FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002


La latinité médiévale.
Une langue sans peuple et sans frontière

par

Paul-Augustin Deproost*

Professeur à l'Université de Louvain

Le 31 mai 2002 s'est tenu à Louvain-la-Neuve un colloque organisé, en partenariat, par le réseau européen EUxIN (coord. scientifique : prof. Bernard Coulie) et le Centre de recherches sur l'imaginaire de l'Université catholique de Louvain (dir. : proff. Myriam Watthee-Delmotte, Laurence van Ypersele, Paul-Augustin Deproost). Cette journée était la deuxième activité d'un projet centré sur l'étude des « Imaginaires européens », appuyé par la Direction générale de l'éducation et de la culture de la Commission européenne, dans le cadre du programme Culture 2000. Le titre général du séminaire était : « Les langues pour parler en Europe : dire l'unité à plusieurs voix. »

Le présent fascicule (FEC 3) contient le texte de la conférence du prof. Paul-Augustin Deproost (ci-dessous), ainsi que son message d'introduction générale au colloque : Les langues, à l'image de l'homme. Une version imprimée de cette conférence a été publiée dans Imaginaires européens. Les langues pour parler en Europe. Dire l'unité à plusieurs voix, études réunies et présentées par P.-A. Deproost & B. Coulie, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 71-89.

Un premier séminaire, organisé par les mêmes partenaires, s'était tenu à Louvain-la-Neuve le 14 septembre 2001 sous le titre général de : « L'utopie pour penser et agir en Europe : état des lieux d'un imaginaire du non-lieu ». Plusieurs interventions sont disponibles dans les FEC 2 : section « Monde classique et utopie ».

Un troisième et dernier colloque s'est tenu à Bruxelles les 4 et 5 décembre 2003 sous le titre général de « Les Frontières pour ouvrir l'Europe ». Des actes de ce colloque, les FEC 7 publient deux interventions du prof. P.-A. Deproost, à savoir son introduction et sa communication.

[Note de l'éditeur]


Plan


À propos de son roman, « La frontera de cristal », dont les neuf récits évoquent les frontières mythiques entre les États-Unis et le Mexique, l’écrivain Carlos Fuentes déclarait récemment au journaliste Dominique Simonnet qui lui demandait si « l’identité latine » avait encore un sens : « La latinité, c’est un grand fleuve de rencontres, un métissage, un grand brassage de cultures… Dès qu’on se penche sur sa mémoire, on découvre qu’elle a une origine non pas unique, mais plurielle. » On pourrait parler longuement de cette définition : qu’il soit Grande ou Bravo, le fleuve qui est la frontière entre l’Amérique anglo-saxonne et l’Amérique latine y induit l’image dynamique d’un lieu où se mélangent plusieurs eaux issues de plusieurs sources ; et celui qui en parle rend ainsi hommage à une « idée », celle de la latinité, qui lui a été imposée il y a un peu plus de six siècles par des colons venus d’ailleurs, comme jadis l’idée de Rome à toutes ses conquêtes. Quant à la mémoire de la latinité, elle commence, certes, de vibrer au départ de Rome, mais elle n’arrête pas de s’étendre à des héritages, nombreux et divers, qui ont su nuancer l’humanisme romain par un humanisme latin toujours plus ouvert aux valeurs de l’homme, de la société, du droit et de la connaissance.

Du latin à la latinité

Au risque de paraître paradoxal, rien ne prédisposait la langue latine à devenir le support linguistique de la latinité. À l’origine, la lingua latina n’est que le parler d’une obscure communauté rurale, cantonnée dans le Latium, au centre de l’Italie, et elle ne se distingue pas particulièrement parmi l’émiettement linguistique de la péninsule. Comme je l’ai rappelé ailleurs, considérée d’un point de vue strictement technique, l’histoire des origines de la langue latine « n’est finalement que l’histoire d’un dialecte qui a réussi et qui a progressivement éliminé ceux qui lui étaient apparentés » [1]. Si la langue latine est devenue la langue de la latinité et si elle lui a justement donné son nom, c’est qu’elle a été associée à un projet politique et culturel qui a déterminé un imaginaire puissant et dont l’ambition n’était rien moins que de prendre le monde en charge. Le paradoxe se poursuit aujourd’hui, puisqu’il y a bien longtemps que ce que l’on appelait tout à l’heure « la latinité » parle de nombreuses langues, mais certainement plus le latin. Et on ne s’en consolera pas - s’il était besoin de s’en consoler - en disant simplement, par fierté nostalgique, que ces langues sont néo-latines : s’il est vrai qu’elles sont génétiquement issues de ce qui fut un temps la lingua latina, il faut bien reconnaître que les filles ont largement profité de marâtres moins romaines, non sans avoir défait et recomposé, au passage, une large part de l’héritage lexical, morphologique et syntaxique de leur mère. La latinitas, qui était au départ un idéal de correction langagière recherché par les grammairiens latins, est devenue aujourd’hui la latinité, une idée culturelle qui est, avant tout, l’élégance d’un discours humaniste hérité des imaginaires romains.

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Le latin est mort ! Vive le latin ! 

Je ne m’étendrai pas ici sur l’histoire antique de la langue latine. Comme toute langue vivante liée à une société complexe et à une culture écrite, elle a connu des différences linguistiques que l’on peut résumer, très sommairement, à l’opposition entre langue littéraire et langue vulgaire, cette dernière étant la langue du uulgus, la langue commune, moins sensible aux codifications scolaires et écrites, et plus ouverte aux apports extérieurs qui contribuent à en hâter les évolutions. Cette opposition est attestée dès les premiers témoignages écrits et même littéraires produits par Rome : les comédies de Plaute, mort en 184 a.C.n., mettent en scène des personnages ordinaires dont la langue parlée amorce déjà des changements précurseurs de la « mort » du latin. Comme on le sait, un jour viendra où l’écart entre la langue littéraire et la langue orale sera tel que la communication ne sera plus possible uiua uoce, pour reprendre le titre d’un livre de Michel Banniard, entre ceux qui parleront un latin écrit et ceux qui ne parleront plus que des latins parlés [2].

