FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002


Le Conte de Psyché chez Apulée et La Fontaine. II. Les sentiments

par

Maud André

Licenciée en langues et littératures classiques
Professeur au Collège du Christ-Roi (Ottignies)

<andremaud@hotmail.com>


Un mot de l'éditeur

En 2001, Maud André, étudiante en langues et littératures classiques à l'Université de Louvain a présenté, sous la direction du Prof. Paul-Augustin Deproost, un mémoire de licence intitulé Le Conte de Psyché. Étude comparée d'Apulée et de Jean de La Fontaine, 134 p. de texte + un dossier de 80 p. contenant diverses illustrations.

Après une introduction comprenant une biographie comparée, le résumé du conte et un exposé de la transmission du conte dans l'histoire littéraire jusqu'à La Fontaine, le mémoire se développe en trois parties. La première présente Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine, mettant particulièrement en lumière la source, la structure et la nature du conte. La deuxième partie, la plus importante, compare la version d'Apulée et celle de La Fontaine sur cinq points retenus comme significatifs : la géographie et les lieux de l'action, les personnages, les sentiments, les épreuves et enfin la rhétorique. La troisième partie met en parallèle le conte de La Fontaine et les idées du XVIIe siècle : elle analyse la morale et la philosophie, la mythologie et la société aristocratique de Versailles.

Nous avons pensé que quelques extraits de ce mémoire pourraient intéresser les lecteurs des Folia Electronica Classica. On trouvera ainsi successivement :

I. Le résumé du conte tel qu'il apparaît chez Apulée (p. 15-17 du mémoire), suivi d'une présentation rapide de l'oeuvre de La Fontaine (p. 27-31 du mémoire) ;
II.
La comparaison entre les deux versions en matière de personnages (p. 47-70 du mémoire) ;
III. La comparaison entre les deux versions en matière de sentiments (p. 70-83 du mémoire) ;
IV.
La comparaison entre les deux versions en ce qui concerne les lieux de l'action (p. 32-46 du mémoire).

Apulée est cité d'après l'édition de la Collection des Universités de France (Les Métamorphoses. Livres IV-VI. Texte établi par D.S. Robertson et traduit par P. Vallette, Paris, Les Belles Lettres, 1972), et La Fontaine, Les amours de Psyché et de Cupidon, d'après le texte de l'édition de la Bibliotheca Magna, 176, dir. C. Castera, Paris, 1939.

 

Jacques Poucet


Plan

L'amour

La jalousie

D'autres sentiments


Dans les deux versions du Conte, celle d'Apulée et celle de La Fontaine, on assiste à l'interaction de deux grands sentiments : l'amour et son évolution, et la jalousie de Vénus d'une part et des deux soeurs d'autre part.

I. L'amour

L'amour chez La Fontaine est galant et badin, nous pouvons, en effet, retrouver les différentes caractéristiques de ces deux courants dans les caractères des personnages.

Mais que signifie amour galant ? Dans le conte de La Fontaine, de nombreux éléments sont présents qui nous permettent de définir son oeuvre comme une oeuvre galante. Le conte de La Fontaine alterne l'émotion et le badinage : signe du style galant ; la diffusion de la prose-mêlée coïncide exactement avec la grande époque de la littérature galante, c'est un style bâtard, une création délibérément artificielle et tout à fait selon l'esprit de la galanterie. La définition du verbe aimer de Jean-Michel Pelous s'applique tout à fait à notre conte :

« Aimer, pour un amoureux tendre, c'est d'abord renoncer à soi-même ; qu'elle soit immédiate ou progressive, cette transformation est nécessaire. Dans toute la tradition romanesque et courtoise, la découverte de l'amour suppose un changement radical dans l'existence de l'amant ; c'est une authentique conversion, un renouvellement de l'être qui exige d'abandonner un ordre ancien pour adopter un style de vie nouveau. » [1]

Les caractéristiques de Psyché sont également typiques des personnages féminins des oeuvres galantes : la naïveté sous toutes ses formes et particulièrement l'ingénuité féminine. Psyché émeut et séduit par son ignorance des ruses de l'amour.

Une dernière conception galante présente chez La Fontaine est celle du mariage. À savoir si le mariage est compatible avec l'amour, la galanterie répond : oui, en théorie, mais en pratique non. Pour que le mariage fût supportable, il faudrait qu'il fût galant, or un mariage galant serait tout le contraire des mariages tels qu'ils existent. C'est pourquoi l'opinion la plus répandue veut que réconcilier l'amour et le mariage soit une chimère. Lorsque Vénus apprend que son fils persiste à aimer sa femme Psyché et semble aspirer à goûter les joies du bonheur conjugal, la déesse est prise d'une légitime indignation :

« Il vous sied bien, dit-elle, de vouloir vous marier, vous qui ne cherchez que le plaisir ! depuis quand vous est venue, dites-moi, une si sage pensée ? Voyez, je vous prie, l'homme de bien et le personnage grave et retiré que voilà ! Sans mentir, je voudrois vous avoir vu père de famille pour un peu de temps : comment vous y prendriez-vous ? Songez, songez à vous acquitter de votre emploi, et soyez le dieu des amants : la qualité d'époux ne vous convient pas. Vous êtes accablé d'affaires de tous côtés, l'empire d'Amour va en décadence ; tout languit ; rien ne se conclut : et vous consumez le temps en des propositions inutiles de mariage. » (p. 211)

