dont est disponible dans les FEC une version électronique.
[5] Voir Corpus des inscriptions latines (CIL), X, 6850, où l'inscription reconnaît au roi barbare une titulature impériale, revendiquée notamment par Théodose, « propagator Romani imperii, domitor gentium barbararum » ; Prudence,Contre Symmaque, II, 662.
[6] Voir Tacite, Annales, I, 9,7 et 11, 8.
[7] Voir Élius Aristide, Éloge de Rome, 26.
[8] Sur cette
question, voir J.C. Mann, Power,
force and the frontiers of the Empire, dans Journal of Roman Studies,
t. 69 (1979), p. 175-183, à propos du livre de E.N. Luttwak, The grand strategy of the Roman Empire from the
first century A.D. to the third, Baltimore — London, Johns Hopkins
University Press, 1976.
[9] Voir Appien, Histoire romaine, Préface, 7.
[10] Voir Ammien-Marcellin, XXXI, 4, 1-9, en particulier 6 : « Ita turbido instantium studio orbis Romani pernicies ducebatur ».
[11] Cf. saint Jérôme, Chronique (R.Helm, GCS, t. 47 [1956], p. 249) et Virgile, Énéide, VII, 604.
[12] Voir Digeste de Justinien, 49, 15, 19, 3 : « Postliminio redisse uidetur, cum in fines nostros intrauerit, sicuti amittitur, ubi fines nostros excessit. sed et si in ciuitatem sociam amicamue aut ad regem socium uel amicum uenerit, statim postliminio redisse uidetur, quia ibi primum nomine publico tutus esse incipiat. »
[13] Voir Appien, Histoire romaine, Préface, 4 et 7.
[14] Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, CXXII, 2.
[15] Lucain, Pharsale, VIII, 289-294.
[16] Ibid., VIII, 327-442.
[17] Élius Aristide, Éloge de Rome, 26. Sur ce retrécissement cartographique des zones qui échappent au contrôle de Rome, voir R. Moynihan, Geographical Mythology and Roman Imperial Ideology, dans R. Winkes (ed.),The Age of Augustus, Louvain-la-Neuve - Providence, 1986, p. 149-162.
[18] Sur cette structuration de l'espace public à Rome, voir F. Toulze, Centre et périphérie à Rome, dans Uranie, t. 3 : Espaces mythiques, 1993, p. 87-118.
[19] Voir Cicéron, Des lois, II, 5.
[20] Comme, par exemple, Ausone, Éloge des villes illustres, 129, à propos de Bordeaux, la ville natale du poète.
[21] Rutilius Namatianus, Retour, I, 66 : « Vrbem fecisti quod prius orbis erat. »
[22] Prudence, Livre des Couronnes, II, 429-432.
[23] Orose, Histoires, V, 1, 6. 13. 14.
[24] Deproost, Rome. Les enjeux… (n. 4), p. 59.
[25] Tite-Live, Histoire romaine, Préface, 4.
[26] Sénèque, Médée, 212.
[27] Claudien, Le rapt de Proserpine, I, 260-263.
[28] Ovide, Fastes, II, 683-684, où le poète joue, à la suite de Cicéron, sur la paronomase del'urbs et de l'orbis ; ce passage est cité dans Deproost, Rome. Les enjeux… (n. 4), p. 59.
[29] Voir Procope de Césarée, Guerre Gothique, III, 22, 19.
[30] Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 51, 4.
[31] Ausone, Éloge des villes illustres, 167-168.
[32] M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Paris, Plon, 1958, p. 117.
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