Je reprendrai l’histoire du latin précisément à ce moment où, selon le titre d’un autre livre récent, consacré au bilinguisme latin / langue vulgaire au moyen âge, le « uerbum Dei » a cessé de coïncider avec « les voix du peuple », c’est-à-dire le jour où la langue du prédicateur chrétien n’a plus été comprise par les fidèles auxquels il s’adressait [3]. Rome avait su imposer à son empire le prestige de la parole publique, qui était devenue le moteur de toute vie culturelle, administrative, de toutes les liturgies militaires, politiques et religieuses, y compris à l’époque chrétienne où l’évêque relaie l’orator antique dans la pratique de la prédication. Cependant, au fil du temps, pour préserver l’efficacité de cette parole et de la communication qu’elle suppose, les lettrés ont été obligés de renoncer d’abord à la virtuosité formelle, puis à la langue elle-même qui avait construit ce prestige. « Melius est ut reprehendant nos grammatici quam non intelligant populi », proclame le maître de rhétorique que fut saint Augustin : « Il vaut mieux être critiqués par les grammairiens que de ne pas être compris par les peuples » [4]. Au début du VIe siècle, dans le même temps où il réclame une meilleure instruction pour les clercs, l’évêque Césaire d’Arles, qui déplore déjà l’extrême « rusticité » de son propre langage, recommande, encore en latin, l’emploi d’une langue simple pour la prédication : « Ici, ni l’éloquence ni une grande mémoire ne sont requises lorsque l’on sait qu’un sermon simple et dans une langue terre-à-terre est nécessaire » [5].

Deux siècles plus tard, en 813, le dix-septième canon du Concile de Tours demande aux prédicateurs de traduire leurs sermons « in rusticam Romanam linguam aut theotiscam, quo facilius cuncti possint intelligere quae dicuntur » : les sermons en latin doivent être désormais traduits en « langue romaine rustique ou en langue germanique, pour que tous puissent comprendre plus facilement ce qui est dit ». Sans préjudice de la portée précise et du sens exact de cette recommandation, il est clair qu’à cette date le latin savant a cessé d’être la langue unique et obligatoire de la prédication au profit de formes moins normées sinon d’autres langues mieux comprises des fidèles [6]. Comme pour confirmer cette situation dans la vie politique, après s’être juré fidélité entre eux en latin, les fils de Louis le Pieux proclament en 842 les Serments de Strasbourg, contre leur frère Lothaire, en langue protoromane et en langue tudesque pour que leurs armées respectives puissent comprendre le contenu du traité ; et ce n’est pas le moindre paradoxe que cet événement, qui fonde la reconnaissance publique des nouvelles langues vernaculaires, est rapporté en latin par Nithard, le petit-fils de Charlemagne, dans son histoire des fils de Louis le Pieux [7]. Le latin a cessé d’être la langue du peuple chrétien et des armées, au moment même où les Carolingiens mettent tout en oeuvre pour qu’il redevienne la langue du pouvoir et de la culture.

Car on en était effectivement arrivé à un moment crucial, où le latin aurait très bien pu disparaître définitivement de la carte linguistique de l’occident. Sous les coups successifs des grandes invasions qui ont déstabilisé l’empire romain et de l’anarchie croissante issue des partages mérovingiens, le latin parlé avait cessé de vivre et les éléments indispensables à la survie d’une langue écrite avaient disparu les uns après les autres : l’institution scolaire, les professionnels de l’enseignement et de la parole publique, les supports matériels de la culture que sont les bibliothèques et les livres. À partir du Ve siècle, certes de manière très différente selon les temps, les lieux, les milieux et les personnes, la culture littéraire s’est étiolée dans l’ancienne Romania, en même temps que la langue qui la portait. Et la situation était d’autant plus compromise que cette langue de culture était déjà essentiellement une langue apprise à l’école et donc très fragile dès lors que l’école n’existait plus. Éminemment à la fin de l’antiquité, au moment où le texte écrit ne jouit plus que d’une protection confidentielle, la langue qui a servi à le produire est elle-même menacée : depuis longtemps privée de son substrat populaire, la disparition de la culture littéraire et scolaire prive désormais la langue latine de la norme grammaticale qui pouvait encore la perpétuer. Car il ne faut jamais oublier que, dans l’antiquité, comme, du reste, au moyen âge, « littérature » et « grammaire » sont l’expression respectivement latine et grecque d’une discipline unique qui englobe l’étude de tout ce qui se transmet par la « lettre » ou par l’écrit. Pour que la latinité médiévale pût naître, il a d’abord fallu que la latinité antique mourût ; il a fallu que la Romania devînt plus romane que romaine, nonobstant la fascination qu’a continué d’exercer la grandeur perdue de Rome dans les chancelleries des nouveaux royaumes où seul le droit s’écrit encore.