 Chez Apulée, l'amour est plus simple, moins enjoué que chez La Fontaine. Cependant, chose intéressante, la conception platonicienne de l'amour se retrouve chez Apulée et chez La Fontaine. Dans le Phèdre, Platon expose, en un mythe célèbre, comment l'Ame, entre ses incarnations, est admise à la contemplation des vérités divines. Si elle réussit à demeurer en la compagnie du dieu qu'elle a une fois aperçu, cette « âme, qui est devenue compagne du dieu et a eu quelque vision des Vérités, restera, jusqu'à l'autre cycle, exempte de souffrances... Mais, lorsque, ayant été incapable de l'accompagner, elle n'a pas eu cette vision et, par suite de quelque circonstance, a participé à l'oubli et au mal qui l'ont alourdie, alors, ainsi alourdie, elle perd ses ailes et tombe à terre. » (Platon, Phèdre, 248 c et suivant). À ce moment, continue Platon, l'âme, privée de la vision divine, est enflammée d'amour : « rendue folle, elle ne peut pas dormir pendant la nuit, ni, pendant le jour, rester à l'endroit où elle se trouve ; elle court, pleine de désir, partout où elle pense pouvoir apercevoir celui qui possède la beauté » (Platon, Phèdre, 241 d-e). Dans son désir passionné du divin, l'âme est prête à se faire esclave.

Il est clair que ce mythe esquisse assez exactement un épisode au moins des aventures de Psyché, celles qui lui adviennent immédiatement après la faute, après le moment où, ayant aperçu son époux divin et s'étant blessée à ses flèches, elle aspire à le retrouver. Psyché, après son indiscrétion s'est alourdie, pareille à l'âme dont parle Platon ; un instant, elle s'est attachée à l'Amour, tandis que celui-ci s'envolait, mais elle ne possède pas encore d'ailes et elle retombe. Cette conception chez Apulée est unique tandis que chez La Fontaine, elle est empreinte de badinage et de galanterie.

Examinons d'abord en détails la conception de l'amour chez Apulée, nous développerons ensuite l'amour chez La Fontaine.

Dans la réussite de Psyché, l'amour n'apparaît pas seulement comme une cause majeure, il est lui-même la résultante problématique et imprévue de longs cheminements. Si c'est lui qui permet à la jeune femme de retrouver son époux et à celui-ci de trouver la force de s'affirmer face à sa mère au point de lever des obstacles qui lui avaient paru infranchissables, il ne peut évidemment jouer ce rôle de puissant moteur avant d'être né ou, tout au moins, d'être activement recherché. Or Apulée a bien perçu combien sa naissance est aléatoire, sa qualité variable, sa vie précaire. Non seulement la rencontre entre les deux partenaires est une surprise pour l'un comme pour l'autre, mais elle ne suffit pas à l'éclosion de leur amour : tandis que Cupidon commence par désirer celle qu'il croit aimer et ne parvient à l'aimer véritablement que bien plus tard, sous l'effet notamment de la frustration, Psyché a beau s'attacher à celui auquel elle doit beaucoup, elle ne le désire vraiment et ne l'aime véritablement qu'après avoir découvert qui il est ; et son nom qui signifie  »âme » en grec, ne convient pas mal à une femme qui, à la différence de l'homme, au lieu de ressentir d'abord le désir, a besoin de connaître l'autre, de satisfaire son âme, avant de pouvoir aimer.

Mais, une fois qu'elle a vu sa beauté corporelle, au lieu de ressembler alors comme Cupidon à l'amant dominé par le plaisir et esclave de la jouissance, elle réagit très vite comme l'amoureux dont l'âme a retrouvé ses ailes et qui est capable de remplir d'amour l'âme de l'aimé selon le Phèdre : non seulement elle ne peut dormir ni rester en place et elle cherche partout son amant, mais elle en vient à lui  » vouer une dévotion sans borne comme à un égal des dieux », prête à l'esclavage : c'est elle, dans une certaine mesure, qui le pousse en quelque sorte à devenir vraiment un dieu, au moins pour elle, avant de recevoir elle-même l'immortalité après qu'il soit intervenu auprès de Jupiter.

Les souffrances qu'elle subit encore avant cette heureuse issue montrent que, si un amour qui n'est pas parvenu à maturité ne suffit pas à assurer le bonheur d'un couple, il ne suffit pas non plus après qu'il y est parvenu : il a besoin d'un minimum de compréhension de la part des autres, il ne s'épanouit tout à fait qu'une fois reconnu.

Mais aussi importantes que soient les conditions extérieures, le bonheur qu'il apporte ne peut être complet, réciproque, stable, s'il ne s'établit pas entre deux êtres vraiment capables de respecter autrui et de se faire respecter, de donner et de recevoir, de s'engager effectivement. Il est donc lié avant tout à la maturation personnelle. Il l'est même tellement que sa qualité est en quelque sorte le révélateur de la maturité individuelle et le critère de la qualité d'un être. Cupidon et Psyché réalisent d'autant mieux un certain idéal de l'individu et du couple qu'on se rapproche de la fin du conte, du terme du cheminement qui les conduit à mûrir et à savoir aimer.

Observons à présent très précisément l'Amour chez La Fontaine.

L'amour de Psyché pour Cupidon : l'amour initiateur ou « l'envol de Psyché » [2]

 « ô aimer, le péril ou la force de Psyché ? » Rimbaud, Illuminations [3]

Psyché est naïve mais sait dès le début que sa beauté ne serait pas des meilleures choses, elle opérera un long cheminement dans son parcours amoureux pour finalement découvrir l'amour véritable et profond.

Ignorante, simple, Psyché ne comprendra pas très bien ce qui lui arrive et ce qui se passera lors de sa première nuit avec l'Amour. Sa curiosité, son défaut majeur, sera un des points forts dans son évolution face à l'amour. En effet, rejetée du palais de l'Amour et livrée à elle-même, Psyché réfléchira, mûrira et comprendra ce qu'est le véritable amour. Ce cheminement est plus marqué chez La Fontaine que chez Apulée.

Signalons que Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine sont souvent associés à Adonis du même auteur, on parle de diptyque, associés pour leurs nombreuses ressemblances au niveau du schéma amoureux [4].

La galanterie, très présente chez La Fontaine, fait sens et comporte une morale. La pudeur féminine exige d'être davantage ménagée, réclame plus de secret que pour les jeunes garçons. Cupidon se cache aux yeux de Psyché, s'enveloppe d'une invisiblité qui l'inquiète, mais l'apprivoise à son insu, de sorte qu'elle finit, après maintes tribulations, par échanger les tourments de la curiosité contre les douceurs de la tendresse. Assez nombreux sont donc les indices qui invitent à interpréter le conte de Psyché, dans son entier, comme une fable sur les passions enseignant à les modérer, les maîtriser, les mettre à distance par la connaissance de leurs effets. Dans le conte, en effet, l'amour est un grand maître, et le dieu Cupidon joue pour Psyché le rôle d'initiateur.

Toutefois, l'éducation sentimentale de Psyché ne commencera vraiment qu'à dater de ses noces. Singulières épousailles : cortège princier, mais funèbre, suivi d'un rapt, car Cupidon, ne voulant pas servir l'animosité de sa mère, n'agit que pour son propre compte et séquestre clandestinement la jeune épousée, la traitant avec les égards et le faste moins d'un dieu que d'un jeune et galant souverain tel que Louis XIV, épris d'une favorite non déclarée, ou comme d'autres entretiendront en cachette une maîtresse.

Dans la tapisserie que contemple Psyché dans le palais enchanté de son mari, Cupidon se présente dans tout l'appareil de sa puissance, en manifestant un pouvoir capable d'assujettir les plus terribles des Olympiens : Jupiter, Hercule, Mars et Pluton, et démentant ainsi son apparence inoffensive et mignarde d'enfant badin et joueur. À l'image de l'Eros hésiodique, le dieu Amour se révèle ici une force primordiale capable de réorganiser le chaos, et témoignant d'une sagesse supérieure :

« Que fait l'amour ? volant de bout en bout
Ce jeune enfant sans beaucoup de mystère
En badinant vous débrouille le tout,
Mille fois mieux qu'un Sage n'eût su faire. » (p. 236-237)

Le badinage du dieu Amour dissimule donc un arrière-plan qui force le respect. En pliant sous sa commune loi les divinités les plus combatives, il témoigne de sa puissance civilisatrice et fondatrice du lien social et politique que voudraient supprimer les forces discordantes représentées par les deux soeurs de Psyché et par les déesses.

Ayant accédé à un début de sagesse à la suite de ses premières épreuves, Psyché se voit elle-même promue au rang d'initiatrice de cette philosophie de l'amour auprès des deux petites-filles du vieillard. À la vision superficielle des amants importuns et de l'amour source de jalousie et de guerre que présentait le vieillard amer, Psyché, maîtresse de sagesse des deux bergères, leur enseigne à connaître l'amour et non pas à le fuir. Bien plus, sa philosophie galante et épicurienne qui s'accorde avec celle des romans surpasse l'idéal austère de la retraite au désert et convainc le vieillard lui-même de revenir dans le monde. Substituant à sa morale desséchante du désert une morale urbaine et galante, elle fait de la ville, rejetée d'abord par le vieillard comme un lieu de corruption [5], un lieu source d'agréments. Converti à son tour à l'enseignement aimable de la galanterie, le vieillard sort de la sauvagerie pour aller marier ses deux petites-filles, convaincu que la ville aussi peut être un lieu agréable et un nouveau locus amoenus :

« Si la Parque me surprend, elles (les deux petites-filles) n'auront qu'à se retirer dans cette ville voisine : le peuple y est bon, et aura soin d'elles. Je vous confesse que le plus sûr est de prévenir la Parque.

Je les conduirai moi-même en ce lieu dès que vous serez partie. C'est un lieu de félicité pour les femmes ; elles y font tout ce qu'elles veulent, et cela leur fait vouloir tout ce qui est bien. Je ne crois pas que mes filles en usent autrement. » (p. 164)

La leçon de cet apologue est donc, en face d'une retraite par désespoir, la réintégration heureuse du monde dans son apparence la plus civilisée qui réconcilie plaisir et vie morale.

De même l'amour est ce qui permet à Psyché de triompher des épreuves impossibles que lui assigne Vénus. Elle charme le dragon en lui chantant des chansons d'amour sans suite qui l'endorment, puis vole la laine des moutons du soleil grâce à la galanterie d'une suivante de Vénus, amie de Cupidon, qui distrait les jeunes sylvains au prix de quatre baisers, et enfin obtient l'aide de Cupidon lui-même qui envoie des fourmis pour trier les grains. Au terme de ses épreuves cruelles et de son initiation, Psyché rejoint Cupidon et accède à la divinité en égalant son maître en haute sagesse, ce qui sera consacré par son apothéose qui permet au couple réuni de dépasser le temps.