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Le latin, langue de l'école

Et si la latinité médiévale a pu naître, c’est grâce à l’émergence d’un projet ambitieux dont l’Europe d’aujourd’hui continue d’hériter : l’arrivée au pouvoir des rois carolingiens et les réformes qu’ils ont mises en oeuvre en occident ont créé un espace politique, culturel et religieux qui a défini pour longtemps la conscience d’un destin commun entre des peuples pourtant très hétérogènes. Le modèle romain s’est d’emblée imposé à cette ambition ; le biographe de Charlemagne, Éginhard, ne s’y est pas trompé, en imposant le portrait d’un prince qui emprunte de nombreux traits à la « Vie d’Auguste » de Suétone. Mais, à la différence de ce premier modèle impérial, les Carolingiens n’avaient pas à leur disposition une culture ni une langue natives qu’ils pouvaient imposer à leur empire. Encore inconscientes de leurs structures propres et de leur autonomie, les langues vulgaires ne s’écrivent pas et aucune d’entre elles ne bénéficie d’un prestige culturel qui la distinguerait d’emblée parmi les autres. Ceci dit, comme on l’a rappelé tout à l’heure, le premier dialecte latin se trouvait dans une situation analogue. Mais, entre temps, le latin était devenu la langue d’un empire et les Carolingiens ont tout naturellement décidé de se remettre à son école.

Car il s’agit bien de cela : recréer une institution scolaire efficace, se remettre à l’école des maîtres du passé, rechercher les maîtres du présent capables de les enseigner. Pour mener à bien la politique dont il a eu l’ambition, Charlemagne a encouragé la formation intellectuelle des futurs cadres de l’empire et il a légiféré en ce sens, au point de laisser, pour la postérité, l’image de l’empereur qui a « inventé l’école ». Il a, du reste, montré lui-même l’exemple s’il faut en croire les propos savoureux d’Éginhard lorsqu’il raconte comment le prince écolier « s’essayait aussi à écrire et avait l’habitude de placer sous les coussins de son lit des tablettes et des feuillets de parchemin, afin de profiter de ses instants de loisir pour s’exercer à tracer des lettres ; mais il s’y prit trop tard et le résultat fut médiocre » [8]. Il est vrai que, scripturaire ou grammaticale, la norme avait été oubliée et il fallait tout réapprendre.

Par ailleurs, le projet des Carolingiens rencontrait celui de l’Église romaine, soucieuse de redonner à son clergé une formation intellectuelle à la hauteur de sa mission d’évangélisation. Ce que redoutait Cassiodore au VIe siècle s’était finalement produit : par suite de l’analphabétisme grandissant, les clercs avaient fini par perdre l’usage de l’écriture au profit d’une langue exclusivement parlée et soumise à tous les aléas d’évolutions phonétiques qui altéraient la transmission et l’intelligence du texte biblique, menaçant jusqu’à l’intégrité de la Parole de Dieu [9]. D’autre part, l’incompétence langagière menaçait gravement la pratique même des sacrements dans le fait de clercs incultes amenés à célébrer et à proclamer les mystères de la foi en une langue devenue littéralement insignifiante : lorsqu’il apprit qu’un prêtre avait baptisé in nomine patria et filia et spiritus sancti, « au nom de la patrie et de la fille et du saint Esprit », le premier maître de la réforme carolingienne, saint Boniface, s’était vu dans l’obligation de recommencer un baptême qui, faute d’un signifiant linguistique correct, avait perdu tout son signifié sacramentel [10] !

Le projet politique du prince coïncidait avec un projet spirituel ou « culturel », qui lui donnait une charpente idéologique indispensable, et la chance de la latinité médiévale se trouvait sans doute au croisement de ces deux projets, tant il est vrai que le discours de la cité ne peut se passer d’un discours sur les valeurs, sous peine de parler la « langue de bois ». Langue de l’Empire romain et langue de l’Église romaine, le latin s’imposait dès ce moment comme langue de l’école carolingienne. L’Admonitio generalis du 23 mars 789 inclut explicitement la grammaire parmi les disciplines enseignées [11]. Ceci n’a peut-être en soi rien d’original, si ce n’est le fait qu’il s’agit bien de la grammaire d’une langue « morte », devenue purement livresque et pratiquée par une élite intellectuelle, exclusivement issue des milieux ecclésiastiques. Le latin de ce temps n’est plus la langue première de ceux qui le pratiquent encore ; il est une langue seconde, apprise d’un maître et non plus d’une mère. L’empereur est logé à la même enseigne que ses sujets, ses armées et ses familiers : ils ignorent tout de cette langue qui continue seulement de survivre par les textes, par la liturgie, et qui doit réapprendre à vivre par l’école. Sous l’impulsion des Carolingiens, le latin est devenu pour longtemps la langue de l’Europe, sans devenir pour autant la langue des Européens ; le latin restauré par l’école carolingienne est clairement une langue mythique, fondée sur un passé culturel prestigieux et sur des valeurs spirituelles incontestées, mais il a définitivement perdu son statut de langue vivante. Nonobstant quelques innovations lexicales, ce latin est strictement corseté par une norme grammaticale idéalisée et il évolue, à rebours des bouleversements qui affectent les langues vernaculaires, vers un immobilisme linguistique radical. En l’absence d’une instance normative populaire ou ethnique, ce latin devient la langue de tous ceux qui vont à l’école, et donc la langue d’une communauté linguistique inédite dont la cohérence n’est plus liée à un territoire ou à un peuple, mais à un enseignement et à une tradition.

L’accès à l’école étant ce qu’il est à cette époque, le latin reste bien sûr réservé à une élite, et cette élite est d’abord celle des enseignants eux-mêmes que les premiers Carolingiens sont allés chercher là où ils étaient, c’est-à-dire dans les marges de leur empire. L’occident n’a jamais manqué complètement d’hommes cultivés, même aux jours les plus sombres. Mais, jusque vers le milieu du VIIIe siècle, les foyers de culture, qui sont aussi les foyers résiduels de latinité, survivent dans des régions devenues périphériques au centre du pouvoir, en Espagne wisigothique, en Italie lombarde ou dans les territoires peu romanisés d’Irlande et d’Angleterre. Charlemagne a su profiter des évolutions politiques et spirituelles - l’invasion arabe en Espagne, le rattachement de l’Italie à l’empire franc et les migrations continentales des pèlerins anglo-saxons - pour « rapatrier » sur ses terres la culture réfugiée aux quatre coins de l’occident : de Pierre de Pise à Alcuin, en passant par Paulin d’Aquilée, Paul Diacre et Théodulfe, les premiers conseillers culturels de l’empire carolingien viennent de loin pour constituer l’Académie palatine. Réunis autour du prince, tous ces lettrés, d’origines diverses, nous ont laissé le spectacle, naïf mais exemplaire, d’un cénacle intellectuel unifié par l’attachement à l’antiquité et à la Bible, auxquelles ils empruntent, du reste, leurs surnoms de lettrés [12]. Certes, les productions littéraires qui sortent de cette Académie sont encore timides et maladroites, et Charlemagne pratique lui-même un latin hautement approximatif, qui confond, par exemple, les terribilia et les terrestria quand il s’agit de préciser le pouvoir du prince sur « les choses de ce monde » [13]. Cependant, l’important est que le pouvoir politique a mis ce modèle culturel en place, autour d’une référence linguistique devenue étrangère à toutes les nations, mais dont il connaissait le rayonnement passé, l’efficacité dans l’écriture du droit et de l’administration, le prestige public perpétué dans les liturgies religieuses, auliques et militaires. Le destin de la latinité médiévale était désormais tracé. Grâce au renouveau carolingien, le latin conservera, jusqu’à une époque en définitive très récente, son statut de moyen obligatoire de communication érudite et religieuse, indépendamment des évolutions politiques ou économiques des sociétés européennes. Le sentiment d’une culture commune, transmise par le biais de la langue, est partagé par les élites intellectuelles et sociales, et a survécu à toutes les crises et renversements d’alliances politiques qui ont pu, par ailleurs, fragiliser les communautés naturelles auxquelles appartenaient ces élites.

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Écritures et écriture

Parmi les fondements de cette culture lettrée, il faut placer au premier rang la Bible et la liturgie. Le processus engagé par la réconciliation entre l’empire romain et le christianisme dès le IVe siècle a été décisif pour l’avenir de la société occidentale, tant sur le plan politique que sur le plan culturel. Il faut, effectivement, souligner que, dès ce moment et éminemment à l’époque médiévale, le sens de toute vie, sociale aussi bien qu’individuelle, est informé par ce que l’on a pu appeler une « anthropologie théocentrique », dont le latin est la référence linguistique en occident. Au-delà du jargon s’impose une réalité sociologique fondamentale. L’homme médiéval vit en Dieu, comme il vit dans l’air, comme un poisson vit dans l’eau ; à aucun moment, il ne conteste sa dépendance ontologique par rapport à Dieu, même si c’est pour se révolter contre ce qu’il lui arrive de considérer comme des injustices divines, car c’est là une autre manière d’affirmer son rapport à Dieu. Si, dans son émouvante correspondance avec Abélard, la « très sage Héloïse » reproche violemment à Dieu d’être l’auteur de leurs malheurs communs, elle ne songe pas un seul instant à contester l’existence de Dieu ou d’un ordre divin sur le monde. Dans cet esprit, la Bible et la liturgie sont, au moyen âge, les référents ultimes de l’existence humaine et de toute création artistique, plastique, architecturale, littéraire et même scientifique. On ne finirait pas d’en citer des exemples, jusque dans les pièces parodiques des Carmina Burana qui portent, dans une langue vertigineuse, les traces d’une culture biblique et liturgique totalement assimilée.

Or Bible et liturgie signifient d’abord, linguistiquement, l’emploi du latin, qui est leur véhicule à peu près exclusif dans l’occident médiéval. C’est là un double facteur de diffusion universelle et durable qui fait circuler le latin comme la langue même de Dieu et donc de toutes les formes de communication sociale, à travers des territoires où se juxtaposent et s’entremêlent tant de parlers locaux et de langues vernaculaires hétérogènes. Certes à des niveaux de pratique très divers : langue de communication active parmi les élites cléricales ou lettrées, langue de communication passive parmi les fidèles qui écoutent régulièrement cette parole à l’église et la mémorisent sans pour autant la comprendre. Mais l’une et l’autre contribuent à établir le sentiment d’une identité culturelle supranationale où certaines « valeurs » spirituelles ou intellectuelles restent partagées malgré les vicissitudes les plus cruelles de l’histoire, parce que les « mots » qui les véhiculent appartiennent au patrimoine linguistique de tous : pour exister, certaines réalités ont besoin d’être nommées, et cela est particulièrement vrai dans l’ordre de la pensée, de l’éthique, de la culture, de la spiritualité, dont l’exercice en occident est étroitement lié aux formes latines du christianisme.

Les Carolingiens ont également compris que, pour répandre largement ces « valeurs » latines, il fallait aussi en renouveler et en développer les moyens matériels de diffusion, que sont, à l’époque, le livre et l’écriture. Les conseillers culturels du roi et le roi lui-même se sont attachés à réunir au palais les livres les plus précieux, et un certain nombre d’auteurs antiques notamment, dont ne subsistait alors qu’un unique exemplaire, ont transité par la bibliothèque royale, avant que cet exemplaire ne soit cédé pour copie aux familiers du prince lorsqu’ils devenaient évêques ou abbés de monastères. D’autre part, cette remise en honneur du livre est encouragée par la mise au point d’un système d’écriture qui concilie la lisibilité des anciennes graphies de luxe et la rapidité d’exécution des graphies cursives : moins spectaculaire en apparence, l’invention de la minuscule caroline a provoqué une révolution comparable à celle qu’amènera plus tard la diffusion de l’imprimerie. Elle a permis de produire plus rapidement des livres lisibles, d’aider le travail de la copie, et donc d’accélérer la circulation du savoir, grâce à l’intense activité des grands centres d’écriture et des bibliothèques monastiques, dont le Nom de la Rose d’Umberto Eco a su montrer, pour la fin du moyen âge, toute la fascination positive ou négative sur les grands esprits du temps.