 À la suite des épreuves, on peut dire que Psyché est passée de l'amour galant à l'amour sublime. Pour illustrer ce point, reportons-nous aux retrouvailles, au terme des épreuves, d'Amour et de Psyché. Psyché ne songe plus à regagner le coeur de son mari. La voici donc parvenue à un amour entièrement désintéressé, qui n'est plus don de soi. Mais Psyché fait mieux encore. D'une part, Psyché étend son amour pour l'Amour jusqu'aux responsabilités de celui-ci et elle le pousse à les assumer en renonçant à elle :

« Aussi bien faut-il que vous cherchiez un remède à la passion qui vous occupe ; elle vous met mal avec votre mère, et vous fait abandonner le soin des mortels et la conduite de votre empire. » (p. 236-237)

D'autre part, elle lui tient un discours des mieux argumentés pour le convaincre qu'il ne doit plus l'aimer ; elle raille les propos familiers et affirme la totale dépendance de l'amour à l'égard de la beauté physique et conclut :

« Je vous l'avois bien promis, lui dit-elle, que cette vue seroit un remède pour votre amour : je ne m'en plains pas, et n'y trouve point d'injustice. La plupart des femmes prennent le Ciel à témoin quand cela arrive : elles disent qu'on doit les aimer pour elles, et non pas pour le plaisir de les voir ; qu'elles n'ont point d'obligation à ceux qui cherchent seulement à se satisfaire ; que cette sorte de passion qui n'a pour objet que ce qui touche le sens ne peut entrer dans une belle âme, et est indigne qu'on y réponde ; c'est aimer comme aiment les animaux, au lieu qu'il faudroit aimer comme les esprits détachés des corps. Les vrais amants, les amants qui méritent qu'on les aime, se mettent le plus qu'ils peuvent dans cet état : ils s'affranchissent de la tyrannie du temps, ils se rendent indépendants du hasard et de la malignité des astres ; tandis que les autres sont toujours en transe, soit pour le caprice de fortune, soit pour celui des saisons. Quand ils n'auroient rien à craindre de ce côté-là, les années leur font une guerre continuelle, il n'y a pas un moment au jour qui ne détruise quelque chose de leur plaisir : c'est une nécessité qu'il aille toujours en diminuant ; et d'autres raisons très belles et très peu persuasives. Je n'en veux opposer qu'une à ces femmes.

Leur beauté et leur jeunesse ont fait naître la passion que l'on a pour elles, il est naturel que le contraire l'anéantisse. Je ne vous demande donc plus d'amour ; ayez seulement de l'amitié ou, si je n'en suis pas digne, quelque peu de compassion. Il est de la qualité d'un dieu comme vous d'avoir pour esclaves des personnes de mon sexe : faites-moi la grâce que j'en sois une. » (p. 237-238)

La seule faveur qu'elle implore est d'être admise par l'Amour comme son esclave. Mais, de même que l'humilité de l'Amour a, plus haut, induit celle de Psyché, l'amour absolu de Psyché pour celui dont elle ne veut plus être que l'esclave ravive l'amour que lui porte l'Amour.

« L'Amour trouva sa femme plus belle après ce discours qu'il ne l'avoit encore trouvée. Il se jeta à son col. 'Vous ne m'avez, lui répartit-il, demandé que de l'amitié, je vous promets de l'amour.' » (p. 238)

Ces passages relèvent plus de l'amour sublime et on reviendra, il est vrai, aussitôt après, dans la galanterie, la plaisanterie, la féérie avec les propos de l'Amour sur les lis, l'albâtre, les roses, avec la visite de l'Amour à Jupiter et l'apothéose de Psyché. Trop de sublime dénaturerait la fable et le conteur lance un jet de légers confettis multicolores sur les profondes eaux transparentes qu'il a laissé entrevoir.

Cependant, l'introduction d'un acte bon de Psyché par La Fontaine, acte de dépouillement de soi, fait le pendant de l'acte mauvais d'appropriation frauduleuse.

La nécessité morale de cet acte est indiquée dès la première partie par tout ce qui souligne l'amour-propre : le plaisir que prend Psyché à voir sa statue au milieu de celles des reines de coeur dont elle est elle-même reconnue pour reine (p. 46 : « Psyché dans le milieu voit aussi sa statue, de ces reines de coeur pour reine reconnue : la belle à cet aspect s'applaudit en secret, et n'en peut détacher ses beaux yeux qu'à regret... »), à voir dans une tapisserie, l'Amour, dompteur de tous les dieux, incliné devant elle (p. 51), à penser que ses parents apprendront combien elle est richement pourvue (p. 60) -- tandis que l'Amour, d'abord satisfait des pensées de Psyché (p. 74-5), en vient bientôt à lui reprocher de ne point aimer et, plus explicitement, à lui dire ceci :

« Vous m'aimez trop ? répartit l'époux ; vous, Psyché, vous m'aimez trop ? et comment voulez-vous que je le croie ? Sachez que les vrais amants ne se soucient que de leur amour. Que le monde parle, raisonne, croie ce qu'il voudra, qu'on les plaigne, qu'on les envie, tout leur est égal, c'est-à-dire indifférent... » (p. 76)

Plus tard, comme on l'a fait remarquer, Psyché entendra cette leçon et elle ira même bien au-delà, mais tant que dure son bonheur - son bonheur à la fois facile, surabondant et inquiet- elle ne peut en percevoir le sens.

Cette limitation du monde intérieur de Psyché est aussi symbolisée par une image : son ignorance des ailes et du vol. Qui est l'Amour, qu'est-ce que l'amour, la jeune épouse au début de son mariage, ne le sait pas.

« Il s'envole avec l'aube et me laisse appeler.
Hélas ! j'use au hasard de ce mot d'envoler :
Car je ne sais pas même encor s'il a des ailes. » (p. 64)

Pour apprendre qu'il en a, il lui faudra attendre le battement de ses ailes au-dessus du fleuve où elle a vainement tenté de se noyer après son crime et la disparition de tout ce qui faisait sa gloire. Mais le sens de l'image est rendu beaucoup plus clair par l'oracle de Diane ( autre invention de La Fontaine). On se rappelle de cet oracle rendu à la jeune Psyché qui cherche encore à échapper à sa jalouse belle-mère :

« Cesse d'être errante : ce que tu cherches a des ailes ; quand tu sauras comme lui marcher dans les airs, tu seras heureuse. » (p. 182)