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Le latin, langue de l'université

Après l’âge carolingien, la latinité médiévale a connu une belle continuité en suivant une évolution constante qui mène à l’apogée du XIIe siècle. Des raisons démographiques, économiques, sociales et politiques ont largement contribué à cet essor. En effet, une vie plus paisible et plus riche, une croissance du commerce, de l’industrie, de l’urbanisation ont encouragé, dans les villes, l’apparition de milieux propices aux activités intellectuelles, artistiques et littéraires dans toute la chrétienté latine. Les écoles, qui avaient surtout fleuri au sein des monastères à l’époque carolingienne, foisonnent bientôt dans les villes, d’abord autour des cathédrales puis dans les nouveaux centres de formation que sont les universités. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur l’émergence de ces nouvelles institutions, sur leurs programmes, sur la sécularisation, la spécialisation et la diversification des enseignements, sur l’avènement de certaines formes de liberté scientifique et académique ; je retiendrai seulement ici que ce phénomène est proprement européen et que son essor est étroitement lié à la place qu’y occupe la référence latine. Car le latin est la langue de l’université naissante et elle le sera longtemps, aussi longtemps que le texte et son commentaire occuperont une place prééminente dans l’enseignement universitaire. Quelle que soit la discipline, l’université médiévale est fondée sur un savoir médiatisé par la lecture et le commentaire des textes anciens ; l’expérience scientifique doit authentifier et confirmer l’autorité de la parole antique ou biblique, et l’enseignement du maître est, avant tout, la lectio d’un texte que l’étudiant écoute et mémorise : parce que le manuscrit reste rare, l’accès direct au texte est réservé à celui qui en donne la lecture et qui l’explique.

Cette forme d’apprentissage a induit la constitution de recueils de citations, de florilèges, mais surtout une grande familiarité auditive avec les auteurs anciens de toute discipline et la langue de leurs oeuvres, où l’on travaille plus à recréer un savoir à partir de la tradition qu’à en accumuler les fragments dans une culture de conservatoire. L’art de la glose et du commentaire fait revivre ces textes dans la langue même où ils ont été écrits, contribuant ainsi à charpenter la structure linguistique de la communication en latin. L’université médiévale fait entrer le latin dans un statut très particulier de « langue vivante protégée ». Langue « vivante », et donc productive, parce qu’il est la langue de l’enseignement d’une tradition qui passe par l’interprétation des maîtres médiévaux, autorisant ainsi une liberté d’invention à la fois bridée par l’autorité du modèle et enrichie par son commentaire. Cette liberté réalise ainsi une intuition du grammairien Priscien, qui observait déjà au VIe siècle, dans une discipline pourtant aussi codifiée que la grammaire : « Quanto sunt iuniores, tanto perspicaciores » « Plus ils sont jeunes, plus ils sont clairvoyants » [14]. Cette phrase a fait souche au moyen âge pour soutenir une supériorité certaine des modernes par rapport aux anciens, non pas seulement en grammaire : pour le sujet qui concerne cette journée, elle est notamment citée par Marie de France dans la préface de ses Lais afin de justifier l’initiative originale qu’elle prend en adaptant en français des récits bretons [15]. Mais ce latin est aussi une langue « protégée », parce qu’il est la langue d’une communauté érudite, sinon initiée : il est pratiqué dans des circonstances et des cénacles limités et normatifs, où les déviances langagières sont aussitôt corrigées ; et si elles sont tolérées, comme dans de nombreuses pièces parodiques, ce n’est que consciemment, par des jeux de mots qui confirment plutôt qu’ils ne démentent la maîtrise linguistique de celui qui les pratique.

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Le latin, langue du monde 

Plus encore que dans les périodes antérieures, la latinité du XIIe siècle est une langue à prétention universelle. Elle est au croisement de deux « internationales » qui marquent l’apogée de l’occident médiéval : l’Église romaine et l’université. Le latin est la langue officielle, savante et religieuse d’un monde dont les frontières coïncident avec celles du catholicisme romain, excluant les régions islamiques et l’empire byzantin. Ce monde a varié au cours des ans. Aux IXe et Xe siècles, il comprenait l’empire d’occident, auquel il fallait ajouter l’Angleterre et l’Irlande. À partir du XIe et surtout au XIIe siècle, il s’unifie et s’agrandit : les îles britanniques se rattachent politiquement au continent du fait de la conquête normande et d’une politique de mariage, et le catholicisme s’étend au nord et à l’est de l’Europe, cependant que l’Islam recule en Espagne. Le domaine du latin médiéval se déploie de l’Irlande à la Pologne et de la Sicile ou de la Castille aux pays scandinaves, à travers une Europe qui va de Dublin à Lublin, des îles de la mer océane aux confins des steppes russes, et de la Suède des Vikings à la Cordoue des Mozarabes ou à la Rome des papes. Si l’Europe est terriblement morcelée dans son organisation politique, la chrétienté latine est consciente de son unité ; le monde religieux ne connaît pratiquement pas de frontière intérieure et l’explosion de l’art roman dans les coins les plus reculés d’Europe a laissé une empreinte encore visible aujourd’hui de cet âge d’or de l’Église latine. Il en va de même dans le monde universitaire. Les étudiants voyagent beaucoup, ils viennent de partout pour fréquenter les leçons de maîtres ou d’écolâtres prestigieux, d’autant plus que les universités ou les écoles cathédrales sont souvent reconnues pour des secteurs spécialisés de formation : la théologie à Paris, la médecine à Montpellier, la grammaire et la philosophie à Chartres, le droit à Bologne, favorisant ainsi la circulation plutôt que le repli du savoir, et imposant la nécessité d’une langue savante commune pour prendre en charge la communication intellectuelle au-delà des frontières.