À errer encore sur la terre où elle fuit le châtiment de sa faute, mais plus encore son amour-propre, Psyché n'avancera en rien dans sa quête de l'Amour. Il lui faut apprendre à changer de plan d'une manière apparemment surhumaine, comprenons : à renoncer à l'amour-propre qui est la pesanteur de l'être humain afin de n'être plus qu'amour de son bien aimé. Pour parvenir à le comprendre, elle devra d'abord subir toutes les pertes :

« ô Destins, s'écria-t-elle, me condamnez-vous à perdre aussi la beauté ?... ne vous suffisait-il pas que j'eusse perdu mes parents, mon mari, les richesses, la liberté, sans perdre encore l'unique bien avec lequel les femmes se consolent de tous les malheurs ? » (p. 190)

Mais ensuite, se fera avec une rapidité, une aisance, une joie ( pour la première fois, Psyché va se mettre à rire !) qui ne laissent pas de doute : délestée de tout bien extérieur, de toute satisfaction de soi et de toute exigence à l'égard de celui qu'elle aime, Psyché sait désormais « marcher dans les airs ».

Puisque on sait que La Fontaine aimait Platon, puisque la critique a perçu dans le conte plusieurs souvenirs du Banquet [6], nous remarquerons combien l'idée platonicienne que le but suprême de la vie humaine est la contemplation désintéressée du Beau en son essence, est présente à l'arrière-plan de la conversation de Psyché. Platonicienne est aussi, à l'intérieur de l'amour, la distinction de deux niveaux extrêmement différents : l'amour « pandémien » et l'amour « ouranien » sont aussi différents que les deux attitudes successives de Psyché à l'égard de l'Amour. Platonicienne est encore l'idée des ailes ; d'après le mythe de Phèdre, comme on le sait, l'âme humaine est un attelage ailé, exposé certes à perdre ses ailes dans les aventures où le jette le mauvais cheval, mais apte à les retrouver si celui-ci est enfin dompté.

Dans la réfléxion sur l'amour-propre, c'est l'influence de La Rochefoucauld qui se profile :

« Si l'on croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle, on est bien trompé. » [7]

mais aussi celle de l'Astrée où le dialogue entre Amilcar et Alcandre établit combien l'amour des amants est tributaire de l'amour-propre [8], d'où suit le caractère paradoxal et ailé de l'oubli de soi auquel parvient Psyché.

Mais plus que la lumière platonicienne ou que celle de l'Astrée ou des Maximes, c'est, comme nous le dit N. Hepp dans son article [9], c'est une lumière chrétienne qui peut éclairer l'aventure intérieure de Psyché. C'est en 1665-1667, c'est à dire peu avant l'achèvement du conte, que La Fontaine avait accepté de traduire en vers les fragments de poésie des dix premiers livres de La Cité de Dieu dont Louis Giry assurait et signait la traduction. Et plus près encore de la publication du conte, La Fontaine recueillait des poésies, chrétiennes aussi bien que profanes, pour le recueil de poésies qui devait paraître sous son nom en 1671. C'est donc du côté de saint Augustin et du côté des poètes du Recueil qu'il apparaît le plus opportun de chercher quelques influences. À saint Augustin, empruntons cette affirmation :

« L'homme est plus parfait quand il s'attache et s'unit entièrement au bien immuable que quand il s'en détache pour se tourner vers quelque autre objet ou vers lui-même. » [10]

Des poésies chrétiennes du Recueil, détachons trois vers des quatrains de Desmarets, à propos des saints dans le ciel :

« Plus ils connoissent Dieu, plus l'amour les engage ;
Et cet amour en eux n'est point un esclavage,
mais source de leur joye et de leur liberté. » [
11]

De là à dire que le conte est une oeuvre de spiritualité chrétienne, il y a un pas qu'il serait absurde de franchir. Ne serait-ce qu'à cause du statut parfaitement ambigu de l'Amour entre l'humanité et la divinité. Une telle ambiguïté n'a rien de déplaisant dans une perspective néo-platonicienne, mais on ne voit pas comment elle pourrait être transposée en termes chrétiens. D'autre part, le badinage et la plaisanterie omniprésents nous retiennent de franchir ce pas. Il était cependant important et intéressant de montrer la richesse de l'oeuvre de La Fontaine, contenant maints et maints souvenirs de Platon, de l'Astrée, d'autres auteurs ou de spiritualité.

L'amour de Cupidon pour Psyché 

Le contraste entre le destin du beau chasseur : Cupidon, et celui de la jeune princesse : Psyché, est poussé très loin chez La Fontaine. Cupidon, brûlait pour la première fois de sa vie, à la vue d'une radieuse et presque irréelle apparition ; Psyché découvre la volupté dans les bras d'un époux qui refuse de se laisser voir.

La conception de l'amour de Cupidon est semblable à sa personnalité : volage, comme l'enfant ailé ; mûrissante comme l'adolescent et proche de la perfection comme le beau jeune homme réfléchi que Cupidon sera finalement.

Mais, Cupidon est le véritable et irremplaçable précepteur et maître en matière d'éducation sentimentale. En témoignent les leçons que Psyché reçoit de lui dans une grotte notamment :

« Ah ! Psyché, Psyché, je vois bien que cette passion et vos jeunes ans n'ont encore guère de commerce ensemble. Si vous aimiez, vous chercheriez le silence et la solitude avec plus de soin que vous ne les évitiez maintenant. Vous chercheriez les antres sauvages, et auriez bientôt appris que, de tous les lieux où l'on sacrifie au dieu des amants, ceux qui lui plaisent le plus, ce sont ceux où on peut lui sacrifier en secret ; mais vous n'aimez point. » (p. 55)

Contre ce reproche, Psyché allègue, avec bon sens, l'impossibilité de chérir un mari dont on ne connaît point l'apparence physique. Le différend se résoudra sans peine dans un tendre baiser.

Une autre fois, le dieu, toujours dans la grotte, enseigne à sa trop curieuse amante, qui se déclare insatisfaite de sa fortune tant qu'il se refusera de se laisser voir, l'unique recette infaillible d'un bonheur indéfiniment durable :

« Tenez-vous certaine que, du moment que vous n'aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez. Et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? Les dieux s'ennuient bien ; ils sont contraints de se faire de temps en temps des sujets d'inquiétude, tant il est vrai que l'entière satisfaction et le dégoût se tiennent par la main... Ainsi le meilleur pour vous est l'incertitude, et qu'après la possession vous ayez toujours de quoi désirer : c'est un secret dont on ne s'était pas encore avisé. » (p. 61)

Mais l'Amour a aussi appris à aimer comme un mortel, puisqu'il lui a été donné de désirer la vue de l'être aimé qui se dérobe ; il connaît un don plus rare encore, celui de soupirer et de verser des larmes. De plus, les épreuves de Psyché lui ont révélé ce que peut être une âme aimante, il s'éprend pour la première fois d'une âme, et de ce corps pour la beauté de cette âme.

Qui aurait cru que le dieu Amour tomberait sous les feux de l'amour, certainement pas lui et pourtant... comme on le sait, il sera embrasé par les charmes de Psyché, la plus belle femme qui soit.

La conception de l'amour chez Vénus 

Vénus ne voit l'amour que dans son intérêt. Elle n'imagine pas que son fils pourra un jour tomber sous les charmes fatidiques et lorsque, mise devant la réalité de Psyché, elle dira qu'elle aurait préféré que son fils s'unisse à une des Grâces ou autres nymphes ( ce détail ne se trouve que chez La Fontaine) mais surtout pas avec celle qui lui vole le privilège de ses charmes.

Vénus, elle-même, est associée à Mars dont elle a eu Cupidon mais sa vie sentimentale n'intervient pas du tout ici et elle se plaît seulement à être désirée par tous et à ce que tous lui obéissent, fascinés par ses charmes.

La conception de l'amour chez le vieillard 

Pour la guider dans sa quête, Psyché trouve en la personne du vieillard philosophe qui, dans une retraite solitaire, élève ses deux petites-filles, un directeur de conscience non moins éloquent qu'éclairé, dont l'argumentation méthodique et pressante réussit à la dissuader d'attenter à son existence :

« ...Les hommes ne sont pas si sages : ils se désespèrent... J'ai tant vu de ces amants échappés revenir incontinent, et faire satisfaction aux personnes qui leur avoient donné sujet de se plaindre ; j'ai tant vu de malheureux, d'un autre côté, changer de condition et de sentiment, que ce seroit imprudence à vous de ne pas donner à la Fortune le loisir de tourner sa roue... J'ose vous répondre, au contraire, que votre mari vous cherchera. Quelle joie alors >aurez-vous ! Attendez du moins quelques jours en cette demeure. Vous pourrez vous appliquer à la connoissance de vous-même et à l'étude de la sagesse ; vous y mènerez la vie que j'y mène depuis longtemps, et que j'y mène avec tant de tranquillité, que si Jupiter vouloit changer de condition contre moi, je le renvoyrois sans délibérer. » (p. 143-144)

Psyché n'essaiera donc plus de se tuer. Le vieillard profite aussi de l'occasion pour lui donner une très fine et très précieuse leçon sur la psychologie conjugale :

« Ne vous mettez donc en peine que de regagner votre époux. Pour cela, il vous faut attendre ; laissez-le dormir sur sa colère ; si vous vous présentez à lui devant que le temps l'ait adoucie, vous vous mettrez au hasard d'être rebutée : ce qui vous serait d'une très périlleuse conséquence pour l'avenir. Quand les maris sont fâchés une fois, et qu'ils ont fait une fois les difficiles, la mutinerie ne leur coûte plus rien après. » (p. 151)

Remarquons cependant, qu'à côté de ses bons conseils, notre philosophe apparaît très strict et parfois trop sévère dans l'éducation sentimentale de ses deux petites-filles. Il leur interdit en effet toute lecture de romans d'amour, tout contact également avec la ville, disant que c'est un lieu de perdition. À côté de ces préceptes rigoureux, Psyché sera une maîtresse, presque une soeur aînée, forte de sa propre expérience pour les deux petites-filles et leur prodiguera d'utiles avis :

« Et ne vous arrêtez pas à ce que les poètes disent de ceux qui aiment ; ils leur font passer leur plus bel âge dans les ennuis : les ennuis d'amour ont cela de bon qu'ils n'ennuient jamais. Ce que vous avez à faire est de bien choisir, et de choisir une fois pour toutes : une fille qui n'aime qu'en un endroit ne saurait être blâmée, pourvu que l'honnêteté, la discrétion, la prudence, soient conductrices de cette affaire, et pourvu qu'on garde des bornes, c'est-à-dire qu'on fasse semblant d'en garder. Quand vos amours iront mal, pleurez, soupirez, désespérez-vous ; je n'ai que faire de vous le dire : faites seulement que cela ne paraisse pas ; quand elles iront bien, que cela paraisse encore moins, si vous ne voulez que l'envie s'en mêle, et qu'elle corrompe de son venin toute votre béatitude. » (p. 158)

Psyché préconise, pour les jeunes filles, une éducation moins stricte, honnête pourtant, dont La Fontaine propose même de pousser le libéralisme jusqu'à leur autoriser la lecture des romans, non seulement moins dangereuse que ne le supposent les rigoristes, mais efficacement formatrice :

« Nos mères de maintenant défendent à leurs filles cette lecture pour les empêcher de savoir ceque c'est que l'amour ; en quoi je tiens qu'elles ont tort ; et cela est même inutile, la nature servant d'Astrée. Ce qu'elles gagnent par là n'est qu'un peu de temps : encore n'en gagnent-elles point, une fille qui n'a rien lu croit qu'on n'a garde de la tromper, et est plus tôt prise. Il est de l'amour comme du jeu ; c'est prudemment fait que d'en apprendre toutes les ruses, non< pas pour les pratiquer, mais afin de s'en garantir. Si jamais vous avez des filles, laissez-les lire. » (p. 154-155)

La conception de l'amour chez les deux petites-filles du vieillard 

Après avoir terminé son plaidoyer en faveur de l'amour, pourvu qu'il reste dans les limites de l'honnêteté, Psyché consulte les deux bergères sur la conduite qu'elle-même doit tenir et la meilleure stratégie à mettre en oeuvre.