La latinité permet une compréhension réciproque et un libre échange des idées au sein des milieux scolaires et ecclésiastiques. Les exemples sont innombrables : les controverses théologiques ou philosophiques sont dramatisées dans de grands débats qui opposent des penseurs de toute nationalité, notamment issus des nouveaux ordres religieux dévolus à l’enseignement et à la prédication ; le recueil des Carmina Burana, qui constitue l’ensemble le plus achevé de la poésie lyrique du moyen âge, rassemble les pièces les plus diverses tant par leur origine géographique, leur genre littéraire, leur contenu, leur structure métrique, mais elles sont toujours le fait de fins lettrés, étudiants, princes ou clerici uagantes, rompus à toutes les subtilités de la langue latine, gagnés aux prouesses formelles de la poésie rythmique et aux vertiges de toutes les éruditions. Malgré certaines idées obsolètes à propos des théories ou des genres littéraires, le livre fameux d’Ernst Curtius sur La littérature européenne et le moyen âge latin fait valoir cette unité intellectuelle de l’Europe médiévale assurée par le latin. Il attire l’attention sur les nombreuses similitudes que présentent les diverses littératures nationales de l’Europe occidentale et qu’il explique par le fait que, dans les diverses nations, les écrivains qui ont donné à ces littératures leur style et leurs thèmes avaient d’abord été formés plus ou moins directement par la littérature latine médiévale. Curtius représente celle-ci comme un arbre immense dont les racines plongent dans l’antiquité et dont les branches sont les littératures nationales. Cette image exprime bien l’importance que le latin médiéval a eue dans l’histoire de la culture occidentale. Elle attire aussi notre attention sur les rapports qu’ont entretenus la littérature latine du moyen âge et les littératures médiévales de langue vulgaire, en plein essor pendant cette période de l’histoire littéraire.

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Langue latine et langues vernaculaires 

Car on a souvent voulu opposer ces domaines littéraires alors qu’ils sont en réalité complémentaires et qu’ils ont été pratiqués, en tout cas pendant un temps, par les mêmes personnes. Contrairement à ce qu’on a longtemps pensé, la littérature latine n’a pas empêché l’éclosion des littératures vernaculaires, mais elle l’a, au contraire, encouragée. L’idéologie romantique avait opposé le clerc savant et âgé, écrivant une langue vieille, et le jongleur-troubadour proclamant au peuple ses chansons de geste le long des routes de pèlerinage. En réalité, les littératures de langue vulgaire ne sont pas issues d’une activité populaire uniquement orale ; pour éclore, elles ont aussi eu besoin d’hommes lettrés, sachant écrire et composer. Qui pouvait adapter aux phonèmes des langues vernaculaires l’alphabet latin ? Comment s’est constitué le système de la versification française, qui apparaît dès le XIe siècle si parfait qu’il subsistera presque inchangé jusqu'à l'époque moderne ? L'étude des plus anciens textes littéraires de langue romane écrits de la fin du IXe siècle à la fin du XIe siècle montre que tous ces textes sont d’abord des traductions d’oeuvres latines pieuses ou savantes, faites par des religieux en vue d'une action pastorale à exercer auprès d'un peuple ignorant le latin. Ce sont des clercs, experts en latin, qui ont inventé la littérature vulgaire pour les besoins de leur apostolat. Que serait la fameuse Cantilène de sainte Eulalie, qui est, comme on le sait, un des monuments les plus anciens en langue d’oïl, sans les Eulalies latines, dont celle du poète Prudence ? Les inventions rythmiques et prosodiques du chant liturgique latin pratiqué à Saint-Martial de Limoges ont joué un rôle décisif dans l’éclosion de la poétique des troubadours, en particulier celle du premier d’entre eux, Guillaume IX d’Aquitaine.

Il n'est pas besoin d'imaginer, à la manière des romantiques, une collaboration des moines, capables de puiser dans l'historiographie latine les éléments historiques des légendes épiques, et des jongleurs capables de les raconter en français. Pourquoi l’auteur de La Chanson de Roland ne serait-il pas plus simplement un écrivain issu d’un milieu monastique, un trouvère rompu à la formation littéraire que l’on pouvait acquérir dans les écoles ? Le premier roman français est né du désir qu’ont eu les seigneurs d’entendre raconter dans une langue qui leur était accessible les belles histoires que seuls les clercs connaissaient puisqu’elles s’appelaient Thébaïde, Énéide ou Métamorphoses. On sait aujourd’hui tout ce que Le Roman de Renard doit aux épopées ou aux fables animalières en latin qui avaient cours dans les milieux monastiques. En réalité, les lettres latines et vulgaires sont la double expression d’un même milieu lettré issu du monde scolaire en pleine expansion. Ce qui les distingue, c’est le public auquel elles s’adressent. Certains clercs choisissaient d’exercer leurs talents dans l’enseignement, dans les carrières ecclésiastiques ou dans les monastères ; ils ont écrit en latin des oeuvres savantes, nobles, capables de leur attirer la gloire et la considération de leurs égaux au-delà de toutes les frontières. D’autres ont préféré distraire un public plus large, mais plus régional qu’universel, un public populaire, profane, ou seigneurial : ils ont écrit leurs textes en langue vulgaire. Mais les uns et les autres avaient fréquenté les mêmes écoles, entièrement fondées sur l’étude des lettres latines et la maîtrise des artes dictaminis ou « arts de la composition ».