L'opinion des deux jeunes filles se marque dans la réponse qu'elles donnent à la question de Psyché sur ce qu'elle devrait faire face à son sort. Conformément à leur caractère, l'aînée, plus sage, raisonnable et réservée, dit à Psyché qu'elle doit se soumettre à Vénus et la seconde, plus dévergondée et extravertie, dit que Psyché doit attendre son mari, que les maris reviennent toujours à la maison et qu'elle doit simuler la froideur et l'indifférence, moyen le meilleur, à son avis, de ramener vers elle un mari qui s'est mis sottement dans son tort. Ces deux jeunes filles ne connaissent de l'amour que ce qu'elles ont lu dans les livres mais parlent avec leur coeur et suivant leur réflexion personnelle ; ce qui est très intéressant et impressionne Psyché comme nous, lecteurs d'ailleurs.

« ...l'aînée lui dit qu'elle approuvoit ses soumissions et son repentir ; qu'elle lui conseilloit de continuer : car cela ne pouvoit lui nuire, et pouvoit extrêmement lui profiter ; qu'assurément son mari n'avoit point discontinué de l'aimer : ses reproches et le soin qu'il avoit eu d'empêcher qu'elle ne mourût, sa colère même, en étoient des témoignages infaillibles ; il vouloit, sans plus, lui faire acheter ses bonnes grâces, pour les lui rendre plus précieuses. C'étoit un second ragoût dont il s'avisoit, et qui, tout considéré, n'étoit pas à beaucoup près si étrange que le premier. »

« La cadette fut d'un avis tout contraire, et s'emporta fort contre l'Amour. Ce dieu étoit-il raisonnable ? Avoit-il des yeux, de laisser languir à ses pieds la fille d'un roi, reine elle-même de la beauté, tout cela parce qu'on avoit eu la curiosité de le voir ? La belle raison de quitter sa femme, et de faire un si grand bruit ! S'il eût été laid, il eût eu sujet de se fâcher ; mais étant si beau, on lui avoit fait plaisir. Bien loin que cette curiosité fût blâmable, elle méritoit d'être louée, comme ne pouvant provenir que d'excès d'amour. »

« Si vous m'en croyez, Madame, vous attendrez que votre mari revienne au logis. Je ne connois ni le naturel des dieux ni celui des hommes ; mais je juge d'autrui par moi-même, et crois que chacun est fait à peu près de la même sorte : quand nous avons quelque différend, ma soeur et moi, si je fais la froide et l'indifférente, elle me recherche ; si elle se tient sur son quant à moi, je vas au-devant. » (p. 159-160)

Pour terminer sur l'amour, notons que l'hymne à Volupté qui clôt le conte est tout à fait dans le ton de l'épicurisme galant. Née de l'union de Psyché et de l'Amour, cette nouvelle déesse entre immédiatement au panthéon galant ; elle y a sa place marquée puisqu'elle est la fille du plus puissant des dieux et de la plus séduisante des femmes. Aussitôt, elle soumet l'univers entier à sa douce contrainte. Après avoir banni tous les aspects sombres et douloureux de la passion, le scepticisme galant trouve sa voie dans un monde païen triomphal.

« L'amour est au centre de la création ; il est le maître du monde, le principe vital par excellence. Le mirage de l'amour facile s'impose à la société louisquatorzienne qui conçoit cette domination comme une fatalité bienfaisante imposant à l'humanité tout entière une douce et salutaire contrainte. Chanter le pouvoir absolu de l'amour, son irrésistible et universelle emprise, est pour ses adorateurs le meilleur moyen de célébrer ses louanges. Sur ce dogme de la toute-puissance de l'amour, l'unanimité est totale. L'amour doit régner en maître sur la terre ; il est vain de chercher à lui résister et chacun doit contribuer dans la mesure de ses forces à l'avènement de ce dieu bienfaisant. »

« Le Roi et l'Amour participent de la même essence supérieure et se rendent réciproquement témoignage de leur grandeur : amoureux, le Roi peut prétendre à être prince accompli ; pacificateur, il prépare par ses victoires le règne de l'amour. Quant aux courtisans, par une heureuse exception à la règle commune, il leur est possible de servir deux maîtres à la fois. » (12)


II. La jalousie

La jalousie de Vénus 

Vénus est profondément jalouse de Psyché car celle-ci lui ravit son titre de déesse de la beauté tout d'abord et puis, comble de l'horreur et de l'infamie, lui vole son fils, son fils unique qu'elle croyait inaccessible aux sentiments amoureux.

Vénus aurait finalement accepté n'importe quelle Grâce ou Nymphe pour femme de son fils mais jamais, au grand jamais une mortelle, et qui plus est Psyché sa rivale, mais au terme du conte, elle reconnaîtra son erreur, s'excusera et admettra que Psyché vaut toutes les déesses.

« Cythérée rêvoit alors à sa jalousie ; à la passion dont son fils étoit malade, et qui, tout considéré, n'étoit pas un crime ; aux peines à quoi elle avoit condamné la pauvre Psyché, peines très cruelles, et qui lui faisoient à elle-même pitié. Outre cela l'absence de son ennemie avoit laissé refroidir sa colère, de façon que rien ne l'empêchoit plus de se rendre à la raison. Elle étoit dans le moment le plus favorable qu'on eût pu choisir pour accommoder les choses. » (p. 240)

La jalousie des deux soeurs 

Les deux soeurs, qui se croyaient heureuses car elles avaient épousé de riches maris, voyant la félicité de Psyché, accusent la Fortune de les avoir négligées alors qu'elles sont toutes trois soeurs et de mêmes parents. Cette jalousie ne fait que croître à la vue de toutes les magnificiences et richesses du palais et des jardins de l'Amour. Cette jalousie est de plus poussée à son paroxysme car elles vont tout machiner pour causer la perte de Psyché. Pour vivre heureux, il ne faut pas être jaloux, quelle preuve avons-nous ici !

« Déjà l'envie s'étoit emparée du coeur de ces deux personnes. 'Comment ! on les avoit fait attendre que leur soeur fût éveillée ! Etoit-elle d'un autre sang ? avoit-elle plus de mérite que ses aînées ? Leur cadette être une déesse, et elles de chétives reines ! La moindre chambre de ce palais valoit dix royaumes comme ceux de leurs maris ! Passe encore pour des richesses, mais de la divinité, c'étoit trop. Hé quoi ! les mortelles n'étoient pas dignes de la servir ! on voyait une douzaine de nymphes à l'entour d'une toilette, à l'entour d'un brodequin : mais quel brodequin ! qui valoit autant que tout ce qu'elles avoient coûté en habits depuis qu'elles étoient au monde'. C'est ce qui rouloit au coeur de ces femmes, ou pour mieux dire de ces furies. » (p. 77)


III. D'autres sentiments

Les sentiments des dieux

Les dieux ont l'un envers l'autre un certain respect car ils sont de même condition : immortels mais cela ne les empêche pas de penser et de prendre le parti de tel ou tel mortel, ici en l'occurrence de Psyché ; comme le feront Cérès, Junon, Pluton (chez La Fontaine), Jupiter, à la fin pour calmer Vénus et la fléchir dans ses jugements à l'égard de Psyché, et bien sûr avant tout Cupidon. On remarque donc que de nombreuses divinités se sont montrées favorables à Psyché, ayant pris en pitié son sort mais, avant tout, toutes se sont montrées désagréables avec Psyché, ne voulant pas déplaire à Vénus. Les dieux se respectent mais peut-être aussi par crainte de plus puissants ou plus influents que soi : tous face à Vénus et Cupidon et ensuite Vénus face à Jupiter.

Les sentiments des parents de Psyché 

Les parents de Psyché sont dépourvus de ressources face à la fatalité de l'oracle ; ils croyaient bien faire. Ils chérissaient leur fille par dessus tout et aimaient qu'elle soit tellement appréciée pour sa beauté ; une seule chose manquait à leur bonheur : le mariage de Psyché ; ce qui sera le début de leur chagrin.


Notes

[1] J.-M. Pelous, Amour précieux, amour galant (1654-1675) : Essai sur la représentation de l'amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, 1980. [Retour au texte]

[2] Tout ce point est écrit sur base de l'article de N. Hepp, De l'amour galant à l'amour sublime : l'envol de psyché, article présent dans « Cahiers de littérature du XVIIe siècle : hommage à R. Fromilhague », n° 6, Toulouse, 1984, pp. 239-248. [Retour au texte]

[3] A. Rimbaud, Illuminations, texte établi et commenté par A. Guyaux, Boudry-Neuchâtel, 1985. [Retour au texte]

[4] Nous n'entrerons pas dans le détail dans la comparaison des deux oeuvres de La Fontaine mais nous tenons à signaler quelques brillants articles à ce sujet : B. Donne, « Adonis » et « Psyché » : deux approches d'une sagesse des passions ?, dans « Littérature classique », n° 29, Toulouse, 1997, pp. 67-91 ; J.-P. Collinet, D'« Adonis » à « Psyché » : La Fontaine et ses deux éducations sentimentales, dans « Littératures », n° 35, Toulouse, 1996, pp. 51-64 ; J.-P. Grosperrin, Quelque chose entre deux. Sur « Adonis » et « Les Amours de Psyché » de La Fontaine, dans « Littératures », n° 35, Toulouse, 1996, pp. 65-85. [Retour au texte]

[5] La Fontaine, Les Amours, p. 153 : « Tous les habitants sont gens riches, de bonne chère, fort paresseux. » [Retour au texte]

[6] Voir en particulier : F. Gohin, La Fontaine, études et recherches, Paris, 1937 : 1re partie, chapitre 2 : « La Fontaine et Platon ». À voir également dans le Banquet de Platon : les dicours de Diotime (211 d) et de Pausanias (181 d). [Retour au texte]

[7] Fr. de La Rochefoucauld, Maximes, Paris, 1987. [Retour au texte]

[8] L'Astrée d'Honoré d'Urfé, édité par P. Masson, 5 volumes, Lyon, 1925-8. [Retour au texte]

[9] N. Hepp, De l'amour galant à l'amour sublime : l'envol de Psyché, dans « Cahiers littéraires du XVIIe siècle : hommage à R. Fromilhague », n°6, Toulouse, 1984. [Retour au texte]

[10] Augustin, Les livres de la doctrine chrétienne, I, 22, trad. anonyme, J.B. Coignard, 1701. [Retour au texte]

[11] La Fontaine, Recueil de poésies chrétiennes diverses, 3 volumes, J. Couterot, 1679. [Retour au texte]

[12] M. Fumaroli, Le poète et le roi, Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, 1999. [Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002

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