La grande différence entre la littérature latine et la littérature de langue vulgaire, au moins jusqu’au XIIIe siècle, c'est que la littérature latine est une littérature de livres, transcrits pour être gardés, car ils ont de la valeur, et pour être lus à tête reposée par des intellectuels, même quand il s’agit de genres plaisants, et, à plus forte raison, quand il s’agit de traités théologiques, scientifiques, historiques ou documentaires. La littérature de langue vulgaire, en revanche, est une littérature de composition écrite, mais d’expression orale, transmise sur des manuscrits de valeur médiocre, faits pour l’usage ponctuel des interprètes qui récitent ou jouent leurs textes devant leurs auditoires, en attendant l’époque assez tardive où des amateurs ont fait transcrire les oeuvres vulgaires sur des manuscrits plus riches constituant des recueils coûteux, grâce auxquels elles nous sont parvenues. Pendant longtemps, en effet, la littérature vulgaire n’a pas été normalement lue par des individus pour leur usage personnel, mais a été récitée ou chantée pour un public plus ou moins nombreux, ce qui explique, en partie, que cette littérature a d’abord été écrite en vers, la versification fournissant une aide mnémotechnique et des effets de sensibilité auditive propres à l’expression orale ou chantée.

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Le coeur et l'esprit

Langue de livre, langue liturgique et philosophique, langue internationale, langue de l’enseignement, le latin médiéval est avant tout la langue de l’intelligence européenne. Il deviendra progressivement moins celle du coeur, dès le moment où les langues vernaculaires, plus proches des réalités quotidiennes des gens et de leur sensibilité, seront capables d’en exprimer tout le grain. Il y a, bien sûr, de brillants démentis, comme le latin des goliards ou « le latin mystique », pour reprendre le titre d’un livre fameux de Rémy de Gourmont qui avait tant impressionné Blaise Cendrars [16]; mais, même dans ces cas, le latin conserve une part proprement universelle qui l’éloigne des identités ou des déchirures individuelles. Lorsque les poètes auront trouvé le moyen de dire en français « Que sont mes amis devenus ? », le latin restera en deçà de cette souffrance personnelle et continuera de dire sur l’amitié ce qu’il en a toujours dit depuis Cicéron. Avec cette différence majeure : Cicéron le disait dans la langue qu’il avait reçue de sa mère ; l’homme du moyen âge le dit dans la langue qu’il a reçue de son père. À l’époque où les langues vernaculaires étaient trop pauvres pour préserver les conquêtes culturelles de l’époque classique, le latin s’est chargé de cette tâche dans les écoles et les universités ; il a donné à la théologie, à la morale, à la pensée, une langue philosophique dont les mots et les concepts venaient de l’antiquité ; il a donné aux étudiants, aux savants et aux clercs, aux hommes de droit et de gouvernement, des images, une rhétorique, des fulgurances verbales qui l’ont imposé comme langue de communication dans les églises, les auditoires, les prétoires, dans tous ces lieux où des hommes se rassemblent pour prier ou penser au-delà de toutes les frontières. Mais quand un homme souffre seul, quand il aime, quand il rit, quand il crie pour lui-même, quand il a peur ou quand il meurt, il parle la langue de sa mère, et le latin n’était plus celle-là depuis longtemps, comme il l’avait été pour Catulle, Virgile, Horace, Ovide ou Boèce.

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Conclusion : au-delà de la mort

L’histoire du médiolatin présente un cas exemplaire de l’étonnante destinée d’une langue qui s’obstine à vivre comme « langue morte ». En effet, privé des impulsions d’une communauté populaire, nécessaires à la vie d’une langue, le latin du moyen âge n’en est pas moins redevenu une langue vivante, mais les communautés qui le pratiquent ignorent les sédimentations linguistiques qu’imposent les frontières et les peuples. Ce latin est la langue des élites intellectuelles, politiques, savantes, religieuses, académiques, une langue qui, après les balbutiements de la redécouverte carolingienne, retrouve les chemins de la littérature et de la norme grammaticale, une langue qui redevient capable d’exprimer toutes les réalités de la vie, mais dans des mots et des structures linguistiques qui appartiennent plus à la mémoire d’une langue écrite qu’à la vie d’une langue parlée. Ce latin présente tous les avantages d’une langue morte, figée dans son système linguistique, insensible aux déviances locales et aux tournures « fautives », et donc intelligible de la même façon par tous ceux qui ont fait l’effort de l’apprendre, comme on apprend aujourd’hui à utiliser un langage informatique. Une langue de cette sorte, très robuste et indifférente aux rumeurs de la rue, a pu résister à tous les éclatements politiques et accueillir les impulsions de toutes les renaissances intellectuelles et de tous les progrès du savoir. Tout en étant une langue de culture, elle n’appartenait plus à aucun peuple ; elle pouvait être indifféremment pratiquée par les vaincus et les vainqueurs de toutes les guerres, en dehors de toute récupération hégémonique, pour exprimer partout et toujours les valeurs portées par cette culture. Avant que toutes ses filles ne se dispersent en Europe, le latin de l’antiquité s’était mis au service d’un système de valeurs spirituelles, politiques, juridiques qui a durablement impressionné les nouveaux peuples de la Romania. Quand la mère est morte, on a voulu sauver l’héritage, mais on savait aussi que les valeurs ont besoin des mots pour les dire, et les filles n’étaient pas encore assez fortes pour dire elles-mêmes combien l’homme a besoin des autres pour poursuivre sa route, combien il a besoin d’intelligence, de dignité, de spiritualité pour grandir avec ses « frères humains ». S’il s’est éloigné du coeur de chacun, le latin a gardé longtemps le contact avec la chose publique, avec l’esprit et la prière de tous, et il importe que l’homme européen reste bilingue de coeur et d’esprit pour éviter de se mutiler. Sans doute le latin n’est-il pas la seule langue qui parle de l’homme et de la cité, et il n’a évidemment pas le monopole de la culture. Mais, il a assorti son discours humaniste de mesure et de proportion, de symétrie et d’harmonie, et, pendant longtemps, il a su préserver en Europe une langue de dialogue et de sagesse qui a permis aux hommes de bonne volonté de continuer à se parler malgré les frontières homicides du sang et du sol. Toute langue porte une culture et un héritage. S’il faut un jour que l’Europe revienne à une langue dominante pour proclamer ses valeurs d’une seule voix, on ose croire qu’elle se souviendra des héritages latins et que, contrairement à l’étrangeté radicale dont rêve Roland Barthes, elle « ne descendra pas dans l’intraduisible,… jusqu’à ce que vacillent les droits de la langue paternelle » [17].

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Notes

[1] Voir P.-A. Deproost, L'héritage latin. Une culture de l'universel. Conférence prononcée également dans le cadre d'une journée d'études EUxIN, organisée le 26 octobre 1998 à Louvain-la-Neuve autour du thème « L'Europe et la culture des cultures ». Ce texte peut être consulté dans le premier fascicule de la revue électronique Folia Electronica (FEC), 1 (2001), à l'adresse URL : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/01/Heritage.html. [Retour au texte]

[2] Voir M. Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, Institut d'Études augustiniennes, 1992 (Collection des Études augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps Modernes, t. 25). [Retour au texte]

[3] Voir Y. Cazal, Les voix du peuple. Verbum Dei. Le bilinguisme latin-langue vulgaire au moyen âge, Genève, Droz, 1998 (Coll. Publications romanes et françaises, t. 223). [Retour au texte]

[4] Augustin d'Hippone, Commentaires sur les Psaumes, CXXXVIII, 20. [Retour au texte]

[5] Césaire d'Arles, Sermons, I, 13. Pour la rusticitas de son langage, voir Id., Sermons, I, 21 : « Certus sum quod rusticissima suggestio mea eruditis auribus possit asperitatem ingerere uel fastidium generare ». [Retour au texte]

[6] Ce texte célèbre doit être interprété dans le contexte des autres synodes carolingiens de l'an 813 qui se sont intéressés à la pratique de l'homélie : voir Cazal (n. 3), p. 27-39. [Retour au texte]

[7] Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux, III, 5 (éd. Ph. Lauer, p. 104-109). [Retour au texte]

[8] Éginhard, Vie de Charlemagne (Vita Karoli), 25. [Retour au texte]

[9] Voir Cassiodore, Institutions, I, 15. J. Gribomont - J. Mallet, Le latin biblique aux mains des barbares. Les manuscrits UEST des Prophètes, dans Romanobarbarica, t. 4 (1979), p. 31-106, ont dressé un bilan du préjudice pour le texte vulgate des Prophètes dans quatre manuscrits du VIIIe siècle. Même s'il a une certaine instruction, le clerc moyen comprend mal et déforme ce qu'il lit : quand il recopie un texte, le phénomène de dictée intérieure l'incite à substituer une orthographe phonétique à l'orthographe de son modèle. Comment s'y reconnaître quand uitae se confond avec uidi, habetis avec habites, si avec sed, uacuus avec uagus, etc. ? [Retour au texte]

[10] Boniface, Lettres, 68 (éd. R. Rau, p. 210, 12). [Retour au texte]

[11] Voir Monumenta Germaniae Historica. Leges, t. 1, p. 65 : « Qu'il y ait des écoles pour apprendre à lire aux enfants. Dans chaque monastère, dans chaque évêché, enseignez les psaumes, les notes, le chant, le comput, la grammaire, et les livres catholiques corrigés avec soin, parce que souvent, quand on désire prier Dieu dans de bonnes conditions, on le prie mal à cause de l'incorrection des livres. Ne laissez pas vos enfants détourner ces livres de leur sens, soit en les lisant, soit en les écrivant. Et s'il est besoin de copier l'Évangile, le psautier ou le missel, que ce soient des hommes d'âge mûr qui les copient avec tout le soin nécessaire. » [Retour au texte]

[12] Ainsi, par exemple, Charlemagne signe du nom de David les poèmes latins qu'il compose ; Alcuin était Flaccus (= Horace), Angilbert était Homère, pour quelque épopée qu'il avait entreprise à la gloire du roi dans le goût de l'Ilias latina ; on trouve aussi les noms de Naso, Pindare (Théodulphe), Menalcas,… [Retour au texte]

[13] Dans un diplôme de 775, où il interprète le mot terribilia comme un dérivé de terra : « Sub Deo in rege manet potestas quomodo cuncta terrebilia debeant ordenare », sans compter la graphie phonétique et fautive ordenare pour le passif ordinari (« Après Dieu, c'est le roi qui a le pouvoir d'arranger toutes les choses de ce monde. ») (Monumenta Germaniae Historica. Diplomata Karolina, t. 1, p. 146, 23). [Retour au texte]

[14] Priscien, Institutions grammaticales. Lettre dédicatoire, 1 (GLK, t. 2, p. 1, 7). [Retour au texte]

[15] Voir Marie de France, Lais. Prologue, 9 sq. [Retour au texte]

[16] Sur cette affinité entre les deux écrivains, voir A. Michel, In hymnis et canticis. Culture et beauté dans l'hymnique chrétienne latine, Louvain - Paris, Publications Universitaires - Vander-Oyez, 1976, p. 330-339 (Coll. Philosophes médiévaux, t. 20). [Retour au texte]

[17] R. Barthes, L'empire des signes, Paris, Flammarion, 1984, p. 11 (Coll. Champs, t. 83). [Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002

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